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Poésie des Jindyworobaks (Australie)

Ces traductions font suite à mon billet Poésie aborigène d’Australie – révolutionnaire (x), un grand succès de ce blog en termes de fréquentation, présentant des poètes aborigènes contemporains de langue anglaise.

Les Jindyworobaks sont un mouvement littéraire australien, actif des années trente aux années cinquante. Ce sont des auteurs blancs qui, dans leur souhait de rendre la littérature australienne moins dépendante de ses racines anglaises, donc moins « coloniale » – car cette sujétion coloniale devait tendre à l’imitation, au maniérisme, à l’inauthentique –, chercha en particulier à faire fonds sur la culture aborigène, d’ailleurs encore assez mal connue à l’époque. Cette démarche fut largement ignorée par les uns et mal comprise par les autres : on reprocha notamment à ces auteurs de chercher à rendre les lettres australiennes plus authentiques à l’aide d’une culture d’emprunt. Par ailleurs, dans le contexte politique des années trente, cette affirmation culturelle se doublant, via les contacts de ce groupe avec l’essayiste Percy Reginald Stephensen, d’une volonté « nationaliste » de mettre fin au statut de dominion de l’Australie, devait faire basculer l’entreprise du « mauvais côté » de l’histoire au moment où la Grande-Bretagne cherchait à mobiliser l’ensemble de ses dominions dans la guerre contre l’Axe.

Outre les publications respectives de ses principaux auteurs, le mouvement publia de 1938 à 1953 des Jindyworobak Anthologies.

Le nom Jindyworobak est un mot aborigène signifiant « contact, jonction », le mouvement cherchant, pour la première fois dans l’histoire des lettres, un contact avec la culture aborigène, façonnée par l’environnement australien et donc authentique dans sa relation à cet environnement. La pensée Jindyworobak présente également les linéaments d’une conscience écologique : les poèmes de Ian Mudie sur le phénix australien qui n’existe pas et ne peut donc renaître de ses cendres ou sur les hommes blancs qui « tuent toute la nature » aborigène (slay all our wilderness) en sont un exemple poignant.

Les auteurs ici traduits sont : Rex Ingamells, l’initiateur du mouvement, avec cinq poèmes (plus exactement, trois poèmes et deux extraits), Ian Mudie (9 poèmes), William Hart-Smith (2 poèmes) et Roland Robinson (3 poèmes). Les textes sont tirés d’une anthologie consacrée au mouvement par Brian Elliott : The Jindyworobaks, University of Queensland Press, 1979.

Drapeau aborigène surimposé à la carte de l’Australie. Ce drapeau a un statut officiel dans le pays depuis 1995.

*

Beauté mélancolique (Forlorn Beauty) par Rex Ingamells

Ô j’ai vu dans l’aube un sommet flamboyant
au bout d’une mer de sable. Il était seul,
et nu de tout sauf de couleur ; nuls bosquets
ne couvraient ses flancs d’un manteau broussailleux.
Pelé par les vents du désert, par des soleils intenses dépouillé
des plus tendres dons de la Nature, il semblait méditer tristement,
comme s’il savait que sa beauté ne pourrait jamais
apporter aucune joie, à tout jamais puissante et mélancolique.
Rien d’autre dans ce vaste espace solitaire
ne transpirait la Beauté ; et je regardais émerveillé,
en songeant qu’ici même elle régnait encore ;
en songeant que, son esclave fervent, avec une grâce à toute épreuve
ce sommet dans l’aube flamboyait depuis des siècles,
et flamboyait en ce jour, et flamboierait jusqu’à la fin des temps.

*

Ngathungi par Rex Ingamells

Cet ossement, dont la chair qui l’entourait a été
mangée par mon ennemi,
je le couvre de graisse animale, de cheveux d’homme
et d’argile prise entre les racines d’un arbre de la rivière.

Puis je l’applique solidement
au fémur d’un kangourou
avant de le mettre au feu, pour que l’homme que je hais,
ne faisant qu’une seule âme avec lui, meure aussi.

Il crache et crépite dans le feu ;
il craque et s’effrite en fragments noirs.
On ne dira jamais plus son nom,
et je garderai la joie de mon acte pour moi seul.

*

L’aube dans le désert (Desert Dawn) par Rex Ingamells

C’est un fantôme qui marche avant de naître.
Il vient comme une promesse tenue.
L’avoir connu, c’est aspirer du cœur et des yeux
au long silence,
au long, long silence
sous la lumière des étoiles dans le désert venteux,
en attendant le lever du soleil.

*

Fragment tiré de Le peuple gangrené (From The Gangrened People) par Rex Ingamells

NdT. Je traduis en entier le fragment tel qu’il figure dans l’anthologie (le reste du poème a été laissé de côté par l’éditeur de l’anthologie lui-même).

Ceux qui voudraient que les poètes se réjouissent
dans les temps présents
ne sont point dévots de la beauté ;
ils craignent la page vraie,
incitent les fous à chanter
pour une maigre pitance
de peur qu’ils mordent
pour rien.

Je ne souhaite aucune louange
pour mon amour de la beauté
de la part de ceux
qui n’aiment point la beauté :
les hochements condescendants de la tête
tandis que la main signe un chèque
m’ont convaincu
que la beauté demande
le meurtre.

*

Tiré du poème Uluru : Une apostrophe au Mont Ayers (Extracts from Uluru: An Apostrophe to Ayers Rock) par Rex Ingamells

NdT. Même remarque que pour le précédent poème. / Uluru est le nom aborigène de l’Ayers Rock, Atila celui du Mont Conner et Katatjuta celui des monts Olga.

Uluru des aigles, entre
Atila, montagne au sommet plat,
et les trente piliers agglomérés de Katatjuta…

J’ai connu l’aurore
comme un unisson éclatant d’oiseaux célébrant
la magnificence du Mont, Uluru ;
J’ai vu le Soleil
dans son voile de tresses protéger son visage
de l’étincellement vespéral du Mont, Uluru ;

J’ai vu la nuit
telle une radiance de lune, les cigales chantant
l’étonnante histoire du Mont, Uluru.

Sûrement j’ai prouvé l’élision du Temps,
suis allé plus loin que la distance pour boire aux sources de la merveille !

Bosquets après bosquets, d’acacias et d’eucalyptus,
Sommets après sommets, vallées après vallées…
La multitude des collines de sable traversent la distance :
le spinifex salé,
spinifex bleu,
buissons bleus, buissons de sel,
la multitude des collines de sable…

Lézard et serpent
murmurent sur l’étendue,
murmurent près des pierres et des brindilles, ou ne font
pas le moindre bruit…

Les casuarinas paradent sur la plaine de sable rouge
dans le midi lourd de canicule…

Des myriades d’herbe argentée
forment un brouillard sur la terre à la lumière de la lune.

Ce ne serait pas assez de marcher,
les pieds douloureux, mille kilomètres vers toi, Uluru,
Montagne, Uluru, sur les arides et dures
étendues de sable et de cailloux, crêtes et vallées,
parmi les buis de sel, buissons bleus, spinifex, acacias,
casuarinas,
sous le bleu impassible.

L’arrivée n’est pas seulement physique : c’est
l’acte du rêve dans le sanctuaire intérieur,
avec le soleil et les étoiles, le soleil et les étoiles,
lune après lune,
bâton messager et amulette,
puits naturel et dune.

L’approche, Uluru, doit
se faire avec des yeux clairs pour embrasser
les grands contours rouges ou le noir rempart d’étoiles,
ainsi qu’avec un esprit fervent pour faire
l’incroyable voyage qui reste
encore à faire
au-delà de la vue, du toucher et de l’ouïe.

L’approche, Uluru, doit
se faire depuis un Passé si lointain
que l’Homme n’est qu’un périlleux rêve de la Nature,
instinct de l’Être,
et soleils et tempêtes battent furieusement
un vaste, inébranlable diprotodon de pierre.

L’approche doit être dénuée de tout Savoir, hormis
de ce qui vaut la peine.

Ici le wallaroo a sauté par-dessus
l’amas de cailloux sur la face occidentale ;
ici le soleil frappe et les âges passent ;
ici la lune est
un chasseur armé de brillants woomera, lance et boomerang,
foulant les escarpements où à l’aube du monde les vents chantaient
les mêmes chansons qu’à présent,
entonnant d’imposants corroborees du Temps du Rêve
ici, vaste Mont,
à travers tes grottes et tes arbres pressés.

En sortant de l’une de tes Cavernes peintes,
je sus que j’étais pour toujours une part de toi,
fortifié par l’ocre, le charbon et l’argile,
par des éternités d’ocre, de charbon et d’argile,
pour entrer dans ton obscurité bigarrée d’Être hors du temps –
hier, aujourd’hui et chaque jour à venir
un éternel acte de rêver dans ton cœur, Uluru.

Quand je sortis de l’une de tes Cavernes peintes,
toi et l’aigle vous éleviez ensemble
dans le bleu ardent ;
et, dans ton ombre ondoyante, Uluru, je connus
la force vitale qui sourd solitaire
de ta prodigieuse quiétude de pierre.

*

Une vision dans la rue (Street Vision) par Ian Mudie

Par une nuit de brume la brousse est revenue
dans les rues de la ville, j’ai vu
un reflet de jeune eucalyptus, un tronc rugueux d’acacia noir
et les tortillons des broussailles ; là devant moi
le casuarina en deuil des morts, morts il y a longtemps,
les gommiers rouges près de la rivière
éclipsaient la lumière des néons et laissaient l’éclat
de la lune descendre le long de la brume, illuminant
de blanc les eucalyptus disparus jadis.

Cette nuit de brume, la brousse est revenue
dans les rues de la ville, j’ai vu
les yaccas pointés vers les étoiles, près du lieu
où dort le grand kangourou, qui ne rêve plus du
boomerang et de la lance ; cette nuit j’entendis
la chouette mopoke annoncer les heures où
seul un rêve existait avant la tour de l’horloge. – Et puis
la brousse repartit ; un arbre anglais
s’affalait sans vie sur la place détrempée.

*

Terre (Earth) par Ian Mudie

La terre est notre feu, notre nourriture, notre beauté,
de la terre vient la matière de notre esprit ;
toutes les choses que nous aimons sont de la terre,
la terre nous façonne, de la terre
nous naissons, et de la terre
nous recevons le savoir.

Nous mangeons et ce que nous mangeons est de la terre,
nous buvons et la saveur du vin
est faite de terre.

N’est-il pas bon d’aimer
la terre que nous connaissons ? La vigne qui pousse
sous l’eucalyptus fait un vin d’une saveur
étrangère aux crus du nord.

La terre est ainsi notre sang ;
allons-nous déformer notre esprit
comme s’il vivait d’une terre allogène ?
La terre dans notre sang.
Notre terre.
Cette terre.

*

Sois en colère (Have Anger) par Ian Mudie

Pleure pour eux, pleure pour les totems perdus,
pour les tribus vaincues par le destructeur –
effacées sous les roues de sa soif
du profit qui ne profite pas à ta virilité.
Pleure pour elles, les maisons des morts incendiées,
et là où tes domaines tribaux contiennent du gypse
fais-en des casques de deuil pour la terre veuve.
Pleure mais ne laisse pas tes larmes être faiblesse,
garde-les de la pitié et de l’apitoiement sur soi
et des larmes qui ne sont ni d’un homme ni d’une femme
mais de monstres créés en toi par des dieux étrangers.
Pleure mais laisse à tes larmes la colère,
le puissant désir des hommes et des femmes
de tuer les choses qui les détruiraient.
Sois en colère, une forte colère qui démantibule,
un colère qui brandit la lance, l’affirmation et le bâton,
contre les destructeurs de totems, contre les assassins de nos cœurs,
contre la conforme docilité d’autres dieux.
Sois en colère contre ceux qui,
jetant nos dieux aux ténèbres,
brisant les amulettes,
arrachant les arbres totémiques,
nous tuent toute la nature.

*

Si c’est trahison (If this be treason) par Ian Mudie

Note de l’éditeur : « Ce poème se réfère à l’internement d’un groupe d’écrivains associés à P.R. Stephensen et au Mouvement Australia First. » (Voyez mon introduction à ce billet.)

Alors c’est trahir quand l’amour de notre terre
fortifie nos cœurs et y circule
à chaque heure du jour ?
Alors c’est trahir quand notre esprit
ne se meut qu’au gré des vents natals,
quand nous rêvons d’unité
et de la haute vocation de notre pays,
quand nous voulons voir
un avenir national
triompher dans nos chants,
quand nous voulons être
les serviteurs volontaires
du rêve de l’Australie ?

Si c’est trahison, que tout arbre alors
tombe sous la hache, que toutes les fleurs courageuses
se fanent en félonne disgrâce.
Si c’est trahison, alors la terre elle-même
outrage l’État,
et chaque brindille, chaque pierre
conspire au renversement de l’ordre établi,
l’assassinat est en gestation
dans chaque waratah, le sabotage des acacias
couve sur chaque vallon doré.

Si l’amour du pays est une lâche trahison,
que le soleil devienne noir et solide la mer.

*

Il n’existe pas de Phoenix Australis (No Phoenix Australis) par Ian Mudie

NdT. Un poème qui prend une résonance singulière après les mégafeux de 2019-2020 en Australie.

L’immobilité frissonne, un murmure métallique
traverse les feuilles tournées vers le soleil,
les oiseaux béent dans la pénombre suffocante,
une tornade court à travers la clairière,
emportant les feuilles mortes et la poussière chaude,
puis disparaît, poursuivant sa course au loin, ou bien soudain expire.
Un oiseau appelle, puis se tait, et loin sur la route
un cheval bouge dans le mirage, puis s’immobilise.
Un camion passe, cahotant, geignant et pétaradant,
puis la poussière en suspension dérive parmi les branches,
se répand, se pose et disparaît.

Et toi, le meurtrier à la boîte d’allumettes,
Prométhée nain,
les branches nues et noires pointeront des doigts accusateurs.
Souviens-toi qu’il n’y a pas de phénix
dans notre mythologie.

*

Un jour, peut-être au printemps (One day, perhaps in spring) par Ian Mudie

Ne faites pas de lois pour nous, ne brandissez pas le doigt contre nous,
ne nous dites pas ce que nous devons faire ou ce que nous devons penser,
les vêtements que nous devons porter ou la manière dont nous devrions parler,
car nous n’agissons selon ce qui vous semble bon que tant
que cela nous convient. Aujourd’hui, demain,
ou peut-être le jour d’après,
nous brûlerons vos dictionnaires, déchirerons vos manuels
et utiliserons vos éditoriaux à des fins sans élévation ;
car nous sommes le peuple, nous sommes la marée de l’humanité,
et de temps à autre nous tournons à droite ou tournons à gauche
sans que personne nous ait dit de le faire,
nous, le peuple méprisé, la racaille, les non-intellectuels,
et vous n’êtes alors plus que des chefs sans cortège, n’allant nulle part
– éditorialistes, politiciens, « gens biens », boss de syndicat,
planificateurs, agitateurs, boss de syndicat, pacifistes, va-t-en-guerre,
pédants, professeurs, présidents de ci ou ça ou autre chose,
vous qui recevez votre commission pour nous organiser,
qui enflez vos profits ou vos égos en marchant à notre tête,
tous les chefs autoproclamés, qui jacassez à tue-tête –
vous vous retrouvez soudain sur une branche sans arbre ;
et vous découvrez que nous ne vous écoutons pas,
que nous ne parlons pas la même langue que vous,
et que nous n’irons pas où vous voulez nous voir.
Les plans que vous avez tirés pour l’avenir
sont réduits en miettes, nos poings ayant frappé,
et vos poteaux indicateurs servent de petit bois pour le feu.
Alors, si vous nous voyez aller quelque part où nous ne devrions pas
– ou quelque part où vous ne pensez pas que nous devrions aller –
ne restez pas plantés devant nous comme des agents de la circulation à leur poste,
la main levée pour nous arrêter ou nous demandant
de détourner notre marche dans une rue adjacente. N’essayez pas.
Nous ne vous verrons même pas. Nous
ne saurons même pas que vous êtes là ; nous irons tout droit.
Et un matin quand vous vous lèverez comme d’habitude
plus personne ne lira vos journaux,
n’écoutera vos radios, n’obéira à vos lois ;
il n’y aura personne pour préserver le statu quo, combattre vos guerres,
maintenir la paix pour vous ou mener à terme vos révolutions
– absolument personne.
Nous serons tous allés pêcher, ou bien au pub,
ou bien nous serons restés dans nos jardins ou dans nos lits.
Vous découvrirez
que nous n’avons accepté de bâtir vos villes,
de pointer à vos horodateurs, d’écouter vos discours
et de vous aider à renverser ou à soutenir des gouvernements
que parce que nous ne pouvions être forcés à tout changer,
n’ayant jamais eu assez d’énergie pour vous dire d’aller au diable,
et parce qu’après tout un cirque c’est amusant un moment,
surtout quand la direction pense qu’on est
un des clowns ou peut-être une otarie du spectacle.
Mais ce matin-là le soleil brillera,
ou bien il aura plu ou autre chose,
et nous poserons simplement nos outils et laisserons votre civilisation
rouler dans un coin poussiéreux comme des copeaux de métal,
et nous ferons ce que nous voudrons.

Alors vous vous rendrez peut-être compte
que nous, la racaille, le peuple, la tourbe que vous avez méprisée,
ne vous écoutions pas,
n’écoutions pas,
pendant des milliers d’années
n’écoutions pas.

*

Le héron bleu (The Blue Crane) par Ian Mudie

Je ne suis pas le poète de la solidarité entre les hommes,
je ne chante pas la fraternité universelle
ni l’unité de toute l’humanité
d’un bout à l’autre du monde
– je chante seulement la solitude,
la secrète solitude intime
que chacun serre heureux contre son cœur.

Je ne suis pas une grue brolga grégaire,
ni un étourneau ou un moineau volant en essaim,
je suis seulement un inélégant héron bleu
qui maraude dans la vase au bord des étangs,
le long des barrages ombragés d’arbres,
ou pêche des pensées
dans des marécages où personne d’autre ne semble vivre,
si ce n’est mon reflet fantomatique froissé par les herbes.

*

Intrus (Intruder) par Ian Mudie

Quand je marche,
je ne sais pas
quel ancien sol sacré
mon pied profane peut-être
ou bien si mes pas me conduisent
sur les lieux où un héros légendaire perdit son sang
ou versa le sang d’autrui
ou donna le feu à l’homme
dans le lointain temps du rêve.

Vénérables Anciens disparus
de la tribu morte il y a longtemps,
pardonnez
ma violation du tabou,
mon intrusion non cicatrisée ;
n’envoyez pas
un détachement de justiciers
hanter mes rêves.

Vous comprenez sûrement
que ma conscience
est déjà bien assez
contrite.

*

Vengeur (Avenger) par William Hart-Smith

C’est celui qui hier encore avait un nom,
cette présence dans la nuit qui m’effraie.
Ce sont ses yeux qui regardent
à travers les branches qui se balancent ;
ce sont ses pieds
qui foulent doucement les feuilles parmi les pierres,
brisant un bout de bois, un fragile bout de bois,
fragile comme un os.

C’est celui qui n’est pas encore enterré,
dont le corps n’a pas encore été emporté,
dont le souffle est dans les feuilles de tous les arbres.

Bien qu’il soit enveloppé d’écorces et lié par des joncs,
que ses yeux soient caves et ne voient plus,
que sa bouche soit muette,
bien que ses membres soient comme le joint d’un bâton de jet
que nul sans le rompre ne peut plier,
il marche la nuit
et je n’ose dormir.

Je voudrais trouver la paix dans la caverne,
trouver dans ma solitude la paix
du feu à mes pieds,
mais je suis plein de peur.

Ses lances étaient vraies,
mais mon bouclier fut rapide comme un oiseau plongeant,
rapide comme la lance qui frappa quand vacilla son bouclier,
vacilla comme les ailes d’un oiseau frappé en plein vol.

J’entends son fort soupir
dans les feuilles du bois.
Son souffle est dans le feu qui saute à mes pieds
et ses yeux regardent depuis les braises rougeoyantes.
J’ai peur de lui.

Je n’ose dormir,
je n’ose fermer les yeux,
croyant le voir partout dans l’obscurité.
Je n’ose me lever
et marcher dans l’obscurité.

Quand je me tourne de côté,
tout mon dos est froid à cause de la peur ;
Quand je me remets sur le dos,
ses yeux me scrutent à travers les branches qui se balancent.

C’est comme si la nuit ne devait jamais finir,
comme s’il avait lié la nuit avec des joncs
pour qu’elle ne puisse s’échapper.

*

28 avril 1770 (April 28th, 1770) par William Hart-Smith

NdT. Le 28 avril 1770, le capitaine Cook aborda sur le continent australien. Le poète évoque à la première personne les impressions d’un Aborigène au cours de cette rencontre.

Comme mon père avant moi
je me tenais debout laissant mes membres réclamer l’immobilité des arbres
tandis que les vagues se jetaient avec force à mes pieds,
ma lance levée pour frapper.

Je combattis mon étonnement
et le maintins silencieux et calme
tandis que je tenais ma lance prête à frapper les poissons,
rapides ombres dans le tumulte d’écume.

Je combattis ma peur,
lui parlant comme je me parle à moi-même,
et ne voulus pas non plus lever mon regard une autre fois,
quand Cela s’approcha flottant sur les eaux.

Et quand nous vîmes qu’ils étaient blancs de peau,
la peur nous envahit et nous courûmes nous cacher loin d’eux,
qui vinrent et prirent nos lances,
qui laissaient sur le sable blanc des empreintes sans orteils,
qui nous appelaient et nous faisaient signe
puis s’en allèrent, et que nous n’avons plus jamais revus.

Avant que Cela fût venu qui les portait,
avant que cette chose nouvelle se produisît,
le jour succédait à la nuit sans question,
la marée succédait à la marée, la vague à la vague,
se brisant à mes pieds,
et je faisais dire à la voix des vagues ce qu’elles voulaient.

Mais à présent elles posent la question,
tournent et retournent la question,
brisent la question
et me rapportent complète encore
la question, qui est également dans le vent,
dans les voix murmurantes de la nuit,
dans les yeux de tous ceux qui les ont vus venir et repartir.

*

Nalul le borgne parle (One Eyed Nalul Speaks) par Roland Robinson

NdT. Dans ce poème et les suivants, le poète retranscrit les paroles d’Aborigènes qu’il a recueillies.

Écoute, homme blanc, même si tu es venu ici,
amenant du bétail, construisant des parcs à bestiaux, des maisons,
ce n’est pas ton pays. Chaque point d’eau,
chaque plaine, rivière, rocher, billabong est notre rêve
et a toujours appartenu à mon peuple depuis le Temps du Rêve.

*

L’enfant qui n’avait pas de père (The child who had no father) par Roland Robinson

Raconté par Fred Biggs

Avant que l’homme blanc arrive
avec ses moutons,
les plaines étaient couvertes de
toutes sortes de fleurs.

Deux sœurs partaient marcher
tous les matins parmi
les fleurs, à la recherche
de nourriture.

Au temps où ces sœurs marchaient
parmi les fleurs,
il n’y avait aucun homme
dans le monde entier.

Un soir, alors que l’une des sœurs
marchait ainsi,
elle vit une fleur et se baissa
pour la cueillir.

À l’intérieur, la fleur ressemblait
au visage d’un enfant.
Elle prit deux morceaux d’écorce
et posa la fleur

entre les deux, au pied
d’un tronc à terre. Elle n’y pensa
plus et continua de marcher
parmi les fleurs.

Le soir suivant, cette sœur
retourna sur les lieux. « Oh, cette fleur
a de plus en plus
le visage d’un enfant. »

Elle prit une fourrure d’opossum
pour en envelopper
la fleur, puis laissa celle-ci
de nouveau sous l’arbre.

Le soir suivant, quand cette sœur
revint pour voir
la fleur, elle trouva un bébé
qui dormait.

Elle découvrit que ses seins avaient du lait.
Alors chaque soir
elle partait à travers les fleurs
nourrir le bébé.

Sa sœur vit
que ses seins étaient formés.
« Oh, tu dois avoir un bébé. »
« Oui. » « Où est-il ? »

« Là-bas parmi les fleurs. »
Les sœurs y allèrent
et trouvèrent l’enfant, qu’elles emmenèrent
dans leur grotte.

Cet enfant devint un homme
intelligent et sage.
Ensuite il monta
au ciel.

Et chaque fois que j’entends
les hommes blancs prêcher,
cette histoire me revient
à l’esprit. Cet enfant

était comme Jésus, il est venu
au monde
sans père. Il fut
formé d’une fleur.

Cette femme toucha cette fleur.
Si elle n’avait pas
cueilli cette fleur, rien de tout cela
n’aurait pu se produire.

*

Jarrangulli par Roland Robinson

NdT. Je me suis servi d’une version en ligne car je trouvais dans le texte de l’anthologie quelques incohérences.

Raconté par Percy Mumbulla

Entends ce lézard chanter,
c’est Jarrangulli.
Il chante pour qu’il pleuve.
Il est dans un trou en haut de cet arbre.
Il veut que la pluie remplisse ce trou
et le couvre lui.
Cette eau lui durera jusqu’à
ce que passe la sécheresse.

Il fait sec quand il chante,
Jarrangulli.
Dès qu’il commence à chanter,
Jarrangulli,
il est sûr d’apporter la pluie.

Ce compère, c’est le vrai lézard de pluie.
Il est pareil aux cacatoès noirs,
ce sont les compères qu’il faut pour la pluie.

Son venin est mortel. C’est
Jarrangulli.
Il te mordra pour sûr.
Si tu grimpes à cet arbre et passe ta main
au-dessus de ce trou, il te mordra pour sûr.
Il est noir avec des raies blanches.
Jarrangulli.
Il chante pour qu’il pleuve.

Poésie aborigène d’Australie – révolutionnaire

Les poèmes suivants, traduits de l’anglais, sont tirés de l’anthologie Inside Black Australia: An Anthology of Aboriginal Poetry (Penguin Books, 1988) (En Australie noire : Anthologie de poésie aborigène), réunie et présentée par l’écrivain et poète aborigène Kevin Gilbert.

Comme dans l’anthologie elle-même, les femmes sont bien représentées dans ma sélection puisque, sur neuf poètes, cinq sont des femmes, et, sur seize poèmes, neuf sont d’une plume féminine.

Les neuf poètes en question sont : Julie Watson Nungarrayi (un poème), Eva Johnson (un poème), Ernie Dingo (poète et acteur ; un poème), Bobbi Sykes (quatre poèmes), Oodgeroo Noonuccal, nom de plume (aborigène) de Kath Walker (deux poèmes), Robert Walker (décédé en prison à la suite des violences de ses gardiens, en 1984, à l’âge de vingt-cinq ans ; quatre poèmes), Steve Barney (un poème), Joy Williams (un poème) et Kevin Gilbert (auteur de l’anthologie ; un poème).

L’introduction de Kevin Gilbert dresse un tableau douloureux de la condition des Aborigènes. La colonisation de l’Australie fut extrêmement cruelle et macabre. Outre les blagues à tabac fabriquées avec des scrotums d’Aborigène (Introduction, p. xxi), on peut également citer le passe-temps des premiers Anglais d’Australie appelé « lobbing the distance » et qui consistait à enterrer des enfants aborigènes jusqu’au cou dans le sable pour voir qui enverrait la tête des malheureux le plus loin à coups de pied (xxii).

Plus connue est la pratique d’enlever les enfants aborigènes à leurs parents pour les élever dans des foyers blancs (évoquée dans le poème Une lettre à ma mère d’Eva Johnson, ci-dessous), officiellement pour civiliser les Aborigènes et, concrètement, comme trafic de travailleurs domestiques non payés.

Dans les années quatre-vingt du vingtième siècle, après plusieurs décennies de ce processus de « civilisation », les Aborigènes d’Australie connaissaient le taux de mortalité infantile le plus élevé au monde, et une espérance de vie de 49 ans pour les hommes et de 52 ans pour les femmes (xxiii).

Enfin, une note à l’attention du public qui ne serait pas familier avec la culture aborigène d’Australie, sur l’emploi de « rêve » et « temps du rêve » (dreamtime) dans les traductions : cela renvoie le plus souvent non pas non au phénomène physiologique mais à la conception religieuse spécifique des Aborigènes, à savoir à l’alcheringa, traduit par la littérature scientifique par « temps du rêve ».

Dreamtime Sisters (Soeurs de l’alcheringa), par Colleen Wallace Nungari

*

Pardon (Sorry) par Julie Watson Nungarrayi

J’entrai en rampant.
Le lieu était étroit et sombre.
Les rochers me surplombaient comme des dents :
dents essayant de mordre,
dents pour la défense des peintures.

Je m’allongeai sur le dos.
La voûte était trop basse pour rester assise.
Les kangourous sautaient le long de la voûte,
les serpents glissaient,
les varans couraient,
les émeus se pavanaient.

Je me demandais qui les avait mis là,
qui les avait peints avec des pinceaux de bois mâché,
l’un rouge, l’autre blanc, l’un ocre, l’autre noir ?
Ils les ont mis là il y a longtemps…
Les anciens Nyiyapali1,
il y a longtemps ; à présent, c’est tout ce qui reste.

Disparus aussi ces fiers chasseurs, les femmes creusant la terre pour le mata.
Leur langue, leur danse et leur chant.
Tout ce qui reste d’un peuple à présent :
de petits animaux peints.

PARDON !

1 Nyiyapali : ou Nyiyaparli, ou Niabali, une tribu aborigène.

*

Une lettre à ma mère (A Letter To My Mother) par Eva Johnson

Il y a longtemps que je ne t’ai pas vue, longtemps que je ne t’ai pas vue
Des hommes blancs nous ont séparées, je ne sais pourquoi
Ils me confient au Missionnaire pour que je sois enfant de Dieu.
Me donnent une nouvelle langue, un nouveau nom
Je pleure tout le temps, ils disent « Tu n’as pas honte ? »
Je vais dans une ville au sud, glaciale
J’oublie toutes les histoires que tu me racontais
Partis mon esprit, mon rêve, mon nom
Partie pour ces gens, notre terre ancestrale
Ils m’ont donné une mère blanche, elle me donne un nouveau nom
Je pleure tout le temps, elle dit « Tu n’as pas honte ? »
Il y a longtemps que je ne t’ai pas vue, longtemps que je ne t’ai pas vue.

Je suis devenue femme à présent, je ne suis plus un petit enfant
J’ai besoin que tu m’enseignes ta sagesse, tes légendes
Je suis ton Esprit, je resterai vivante
Mais dans la voie des Blancs tu ne survivras pas
Je lutterai pour ta terre, pour tes sites sacrés
Pour chanter et danser avec les grues en vol
Pour continuer à vivre selon tes traditions
La culture qui devait être mienne a été remplacée par cette mission
Il y a longtemps que je ne t’ai pas vue, longtemps que je ne t’ai pas vue.

Un jour ta danse, ton rêve, ton chant
Me ramèneront, moi ton Esprit, où j’appartiens
Ma Mère, la terre, le pays – je demande
Protection contre l’étranger qui règne, qui commande
Car ils ne savent pas où notre rêve a commencé
Notre destin se trouve dans les lois de l’Homme Blanc
Nous sommes deux Femmes, personne n’a raconté notre histoire
Mais à présent, alors que notre esclavage spirituel se poursuit
Nous tairons ce Fardeau, cette nostalgie, cette peine
Quand je t’entendrai Mère me donner mon Nom
Il y a longtemps que je ne t’ai pas vue, longtemps que je ne t’ai pas vue.

*

Poème d’Ernie Dingo

Nous ne sommes pas
Des étrangers
Dans notre propre pays
Seulement
Des étrangers
Dans une société européenne
Et il est dur
D’être l’un
Quand
La loi
Est l’autre.

*

Prière à l’Esprit de la nouvelle année (Prayer to the Spirit of the New Year) par Bobbi Sykes

Cher Esprit,
Nous voici à la fin d’une longue année de lutte
Contre de vieux ennemis, l’oppression, la faim, la souffrance,
Et de nouveau sur le seuil d’une nouvelle année…

Fais que cette année ne soit pas encore la même,
Ne me laisse plus entendre le cri d’angoisse
Depuis les prisons –

Ne me laisse plus entendre les lamentations de deuil
Des jeunes parents… sur leurs bébés.

Ne me laisse plus entendre le craquement
De la matraque sur la chair nue et les os
Et ne me laisse plus entendre
Le silence.

Ne me laisse plus voir les larmes retenues
Gonflant les yeux de mes sœurs noires
Quand elles voient même le petit rêve qu’elles avaient
Mourir.

Et
Ne me laisse plus voir la défaite voilée
Derrière les yeux narcotisés dans le temps du rêve
Du visage crispé de mes frères.

Mais à la place
Si je pouvais voir l’aube lente commencer
L’aube de la compréhension

La lente éclosion
Des yeux et des cœurs commencer

La lente mort
De l’hypocrisie commencer

La lente fin
Du racisme commencer

Car la légende nous dit, cher Esprit,
Que dans les commencements…

*

Requiem par Bobbi Sykes

Foules / sur leur trente et un / serrées comme des sardines
En rang pour saluer / avec drapeaux / et bébés
…La Reine /

Je pouvais voir / ton regard de pierre
Et je savais que tu n’étais pas là /
…Pour saluer /

Mais pour répudier / le huitième descendant
De Georges III / au nom de qui
…À l’époque /

Notre pays fut revendiqué pour Lui / maintenant pour Elle

Et tu étais magnifique / droit comme un i /
Montre-leur qu’ici /
Ce n’est pas un pays de minables vaincus /
Mais de fiers guerriers /
……..Dont l’heure est proche.

*

Un jour (One Day) par Bobbi Sykes

Marchant le long de l’avenue principale /
…À Blancheville
Captant tous leurs visages blancs /
…(Regarder ou ne pas regarder)
Jusqu’à ce que je me sente cernée /
…Perdue / ballottée dans une mer étrangère /
Et me réfugie dans l’observation intense
…(Tête baissée)
Des lignes et fissures
…Du trottoir.

Et je sentis ta présence / Frère inconnu /
…De l’autre côté de la rue /
Par-dessus têtes / et voitures
…Me lançant ton regard /
Ton salut / poing fermé /
…Sourire…

Ami noir /
…Tu étais majestueux /
Tes étincelles illuminaient la rue /
…Blancheville /
Et je ne marchais plus /
Frère /
…Je volais !

*

Rachel par Bobbi Sykes

Rachel est morte à la réserve de Palm Island après qu’un médecin refusa de la traiter au milieu de la nuit. Elle perdit la vie le 15 février 1974, âgée de huit mois.

Nommée d’après la Bible /
Ce bon et saint livre /
Arrivé dans ce pays
Avec le capitaine Cook
…………………….Et les haches en métal
…………………….Et les perles de pacotille et les miroirs
…………………….Et l’argent et les fusils.
Rachel ne marcha jamais au soleil
Ne sentit jamais la brise dans ses cheveux
Rachel n’a pas eu l’occasion de voir les choses que nous voyons
Rachel n’a pas eu le choix d’être ou de ne pas être…

Et l’A.M.A. et le D.A.I.A.2 couvriront l’être méprisable
Qui, par sa « négligence bénigne »3, préféra qu’elle ne grandît jamais,
Bien que lié par le serment d’Hippocrate, il n’en avait cure
…– Que son acte malfaisant le suive et le hante en tous lieux –

Car le pardon est plus tôt accordé à celui qui donne un coup
Qu’au médecin refusant d’aider un bébé qui ne sait pas
Que le racisme est son ennemi et l’apathie l’épée
Qui tranche son souffle fragile et la remet au Seigneur.

Nommée d’après la Bible /
Ce bon et saint livre /
Les gens qui l’ont apporté ici
Devraient y regarder à deux fois…
…………………….Laissez venir à moi les petits enfants…

2 A.M.A. et D.A.I.A. : Australian Medical Association et Department of Aboriginal and Islander Affairs.

3 Négligence bénigne : benign neglect, concept anglo-saxon renvoyant à la politique préconisée par le politologue Daniel Patrick Moynihan au Président Nixon en matière de tensions raciales aux États-Unis, à savoir ne rien faire. L’expression est devenue idiomatique pour toute forme de laisser-faire, voire, comme ici, de négligence vénielle dans les responsabilités imputables à quelqu’un.

*

La race sans bonheur (The Unhappy Race) par Oodgeroo Noonuccal (Kath Walker)

Le Myall4 parle

Homme blanc, tu es la race sans bonheur.
Toi seul a rompu avec la nature et produit des lois civilisées.
Tu t’es réduit en esclavage ainsi que le cheval et d’autres animaux sauvages.
Pourquoi, homme blanc ?
Ta police enferme ta tribu dans des maisons avec des barreaux,
nous voyons des femmes pauvres frotter le sol chez des femmes riches.
Pourquoi, homme blanc, pourquoi ?
Tu te moques du « pauvre gars noir », tu nous dis de devenir comme toi.
Tu dis qu’il faut abandonner notre liberté et notre loisir immémoriaux,
qu’il nous faut être civilisés et travailler pour toi.
Pourquoi, homme blanc ?
Laisse-nous tranquilles, nous ne voulons pas de tes cols de chemise ni de tes cravates,
nous n’avons pas besoin de tes routines et contraintes.
Nous voulons la liberté et la joie ancestrales que toutes choses possèdent à part toi,
pauvre homme blanc de la race sans bonheur.

4 Myall : Aborigène vivant à la manière traditionnelle.

*

Eucalyptus municipal (Municipal Gum) par Oodgeroo Noonuccal

Eucalyptus de la rue de la ville,
un dur bitume autour de tes pieds,
tu devrais être
dans la fraîcheur foliée des forêts
parmi les chants d’oiseaux sylvestres.
Ici tu ressembles
à ce pauvre cheval de trait
castré, brisé, chose martyrisée,
harnachée et ceinturée, dans son enfer immuable,
dont la tête basse et la triste mine expriment
le désespoir.
Eucalyptus municipal, il est si douloureux
de te voir ainsi
posé sur ton herbe noire de bitume –
ô mon concitoyen,
Qu’ont-ils fait de nous ?

*

C’est la vie (Life is Life) par Robert Walker

La rose au milieu des épines
ne sent peut-être pas le baiser du soleil chaque matin
et bien qu’elle soit forcée de voler la lumière
retenue dans les branches de ceux qui jettent l’ombre
c’est une rose et elle vit.

*

Isolement carcéral (Solitary Confinement) par Robert Walker

Vous a-t-on déjà demandé de vous déshabiller
Devant une demi-douzaine d’yeux violents,
Pressé contre un mur –
Vous ordonnant d’écarter les jambes et de vous pencher en avant ?

Vous a-t-on déjà claqué une porte au visage
Pour vous mettre à l’écart du monde,
Vous projetant dans l’espace hors du temps –
Dans le néant du silence ?

Vous êtes-vous déjà allongés sur un lit de bois –
Dans un pyjama réglementaire,
Et avez-vous déjà essayé de faire parler un seau –
Dans le plus grand sérieux ?

Avez-vous déjà supplié pour une couverture
Un œil regardant par un judas de porte,
En vous frictionnant à cause de l’air froid qui creuse la chair –
Et vous mordant la lèvre inférieure, en disant
………………« S’il vous plaît, monsieur » ?

Avez-vous déjà entendu des cris au milieu de la nuit
Ou les sanglots d’un prisonnier devenu dément,
Se répéter à l’infini dans le noir –
Menaçant de vous entraîner dans la folie ?

Vous êtes-vous déjà roulés en boule
En priant que vienne le sommeil ?
Êtes-vous déjà restés éveillés des heures durant
Attendant que le matin apporte encore un jour de solitude ?

Si vous n’avez jamais connu l’une de ces choses,
Inclinez la tête et remerciez Dieu.
Car c’est une chose bien étrange
Que ce système de réhabilitation.

*

Messages non reçus (Unreceived Messages) par Robert Walker

Est-ce que je rêve ?
Tu es là.
Je suis là.
…Mais ton regard
..Est au-delà de moi.

………………..Tu parles,
………………..Tes paroles sont claires.
………………..Je parle
………………..Tu n’entends pas.
………………..À l’intérieur – je bouge, troublé.

« Je te connais »
Toi, en écho : « Je te connais ».
Je tends les mains – mais ne touche pas.
Mon corps encore – encore mon corps,
Et j’ai encore échoué
À communiquer.

………………..Mes pieds marchent,
………………..Mon esprit se rappelant les mots que nous nous disions
………………..– mais pas complètement.
………………..La tristesse filtre à travers ma coquille
………………..Et me touche – et je me retourne joyeux.

Dans la file pour le déjeuner
Je dérive à nouveau vers l’oubli,
Las de mes efforts
Pour t’atteindre – te connaître
Comme tu dis me connaître.

La clé tourne – le jour meurt.
Et de nouveau je renais.
Enfant haletant pour recevoir son premier souffle de vie,
Rampant faiblement hors d’un œuf en plastique
Pour faire surface dans une cellule de prison.

Le stylo – automatique
Comme les battements de mon cœur.
La souffrance – une étrangère –
Stoppe tout, sauf mon cœur.
Des larmes acides consument des bris de coquille d’œuf.

Je sens
Et écris la vie dans chaque mouvement.
Le danger de mort dans chaque instant immobile.
Le temps tourne au-dessus de moi comme un vautour,
Puis rampe comme un homme à l’agonie.

Sommeil – la semence de mort
Me plonge dans le désir.
La nuit meurt – et de nouveau je suis conçu
Oublieux de la vie en dehors de ma coquille
Car à nouveau rien de plus qu’un fœtus – attendant ma libération.

*

Okay, soyons franc (Okay, Let’s Be Honest) par Robert Walker

Okay, soyons franc :
Je ne suis pas un saint,
Mais
Je ne suis pas non plus né au paradis.
Okay, okay !
Alors soyons franc :
J’entre et sors de prison
depuis l’âge de onze ans.

Et j’ai été mauvais,
……………méchant
……………et carrément dangereux.
J’ai baigné dans mon sang
dans des hôtels,
des foyers pour adolescents,
des commissariats de police.
J’ai maudit ma peau :
ni blanche ni noire.
Un rien du tout comme les autres
luttant pour être un monsieur important.

Ouais, alors on me traite de bâtard,
d’animal, de fouteur de merde ;
tandis que mes accusateurs regardent sans réagir mes frères prendre une raclée,
jetés ivres dans des fourgons de police, pleurant pour rejoindre le temps du rêve
Ma mémoire est encore humide des larmes de ma mère
tombant sur la sépulture de mon père.
Juste une famille noire comme les autres
seule et perdue dans la foire d’empoigne aux centimes.

D’aussi loin que je me souvienne,
On m’a toujours fait comprendre ma différence,
Et peu à peu mes souffrances m’ont éduqué :
se battre ou perdre.
« Partial », t’entends-je dire.
Alors essaye d’effacer les cicatrices de mon cerveau
et montre-moi l’autre versant de ton visage :
celui avec le sourire peint aux couleurs de notre terre sacrée que tu insultes.

« Partial ? » Ouais, mec !
Faut t’y faire, et tout le reste
« Tu es sorti du rang
et t’es fait remettre à ta place.
Alors reste tranquille », tu dis,
« Tu n’es pas comme les autres,
Tu as de la jugeote, un brillant avenir,
Ce n’est pas la guerre. »

Mais cela ne me dit pas ce que je veux savoir.
Alors dis-moi : pourquoi devons-nous rester dans le rang ?
Pourquoi devons-vous vivre à ta manière, dans un esclavage subtil
Pour avoir les choses qu’on avait pour rien ?
Pourquoi dois-je fermer les yeux
et faire semblant de ne pas voir
ce que tu es en train de faire :
à mon peuple – NOTRE PEUPLE – et à moi ?

Nom d’un chien, mec !
Ce n’est pas le moins du monde partial !
Viens lire la solitude et la confusion
sur les murs de cette cellule de sept sur onze.
Okay, je vais être franc :
Je ne suis pas un saint,
Mais
CLAIREMENT JE NE SUIS PAS NON PLUS NÉ AU PARADIS !

*

Vision (Vision) par Steve Barney

Ma mère est venue me voir
…dans une vision,
…Ma mère pleurait
…parce que, me dit-elle,
…Elle est lasse
…des blessures,
Elle est lasse de porter
…les pesants fardeaux,
…tours d’acier,
…voies de ciment
…et routes bitumées
…qui courent sur tout son corps,
Elle me demande de l’aider,
…de les empêcher de prendre le sang
…de ses veines,
Elle me demandait de répondre
à son appel,
Car ma mère est en train de lentement mourir
…mais je ne resterai pas sans rien faire
…à les regarder l’assassiner.
Aide-moi, mon frère,
…à prendre soin de notre mère,
Ô avant de perdre
…mon identité culturelle,
Je reposerai dans les bras de ma mère.

*

Ombres (Shadows) par Joy Williams

Ils passent dans des trains
Recroquevillés avec sérieux derrière des journaux,
Ils sont assis gravement dans des bus,
Ils marchent sans but,
Ils courent si nécessaire.
Ils dorment avec leurs femmes –
S’ils ne peuvent en trouver d’autres,
Ils flattent le riche
Et ignorent le pauvre.
Ils piétinent les cœurs sensibles
Et molestent ceux qui sont sans défense,
Ils sourient sardoniquement au misérable
Mais n’offrent qu’un mépris hautain,
Au désespéré ils donneront le coup de grâce
Pour l’éternité,
Mais jamais ils ne prennent la peine
De tendre une main secourable
À celui qui est seul.

Ils passent dans des trains
Recroquevillés avec sérieux derrière des journaux,
Ils sont assis gravement dans des bus,
Ils vivent…
……….Ils meurent…
……………Ils s’en foutent !

*

Le nouvel hymne vrai (The New True Anthem) par Kevin Gilbert

Malgré ce que dit Dorothée
du pays brûlé par le soleil5
Tu ne l’as jamais vraiment aimé
ni cherché à le rendre grand
tu pollues toutes les rivières
et souilles toutes les pistes
tes graffitis barbares
laissent des cicatrices là où les grands arbres poussent
les plages et les montagnes
sont couvertes de ta honte
l’injustice est le seul maître
malgré tes prétentions à la postérité
les boueuses rivières polluées
sont fermées par des clôtures au regard
des voyageurs et aux assoiffés
pour que paissent les vaches étrangères
une tyrannie domine à présent ton âme
aveugle à ta propre image
une dureté et des mœurs grossières
la marque à présent des tiens

Australie ô Australie
tu pourrais être fière et libre
nous pleurons d’amère angoisse
devant ta haine et tyrannie
corps noirs balafrés frissonnants
humanité enchaînée
vol de terres et meurtre racial
tu te vantes de tes gains
en copeaux de bois et uranium
la mort angoissée que tu répands
laissera aux enfants de ce pays
un héritage mort
Australie ô Australie
tu pourrais être grande et libre
nous pleurons d’amère angoisse
devant ta haine et tyrannie

5 « Malgré ce que dit Dorothée… » : La femme de lettres australienne (blanche) Dorothea Mackellar est l’auteur d’un des poèmes les plus célèbres en Australie, Mon pays (My Country), 1908, qui commence par ces mots : « J’aime un pays brûlé par le soleil… » et doit passer pour une sorte de poème national ou d’hymne non officiel.