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Poèmes de Papouasie
Les poèmes suivants sont tirés de deux anthologies, Words of Paradise: Poetry of Papua (1973) (Paroles du paradis : poésie de Papouasie), par Ulli Beier, et Modern Poetry from Papua New Guinea (2010) (Poésie moderne de Papouasie-Nouvelle-Guinée, reprint de l’édition princeps de 1972), par Nigel Krauth et Elton Brash.
Dans la préface de la première, on lit (je traduis) : « Le présent recueil représente le premier exemple d’une large participation des Néo-Guinéens à un travail de compilation et de traduction de leur poésie nationale. » Il s’agit donc de textes de tradition orale recueillis auprès des habitants et traduits de différentes langues parlées en Nouvelle-Guinée.
Dans la préface du second livre, on lit : « Ces poèmes sont les premiers fruits de la poésie moderne de Papouasie Nouvelle-Guinée. » Il s’agit donc là de littérature écrite, et, je suppose, de poésie écrite en anglais puisque la préface n’évoque aucun travail de traduction.
Dès lors que les deux anthologies se distinguent par leur objet respectif, il est surprenant de voir que deux ou trois textes sont à la fois dans l’une et l’autre. Ainsi du poème de la page 81 de l’anthologie de Beier, où John Bika est donné comme traducteur, et qui apparaît de nouveau dans l’anthologie de Krauth et Brash, dont les pages ne sont pas numérotées, avec cette fois John Bita (sic – mais peut-être que le sic s’applique en fait à « Bika », si ce n’est que j’ai trouvé sur internet un politicien de la région autonome de Bougainville nommé John Bika, décédé en 1989), donné comme auteur. Même chose pour le poème de la page 82 de l’anthologie de Beier, la traductrice Addie Odai devenant dans l’autre anthologie l’auteur Addie Odai du même poème.
Cette incohérence étant soulignée, il n’y a sans doute pas lieu de penser que l’erreur commise par l’un ou les autres compilateurs sur deux textes jette le doute sur l’origine et la nature, orale ou écrite, des autres productions, d’autant moins que la plupart des poèmes donnés comme modernes ont en effet – je pense que le lecteur s’en rendra compte comme moi – une tonalité plus moderne.
Au total, j’ai retenu cinq poèmes de l’anthologie de poésie orale. Le lecteur les trouvera en premier à la suite de cette brève introduction. Je traduis là des traductions anglaises de poèmes composés en langues papoues. Après le nom du traducteur, je donne, comme dans l’anthologie, le lieu où le texte a été recueilli.
Viennent ensuite cinq poèmes de l’anthologie de poésie moderne. Je suppose que j’ai traduit là des textes originaux anglais.

Chasseurs papous. J’admire la taille des flèches. A noter également l’étui pénien du Papou de gauche. (Source: La Genèse de l’homme, J.S. Weiner, 1972, Editions Rencontre, Lausanne)
*
Poème traduit par Clément Takera (Bouin)
C’est moi au berceau.
Un jour je serai grand ;
j’abattrai alors de grands arbres
et ferai ma propre pirogue.
C’est moi à quatre pattes.
Quand je serai grand, je combattrai mon père.
Ma lance colorée de sang.
L’homme attrapé par ma lance ne vivra pas.
Je suis à présent marié.
Je m’occuperai de mes enfants
Comme ma mère s’est occupée de moi.
Ils marcheront sur mes traces.
*
Poème traduit par Wilson Ifunaoa (Lau)
Oh quel homme !
vivant seul sur la belle île
sans femme ni enfants de qui s’occuper
Oh quel homme !
Il a un arc et des flèches
avec lesquels il chasse les oiseaux
et tire sur les gens qui volent son bien
Oh quel homme !
Oh quel homme !
il a tout
mais quand il meurt personne ne pleure
et sa vie s’arrête là.
*
Poème traduit par Mitine Kemune (Kate)
Mon fils, prends garde
Ne mange pas trop
ne dors pas du long sommeil des jeunes femmes
vis comme une colombe
pour que l’on ne dise que du bien de toi
Mon fils, ne te comporte pas comme les chiens
qui suivent les chiennes à la saison des amours
La vie avec les femmes te rendra inactif
dans la guerre tu seras vite tué
les animaux sauvages t’échapperont
Mon fils, partage la viande avec la main, ne marche pas dedans
Ta maison, que ce soit la maison du peuple
Tes ordres, qu’ils soient obéis au doigt et à l’œil
Si quelqu’un te cherche querelle, qu’il te trouve
Fais comme cela, et tu seras un homme
*
Poème traduit par Robert Siti (Labu)
Quand j’étais un petit garçon
Je jouais avec bonheur dans le sable
Avec ma pirogue jouet, ma pirogue
…Aux couleurs si brillantes.
Quand je devins un homme comme mon père,
Tu pris ma main
Et je ne jouai plus
Avec ma pirogue, ma pirogue
…Aux couleurs si brillantes.
Tu me pris avec bonheur,
Je te pris avec bonheur,
Nous fûmes heureux.
Le lendemain nous nous querellâmes
Et fûmes tristes.
Mon bonheur n’est pas comme les couleurs de
ma pirogue.
*
Poème traduit par Mattui Gubag (Graged)
Fais attention – les belles fleurs
ont aussi des épines.
Elles piqueront douloureusement
tu saigneras – ne les touche pas.
Les jeunes sont tristes.
Les fleurs sont brillantes
et sentent bon
mais l’épine reste dans ta chair.
Les fleurs sont nombreuses
mon cœur aussi est content
mon âge est doux
mais elles me font souffrir.
Enlève cette fleur
jette-la dans les fourrés.
Laisse-la pourrir là.
Elles sont plaisantes, mais aussi mauvaises.
***
Les Cinq Sens (The Five Senses) par Philomena Isitoto
J’aime l’odeur des jeunes oranges mûres ;
Et de la citrouille jaune fraîchement cueillie ;
La bonne odeur du cochon grillé ;
L’odeur sans couleur du taro chaud ;
La furtive brise salée de la mer ;
Et les parfums des arbustes en fleurs.
Quels sons viennent à mon oreille ?
La rivière, se précipitant le long de son mur de pierre ;
Le camion cahotant sur la route accidentée ;
Le grouinement des porcs voraces ;
Le plic-ploc de la pluie sur un toit ;
Et le martèlement d’un oiseau sur un tronc creux.
J’aime voir la beauté qui m’entoure :
Personnes à la file comme des fourmis en marche ;
La lune argentée brillant sur les feuilles vertes,
Leur donnant l’apparence du verre et de l’argent ;
Le soleil se levant glorieusement à l’aurore ;
Et l’équanimité du céruléen océan Pacifique.
Qu’est-ce donc que je sens m’attaquer ?
Ce n’est que le soleil éclatant qui touche mon corps.
La piqûre d’une fourmi noire me fait sursauter ;
La rudesse des pierres les moins polies blesse mes pieds ;
La mollesse du lit me plonge dans le sommeil –
Mais le moustique harceleur me réveille.
C’est à mon goût que je me fie :
La douceur du taro me comble ;
La fécule de patate douce contribue à ma croissance et
Les protéines des poissons me font venir l’eau à la bouche ;
Le cochon gras est horrible à ma langue ;
Mais le lait de coco étanche ma soif.
*
Chauves-souris (Bats) par Rei Mina
Qui habite ces ténébreux et sinistres murs,
Plus noirs que la nuit elle-même ?
L’air est immobile,
Dans l’attente de la convulsion nocturne.
Soudain on entend un battement d’ailes.
Quelque chose frôle mon visage.
Puis quelque chose encore.
En un rien de temps c’est un essaim de créatures,
Et la cadence croissante d’une musique lugubre.
L’odeur âcre de corps malpropres
Imprègne les lieux.
Comment ces créatures trouvent-elles leur chemin
Entre ces murs
Plus noirs que la nuit même ?
*
La Rivière remonte (The River Flows Back) par Kumalau Tawali
Dans le ventre de ma mère
je connaissais la paix
mais je dis « maping » (bonjour)
je saluai la lumière
et vins au monde
lui rendant hommage par un cri.
Je pagayai dans le sens du courant
avançant avec facilité
comme Adam
avant la chute.
Mais à présent
une tempête se lève devant moi
ma pirogue a fait demi-tour
je pagaie contre le courant
La rivière mon auxiliaire
est devenue mon ennemie
je lutte contre la rivière
au point que mes veines deviennent saillantes
au point que la pagaie me blesse les mains.
Mais dans cette bataille j’acquière la gloire
je remporte la notoriété
je fais connaître mon nom
sa véritable essence.
Un jour j’atteindrai de nouveau la source.
Là, à mon commencement,
une nouvelle paix
m’accueillera.
*
Niu par Kumalau Tawali
Ndt. La note des éditeurs explique que le poème est construit à partir d’un jeu de mots bilingue, à savoir que « Niu, lève-toi » se prononce en motu niou-guini, comme le nom anglais de la Nouvelle-Guinée, New Guinea. Niu désigne par ailleurs une noix de coco.
Tu es le bébé qui rampe
trop longtemps.
Tous les autres marchent –
qu’est-ce que ta mère a fait avec toi ?
T’a-t-elle porté trop longtemps ?
As-tu été trop nourri ?
Niu
ne reste pas trop longtemps à ramper
car tes jambes seront faibles
comme celles d’un estropié.
Ô Niu !
lève-toi
essaye de porter une charge.
Un jour personne ne sera là
et tu devras porter un fardeau
si tu ne le peux,
tu tomberas.
Ô Niu !
Vas-tu te lever ?
Maintenant ?
…Tout de suite ?
*
Nouvelle-Guinée (New Guinea) par Apisai Enos
Nouvelle-Guinée, bien-aimée Nouvelle-Guinée
Que disent-ils de toi ?
…La rude
…L’impossible
…La bouteille brisée
…L’hostile
…Créée le samedi
…Le désert
…L’île chaude
…La tombe de la mort
…L’archipel oublié
Le pays des mille tribus et défis
primitives forêts de termites, sangsues et cigales
vallées cachées et antiques précipices montagneux
crevasses profondes et falaises accidentées
rivières impétueuses se déversant dans des marais infinis
terre de tueurs et de cannibales et de dépouilles sacrées
de bandits de montagne et de chasseurs de mangrove
terre de fièvres et de maladies redoutables
de lave en fusion et de cendres sulfureuses
de plages coralliennes aux poissons fulminants
Nouvelle-Guinée !
Terre des fiers guerriers valeureux
terre des esprits ancestraux
pétrie de mythes et d’incarnations
terre des sanctuaires tambaram, des danseurs masqués et des maisons d’initiation
terre des masques rituels et des boucliers cérémoniels
terre des expéditions et circuits commerciaux1 et des danses du feu
terre aux cent visages et facettes
je te connais à peine !
Nouvelle-Guinée, étincelante de diversité
sauvage, rude, et tendre en même temps.
Nouvelle-Guinée, soupirant d’amour
murmurant doucement comme une colombe.
Pays de palmiers ondoyants
frangipaniers
orchidées
hibiscus
mousses des rochers et nénuphars
belle comme une fiancée
au voile en plumes d’oiseau de paradis.
Nouvelle-Guinée !
Mes pères ont chanté au son du tambour kundu
mes pères ont dansé au rythme du garamut2
sur les rives de tes fleuves puissants
le Fly
le Sepik
le Purari
naguère comme aujourd’hui ils ont regardé le soleil se coucher
à la douce mélopée des guimbardes
et des flûtes tilatilo
marmonnant des formules magiques
tandis que le dernier rayon disparaît derrière les collines.
Réveille-toi, réveille-toi, réveille-toi,
réveille-toi, Nouvelle-Guinée !
Destruction !
Le ciel s’effondre !
Des créatures ailées peuplent la terre
un colossal feu de brousse fait rage.
Hofoza, Jate, Iko, Gamu et Kaia !
Dieu du tonnerre
esprits de l’air
ne me détruisez pas !
Ne me faites pas mourir dans le tourbillon de sang
sauvez-moi avant l’aurore !
Reste calme Nouvelle-Guinée
ancien cocon
ne bouge pas !
Ne sais-tu pas que je suis ton époux
Promis à toi dans l’enfance
Promis à toi dans le ventre ?
Je suis venu célébrer notre mariage
Je suis venu t’enlever pour me rendre avec toi
vers des temps meilleurs.
1 Plutôt que de garder les termes papous dans le corps du texte et de les expliquer en note, comme dans l’anthologie, j’ai pris le parti de les traduire dans le texte. Voici les termes en question. J’ai traduit par « sanctuaires », haus tambaram, que les compilateurs de l’anthologie expliquent comme étant une maison sacrée de rendez-vous pour les hommes ; par « danseurs masqués », dukduk ; par « maisons d’initiation », eravo, une maison pour les hommes à l’architecture spectaculaire, selon l’anthologie, maison d’initiation des hommes selon mes recherches (également elavo) ; par « masques rituels », kovave masks, et par « boucliers cérémoniels », gope ; par « expéditions et circuits commerciaux », hiri, kula rings, que les auteurs de l’anthologie définissent comme des « trading voyages » et « trading circuits ».
2 Kundu et garamut : selon les compilateurs de l’anthologie, le kundu est un petit tambour avec une membrane en peau de serpent ou de lézard, tandis que le garamut est un grand tambour confectionné à partir d’une bûche évidée.