Tagged: bohème espagnole
La bataille de Guadix et autres poèmes de Florencio Moreno Godino
Florencio Moreno Godino (1829-1907) fut surnommé le « doyen de la première bohème » (decano de la primera bohemia) en Espagne car il publia ses premiers vers avant la fin-de-siècle et les auteurs plus couramment rattachés à ce que recouvre ce mot, tels qu’Emilio Carrère (voyez ici). Son premier recueil Poesías date de 1862 et ne fut suivi que d’un seul autre volume poétique, de caractère humoristique, en 1900. Il fut également l’auteur de pièces de théâtre, ainsi que de fiction en prose, notamment de contes dont certains sont encore édités (L’aéronaute poète, L’autopsie, L’homme à la lévite verte, La dernière incarnation du diable, Le clown lugubre…). Il collabora à de nombreux journaux ; cette activité alimentaire n’empêcha pas qu’il finît sa vie dans la pauvreté et mourût à l’hospice, « faisant honneur à son esprit post-romantique » et bohème, écrivent certains, cyniquement. Sa mort dans le dénuement suscita, malgré ce mot cruel, un débat dans la presse du pays sur la situation des intellectuels (Bernanos parle quelque part à juste titre de « prolétariat intellectuel ») et, plus généralement, des personnes âgées pauvres.
En passant, il nous est agréable de trouver un poète ayant le même prénom que nous : Florencio et Florent sont en effet Florentius. Il y a bien aussi le fabuliste Florian, auteur de fables délicieuses, mais ce nom vient de Florianus.
Les présentes traductions sont tirées du recueil de 1862. Le style et le ton du recueil sont encore assez romantiques.
*
Mes rêves (Mis sueños)
Trilles amoureux d’oiseaux,
murmures de claires fontaines
sous les arbres,
l’eau fraîche des ruisseaux argentés,
prairies florissantes,
délectables brises,
une blanche maison emmi la feuillée,
abritée par le bosquet ombreux
et cachée
comme, sur les branches
d’un vert et somptueux peuplier,
un doux nid :
tels sont mes rêves de bonheur,
la gloire la plus grande
à laquelle j’aspire,
adorant ta beauté,
trouvant près de toi, mon amour,
la paix du ciel.
Viens, ma bien-aimée,
viens aux champs amènes
et délicieux
où dans une joie pérenne
passent les ans sereins,
rapides.
Si beau, sur le pré riant
ton pied blanc laissera
une trace légère,
comme dans le ciel transparent
passe cursive et claire
une étoile !
Quel plaisir ce serait d’errer
dans les taillis silencieux
de la forêt
à tes côtés et d’écouter
l’harmonieuse chanson
du rossignol !
Si doux de voir dans le soir
embaumé de mai
sur la colline
la dernière splendeur du soleil
et le tépide, naissant rayon
de Lucine1 !
Soupirs parmi les fleurs,
souffles de vents agités
sur les prés,
les chansons des bergers
et le bruit des clochettes
du troupeau !
Ô viens, âme de mon âme,
viens sur les vastes prés
délectables ;
rends à ma vie le calme
de ses avrils passés,
heureux.
Viens, car en moi j’ai des torrents
d’amour qui ne s’épuisent jamais
et ta beauté
m’inspire des chants ardents
qui naissent pour toi seule
de ma lyre.
Avec eux je t’endormirai
quand en languide paresse
le doux sommeil
se posera sur tes beaux yeux,
ta tête délassée
sur ma poitrine.
À deux grands ormes
sur la berge suspendant,
l’été,
ton hamac aux cent couleurs,
dedans je te bercerai
au bord de la rivière.
En avril des roses parfumées,
en automne les prunelles
violettes
je te donnerai, et de goûteuses mûres
entre les piquantes épines
cueillies ;
le nid que le loriot
suspend et berce à tout moment
dans les pins ;
l’oiseau dont le chant nous ravit
et les poissons dans l’étang,
purpurins ;
le lait des brebis,
onctueux fromage, les rayons
de miel,
le pain blanc des aires,
les fruits savoureux
du verger…
Mais, hélas ! où m’emporte
mon esprit, qui peint agité
par son illusion
ces prismes de saphir et d’argent
que dore en teintes magiques
la passion !
Le voyageur assoiffé
ainsi trompe avec le souvenir
son amertume ;
il voit la source cristalline,
y boit, se baigne
dans l’onde pure ;
et je vis dans mes rêves,
que le vent de la douleur aussitôt
me dérobe…
Ah, c’est loin des champs riants
que je devrai passer ma vie…
Et sans ton amour !
1 Lucine : Nom de la déesse Diane, considérée comme Lune. Emprunté à la poésie latine, notamment Virgile.
*
Souvenirs (Recuerdos)
Combien de fois, assis tristement
au bord de la mer édetane2,
en voyant passer à l’horizon
la voile rapide d’un pêcheur,
ma pensée en elle se créait
la forme élancée d’une femme !
Combien d’autres, contemplant absorbé
la silencieuse lumière des étoiles,
les nuages errants qui traversaient
cette sphère pure et transparente
feignaient aussi d’une femme
l’image délicieuse !… Mon esprit inquiet
lui donnait forme, couleur et vie,
et toujours pure, candide et belle,
elle était comme toi, mon bien ; c’était ton image,
c’était toi, ô Thisbé, telle que tu te présentes
toujours à mes yeux, divine réalité
de mes rêves d’amour : seulement, incomplète,
mon âme agitée, avant de te trouver
ne savait concevoir ta céleste essence.
2 La mer édetane : « el mar edetano ». L’Édetanie est le nom antique de la province autour de Valence en Espagne, sur la côte méditerranéenne. La « mer édetane » est donc la partie de la Méditerranée qui borde ce littoral.
*
Toi et moi (Tú y yo)
Tu es la muse, je suis la lyre ;
tu es la sève et moi l’arbre ;
je suis le champ que le soleil féconde,
tu es le soleil.
Je suis le nid, tu es l’oiseau ;
je suis la vague, tu es la mer ;
je suis l’esprit dont naissent des idées,
toi l’idéal.
Je suis la terre, tu es le ciel ;
je suis l’ombre, tu es la lumière ;
je suis le corps qui enveloppe l’âme,
et toi l’âme.
*
À ma mère (A mi madre)
Ah, dans cet abandon ne me reste pas même un tombeau
où gémir mon infortunée solitude,
où je puisse écouter dans le sein de la mort
la voix sacrosainte de la vérité.
Le tumulus qui garde sa dépouille
n’a ni croix, ni pierre, ni inscription
où le voyageur y portant le regard
puisse te consacrer un souvenir, une oraison.
Où le vent murmurerait une prière
en glissant dans les espaces bleus ;
où suspendrait une vierge solitaire
son voile blanc de tulle flottant…
Mais tu possèdes un sépulcre ; pourquoi m’attristé-je
puisque tu vis dans la tendresse de mon cœur ?
Et mieux vaut le cœur d’un fils
que le marbre d’un monument orgueilleux !
*
Sonnet IV (Soneto IV)
Depuis la fraîche terrasse d’une villa
ombragée d’ormes et de pins,
tandis que le soleil sur les monts voisins
répandait en mourant ses dernières couleurs,
j’admirais, extatique, le ruban argenté du fleuve paisible,
les allègres trilles des oiseaux dans le ciel,
ainsi que les divines couleurs
des fleurs que peint le mois de mai.
À mes côtés souriait tendrement,
comme moi heureuse, ma dame,
et je m’absorbais dans la contemplation de sa beauté.
J’allais lui donner un baiser brûlant d’amour
quand les champs et la joie, quand elle-même,
tout disparut… parce que c’était un rêve.
*
La fleur de ma fenêtre (La flor de mi ventana)
Au bord de ma fenêtre avait poussé
pourpre, suave et délicate fleur
qui répandait dans le vent, si belle et luxuriante,
mille trésors de parfums.
C’était une rose : sa chaste broche
aux couleurs enviées du saphir
tristement dans la nuit silencieuse se repliait,
pour le matin à nouveau s’ouvrir.
Les papillons folâtres la recherchaient
depuis la délicieuse promenade,
et la rosée accumulait dans sa corolle
ses perles les plus belles, fidèlement.
Des brises légères doucement la baisaient,
l’aube la parait de ses mille reflets,
et, rendant jalouses les oiselles vives,
le beau rossignol s’en était épris.
Au sortir de la riante enfance,
mon sein tout gonflé d’innocence et de paix,
le vent m’apporta pour la première fois,
dans sa rumeur fugace, l’immortelle fragrance.
Je ne sais quand elle naquit, ni quelle magicienne
la fit pousser au pied de ma fenêtre,
cette fleur qui, délectable et indolente,
était l’enchantement des oiseaux et du vent.
Je vis naître parmi le rude lierre
s’accrochant tenacement au mur
la tige verte qui s’enracinait dans la pierre
comme dans le terreau d’un jardin fécond.
Je vis ses feuilles pourpres et brillantes,
les vives couleurs de son calice
où la flamme de sa carnation rouge
réverbérait le soleil du matin.
Ô depuis lors, un talisman divin
me fut cette rose, compagne fidèle
qui aplanissait mon chemin inégal
en y répandant son doux parfum.
En vain l’été ardent
voulut faner sa verdeur sans pareille,
en vain le sauvage et rude orage
crut séparer la fleur de sa tige.
Les brises d’automne lui prodiguaient leurs caresses,
les zéphyrs d’avril la berçaient
et les pluies orgueilleuses laissaient
intacte la tige de cette belle fleur.
Je l’aimais ; sa timide beauté
remplissait mon cœur d’une douce paix,
et en vagues rêves de parfait bonheur
mon âme délirait, fascinée.
La gloire m’apportait ses délices,
ornant mon front d’immortels lauriers,
et concevait un ciel dans les caresses
d’une belle, amoureuse et fidèle.
Tandis qu’elle parfumait mes lambrequins,
y versant son arôme exquis,
je n’entendais pas les plaintes de la douleur,
seulement les doux chants du bonheur.
Las ! combien de fois ai-je en extase contemplé
la verte pompe de ses feuilles nombreuses !
Combien de fois ai-je baisé le pétale doré
dont elle ornait sa tempe impollue !
Avec quel plaisir, assis à ma fenêtre,
à la blancheur fugitive d’une lune clémente,
je la voyais se bercer, opulente et candide,
comme un souvenir du premier amour !
Et charmé par son essence délectable,
rêvant à des bonheurs à présent dissipés,
ma tranquille adolescence s’écoulait
comme le ruisseau qui va parmi les fleurs.
Puis vint le jour de la souffrance
et je goûtai la coupe amère ;
mais je conservais toujours en mon âme
la foi d’un plus bel avenir…
Cependant, une nuit, dans mon lit tranquille,
un vague pressentiment s’empara de moi ;
je sentis un poids sur ma poitrine agitée,
dans laquelle battait inquiet mon cœur.
Je rêvai qu’une main blanche et belle,
la plus belle que je vis en ce monde,
rompait la tige de cette rose aimable,
détruisant ses merveilles.
L’âme blessée, je me réveillai, troublé ;
je voulus crier mais la voix me manqua.
Accablé de douleur, privé de raison,
à la fenêtre je courus.
Je l’ouvris tandis que l’aube répandait
sa lumière dans l’espace bleu,
saluée par les colombes
à la sortie de leurs nids de bouleau.
Je cherchai inquiet la rose solitaire
mais rien ne restait d’elle.
Hélas ! parmi la pariétaire sylvestre
je ne vis que la tige sèche se balançant.
Les vents de la nuit l’avaient arrachée.
Où leur presse l’emporta, je ne sais,
ne me restèrent pas même les reliques desséchées
de celle qui fut l’enchantement de ma vie.
Je l’ai perdue à jamais… Depuis ce jour
une peine incessante laboure mon front.
Car cette douce et délicate fleur,
c’était la fleur de l’espérance !
*
La bataille de Guadix (La batalla de Guadix)
Ndt. Cette bataille eut lieu en 1362 entre les armées chrétiennes de Castille et les Maures de Grenade. Guadix, en Andalousie, est aujourd’hui une localité réputée pour ses maisons troglodytes, creusées à flanc de montagne.
Tandis que le soleil s’occultait derrière la montagne,
l’Africain Ali parvint à l’Alhambra.
En le voyant, le Roi lui dit, d’un ton posé
bien que sa voix tremblât : – Ali, qu’est donc
ce qui t’amène à cette heure, abandonnant
Almanzor et les armées de Grenade ?
– Ô grand Alboacen ! la nouvelle la plus glorieuse,
pour toi la plus douce et la plus délectable,
qui doit assurer la renommée de mille braves
et l’éclat de l’empire grenadin.
La vaste plaine de Guadix le dit,
arrosée de sang castillan,
et le répète l’enthousiasme
avec lequel je t’apporte cette faste nouvelle.
– Que pour cela te comble
de longues années de bonheur le prophète de Dieu,
un bonheur pareil à celui qui me transporte l’âme
et dilate mon cœur de plaisir.
Ô sublime Allah, qui depuis le ciel
prodigues les lauriers aimés des braves
ou la mort et l’affront ; toi dont voulut en ce jour
la souveraine omnipotence montrer
les éclairs fulminants de ta colère
à l’impie outrageant ton nom ;
tu vois mon cœur, tu vois que ce n’est point
ma propre gloire qui m’enflamme,
non, car c’est mille fois plus à ta gloire
qu’aspire celui qui prosterné te rend grâce !
Mais, Ali, dis-moi : le combat fut-il sanglant ?
La victoire nous a-t-elle coûté cher ? Parle,
nous écouterons joyeux de ta bouche
l’humiliation de l’infidèle ainsi que vos exploits.
– Ceux-ci furent si nombreux et si grands
que je tenterais en vain de les célébrer dignement ;
aussi ne conterai-je que les moments critiques…
À peine les premiers rayons du soleil
eurent-ils doré la campagne de Guadix
qu’avec des cris de guerre devant nous
l’armée de l’infidèle se formait en ordre de bataille :
c’étaient jusqu’à huit cent cavaliers,
fleur de la Castille et ses meilleures lances,
sous le commandement du Maître de Santiago
et de Don Diego de Girόn y Vargas.
Almanzor, prêt au combat,
arrangea de même ses escadrons,
et les deux armées attendaient impatiemment
le signal de la lutte acharnée.
Ô noble Alboacen, comment t’exprimer
le spectacle guerrier qui transporte
encore mon sein ! Ce serait digne
de Hudayl, lequel sur la lyre aux belles harmonies
a chanté la gloire du valeureux Antar
qui remplit encore les déserts d’Arabie.
À main droite, les orgueilleux
escadrons infidèles hérissés d’acier
paraissaient les monstres de nos mers
qui sur le dos des vagues
montrent leurs écailles au soleil.
En face, notre héroïque armée
si riche et variée en harnois de couleurs
que me semblait étendue sur la terre
la coiffe d’un émir brodée d’or.
Entretemps le soleil monta, rouge, au zénith
et se répandit en rayons lumineux
inondant le sable de chatoiements
et reflétés par les cuirasses polies ;
les pavois brillaient, les aigrettes
ondoyaient agitées par le vent :
l’acier irradiait, scintillait dans les airs,
les émaillant de lumières,
et dans le tonnerre trépidant que produisaient
les pommeaux frappés contre les arçons,
les fougueux coursiers, piaffant,
crachaient de l’écume en rongeant leur frein.
Enfin sonnent les trompettes ennemies,
ton fils fait tournoyer l’alfange, lève au ciel
le gonfanon sacré ; nos professions de foi
répondent aux chants belliqueux
du fier Castillan ; lâchant la bride,
son armée et la nôtre se jettent l’une contre l’autre
et dans un élan pareil à celui que déploie
le terrible simoun quand il hurle
dans le désert, au milieu de leur course
elles se choquent et se repoussent
en jetant jusqu’au ciel un tourbillon de poussière
que seulement par moments déchire l’éclat
d’un sabre qui fulgure en assénant un coup
ou d’un rayon de soleil qui le traverse.
L’air s’éclairant enfin, d’un œil inquiet
Almanzor suivit la ligne étendue
de nos escadrons, et ce qu’il vit
lui fit perdre un moment espérance et courage.
Car la tribu des Alhamars, ne pouvant
résister au choc et à l’emportement sauvage
du Maître et de ses vaillants chevaliers,
avaient couardement tourné bride :
les Gomèles le voient, hésitent, continuent
de combattre un instant, mais leur courage
éprouvé défaille, et à la fin ils imitent
l’exemple de tel déshonneur et infamie.
Seuls les vaillants Abencérages,
qui jamais ne faiblissent en combat acharné,
ainsi que la superbe des Zégris
luttaient avec une farouche constance.
Alors Almanzor, bouillant de rage,
piqua les flancs de son alezan à la poursuite des fuyards
et d’une voix courroucée
qui dominait le tumulte des armes, leur dit :
« Que vois-je, Grenadins ? Arrêtez !
Où allez-vous, insensés ? Où vous conduit
cette pusillanimité déshonorante
qui vous couvre de honte ? Jamais je n’aurais
cru possible un tel fléchissement
de votre esprit héroïque
qui me rendait certain de la victoire.
Êtes-vous les nobles descendants
de ceux dont les illustres exploits,
l’acier damasquiné dans une main
et le Coran dans l’autre, répandirent
leur loi sacrée, leur courage et leur nom
sur tout ce qu’éclaire le soleil et circonscrit la mer ?
Reprenez-vous, ne souillez pas ainsi
la gloire sans tache de sept siècles :
venez avec moi ; en combattant
effacez l’outrage dont vient d’être sali votre nom. »
Il dit, et enfonçant les éperons
s’élança vers l’ennemi ;
au noble accent de sa voix sonore
recouvrant leur séculaire courage,
les tribus en fuite s’arrêtèrent
et retournèrent au tumultueux combat,
suivant ton fils et le sillon
que laissait derrière lui son cimeterre sanglant.
Ce fut alors, seigneur, que le combat
parvint au paroxysme de la rage
et que l’ange de la mort
étendit sur le champ de bataille ses ailes sombres.
Ah, combien de braves succombèrent
sous son vol cruel ! Une bande
de vautours planait dans les airs,
attendant affamée un festin barbare.
Le soleil, pâli devant un tel massacre,
voila son disque derrière des nuages violets ;
les cuirasses étincelantes, à cause du sang
perdirent leur fulgurance, éclaboussées,
et la plaine noyée sous des torrents de sang
paraissait un champ de coquelicots :
si bien que, dans le ciel et sur la terre,
dans l’air, sur les mailles brisées des cottes,
les yeux ne voyaient plus que sang !
du sang de toutes parts nous entourait !
À la fin, apitoyé par tant d’horreur,
le Prophète revint pour sa cause sainte
et redoublant le courage des nôtres
abattit sur l’infidèle sa droite irritée.
Tous sont tombés… Un seul,
qui portait la bannière de Castille,
en se lançant vers un immense précipice
qui se trouve près de Guadix, nous dit :
« Si vous voulez mon drapeau, dans ce gouffre
à côté de ma dépouille vous le trouverez. »
De sorte, grand seigneur, qu’il ne reste rien
des orgueilleuses armées castillanes.
*
Sonnet V (Soneto V)
Rêves que l’imagination enchantée
reflétait dans son cristal de couleurs,
vous avez disparu, hélas, fleurs sèches,
fanées par la froide expérience.
À toi seule, fleur éternelle de mon âme,
attrait pour la femme, rêve d’amours,
comme dans la clarté d’aurore de ma jeunesse
toujours mon cœur aspire !
Ô viens à moi, femme, mais brûlant
comme moi de soif d’amour, ton sein blessé
par la flamme immortelle qui enserre le mien,
je boirai ma vie dans ton regard
et baisant tes pieds, reconnaissant,
comme mon Dieu je t’adorerai sur cette terre !
*
Les deux anges (Los dos ángeles)
Petit encore, je perdis ma mère
et vécus loin de mon père ;
deux anges, mes frères,
s’envolèrent enfants pour le ciel ;
je n’ai ni foyer ni famille
ni espoir ni souvenirs.
Les mille rumeurs du monde
me parviennent comme un écho
d’une voix inconnue.
Je vois les hommes se mouvoir
comme les vagues de la mer
en leur centre agitées.
Pouvoir, richesse, fortune,
gloire, certitudes, droits,
mots qui en sons distincts
se confondent dans le vent,
comme les fétus qu’emporte
un violent tourbillon :
j’entends ces mots,
révélateurs du désir
qui tourmente l’âme d’un homme
d’inextinguibles soifs,
qui remue son berceau quand il naît
et scelle son cercueil à sa mort.
Le chemin de la vie,
obscur, accidenté, immense,
l’homme y marche parmi les ronces
qui blessent son âme et son corps ;
moi seul reste immobile
sur le bord de la route.
Un point lumineux brille
à l’horizon éthéré,
et tantôt resplendit
tantôt se cache un moment,
convulsé comme l’éclair,
immobile comme l’étoile.
Le regard inquiet fixé
sur ce fanal éternel,
l’homme suit la route rude
incertain de la direction,
avec des désirs de géant
et des forces de pygmée.
Les uns le voient tout près,
d’autres le voient au loin,
beaucoup le voient sur la terre
et peu dans le firmament ;
certains le croient astre de gloire,
les autres, éclat de l’enfer.
Moi aussi je l’ai vu briller,
mais couvert d’ombres,
regardant indifférent
ses reflets mystérieux,
comme regarde un phare le marin
dont le navire est au port.
En voyant l’humanité
entraînée par un désir fou
derrière cette ombre brillante
qui n’est peut-être qu’un rêve :
Qu’est-ce ? demandai-je. L’avenir !
me répondirent mille voix.
Pauvre de moi ! m’exclamai-je alors,
pourquoi suis-je en cet univers
aveugle à tant de splendeur,
glacé parmi tant de feu,
sans ressentir cet infini
que porte l’homme en soi ?
L’univers, qui est Dieu,
renferme des mondes innombrables,
desquels la terre est
un monde rempli de mondes :
chaque homme est un monde
et une Idée de l’Être suprême.
Et dans ce monde de l’homme,
dans ce cosmos complet
de l’âme et de l’esprit,
je serais le seul être intermédiaire
entre l’instinct de la brute
et la pensée humaine ?
Cet élan qui me fait défaut,
cette chaleur que je ne sens pas,
cet astre qui ne m’attire pas,
ce but que je ne vois pas,
est-ce aridité de la plante
ou bien stérilité du sol ?
Mon cœur est-il si grand
qu’il trouve le monde petit ?
Est-ce Dieu qui, parce qu’il le craint,
limite mon entendement ?
Est-ce le fiat lux du génie
en quête de ce chaos de l’âme ?
Orgueil, mesquin orgueil
qui vit de son venin !
Moi qui m’écarte de l’homme
dans son généreux effort,
je l’imite dans les vanités
de son esprit superbe !
Ombre parmi les ombres
gravitant dans mon cerveau,
voix de la conscience
pour moi toujours silencieuse,
révélez-moi mon destin :
fuis, ombre ! ô voix, parle-moi !
C’était le soir ; assis
au bord d’un chemin traversant
un bosquet, j’écoutais en silence
ces rumeurs qui troublent
la paix de la campagne et inondent
l’âme de mélancolie.
Le soleil descendait à l’Occident,
nageant dans des mers de pourpre,
et à l’horizon lointain
commençait d’apparaître la lune.
Tout à coup je sentis mon sein
se glacer en mortelle angoisse
et mon regard s’offusquer
d’ombres confuses.
J’éprouvai comme si une fibre
occulte de mon cœur
avait soudain éclaté
en vibrant avec une force énorme.
Puis serpenta dans mes veines
une flamme convulsive
qui s’exhala dans des soupirs
et des larmes d’amertume ;
ultime souffle d’une âme
qui ne soupirera plus,
dernières larmes brûlantes
d’yeux à présent éteints.
Alors, dans les premières lueurs
que projetait la lune
sur une verte colline,
je vis monter la silhouette
d’un ange, le front ceint de lauriers
et dans une tunique flottante enveloppé.
J’entendis une voix
semblable au trille que module
le rossignol, au souffle
qui murmure dans la forêt :
« Quand ton âme, détachée
des régions célestes,
revêtit la chair de l’homme,
je vécus en elle avec toi :
comme toi soumis
à cet élan qui nous porte
à obéir aux mystérieuses
lois de la Providence,
je donnai de la clarté à tes yeux,
un horizon à tes idées
et des pensées plus grandes
que l’humaine intelligence :
je te fis voir la création
plus resplendissante et belle
et dirigeai tes regards
vers cet Océan sans rivages
qui se trouve au-delà du monde,
où l’âme se noie
si elle abandonne un instant
sa prison de matière.
Ange de la poésie,
je t’animai par mon essence.
Mais hélas ! incomplet comme toi,
comme toi plein de faiblesse,
je ne pus du corps humain
rompre les dures chaînes.
Triste destin en ce monde
que celui du poète,
supérieur à l’homme seulement
par la connaissance de sa misère !
Aigle qui prend son vol
vers les sphères célestes
et aveuglé par le soleil
éprouve la terre obscure ;
voix qui s’éteint dans le vent
en prononçant l’eurêka ;
arôme de riche cassolette
qui se consume en exhalant des parfums ;
il a la vie et la détruit,
il ressent l’amour et le foule aux pieds,
il touche de l’or et le réduit en poussière,
et il meurt en atteignant au but ;
peut-être est-ce un principe venu
quelque jour à la terre
dans la métempsycose
de l’âme et de la matière.
Moi qui ai vécu dans ton âme,
à présent je m’en détache,
obéissant à cette impulsion
puissante qui nous porte
à obéir aux mystérieuses
lois de la Providence. »
Ainsi parla l’ange, et, tendant
dans l’air ses plumes blanches,
vola par les espaces éthérés
au céleste pourpris.
Je suivis du regard son vol rapide
parmi les ombres nocturnes,
au sillon lumineux
que laissait la fulgurance de ses ailes…
Adieu, vie de mon âme !
Adieu, rêves qui traversez
pour la dernière fois mon esprit,
prismes de saphir et de pourpre
qui éblouîtes mes yeux !
Adieu, ineffable musique
du chant des poètes !
Vous ne viendrez plus me charmer !…
Soudain, à la claire lumière
que projetait la lune
sur la verte colline,
je vis monter la silhouette
d’un autre ange, dont des voiles noirs
dessinaient les vagues contours.
J’entendis alors un chœur grave
comme celui que murmure tristement
le zéphyr parmi les saules
dont l’ombre couvre le tombeau :
« Homme, lève ton front
chargé de pensées,
fausses comme tes douleurs,
mesquines comme ta misère.
Terre attachée à la terre,
tu n’élèves ton vol
à plus grande hauteur que l’atome
qu’agite un souffle de vent.
Quel bien fini fut-il un bien,
quand un rêve a-t-il été vérité,
et quand un soleil qui s’éteint
est-il égal au soleil éternel ?
Tu pleures alors que tu devrais
jouir du plus grand contentement,
sentir un espoir nouveau,
respirer de nouveaux souffles.
Viens à moi : je suis l’ange
de la mort ; je révèle
le monde inconnu ;
j’éclaire l’espace dense
qui se trouve entre la vie et la mort ;
de ma plénitude je remplis
le vide de l’âme ;
je suis l’astre, l’étoile,
l’avenir que sur la terre poursuit
l’homme en folle passion.
En moi tu trouveras la vie
quand reposera ton corps
dans le sépulcre, la pénombre
de la mort ; et sur mon sein
couché, tu monteras
à ces espaces immenses
où la lumière ne s’éteint pas,
où le bien est éternel,
où l’idéal est Dieu
et l’avenir est le ciel. »
*
Kassidah (Casida)
Depuis six lunes je déplore ta rigueur
dans le silence des nuits obscures ;
mais jamais ne pénètrent mes chants
derrière les verrous de ton balcon fermé…
Ouvre-leur, par pitié ! Ah, ne comprends-tu pas,
Zoraïda, combien cet amour me fait souffrir !
Seul dans Séville ; loin de mon père
à qui, fils cruel, je désobéis
par une si longue absence, me soustrayant
au soleil qui vit mes jeux d’enfant ;
loin de ma patrie et de ma tribu,
quand je m’éloigne de toi, l’abattement
saisit mon cœur et je crois étouffer
entre ces murs épais et lugubres ;
mon sein demande les brises de la liberté,
la tente ombragée par les palmiers,
la chasse au lion, les vastes plages,
le ciel de corail, le soleil splendissant :
devant mes yeux passent les gazelles,
j’écoute les grelots du dromadaire,
et dans mon illusion, mon délire je m’exclame :
Ah, Zoraïda ! Zoraïda et le désert !
Mais je retourne te voir et, comme l’arc-en-ciel
dissipe à point les nuées denses,
ta vue efface mes souvenirs,
je m’enlace à ton amour, et d’amour je meurs.
*
Sonnet VI (Soneto VI)
Belles sylphides qui dans le bois ombreux
m’avez dit habiter parmi les fleurs
et qui, dans des palais de nacre de couleurs,
dans le sein bleu du fleuve aux eaux fraîches,
tantôt brodez avec les perles de la rosée,
tantôt apprenez à chanter aux rossignols,
laissez-là vos occupations et vos travaux
et venez, propices, à mon appel.
Une nuit, dans les rayons de la lune,
je vis une beauté, qu’aussitôt me déroba
l’ombre importune des nuages.
Et c’est pourquoi je vous invoque,
pour savoir si c’est l’une d’entre vous
ou bien seulement une illusion des sens.
Oraison à la bohème et autres poésies d’Emilio Carrère
Emilio Carrère (1881-1947), dont le nom est le plus souvent orthographié Carrere parce que la langue espagnole ne connaît pas l’e avec accent grave d’un patronyme dont il y a lieu de croire qu’il témoigne d’une plus ou moins lointaine ascendance française, est l’un des principaux représentants de la bohème madrilène, avec laquelle nous avons déjà fait connaissance dans notre billet consacré à l’extravagant Pedro Barrantes (ici). Et comme, avant cela, nous avons publié six billets sur la poésie de Francisco Villaespesa, que le lecteur sache que ce dernier en a lui aussi fait partie.
La bohème espagnole, qui prit ce nom à la suite des lettres françaises, avait pourtant une ascendance bien plus ancienne, dans la littérature picaresque nationale. Il est en effet impossible de ne pas voir dans les picaros d’antan des bohèmes de leur époque. Mais que dire, chez nous aussi, d’un François Villon, par exemple ? Les noms changent mais les réalités sont-elles si différentes que cela ?
Carrère : ce nom est celui de sa mère puisque notre écrivain était le fils naturel d’un sénateur, qui ne l’éleva pas mais lui laissa tout de même, en 1929, une partie de son héritage (à quoi rien ne l’obligeait puisqu’un enfant né hors des liens matrimoniaux n’est pas réputé juridiquement être le fils d’un père en particulier, c’est seulement pour un enfant né dans le mariage que la loi présume une identité paternelle).
D’aucuns – et cela devient habituel pour les poètes que nous traduisons ici – appellent Carrère un poète « oublié ». Or son nom reste important dans la littérature fantastique espagnole, avec des nouvelles et des romans dont le plus célèbre est La torre de los siete jorobados (La tour des sept bossus), de 1920, qui fut adapté au cinéma. C’est plutôt la poésie elle-même qui tombe dans l’oubli, après plusieurs millénaires de bons et loyaux services.
Les poèmes qui suivent sont tirés d’une Antología poética parue aux éditions Vassallo de Mumbert à Madrid en 1971, dans la collection « Biblioteca literaria ‘Tomás Borrás’ ». Le préfacier anonyme explique qu’à cette époque les œuvres poétiques de Carrère, non rééditées, étaient difficiles à trouver. La situation ne s’est guère améliorée entre-temps. Dans ladite anthologie, les poèmes ne sont pas rattachés aux recueils dans lesquels ils ont éventuellement paru, et ne sont pas non plus datés.
.
*
Portique (Pόrtico)
Je suis un homme triste, altier et solitaire
à qui la Lune tend sa visionnaire absinthe
et qui, par sa magie envoûté, ne parviens pas à mon sommet.
Cygne noir, errant oiseau au chant de cristal
en qui palpite la douleur d’un idéal immortel,
cachant ma misère aux yeux du jour,
enveloppé dans le manteau de ma misanthropie,
je vague dans l’inquiétante nuit de la ville
car la nuit est douce comme la solitude.
Je sais que ce monde qui dort et rêve en ce moment
est un amas de chair triste qui souffre et pleure,
et les cloches proclament leur chant de métal
comme pleurant la vieille douleur universelle,
et le fil tremblant de l’eau des fontaines
semble aussi sangloter éternellement :
quoi d’étonnant à ce que mon âme émue verse des larmes
puisque cette douleur qui passe à côté de moi est la vie même…
Nuit de la ville ! Noire désolation,
je t’ai sentie, ô nuit, toute dans mon cœur
dans les heures d’ennui, de douleur et d’anémie
au bras de la pâle demoiselle Bohème.
C’est cette amante triste que dans son berceau
a baisée au front le vert vénéfice malfaisant de la Lune
et qui vit éprise d’une folie ; c’est cette amante
qu’on appelle aussi la Vampiresse,
car sa passion fatale jamais ne vous abandonne,
si ce n’est sur un lit anonyme à l’hospice.
J’aime ces âmes tristes qui en éternelle errance
n’ont pas dormi à l’ombre de l’arbre tutélaire,
vagabonds et filles perdues, pittoresques figures,
rois du picaresque et de l’imprévu
qui dorment, les nuits d’hiver, dans les parcs
ou dans l’antre des sinistres cafés,
évoquant les temps bénis où dans leur vie
ils trouvaient pain blanc et joie divine.
Nuits interminables où dans les lits de misère
les vaincus joignent leurs amours et leur pénurie,
et où il semble que jamais, à l’horizon lointain,
ne brillera l’optimisme bleu du matin.
Je suis un homme rongé de cruelle mélancolie,
ayant toujours gaspillé mon or et mon imagination,
et je jette les floraisons de mon cœur au sot
vulgaire culte comme au vulgaire crasse, que je méprise tous,
et tandis que la fumée de ma pipe dessine d’onduleuses
pattes de mouche, je rêve à des histoires fabuleuses,
dans une tour d’ivoire que je me fais sur mon pic sauvage,
sourd à la rumeur banale qui monte de la foule.
*
La Muse du ruisseau (La musa del arroyo)
I
Nous marchions tristement
dans les rues pleines de lune,
et la faim dansait
dans nos cerveaux une sarabande.
En la voyant triste et douloureuse,
je la baisais sur la bouche.
« Pourquoi hais-tu la vie,
Folle Gaîté ?
Ne pleure pas, rose de chair,
car je volerai le trésor
de la tiare du pape
pour tes cheveux d’or. »
Mais un esprit moqueur
qui se trouvait dans l’ombre,
entendant ma chanson
riait, riait…
II
Dans l’onde sonore
de la vieille et belle fontaine,
la lune brillait comme
un sou d’argent.
Sa petite main tremblait,
sa main blanche et soyeuse.
« La neige tombe si joliment…
et cruellement !
Ne tremble pas ; je ferai
pour ton sein triomphal un corset
avec l’hermine éclatante
des manteaux impériaux. »
Mais un esprit moqueur
caché dans les ramures,
entendant ma chanson
riait, riait…
III
Nuit de désolation,
éternelle, car je frappais en vain
d’une main tremblante
aux portes des maisons fermées.
Au loin pleurait un violon,
profondément mélancolique
comme notre vie errante.
« Ma reine !
Oublie ta douleur ;
je te conterai l’histoire
d’une illusoire princesse
dans un royaume qui n’existe pas. »
Mais un esprit moqueur
et cruel dans la rue,
entendant ma chanson
riait, riait…
IV
Triste volonté abandonnée
à la douleur de la pauvreté !
Ô l’infinie tristesse
de l’aimée mal vêtue !
Parole d’amour qui cache
la plaie qui saigne,
et marcher, toujours marcher. Pour aller où ?
Et jusqu’à quand ?
« Voici venir le jour…
Tu vas voir comme se montrera
propice et magique notre
mère, l’Incertitude. »
Mais au sombre carrefour
du sort impénétrable,
l’implacable Misère
riait, riait…
*
Les enfants (Los hijos)
Pardonnez-moi, mes enfants, si je vous ai donné
cette funeste existence en un moment d’aveugle plaisir ;
peut-être pressentiez-vous la souffrance de la vie
quand vous pleuriez à votre naissance.
C’était au printemps, les roses fleurissaient,
et je rêvais aux lauriers.
Dans l’harmonie des choses
je butinais mon miel lyrique.
J’aimai l’éternelle strophe d’amour de l’univers,
la fleur, l’étoile, la femme ;
l’inquiétude de ma vie, l’émotion de mes vers,
c’est vous qui vouliez être.
Ce fut une soif d’infini et de beauté
qui suscita mon chant ;
mais aujourd’hui cette vie et cette amère pauvreté
me sont comme une sombre dalle sur le cœur.
Je ne peux rien vous offrir de ce que j’ai rêvé,
pauvre funambule de l’Idéal ;
l’or de mes songes s’est en plomb changé,
et sans cesse la faim guette sur le seuil !
Je voudrais que votre route soit bordée de fleurs
et que vous ne goûtiez jamais la ciguë ni le fiel ;
que vous soyez vainqueurs du Dragon de la vie
et amassiez les roses et les lauriers.
Et que vous sentiez l’inquiétude du vers,
ivres de mélodie et d’émotion ;
que vous écoutiez le rythme cordial de l’univers
dans la boîte à musique de votre cœur.
Que vous aimiez voler comme des oiseaux, et chanter et rêver,
et les roses plus que les épines ;
qu’en regardant l’azur vous ne voyiez marcher
à ras de terre les fourmis.
Pardonnez-moi, mes enfants, si je vous ai conduits
sur ce vieux globe moisi, pour mon plaisir.
Vous pressentiez l’angoisse de cette vie
et c’est pourquoi vous pleuriez à votre naissance.
*
Oraison à la bohème (Oraciόn a la bohemia)
Trouvères de la bohème aux chapeaux tombants,
dans les yeux de qui brille la magicienne illusion ;
à la vie errante, braves chevaliers
dont l’âme est toute rêve et toute émotion.
Pour vous je souhaite dire mon oraison.
Votre jeunesse est pleine d’azur
et fleurit en vers au parfum exquis ;
j’aime vos rimes et l’orgueil
de vos couvre-chefs et de vos chevelures.
Pupilles aux flammes visionnaires,
mystiques d’un rite de gloire et d’amour.
D’un rêve d’or ombres légendaires.
Je veux pleurer pour votre douleur.
Pour les vagabonds qui vont sur leur chemin
sous le sortilège de la noire infortune ;
pour les tristes fous aimant la légende
des rayons envoûtés de la lune.
Pour ceux qui sont tombés sans avoir ouvert
le coffre de santal de leur cœur ;
pour ceux qui sont morts
sans avoir trouvé les paroles de leur chanson.
Pour vous je veux prier mon oraison.
Pour le front blanchi du vieux troubadour
qui n’a jamais connu les lauriers immortels,
et pour ceux qui entament leur dernier exode
dans un sinistre appentis d’hospice.
Pour vous, princes des haillons et des rimes,
lyriques alouettes des hauts sommets
que dorent la gloire, l’art et l’amour.
Pour vous, pauvres parias vaincus,
oints d’un saint chrême d’idéal.
Pour votre douleur je veux prier.
Pour tous les rêves qu’a fauchés la mort
– le poème inédit et le tableau rêvé – ;
pour toutes les aspirations d’amour frustrées
par la tragicomédie de la guigne.
Pour ceux qui ne laissent aucune trace de leur passage,
pour toutes les belles ambitions fracassées,
pour les inventeurs moqués par l’échec,
les mauvais histrions, les vieilles cocottes.
Pour ceux qu’a vaincus la mauvaise fortune
et qui demandent à l’alcool une charitable jusquiame ;
pour ceux qui se sont un jour envolés vers la lune
et dévident leurs rêves dans les asiles d’aliénés.
Pâles troubadours aux piteux chapeaux,
qui portent dans leur âme, comme des astres clairs,
un vers divin, un rythme immortel ;
ceux qui dans la vie vont éblouis
parce qu’ils ont les yeux toujours aveuglés
par un lambeau miraculeux de l’idéal.
Pour les malheureux qui n’eurent jamais
la clé d’or de l’inspiration ;
pour ceux qui ne triomphent pas, pour ceux qui sont morts…
Pour vous je veux dire mon oraison.
*
Pardon (Perdόn)
Quand tu t’inclinas en attitude fervente
dans la sombre cathédrale déserte,
je vis, à la triste lumière qui brillait sur l’autel,
la pâleur de lune de ton front.
Et te voyant pleurer amèrement,
« Non, elle n’est pas mauvaise », m’écriai-je avec joie.
Pardonne-moi, femme : je ne croyais pas
que sût pleurer ton âme inclémente.
Hélas ! bien des heures a pleuré aussi,
crucifié sur la croix de ton amour,
mon cœur qui t’adore malgré lui !
J’oublie ta trahison et tes froideurs ;
si tu souffres, viens à moi ; mes bras
seront toujours ouverts pour qui pleure.
*
Dans l’église (En el templo)
Déserte était l’église ;
l’autel, éteint et silencieux.
Je crois encore humblement la voir
en prière devant Jésus crucifié.
Son visage était caché par l’agrément
d’une mantille ajourée.
Quand elle releva ses yeux rêveurs,
nous nous trouvâmes face à face dans la chapelle.
Qu’elle était pâle !…
« Pardon », dit-elle, tombant à genoux devant moi,
tandis qu’un nuage de larmes voilait
les claires étoiles de ses yeux.
« Pardon ! », répéta-t-elle, d’une voix
qui était une plainte éteinte et douloureuse.
Et à la fin j’ai pardonné. Qui ne le ferait
en voyant pleurer la femme qu’il aime ?
*
In memoriam (En memoria)
Les clochers pleurent par toute la ville ;
leurs larmes de bronze tombent dans ma solitude.
Quelles mains invisibles font retentir les cloches
qui sonnent dans la nuit, effrayantes et lointaines ?
Personne dans la rue… Ombre, dense, horrible pénombre ;
l’âme s’enivre de ténèbres. Distante,
on dirait qu’une voix douce me nomme…
C’est mon oreille qui rêve. La lumière vacillante
des lanternes cligne de l’œil comme une vieille fâcheuse.
J’ai peur. On dirait que quelqu’un m’attend,
invisible, dans l’obscurité ; de vagues formes astrales
montrent sur mon passage leurs traits irréels.
Sur chaque seuil quelque chose épie ; de chaque porte
me saisit une main squelettique et glacée.
C’est la Nuit, la Nuit sorcière, la nécromancienne
au long manteau d’étoiles. La magicienne hallucinante
que j’ai tant aimée, qui a dévoré ma vie
avec sa fièvre insatiable de vampire du sabbat ;
Vénus noire qui envoûte par son philtre lunatique.
La Nuit vaste et lugubre fut ma pire amante.
Les clochers pleurent dans la ville. Mon pas
m’entraîne dans les méandres des rues, au hasard.
Comme toutes les nuits, en cette heure calme
mon âme fuit de mon corps, mon âme vieille et triste.
Dans le profond cauchemar de la nuit, une étoile
brille sur mon front. Je pense : « Serait-ce elle ?
Les âmes des morts volent-elles jusqu’aux astres ?
Depuis quelle étoile lointaine voit-elle ma vie d’horreur ?
Sait-elle que je cherche les chemins cachés
où n’est que douleur, douleur, douleur ?… »
Je la baisai sur le front… Toute ma jeunesse,
mes rêves et mes succès s’en sont allés avec son cercueil.
Dans l’alcôve mortuaire flottait une intense puanteur
de fièvre et de remèdes. Était-ce cela, mon amour ?
Entre les quatre planches, sa beauté parfumée
souriait. Ô douleur de ce moment tragique !
Des fleurs sur son corps… Et, caché parmi les fleurs,
mon portrait, et mes lettres, et mes premiers vers.
Reliques ingénues de mes pauvres amours,
l’histoire juvénile de mes strophes sincères !
Le destin n’a voulu m’épargner aucune douleur… À présent
j’attends tristement que vienne mon heure…
Quelque chose, sous la terre, m’appelle. Quelque chose de moi,
avec son corps, dans le tombeau tremble de froid.
Inoubliable nuit ! La lumière des torches
éclaboussait les carreaux. On entendait les chants
de gens heureux. Et la nuit printanière
exhalait dans l’air sa fragrance nuptiale.
Je pleurais, pleurais, car Dieu voulut donner
à mon chagrin la divine consolation des larmes.
Femmes en deuil, rumeurs de voix. Lourde
fatigue dans mon esprit. Des ombres de cauchemar ;
l’odeur des roses se mêlait à l’intense
odeur de son cadavre ; à la lumière jaune
des cierges, avec horreur je voyais pourrir
la bouche que j’avais baisée en folie d’amour.
Puis on ferma la caisse noire ; dans son cercueil,
enlacée à son squelette, gît ma jeunesse.
*
Schopenhauer
Vieux Schopenhauer, douloureux ascète,
sinistre philosophe et poète acerbe !
Pourquoi m’avoir dit
que l’amour est triste, le bien incertain ;
pourquoi ne pas m’avoir caché que le monde est si triste ?
Même si c’est l’évidence !
J’aimais la vie ;
mais tu vins dire que tout est douleur,
que l’amour n’est que chair sensuelle et pourrie,
et depuis je n’ai plus de plaisir ni d’amour !
Et je vais par le monde ainsi qu’un mort,
ta voix empoisonne tout ce qui existe.
Dis-moi, horrible vieillard, même si c’est l’évidence,
pourquoi ne point m’avoir menti ?
Ô rude philosophe des négations,
j’étais rêveur, crédule et fort,
mais tu brisas le charme de mes illusions
et me donnes la vérité glacée de la mort.
Ta vérité profonde, amère dit :
« La vie est douleur et l’amour est angoisse.
Triste Humanité,
aimer c’est rendre éternelle la souffrance ! »
Sagesse cruelle et malheureuse !
L’amour est souffrance !
Mais sans amour
qu’importe la vie ?
Vieux Schopenhauer, triste amant
de la Mort, n’as-tu donc jamais aimé ?
N’as-tu jamais pleuré de douce émotion ?
Ou bien as-tu trop aimé
et ton cœur mortifié saigne-t-il encore ?
Amer poète, pourquoi m’as-tu dit
que le monde est douleur, le bien incertain ?
Désormais, toute ma vie mon âme sera triste.
Dis-moi, horrible vieillard : pourquoi ne m’as-tu pas menti ?
Même si c’est l’évidence !
*
Paix conventuelle (Paz conventual)
Ô si je pouvais être un moine solitaire
dans ce cloître bénit de profond recueillement,
avec une robe de bure brune, un bréviaire clément,
le cœur et la pensée en paix.
Avoir un crucifix, de même un crâne jauni
sur les vieilles pages d’un glossaire mystique,
et entendre venir la mort, pas à pas, dans le lent
égrènement des heures au vieux clocher.
Sentir mon esprit s’enflammer comme un cierge
aux pieds de Jésus, et adorer le martyre
de la chair, rongée de péché mortel.
Et, la nuit, extasié par la lumière mystique
des astres, sentir que de ma pourriture
s’envole le mystérieux papillon immortel.
… Les dahlias somptueux et les blancs jasmins
ne me troubleraient pas de leur carnation féminine
et je n’entendrais pas, en priant les matines,
les trilles divins de l’aveugle rossignol.
Pour toute chanson, le carillon cristallin ;
la colombe de l’Angélus qui vole dans les jardins
chrétiens, dans la blanche estampe vespérale,
à l’heure où les enfants voient les chérubins !
Ô si je pouvais être un moine solitaire
qui trouve la science tout entière dans son vieux bréviaire
et sait voir Dieu à la lumière de sa foi !
Et qui n’aie jamais senti, dans sa grande douceur,
sur sa chair d’homme la question de lumière :
« À quelle fin suis-je né… pourquoi ? »
*
Les enfants (Los hijos)
Ndt. Différent du poème supra portant le même titre.
Quand je regarde endormis mes enfants, ces petits,
j’éprouve une grande désolation.
« Comme peu dureront vos rêves bleus,
la paix de votre cœur ! »
Un enfant, c’est l’amour fait chair parfumée,
c’est l’essence du madrigal
que dans notre jeunesse odoreuse et lointaine
nous avons dit à la bien-aimée virginale.
La nuit, dans la propice ruelle solitaire,
entre les fleurs d’un balcon,
quand l’amour était poème, musique et prière
et lys de l’Annonciation.
Toute la poésie de notre amour sincère
et la passion pour la femme,
et mes rêves de gloire, dans le premier enfant
a fleuri tout ce que je voulus être.
Quand je vois mes enfants endormis, ces petits,
sourire et rêver,
avec leurs visages de nard, leurs boucles soyeuses,
il me vient l’envie de pleurer !…
Dans l’extase aveugle de l’ivresse des sens
j’ai tissé la trame de leur destin :
douleur, pauvreté, misère charnelle,
et puis l’abîme de la mort.
Je savais, en péchant, que la vie n’est point bonne,
que vivre est une grande souffrance…
Mais je ne fus pas coupable. C’est la sirène qui m’a séduit,
la divine sirène de l’amour.
Sa voix hallucinante enchanta mon oreille :
« L’amour est la seule raison de vivre ;
cet instant divin est la compensation
de la douleur de vivre et de mourir. »
Quand je regarde endormis mes enfants, ces petits,
mon cœur s’emplit de larmes.
« Comme peu dureront vos rêves bleus,
la paix de votre cœur ! »
*
Voix d’augure (Voces de agorería)
Toute la nuit, toute la nuit, comme une voix incertaine
angoissée par l’au-delà !
Toute la nuit, toute la nuit, près de la porte
un chien noir pleure !
Quelle ombre passe ?… Quelle ombre couvre les réverbères
dans les rues désertes, pleines d’angoisses profondes ?
Nul ne la voit !… Mais à son passage sur les chemins
froufroutent, macabres, les feuilles mortes.
Toute la nuit les clochers, dans le profond
silence, font retentir leurs lointaines voix fantomatiques ;
toute la nuit, comme un gémissement de l’autre monde,
emplit les vents le De Profundis des cloches !
Quelle horloge noire chante les heures tandis que les vies
– les plus fleuries ! – s’effritent dans les ossuaires ?
Quelles noires sorcières, quelles noires sorcières contorsionnées
battent l’étrange orchestre des clochers ?
Toute la nuit, brille dans la morte ruelle sombre
la lumière incertaine d’une fenêtre !
Toute la nuit, avec ses lamentations d’augure,
un chien est resté près de la porte.
Elle était si blonde ! Je la voyais derrière les carreaux
de cette fenêtre où passent des ombres en pleurs.
Elle était si blanche ! Puis vinrent les nuits d’automne
qui fanent toutes les roses.
Toute la nuit gémissent les noirs chiens errants !…
Ô pauvre vierge, morte dans le parfum de la jeunesse !
Deux hommes noirs hallucinants sont venus,
portant sur les épaules un cercueil !
*
Les yeux des chats (Los ojos de los gatos)
Que regardent leurs yeux verts,
dans l’ombre toujours fixés ?
– Elles voient les trépassés,
les pupilles des chats !
Yeux sorciers, qui la nuit
brillent comme des feux-follets,
verts boucliers magnétiques,
gemmes aux fulgurances étranges,
comme des émeraudes tombées
de la couronne du diable.
Que voient dans le noir
leurs yeux hallucinés ?
– Elles voient la danse des morts,
les pupilles des chats !
À la lune de février
ils soupirent sur les toits
et quand sonnent les douze coups
dansent dans les beffrois.
Yeux fixes dans l’ombre,
énigmatiques, effrayants,
qui de la lune recueillent
les rayons empoisonnés.
Que regardent-ils à minuit
dans les nuits de sabbat ?
– Elles voient passer les sorcières,
les pupilles des chats !
Dans les veillées d’hiver,
pelotonnés près du feu,
brillent comme des sous d’or
leurs yeux extatiques.
Ils entendent les désuètes légendes
de voleurs et de lutins,
immobiles… et tout à coup
leurs yeux dorés se tournent
vers le mystère inquiétant
d’une chambre inoccupée.
– C’est qu’elles ont vu une âme en peine,
les pupilles des chats !
Yeux qui connaissent la science
ténébreuse des mages ;
qui ont vu sainte Walpurgis
forger des sorts et des incantations.
Ils voient les âmes mordues
par les larves des péchés
et la chair frivole tomber
dans les rets de la luxure.
Et quand dans la chambre triste
d’un malade on entend un vague
gémissement et que s’ouvre une porte
toute seule sans bruit, le chat
domestique se hérisse, et fulgurent
ses étranges yeux verts.
Que regardent ses yeux,
toujours fixés dans le mystère ?
– Elles voient venir la Mort,
les pupilles des chats !
*
La rose de la Saint-Jean (La rosa de San Juan)
Ndt. La « rose de saint Jean » est en Espagne un des noms du millepertuis, que l’on suspend au-dessus des images saintes la nuit de la Saint-Jean, et qui, au Moyen Âge, était employé dans les exorcismes.
La nuit de la Saint-Jean,
à la clarté de la pleine lune,
les jeunes filles
cherchent des fleurs dans les bois.
Les cloches de la Saint-Jean
sonnent les douze coups ;
par les sentiers sauvages
vont les armées
de la chauve-souris Satan.
La nuit de la Saint-Jean, les sorcières
dans les bois cherchent des herbes mystérieuses
et les jeunes couples torsadent des danses harmonieuses
– danse et rite – à la lumière des feux de joie.
« Cloches de la Saint-Jean,
dissipez les noirs chagrins,
car je souhaite passer la nuit
avec une beauté brune. »
Dans le clocher
l’horloge égrène des larmes de bronze.
Un hibou nécromantique s’envole, une corneille savante crie.
En son grimoire un sorcier cherche ses recettes ténébreuses,
et dans une ruelle obscure se trouve une maison hantée
qui se remplit, aux douze coups, de visions effrayantes.
Ce sont les rondes des morts
qui sur terre descendent
célébrer le miracle
de la nuit de la Saint-Jean.
Sylphides bleues, nains barbus,
rouges salamandres, ondines chanteuses,
main dans la main
vont par les bois
et comptent joyeux les heures
de la nuit de la Saint-Jean.
« Si tu souhaites voir
ton amoureux dans tes rêves,
sous ton oreiller
place un miroir. »
Et tu le verras,
parce qu’elle est toute fleurie de miracles,
la nuit de la Saint-Jean.
La Légende est passée dans les bois,
le front couronné de verveines ;
la Légende est passée dans mes rêves,
faisant divinement éclore mainte espérance.
Sur le bord d’un ruisseau
se trouve la Camarde vêtue de deuil ;
jusqu’au lever du soleil,
elle ne touchera point sa faux.
Brûle la fleur de fougère1
sur le lin virginal ;
cueille la fleur de verveine
la nuit de la Saint-Jean.
Tu seras grand comme les rois, riche comme Crésus,
puissant et magnifique.
La nuit de la Saint-Jean est pleine de vertus
d’un pouvoir surnaturel.
De parfums de légendes la nuit est embaumée ;
les constellations dessinent des prophéties millénaires.
Tout est écrit au ciel et l’homme ne sait rien,
soumis à l’absurde noria des jours et des jours…
La nuit de la Saint-Jean, pour qui sait les entendre,
des hymnes triomphaux chanteront le Mystère ;
les ondines nous diront l’enchantement des perles
et les sylphides les grandes symphonies sidérales.
Et les salamandres ignées révéleront les arcanes
par lesquels le feu purifie et peut être cruel comme la douleur,
et les nains cagneux aux barbes d’argent
danseront des rondes joyeuses autour du chêne.
Ce sont les gnomes qui travaillent dans les cavernes mystérieuses
et connaissent l’énigme des formes florales,
qui mettent le feu du soleil dans le sang des roses
et la neige de la lune dans les parfaits lotus.
Alchimistes ignorés, merveilleux lapidaires,
avec le soleil et l’eau ils font des joyaux magiques
et façonnent dans leurs grottes des encensoirs fabuleux
avec des parfums de fleurs d’oranger, de jasmins et d’œillets.
L’âme ouverte au prodige saura tous les mystères
qui dans les bois, aux douze coups, lui seront révélés ;
mille étoiles le dessineront, mille psaltérions le chanteront,
si elle trouve la rose magique de la nuit de la Saint-Jean.
1 La fleur de fougère : « la flor del helecho », légende qui serait d’origine slave et relative à la nuit de la Saint-Jean. La fougère, qui n’a pas de fleurs, pendant cette seule nuit de l’année en produirait qui possèdent des vertus magiques. L’écrivain français Henri Pourrat a recueilli la même légende en Auvergne.
*
Avila (Ávila)
Les mendiants d’Avila sont couleur de terre
et couvrent leurs charognes de bure brune ;
leur voix rumine des oraisons et leurs yeux errent
sous le romantique linteau d’une église moyenâgeuse.
Caryatides jaunies, rongées par le temps,
comme deux statues moisies, rêvent près du porche
le compère Bartolo, gémissant et guenilleux,
et la vieille Mari-Santos, portant rosaire et besace.
Des cloches lentes pleurent leur lamentation millénaire ;
de noires ombres de robes talaires passent au bord de la place ;
les mendiants geignent leur confuse supplique
tels des saints vétustes couverts de mousse.
Ceinture de murailles d’un or médiéval,
nuages bruns, terres couleur de bure ;
théories de moines en procession,
et le crépusculaire et funéraire brimbalement
de la cloche de la Cathédrale.
Silence monastique ; lumière de neige sur les sommets
du pays ; jeunes filles pieuses et fanées ;
les habits blancs des dominicains
et l’humilité des brunes sandales carmélites.
Murs croûteux, jalousies touffues…
Le long des murs en pisé les noires dévotes
marchent au ronron de leurs crédos et avé Maria
comme des figures de sabbat d’anciennes légendes.
Le cierge funéraire d’une lune jaune brille
sur ce reliquaire de la dure Castille.
Blasco Jimeno passe dans une rue obscure
(fantôme héroïque avec armure et lance).
Dans la nuit d’Avila s’ouvrent les ossuaires
et les cohortes des spectres se répandent sur la ville :
galants en harnois et mystiques princesses
aux belles mains, telles des bouquets de lys, en croix.
Comme les caprices de l’écume, ou de lunaires arabesques,
resplendissent les plumets des anciens chevaliers ;
les croix gothiques saignent sur les suaires blancs ;
les yeux sorciers des moines templiers étincellent
et les abbés guerriers conduisent leurs mesnies.
Des moines noirs trépassés aux horribles têtes de squelette
jaunes sous la lugubre coule
suivent Thérèse dans des escaliers de lumière,
et elle, en des vers à l’odeur de printemps,
soupire ses poèmes à saint Jean de la Croix.
Alchimistes et incantateurs2 aux longs chaperons
cherchent dans leurs grimoires des recettes sataniques,
et tandis que passent les fantômes, une chouette grince
son chant entre les fissures des tours romanes.
Les mendiants d’Avila sont couleur d’argile
et parlent avec une voix de moyen-âge ;
on dirait des saints taillés dans la pierre jaune
du porche de la Cathédrale.
2 Incantateurs : Carrère emploie un terme inconnu des dictionnaires espagnols et même d’internet, estrigo, qui semble, compte tenu du contexte, emprunté à l’italien strego (plus communément stregone) : sorcier. À moins qu’il ne s’agisse d’une coquille pour estrige, une chouette, en sachant qu’un des autres noms de la chouette en espagnol est bruja, c’est-à-dire sorcière. Le latin striga, l’italien strega dérivent eux-mêmes du mot latin pour une chouette (strix).


