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Futurisme 6 : Autre Poésie futuriste italienne en prose
Le présent billet complète nos traductions de poésie futuriste en prose ici (poètes divers) et là (Mario Carli). Les textes sont tirés de la même anthologie.
Bruno Corra, Emilio Settimelli et dame Maria Ginanni figurent déjà dans le premier des deux billets dont le lien figure au paragraphe précédent. Quant à Arnaldo Ginna, Remo Chiti et Primo Conti, ce sont ici les premiers textes que nous traduisons d’eux.
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Photo : Futuristes italiens à Florence en 1916. De gauche à droite : Remo Chiti, Nerino Nannetti, Bruno Corra, Emilio Settimelli, Arnaldo Ginna, Maria Ginanni, Vieri Nannetti, Filippo Tommaso Marinetti.
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Goutte de bonheur (Goccia di felicità) par Bruno Corra
Tandis que les fleurs restantes des deux mimosas, à l’angle de la villa, paraissent des morceaux de crépuscule accrochés dans les branches, tandis que les énormes sapins qui s’assombrissent submergés par le soir assument leur cruelle apparence nocturne de vertigineux tourbillons d’aiguilles vertes impatients de produire des sortilèges, tandis que le ciel quasi noir dédaigne de me suggérer la moindre image, moi, perdu dans l’habituel fauteuil monumental, dans le salon habituel chauffé à trente degrés, je pense au moment de pur bonheur que j’éprouverais si m’était offerte une grande et belle émeraude taillée en forme de singe accroupi ses coudes pointus sur les genoux et les poings contre le museau.
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Instant (Attimo) par Bruno Corra
Je marche droit dans la vie : je suis composé de millions de vertiges en un équilibre lucide qui me donne de l’assurance mais me prive de force physique. La logique me rend sûr de moi mais elle m’étouffe. Je n’ai jamais connu une manifestation de la vie qui échappe à la logique. La seule issue serait de s’ouvrir une route vers d’autres vies, vers le surnaturel. Et je cherche une fente vers l’au-delà de la nature.
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Soupirail (Spiraglio) par Bruno Corra
Trouvées au fond d’une nuit banale, cinq minutes imprévisibles : quelque chose de semblable à une immobilité conçue comme synthèse de mouvements infinis ;
ennui si profond et soudain qu’il me tira de ma sensibilité habituelle ;
tendance lucide à investir la réalité avec des moyens d’enquête si nouveaux qu’on hésite à les employer ;
cercle froid sur mon front ;
violence sensible de l’ossature orbitale qui force l’œil à rester fermé ;
désir de gestes à peine esquissés avec les doigts de la main droite seulement ;
série de découvertes extrêmement rapides et incomplètes ;
volonté obstinée d’observer avec exhaustivité, vacillant sous les coups d’une agitation anxieuse de passer tout de suite à autre chose ; souvenir d’une brindille droite sur la dernière branche d’un arbre comme un doigt levé qui fait signe, croyant ne pas être vu, à quelque chose au loin, l’invitant à s’approcher ;
conviction que chacun de mes actes, quel qu’il soit, a des conséquences et des correspondances qui en font partie et que j’ignore complètement ;
vision interne extrêmement claire d’un scintillement de flaque boueuse me faisant signe dans une rue noire ;
conception d’un chaos de merveilles délicieuses en train de s’élaborer dans un espace attentif ;
et puis le sentiment d’être abandonné peu à peu par cette sensibilité nouvelle ; la tentative de rester dans cet état ; me trouver déjà au-dehors, avec la main droite sur le front libéré.
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Boulevard par Bruno Corra
Ndt. Le mot boulevard existe en italien.
Je comprends mon calme, l’évaporation de mes nerfs dans ces journées. J’ai eu le sentiment d’être comme suspendu dans une douceur irréelle. C’était vrai. Dans l’air de cette chambre on respirait une somnolence ambiguë. Il suffisait de se reposer un peu pour devenir incapable de la moindre idée ou pensée définie : mon cerveau ne savait plus produire qu’une vapeur d’idées, qu’une pulvérulence de pensées. Tout cela s’explique en regardant depuis le balcon le boulevard tellement long qui, venant Dieu sait d’où, se termine à peu près ici. En considérant les neuf lettres qui forment ce mot (car le mot, qu’on le sache, est un être vivant†), on voit bien que la dernière, le d, doit correspondre plus ou moins à ce dernier segment, de l’Opéra à la Madeleine : or le Grand Hôtel est justement situé dans ce d qui reste seul, au bout d’un long mot, si fatigué et mélancolique qu’il renonce à se faire prononcer, fatigue et mélancolie qui se transmettent de manière contagieuse. Et je crains que ma chambre ne se trouve précisément au point d’attache des organes de cette lettre hypocondriaque, ici-même : – d.
Note. – Je suis allé regarder dans le Baedeker : il n’a pas conscience de ces inconvénients.
† Citation en français d’un alexandrin de Victor Hugo, tiré des Contemplations.
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Symphonie (Sinfonia) par Emilio Settimelli
Thème de la symphonie : Un peintre américain explique quelques poèmes d’un jeune poète morphinomane, mort à vingt-cinq ans et tout de même déjà difficile et profond avec ses vingt volumes de poésie et de méditations : ce poète dont le nom m’échappe ne voyagea jamais en Europe et pourtant écrivit ses plus belles pages en décrivant nos paysages et nos saisons.
SYMPHONIE
Mon ami le peintre brun au grand visage de mime vit dans un monde étrange, a pour poser les pieds quelques mètres seulement de terrain boueux et son monde s’élève en forme de nuage de fumée sortant d’un tube, d’abord droit puis s’élargissant peu à peu : sacciforme.
Et ce monde qui est le sien, formé de quelques paumes de terre marécageuse avec des poignées de reflets précieux et d’une forêt plaintive de lianes tombantes, emperlée de rosée corrompue par les rayons du soleil (la partie de ce monde qui s’allonge et grandit comme un nuage), est tout irradié de tons violets, jaunes, rouges, parfois. Tons, touches de couleur, traits vifs, fragments d’arbres qui deviennent couleurs…
Ne me demandez pas où sont plantés les arbres de ces bois, je ne le sais pas et ne comprends pas que ce soit possible…
Certaines splendides taches de rouge intense non pas réparti sur les feuilles mais écrasé en grumeaux çà et là ; voile superficiel ou rouge infini ?
Et mon ami est en Amérique et ce bois traverse l’océan et se termine en montant au ciel européen. C’est un couloir de couleurs saoules où de l’Amérique on voit l’Europe, ce sont les poèmes tombés de la bouche du peintre et qui sont devenus réalité devant moi, c’est une météorite vaporeuse enfoncée dans l’Amérique qui avec sa traîne de ramures parvient en Europe…
Et partout est répandu un criaillement de touches violacées sur les flaques où tape le soleil, étincelles de couleur que donne la lumière dans son frottement sur les eaux, et partout une vapeur grisâtre qui se débat dans l’air parmi les ramures des bois plaintifs de lianes tombantes…
Vapeurs grisâtres, errant çà et là, êtes-vous peut-être les âmes exilées des défunts tubes de morphine brisés par la colère fébrile du poète américain, avide de votre perfidie ?
… grand volumes manuscrits, exhalant une sagesse millénaire (ils ne furent pas publiés car le poète n’avait de temps que pour ses tubes de morphine, mais ne peuvent-ils paraître tels car antérieurs à la découverte de l’imprimerie ?) ; chambre décolorée, le jeune poète électrifié surgissant d’eux avec les mouvements épileptiques d’un asphyxié, entièrement composé de marques violettes et de courbes qui ne donnent pas les traits de son visage mais en dépeignent le mouvement subit, l’hystérique contraction, laquelle colorie ces marques d’orange, de vert, de mauve…
Oh ! comme s’harmonise bien le chapeau gris de mon ami peintre avec cette forêt de lianes tombantes (statues fidèles aux gestes ruisselants de mille magiciennes ridées) barbouillées de couleurs saturées !
C’est une merveille d’harmonie et une esthétique nouvelle ! Le gris du chapeau est tendre, semble être une plume, ici dans le bois il y a des oiseaux princiers, gris avec une tache rouge sur le poitrail, ce sont les animateurs synthétiques de cette harmonie, de cette esthétique nouvelle qui mêle les vitrines parisiennes aux forêts annelées de touches de couleur semblables à des bagues patriciennes !
Au fond, au cœur des bois, une tête diaphane apparaît à ce moment-là. C’est une tête de femme (non, il ne me plaît pas d’imaginer la tête isolée du corps, et l’imagination corrige aussitôt : la tête d’une femme qui est presque entièrement couverte par les branches). C’est une tête diaphane aux cheveux blonds, si longs qu’ils se répandent à travers toute la forêt, et transparente, un dieu du matin lui a flagellé le visage avec un fouet de rosée…
Elle est silencieuse, elle est immense, elle a les yeux de la fraîche constitution des méduses qui sont cartilagineuses (chose plutôt aride), a les lèvres d’un rouge intense. Avec quoi sont-elles colorées ? Un caillou pourpre du crépuscule (c’est parfois un tas de cailloux pourpres) a été lancé sur ces lèvres soutenues par les dents les plus dures, et elles se sont colorées de cette façon…
Jetez une brique sur la pierre, le point où elle a frappé est plus rouge que sa propre couleur ; à la couleur s’ajoute l’intensité du bruit qui devient teinte… Et ce visage a été heurté, il a un air douloureux…
Curieuse ! ses cheveux avancent, avancent à travers la forêt et, rassemblés sur la flaque aux pieds de mon ami, se replient à la surface de l’eau semblables à des brins de paille fléchis car heurtés contre un mur… sont comme des jambes d’araignées jaune paille (mon ami m’a dit que certains peintres américains s’obstinent, dans leur grande ingénuité, à peindre les reflets de la lumière…).
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De la raison de se masquer (Il proposito di mascherarsi) par Emilio Settimelli
Pourquoi, pourquoi ne rien savoir d’autre que fixer des arantèles d’images sur des pages soporifiques ?
Pourquoi tendre à un domaine de fantaisie au lieu de descendre dans la réalité la plus dure ?
Pourquoi, si ma plume est serrée entre des doigts d’acier et trace les contours d’une image avec la force nécessaire à la signature d’une condamnation à mort ?
Pourquoi, si ma volonté peut façonner comme bon lui semble mon corps et mon esprit ?
Ah ! oui ! il faut vivre ! il faut vivre ! Et de toutes les façons et avec toutes les douleurs et toutes les voluptés ! Être autoritaires, aristocratiques, plébéiens, cruels, chastes, dissolus. Tenter, expérimenter la vie !
Aller à la chasse de cette flamme qui me fuit quand je montre le bout de mon nez mais que je ferai peut-être parler demain à une foule qui veut me condamner à mort et n’y parvient pas, faisant trembler par ma présence un ambassadeur ennemi !
On l’attrape, ce secret universel, bien autrement qu’avec les paroles écrites : la douleur de tout mon être peut seule saisir cette lumière, ce secret de la vie, cette âme de la totalité, ce contact avec Dieu ! Ah ! je veux, je veux le vivre, cet instant supérieur où tout m’apparaîtra clair, logique, divin !
Je veux me sentir en communication directe avec l’Univers. Un trou, un tout petit trou magique, fixé dans l’air et au travers duquel s’élancera un courant d’infini, me donnera l’explication du phénomène Existence.
À présent il rugit tout autour de moi, hermétique et menaçant. Non que je tremble. Mais l’Inconnu me séduit irrésistiblement.
Et je veux, je veux, je veux admirer son visage au moins une fois, dussé-je en rester foudroyé !
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Histoire d’une queue sortant d’un trou (Storia di una codetta che stava fuori da un bucchetto) par Arnaldo Ginna
Dans un jardin public, un groupe d’enfants faisait un vacarme de tous les diables.
Au milieu de l’allée de gravier, il y avait un trou.
Ils criaillaient tous triomphalement comme s’ils venaient de découvrir l’Amérique. Et en fait d’Amérique, c’était seulement un trou d’où sortait une queue frétillante.
Le plus petit, qui avait une frimousse rouge et ronde comme une pomme, fit un pas en avant, écarta les jambes comme le font certains généraux avant un mouvement stratégique, et posant son index au milieu du front s’exclama : « Cette queue doit appartenir à un lézard ou à une taupe. »
« Le fait est, interrompit le plus grand, que cette bestiole est imbécile, puisqu’elle ne peut plus ni entrer ni sortir. »
Une petite vieille fripée qui battait le sol de sa canne apparut, marmottant furieusement : « Comme ces canailles ont vite fait d’appeler les gens des imbéciles ; moi, par exemple, je ne sais si je dois me décider à mourir ou non, je ne sais si je dois entrer ou sortir de la tombe où j’ai déjà les pieds ; et je suis pour cela une imbécile ?!… Mieux vaut que je m’envole d’ici, pfuit !… » Elle sortit de sa poche une pompe à vélo, gonfla ses jupons, qui prirent la forme d’un drachen-ballon, attachée auquel elle s’envola à la vitesse du vent.
« Sorcières modernes ! », s’exclama philosophiquement un bouledogue qui observa le départ de la vieille avec une longue-vue de marine. Pendant ce temps, le plus grand des enfants faisait le fanfaron. Ayant enlevé sa veste et son chapeau, il se retroussait les manches en criant : « Vous voulez parier que je la sors de là, cette bestiole ?! » Il saisit la queue d’une main et se mit à tirer, tirer, tirer, son visage devenant violet.
Mais, chose étrange, un grand arbre commença de se balancer de-ci de-là en toussant d’une grosse voix catarrheuse : « C’est moi qui ai le tuyau de poêle ! c’est moi qui ai le tuyau de poêle ! »
Et, de fait, à la pointe de chacune de ses branches principales se trouvait enfilé un chapeau haut-de-forme.
Les enfants regardaient bouche bée. Et l’arbre se balançait, se balançait en crescendo continu. Les chapeaux remuaient sur la pointe des branches, en faisant un bruit comme s’ils étaient de fer-blanc. Et les énormes racines commencèrent à sortir de terre, laquelle se soulevait comme si la charrue y passait.
Deux gardiens du jardin regardaient ce spectacle, l’air complètement résigné, semblant se dire : il n’y a plus rien à faire… À la fin, les racines longues de plusieurs mètres furent complètement sorties du sol.
Ce n’étaient plus des racines mais de véritables tentacules en mouvement. Ce n’étaient plus des tentacules en mouvement mais de vraies jambes tordues, bosselées et enroulées comme des serpents.
Tout à coup, le gros arbre cessa de se balancer, commençant un mouvement circulaire sur soi-même comme une toupie. On aurait dit un grand tourbillon de vent. Et tel un tourbillon de vent, en tournant impétueusement, il s’éloigna dans l’allée à la vitesse de l’éclair. Un grand silence succéda à ce fracas. Les deux gardiens s’étaient endormis debout appuyés l’un sur l’autre comme deux paquets de chiffons.
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Je me trouvais dans le même jardin, mais loin de là. J’étais assis sur un banc avec un magnifique artichaut dans la main, me délectant de cette grotesque admiration.
Pendant ce temps, un gardien s’était planté devant moi jambes écartées, prenant sa panse énorme entre ses mains et la secouant en riant comme un fou.
Puis il agita les bras en criant pour me faire peur : « Je suis Briarée aux cent bras. »
J’en restai cloué sur place avec dans ma main l’artichaut, que je tenais haut et droit comme une lampe votive.
« Ah, vous l’avez volé dans notre jardin… hein ! », poursuivit l’homme. « Bravo, bravo, mon petit monsieur ! Apparemment vous l’avez chouravé, ou, si vous voulez, en langage plus châtié, vous l’avez subtilisé… »
Alors il sortit de sa poche une loupe énorme et me la plaçant devant un œil de façon à produire un gros œil de bœuf, il me cria en pleine figure : « Voleur ! » À ce moment je perdis toute retenue et lançai l’artichaut avec les bouts pointus de ses feuilles sur la face rouge du gardien. Il devint alors doux comme un agneau, et comme un petit enfant se mit à pleurer à chaudes larmes, s’essuyant le visage avec un mouchoir plus petit qu’une main.
Vous pensez bien qu’avec la chaleur de cette face rouge et brûlante comme le soleil, les larmes étaient instantanément converties en vapeur.
Elles devenaient des vapeurs d’une blancheur extraordinaire qui montaient, montaient formant rapidement des files de petits nuages couleur de lait. Et les petits nuages couleur de lait devenaient rouges et dorés comme si là-bas, au loin, le soleil se couchait. Ou bien était-ce vraiment que là-bas le soleil rouge et or descendait à l’horizon lointain ? Ou bien était-ce encore la trogne du gardien ? Non, non, le cauchemar était fini, et là-bas était véritablement le soleil, le beau soleil enfin flamboyant, bordé de chapelets de nuages blancs chatoyants comme des fils de perles. Et au-dessous il y avait aussi la mer qui réfléchissait tout, comme un immense miroir, dupliquant cet effet magnifique. Je ne saurai jamais si c’était un rêve ou la réalité.
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Dieu Horloge (Dio Orologio) par Remo Chiti
Une pause. Quelques instants d’exil sur cette feuille blanche, petite glèbe déserte où j’écrirai une demande au Néant, en caractères squelettiques.
L’aube colle ses lèvres étirées sur les carreaux de la fenêtre, et je ne rêve pas ; non. La terrible main imaginaire qui dehors montre du doigt une à une les choses de la vie, pourrait m’écraser là sur la table sans que je frémisse le moins du monde.
J’ai un petit Dieu devant moi : l’horloge : rigide, impeccable, égoïste ; sans la moindre apparence de créature, sans le moindre fluide humain ; je l’adore ; elle marque l’heure avec une extrême propreté sentimentale ! Donc : avoir la formidable propreté du métal. Je sais : la commune exaspération de l’insistant épilogue apathique de toutes les passions demande cette fixe et consolante chasteté. La vie a besoin d’un drame immense, déchirant, qui l’élève et la console : un drame unique qui l’endurcisse. La vie n’est pas habillée de sentiments : elle en est barbouillée.
« L’homme est semblable à Dieu » : c’est du petit lyrisme de Bochiman ambitieux. Belle figure ! Les hommes ont donné à la Matière l’expression du visage ; il faudrait tout refaire. Ils ont inondé les forêts et les déserts de leur perpendicularité et de leurs peurs. Ils ont créé l’incertitude et la duperie, insaisissables, inopportunes, inconcluantes. Comment ne pas rire de leurs douleurs ? Un arbre est plus tragique qu’un homme.
Une douleur sous un chapeau gris ! Une exaltation sous une perruque ! Observer l’univers la pipe à la bouche ! Dormir avec l’amour à ses côtés ! Les idéalismes se sont mêlés au bon sens. Au milieu des plus pénibles destins, on fait parade de pubescences et de pendentifs anatomiques. La foule se heurte sans exploser. Et les membres se balancent maladroits, consommant l’espace sacrosaint ! À une femme advient le phénomène qui a quelque chose de divin, elle a un bébé : et elle le jette dans les chiottes. Le Titien avant de se tuer s’empiffra de friandises. Une belle jeune fille se tira une balle pour une paire de bottes. Mieux, Caïus se suicida pour causer du dépit à une dame. Deux se sont battus au pistolet à propos d’un mot inconnu. Un autre prit femme à la suite d’un pari. Un autre encore fit un larcin à l’église et se mit à pleurer. Il y a beaucoup de fous. Les génies sont décevants. La gloire, l’amour, l’honneur deviennent des monuments. La liberté est à la discrétion des voisins. La réalité est un livre. Le mystère, une chemise. La religion, un bouche-trou. La science, provisoire.
Et puis il est si facile de mourir ! c’est tellement à la portée de tout le monde. Et la grandeur de la vie consiste tout entier dans une dette pressante envers la mort. Et alors ?
Mais il est donc vrai que l’apparente illogicité de la destruction est un raisonnement inusité de la Matière vindicative ? la dynamite lance en l’air sa suavité dominatrice, patiemment, dans l’espoir de l’entendre à la fin vibrer aiguë comme un tube de métal.
Oh, parler à peine de la vie, de façon seulement partielle ! Il y a tant de choses, tant de choses. Je le sais. Néanmoins, il y a peu de choses à dire de la vie : et après un long voyage de milliers d’années, envoyée et renvoyée à travers des forêts philosophiques, agrandie, diminuée, distillée, oubliée, célébrée, après une longue maturation, elle s’est toujours spontanément résumée ainsi : « La vie c’est, etc., etc. » Ça suffit. Rien.
C’est pourquoi il n’y a rien de plus fascinant que la violence.
Il est permis de supposer que dans une gifle pourraient s’épuiser vingt volumes d’atroces problèmes insolubles. Résultat glorieux. Comme dans certains lieux, dans des salons baroques, décrépits ou luxueux, où parfois l’esprit se perd comme en rêve : un blasphème sonore pourrait suffire à nous reconduire à la normalité et assigner aux personnes et aux choses une place décente et concevable dans l’univers.
Et à ce que Hamlet devienne un boxeur, pourvu que le loqueteux ne soit pas blessé, traînant les bandages de ses plaies, découvertes avec un exhibitionnisme insatiable. (Il est ennuyeux, déloyal, grossier.)
S’il ne nous est pas donné de parler de la douleur avec un respect constant, si la mort peut devenir un jouet puéril, si toute notre tragédie est condamnée aux coulisses de papier mâché, et au chahut final, je pense que nous avons besoin de beaucoup de silence, de beaucoup de réserve. Nous sommes peu d’hommes, fatalement sympathiques, à dépasser la comique machine mondiale avec la simplicité de notre sourire méprisant, avec la force bienveillante de nos larges mains de travailleurs, saturés d’une science si profonde qu’elle nous immunise contre tout étonnement, sobres, silencieux, capables de tout.
Il me plaît de m’imaginer ouvrier athlétique dans mon noir atelier, marié à une femme féconde ! Je le serais volontiers. Si pouvaient être tués les surhommes distraits ou escrimeurs devant mon atelier…
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L’aube a levé la tête, comme moi ; dehors tout est lumière ; et si ancien, prosaïque, mais avec tant de grâce légère que devant moi s’illumine un amandier en fleur… Que dire ? Se venger ? Appeler au soulèvement : (qu’alors que le printemps éclôt, une rivière de sang… etc.) Ah non ! laissons les arbres fleurir en secret.
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Lyriques ingérences d’autres mondes dans le mien (Liriche ingerenze di altro mondi sul moi) par Maria Ginanni
J’ai pu retrouver sur la palette nébuleuse des parfums perdus quelques couleurs de leur vie esquissée : je les ai recueillies et les attache délicatement à mes souffrances… sans savoir s’il me viendra du mal d’avoir dérobé leur secret à ces vibratiles fragilités… Voici les parfums dont je parvins le mieux à m’emparer.
Azuristre
Froufrou et caresse de soie dans la robe hâtive d’une petite étoile capricieuse qui en sa course imprudente faillit rompre sa tête blonde en trébuchant sur la courbe pachydermique de la terre.
Kli-Klo
Pantoufle multicolore laissée par terre par une étoile verte, cendrillon.
Oriar
La chevelure d’une comète folle pénétrant dans notre atmosphère. L’un de ses cheveux, infiniment long, s’est perdu dans mon mouchoir infiniment petit.
Violargenté
Les aspirations à la grandeur émanées d’un cerveau et de l’âme d’une dame sélénite.
Sans paraître†
Secret angoissé perdu dans l’âme d’un habitant de la rouge Mars…
† En français dans le texte.
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Entre deux doigts (Fra due ditta) par Maria Ginanni
Mon esprit s’ouvre tout grand, doucement, sur cette soirée brumeuse comme pour s’y abriter confortablement, comme pour se soustraire à la haine trop réelle de la vie.
La vie nous entraîne comme une poix pesante et obstinée : ici, au contraire, on est léger.
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Sentir cette soirée comme une solitude flottante et parallèle à celle des rues et du fleuve.
Désir de s’allonger entre ces deux solitudes comme entre les immenses draps-silence de cet énorme lit étendu qui coule et reste ferme comme le fleuve au-dessous, en anéantissant en nous la sensation du mouvement.
Les choses se sont imprudemment endormies sur la rive et sont tombées dans l’eau avec leurs reflets.
Dehors, la partie mortelle de leur corps appesanti car resté sans âme.
Les reflets sont les rêves des architectures et des silhouettes : peut-être n’existent-ils pas – comme les rêves – malgré leur évanescente existence ? ne sont-ils pas une réalité irréelle vécue par les choses ?
Je retrouve sous le calme du sommeil-eau à travers lequel passent et filtrent les cerveaux-pensées de cette file immobile de maisons et de coupoles une ville entière de fantaisie, embrumée seulement par la nuit comme les rêves du sommeil.
La brume endort aussi les lampadaires et les fait rêver comme des fous débonnaires et mégalomanes : arrondis et frangés par la brume, ils arborent tant de rayons et d’iridescence, se font signe les uns aux autres sournoisement en clignant de leur seul œil ouvert : certes ils s’illusionnent, se croyant des soleils possédant chacun un petit système planétaire.
La brume effilochée, bleuâtre.
La brume : tous les atomes gris-noirs qui nichaient dans les maisons et sur les ponts trapus se volatilisent envahissant l’atmosphère ?
Les ponts et les maisons en sont restées invraisemblablement légers : on croirait possible de les briser avec le doigt.
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Réveil (Sveglia) par Primo Conti
Sans rancune pour ceux qui nous ont fait souffrir (statisticiens et professeurs de calligraphie), devant chaque nouveauté de la vie à peine ouverte la porte, on devient méfiants même au premier souffle de mistral parmi les branches des arbres.
Conscience ouverte qui nous fait presque peur, se sentir définitivement nus, sans abri, assiégés par le soleil tapageur qui saute de caillou en caillou pour bouillir sur notre poitrine en une autre jeunesse que nous aurions pu perdre à l’instant !
Quand le matin je me réveille, et que dans la fumée du premier regard je déplace l’estampe grise des rêves sur les couvertures, j’éprouve l’immobilité de la nuit passée comme un rocher à franchir.
C’est alors dans une ferme incertitude que je conçois le premier geste : pensant au fragment à jeter contre les carreaux pour briser le paysage insomniaque, je sens avec précision la pesanteur de mes mains enfoncées dans deux plis blancs découpés autour de moi. C’est ainsi que je me pousse dehors, sans tristesse si mon vol s’accroche aux paniers pleins des marchands de légumes, aplati par une féminine vision éreintée qui cherche à marcher à mes côtés dans une soudaine douceur.
J’ai une parfaite appréciation des impossibilités matinales et la conscience de me sentir conduit par des pas que je ne connais point, parallèles aux trottoirs fleuris.
Matin : des gens qui courent et moi aussi vers quelque chose de vert, d’extrêmement vert. N’avons-nous pas tous laissé une poupée immobile sur le seuil de notre maison encore dense des agonies nocturnes ? Corps agile, qui pourrais claquer au vent comme un drapeau si tu ne te menais en laisse par la volonté, un jour viendra où je te planterai dans le vent hors des limites d’une ville solitaire, et dans cette respiration plus facile je te ferai ondoyer dans la simplicité des heures.
Alors, sous la dernière étoile, tu prendras dans l’aurore l’intacte virginité des maisons.

