Poésie des Jindyworobaks (Australie)

Ces traductions font suite à mon billet Poésie aborigène d’Australie – révolutionnaire (x), un grand succès de ce blog en termes de fréquentation, présentant des poètes aborigènes contemporains de langue anglaise.

Les Jindyworobaks sont un mouvement littéraire australien, actif des années trente aux années cinquante. Ce sont des auteurs blancs qui, dans leur souhait de rendre la littérature australienne moins dépendante de ses racines anglaises, donc moins « coloniale » – car cette sujétion coloniale devait tendre à l’imitation, au maniérisme, à l’inauthentique –, chercha tout particulièrement à faire fonds sur la culture aborigène, d’ailleurs encore assez mal connue à l’époque. Cette démarche fut largement ignorée ou mal comprise : on reprocha notamment à ces auteurs de chercher à rendre les lettres australiennes plus authentiques à l’aide d’une culture d’emprunt. Par ailleurs, dans le contexte politique des années trente, cette affirmation culturelle se doublant, via les contacts de ce groupe avec l’essayiste Percy Reginald Stephensen, d’une volonté « nationaliste » de mettre fin au statut de dominion de l’Australie, devait faire basculer l’entreprise du « mauvais côté » de l’histoire au moment où la Grande-Bretagne cherchait à mobiliser l’ensemble de ses dominions dans la guerre contre l’Axe.

Outre les publications respectives de ses principaux auteurs, le mouvement publia de 1938 à 1953 des Jindyworobak Anthologies.

Le nom Jindyworobak est un mot aborigène signifiant « contact, jonction », le mouvement cherchant, pour la première fois dans l’histoire des lettres, un contact avec la culture aborigène, façonnée par l’environnement australien et donc authentique dans sa relation à cet environnement. La pensée Jindyworobak présente également les linéaments d’une conscience écologique : les poèmes de Ian Mudie sur le phénix australien qui n’existe pas et ne peut donc renaître de ses cendres ou sur les hommes blancs qui « tuent toute la nature » aborigène (slay all our wilderness) en sont un exemple poignant.

Les auteurs ici traduits sont : Rex Ingamells, l’initiateur du mouvement, avec cinq poèmes (plus exactement, trois poèmes et deux extraits), Ian Mudie (9 poèmes), William Hart-Smith (2 poèmes) et Roland Robinson (3 poèmes). Les textes sont tirés d’une anthologie consacrée au mouvement par Brian Elliott : The Jindyworobaks, University of Queensland Press, 1979.

Drapeau aborigène surimposé à la carte de l’Australie. Ce drapeau a un statut officiel dans le pays depuis 1995.

*

Beauté mélancolique (Forlorn Beauty) par Rex Ingamells

Ô j’ai vu à l’aube un sommet flamboyant
Au bout d’une mer de sable. Il était seul,
Et nu de tout sauf de couleur ; nuls grands bosquets
Ne couvraient ses flancs d’un manteau broussailleux.
Pelé par les vents du désert, par des soleils intenses dépouillé
Des plus tendres dons de la Nature, il semblait méditer tristement,
Comme s’il savait que sa beauté ne pourrait jamais
Apporter aucune joie, à tout jamais puissante et mélancolique.
Rien d’autre dans ce vaste espace solitaire
Ne transpirait la Beauté ; et je regardais émerveillé
En songeant qu’ici même elle régnait encore ;
En songeant que, son esclave fervent, avec une grâce à toute épreuve
Ce sommet dans l’aube flamboyait depuis des siècles,
Et flamboyait en ce jour, et flamboierait jusqu’à la fin des temps.

*

Ngathungi par Rex Ingamells

Cet ossement, dont la chair qui l’entourait a été
mangée par mon ennemi,
je le couvre de graisse animale, de cheveux d’homme
et d’argile prise entre les racines d’un arbre de la rivière.

Puis je l’applique solidement
au fémur d’un kangourou
avant de le mettre au feu, pour que l’homme que je hais,
ne faisant qu’une seule âme avec lui, meure aussi.

Il crache et crépite dans le feu ;
il craque et s’effrite en fragments noirs.
On ne dira jamais plus son nom,
Et je garderai la joie de mon acte pour moi seul.

*

L’aube dans le désert (Desert Dawn) par Rex Ingamells

C’est un fantôme qui marche avant de naître.
Il vient comme une promesse tenue.
L’avoir connu, c’est aspirer du cœur et des yeux
au long silence,
au long, long silence
sous la lumière des étoiles dans le désert venteux,
en attendant le lever du soleil.

*

Fragment tiré de Le peuple gangrené (From The Gangrened People) par Rex Ingamells

NdT. Je traduis en entier le fragment tel qu’il figure dans l’anthologie (le reste du poème a été laissé de côté par l’éditeur de l’anthologie lui-même).

Ceux qui voudraient que les poètes se réjouissent
dans les temps présents
ne sont point dévots de la beauté ;
ils craignent la page vraie,
incitent les fous à chanter
pour une maigre pitance
de peur qu’ils mordent
pour rien.

Je ne souhaite aucune louange
pour mon amour de la beauté
de la part de ceux
qui n’aiment point la beauté :
les hochements condescendants de la tête
tandis que la main signe un chèque
m’ont convaincu
que la beauté demande
le meurtre.

*

Tiré du poème Uluru : Une apostrophe au Mont Ayers (Extracts from Uluru: An Apostrophe to Ayers Rock) par Rex Ingamells

NdT. Même remarque que pour le précédent poème. / Uluru est le nom aborigène de l’Ayers Rock, Atila celui du Mont Conner et Katatjuta celui des monts Olga.

Uluru des aigles, entre
Atila, montagne au sommet plat,
et les trente piliers agglomérés de Katatjuta…

J’ai connu l’aurore
comme un unisson éclatant d’oiseaux célébrant
la magnificence du Mont, Uluru ;
J’ai vu le Soleil
dans son voile de tresses protéger son visage
de l’étincellement vespéral du Mont, Uluru ;

J’ai vu la nuit
telle une radiance de lune, les cigales chantant
l’étonnante histoire du Mont, Uluru.

Sûrement j’ai prouvé l’élision du Temps,
suis allé plus loin que la distance pour boire aux sources de la merveille !

Bosquets après bosquets, d’acacias et d’eucalyptus,
Sommets après sommets, vallées après vallées…
La multitude des collines de sable traversent la distance :
le spinifex salé,
spinifex bleu,
buissons bleus, buissons de sel
la multitude des collines de sable…

Lézard et serpent,
murmurent sur l’étendue,
murmurent près des pierres et des brindilles, ou ne font pas
le moindre bruit…

Les casuarinas paradent sur la plaine de sable rouge
dans le midi lourd de canicule…

Des myriades d’herbe argentée
forment un brouillard sur la terre à la lumière de la lune.

Ce ne serait pas assez de marcher,
les pieds douloureux, un millier de kilomètres vers toi, Uluru,
Montagne, Uluru, sur les arides et dures
étendues de sable et de cailloux, crêtes et vallées,
parmi les buis de sel, buissons bleus, spinifex, acacias,
casuarinas,
sous le bleu impassible.

L’arrivée n’est pas seulement physique : c’est
l’acte du rêve dans le sanctuaire intérieur,
avec le soleil et les étoiles, le soleil et les étoiles,
lune après lune,
bâton messager et amulette,
puits naturel et dune.

L’approche, Uluru, doit
se faire avec des yeux clairs pour embrasser
les grands contours rouges ou le noir rempart d’étoiles,
ainsi qu’avec un esprit fervent pour faire
le voyage incroyable qui reste
encore à faire
au-delà de la vue, du toucher et de l’ouïe.

L’approche, Uluru, doit
se faire depuis un Passé si lointain
que l’Homme n’est qu’un périlleux rêve de la Nature,
instinct de l’Être,
et soleils et tempêtes battent furieusement
un vaste, inébranlable diprotodon de pierre.

L’approche doit être dénuée de tout Savoir, hormis
de ce qui vaut la peine.

Ici le wallaroo a sauté par-dessus
l’amas de cailloux sur la face occidentale ;
ici le soleil frappe et les âges passent ;
ici la lune est
un chasseur, armé de brillants woomera, lance et boomerang,
foulant les escarpements où, à l’aube du monde, les vents chantaient
les mêmes chansons qu’à présent,
entonnant d’imposants corroborees du Temps du Rêve
ici, vaste Mont,
à travers tes grottes et tes arbres pressés.

En sortant de l’une de tes Cavernes peintes,
je sus que j’étais pour toujours une part de toi,
fortifié par l’ocre, le charbon et l’argile,
par des éternités d’ocre, de charbon et d’argile,
pour entrer dans ton obscurité bigarrée d’Être hors du temps –
hier, aujourd’hui et chaque jour à venir
un éternel acte de rêver dans ton cœur, Uluru.

Quand je sortis de l’une de tes Cavernes peintes,
toi et l’aigle vous éleviez ensemble
dans le bleu ardent ;
et, dans ton ombre ondoyante, Uluru, je connus
la force vitale qui sourd solitaire
de ta prodigieuse quiétude de pierre.

*

Une vision dans la rue (Street Vision) par Ian Mudie

Par une nuit de brume la brousse est revenue
dans les rues de la ville, j’ai vu
un reflet de jeune eucalyptus, un tronc rugueux d’acacia noir
et les tortillons des broussailles ; là devant moi
le casuarina en deuil des morts, morts il y a longtemps,
les gommiers rouges près de la rivière
éclipsaient la lumière des néons et laissaient l’éclat
de la lune descendre le long de la brume, illuminant
de blanc les eucalyptus disparus jadis.

Cette nuit de brume, la brousse est revenue
dans les rues de la ville, j’ai vu
les yaccas pointés vers les étoiles, près du lieu
où dort le grand kangourou, qui ne rêve plus du
boomerang et de la lance ; cette nuit j’entendis
la chouette mopoke annoncer les heures où
seul un rêve existait avant la tour de l’horloge. – Et puis
la brousse repartit ; un arbre anglais
s’affalait sans vie sur la place détrempée.

*

Terre (Earth) par Ian Mudie

La terre est notre feu, notre nourriture, notre beauté,
de la terre vient la matière de notre esprit ;
toutes les choses que nous aimons sont de la terre,
la terre nous façonne, de la terre
nous naissons, et de la terre
nous recevons le savoir.

Nous mangeons, et ce que nous mangeons est de la terre,
nous buvons, et la saveur du vin
est faite de terre.

N’est-il pas bon d’aimer
la terre que nous connaissons ? La vigne qui pousse
sous l’eucalyptus fait un vin d’une saveur
étrangère aux crus du nord.

La terre est ainsi notre sang ;
Allons-nous déformer notre esprit
comme s’il vivait d’une terre allogène ?
La terre dans notre sang.
Notre terre.
Cette terre.

*

Sois en colère (Have Anger) par Ian Mudie

Pleure pour eux, pleure pour les totems perdus,
pour les tribus vaincues par le destructeur –
effacées sous les roues de sa soif
du profit qui ne profite guère à ta virilité.
Pleure pour elles, maisons des morts incendiées,
et là où tes domaines tribaux contiennent du gypse
fais-en des casques de deuil pour la terre veuve.
Pleure mais ne laisse pas tes larmes être faiblesse,
garde-les de la pitié et de l’apitoiement sur soi,
et des larmes qui ne sont ni d’un homme ni d’une femme
mais de monstres créés en toi par des dieux étrangers.
Pleure mais laisse à tes larmes la colère,
le désir puissant des hommes et des femmes
de tuer les choses qui les détruiraient.
Sois en colère, une forte colère qui démantibule,
un colère qui brandit la lance, l’affirmation et le bâton,
contre les destructeurs de totems, contre les assassins de nos cœurs,
contre la conforme docilité d’autres dieux.
Sois en colère contre ceux qui,
jetant nos dieux aux ténèbres,
brisant les amulettes,
arrachant les arbres totémiques,
nous tuent toute la nature.

*

Si c’est trahison (If this be treason) par Ian Mudie

Note de l’éditeur : « Ce poème se réfère à l’internement d’un groupe d’écrivains associés à P.R. Stephensen et au Mouvement Australia First. » Voyez mon introduction à ce billet.

Alors c’est trahir, quand l’amour de notre terre
fortifie nos cœurs et y circule
à chaque heure du jour ?
Alors c’est trahir, quand notre esprit
ne se meut qu’au gré des vents natals,
quand nous rêvons d’unité
et de la haute vocation de notre pays,
quand nous voulons voir
un avenir national
triompher dans notre chant,
quand nous voulons être
les serviteurs volontaires
du rêve de l’Australie ?

Si c’est trahison, que tout arbre alors
tombe sous la hache, que toutes les fleurs courageuses
se fanent en félonne disgrâce.
Si c’est trahison, alors la terre elle-même
outrage l’État,
et chaque brindille, chaque pierre
conspire au renversement de l’ordre établi,
l’assassinat est en gestation
dans chaque waratah, le sabotage des acacias
couve sur toute colline dorée.

Si l’amour du pays est une lâche trahison,
que le soleil devienne noir et solide la mer.

*

Il n’existe pas de Phoenix Australis (No Phoenix Australis) par Ian Mudie

NdT. Un poème qui prend une résonance singulière après les mégafeux de 2020 en Australie.

L’immobilité frissonne, un murmure métallique
traverse les feuilles tournées vers le soleil,
les oiseaux béent dans la pénombre suffocante,
une tornade court à travers la clairière
emportant les feuilles mortes et la poussière chaude,
puis disparaît, poursuivant sa course au loin, ou bien expire soudain.
Un oiseau appelle, puis se tait, et loin sur la route
un cheval bouge dans le mirage, puis s’immobilise.
Un camion passe, cahotant, geignant et pétaradant,
puis la poussière en suspension dérive parmi les branches,
se répand, se pose et disparaît.

Et toi, le meurtrier à la boîte d’allumettes,
Prométhée nain,
les branches nues et noires pointeront des doigts accusateurs.
Souviens-toi qu’il n’y a pas de phénix
dans notre mythologie.

*

Un jour, peut-être au printemps (One day, perhaps in spring) par Ian Mudie

Ne faites pas de lois pour nous, ne brandissez pas le doigt contre nous,
ne nous dites pas ce que nous devons faire ou ce que nous devons penser,
les vêtements que nous devons porter ou la manière dont nous devrions parler,
car nous n’agissons selon ce qui vous semble bon que tant
que cela nous convient. Aujourd’hui, demain,
ou peut-être le jour d’après,
nous brûlerons vos dictionnaires, déchirerons vos manuels
et utiliserons vos éditoriaux à des fins sans élévation ;
car nous sommes le peuple, nous sommes la marée de l’humanité,
et de temps à autre nous tournons à droite ou tournons à gauche
sans que personne nous ait dit de le faire,
nous, le peuple méprisé, la racaille, les non-intellectuels,
et vous n’êtes alors plus que des chefs sans suite, n’allant nulle part
– éditorialistes, politiciens, « gens biens », boss de syndicat,
planificateurs, agitateurs, boss de syndicat, pacifistes, va-t-en-guerre,
pédants, professeurs, présidents de ci ou ça ou autre chose,
vous qui recevez votre commission pour nous organiser,
qui enflez vos profits ou vos égos en marchant à notre tête,
tous les chefs autoproclamés, qui jacassez à tue-tête –
vous vous retrouvez soudain sur une branche sans arbre ;
et vous découvrez que nous ne vous écoutons pas,
que nous ne parlons pas la même langue que vous,
et que nous n’irons pas où vous voulez nous voir.
Les plans que vous avez tirés pour l’avenir
sont alors en miettes, nos poings ayant frappé,
et vos poteaux indicateurs sont réduits en petit bois pour le feu.
Alors, si vous nous voyez aller quelque part où ne devrions pas
– ou quelque part où vous ne pensez pas que nous devrions aller –
ne restez pas plantés devant nous comme des agents de la circulation à leur poste,
la main levée pour nous arrêter ou nous demandant
de détourner notre marche dans une rue adjacente. N’essayez pas.
Nous ne vous verrons même pas. Nous
ne saurons même pas que vous êtes là ; nous irons tout droit.
Et un matin quand vous vous lèverez comme d’habitude
plus personne ne lira vos journaux,
n’écoutera vos radios, n’obéira à vos lois ;
il n’y aura personne pour préserver le statu quo, combattre vos guerres,
maintenir la paix pour vous ou mener à terme vos révolutions
– absolument personne.
Nous serons tous allés pêcher, ou bien au pub,
ou bien nous serons restés dans nos jardins ou dans nos lits.
Vous découvrirez
que nous n’avons accepté de bâtir vos villes,
de pointer à vos horodateurs, d’écouter vos discours,
et de vous aider à renverser ou à soutenir des gouvernements
que parce que nous ne pouvions être forcés à tout changer,
n’ayant jamais eu assez d’énergie pour vous dire d’aller au diable,
et parce qu’après tout un cirque c’est amusant un moment,
surtout quand la direction pense qu’on est
un des clowns, ou peut-être une otarie du spectacle.
Mais ce matin-là le soleil brillera,
ou bien il aura plu ou autre chose,
et nous poserons simplement nos outils et laisserons votre civilisation
rouler dans un coin poussiéreux comme des copeaux de métal,
et nous ferons ce que nous voudrons.

Alors peut-être réaliserez-vous
que nous, la racaille, le peuple, la tourbe que vous avez méprisée,
ne vous écoutions pas,
n’écoutions pas,
pendant des milliers d’années
n’écoutions pas.

*

Le héron bleu (The Blue Crane) par Ian Mudie

Je ne suis pas le poète de la solidarité entre les hommes,
je ne chante pas la fraternité universelle
ni l’unité de toute l’humanité
d’un bout à l’autre du monde
– je chante seulement la solitude,
la secrète solitude intime
que chacun serre heureux contre son cœur.

Je ne suis pas une grue brolga grégaire,
ni un étourneau ou moineau volant en essaim,
je suis seulement un inélégant héron bleu
qui maraude dans la vase au bord des étangs,
le long des barrages ombragés d’arbres,
ou pêche des pensées
dans des marécages où personne d’autre ne semble vivre,
si ce n’est mon reflet fantomatique froissé par les herbes.

*

Intrus (Intruder) par Ian Mudie

Quand je marche,
je ne sais pas
quel ancien sol sacré
mon pied profane peut-être
ou bien si mon pas me conduit
sur les lieux où un héros légendaire perdit son sang
ou versa le sang d’autrui
ou donna le feu à l’homme
dans le lointain temps du rêve.

Vénérables Anciens disparus
de la tribu morte il y a longtemps,
pardonnez
ma violation du tabou,
mon intrusion non cicatrisée ;
n’envoyez pas
un détachement de justiciers
hanter mes rêves.

Vous comprenez sûrement
que ma conscience
est déjà bien assez
contrite.

*

Vengeur (Avenger) par William Hart-Smith

C’est celui qui hier encore avait un nom,
Cette présence dans la nuit qui me fait peur.
Ce sont ses yeux qui regardent en bas
À travers les branches qui se balancent ;
Ce sont ses pieds
Qui foulent doucement les feuilles parmi les pierres,
Brisant un bout de bois, un fragile bout de bois,
Fragile comme des os.

C’est celui qui n’est pas encore enterré,
Dont le corps n’a pas encore été emporté,
Dont le souffle est dans les feuilles de tous les arbres.

Bien qu’il soit enveloppé d’écorces et lié par des joncs,
Que ses yeux soient caves et ne voient plus,
Que sa bouche soit muette,
Bien que ses membres soient comme le joint d’un bâton de jet
Que nul ne peut plier sans le rompre,
Il marche la nuit
Et je n’ose dormir.

Je voudrais trouver la paix dans la caverne,
trouver dans ma solitude la paix
Du feu à mes pieds,
Mais je suis plein de peur.

Ses lances étaient vraies,
Mais mon bouclier fut rapide comme un oiseau plongeant,
Rapide comme la lance qui frappa quand vacilla son bouclier,
Vacilla comme les ailes d’un oiseau frappé en plein vol.

J’entends son fort soupir
Dans les feuilles du bois.
Son souffle est dans le feu qui saute à mes pieds
Et ses yeux regardent depuis les braises rougeoyantes.
J’ai peur de lui.

Je n’ose dormir,
Je n’ose fermer les yeux,
Croyant le voir partout dans l’obscurité.
Je n’ose me lever
et marcher dans l’obscurité.

Quand je me tourne de côté,
Tout mon dos est froid à cause de la peur ;
Quand je me remets sur le dos,
Ses yeux me scrutent à travers les branches qui se balancent.

C’est comme si la nuit ne devait jamais finir,
Comme s’il avait lié la nuit avec des joncs
Pour qu’elle ne puisse s’échapper.

*

28 avril 1770 (April 28th, 1770) par William Hart-Smith

NdT. Le 28 avril 1770, le capitaine Cook aborda sur le continent australien. Le poète évoque à la première personne les impressions d’un Aborigène au cours de cette rencontre.

Comme mon père avant moi
je me tenais debout laissant mes membres réclamer l’immobilité des arbres,
tandis que les vagues se jetaient avec force à mes pieds,
ma lance levée pour frapper.

Je combattis mon étonnement
et le maintins silencieux et calme,
tandis que je tenais ma lance prête à frapper les poissons,
ombres rapides dans le tumulte d’écume.

Je combattis ma peur,
lui parlant comme je me parle à moi-même,
et ne voulus pas non plus lever mon regard une autre fois,
quand Cela s’approcha flottant sur les eaux.

Et quand nous vîmes qu’ils étaient blancs de peau,
la peur nous envahit et nous courûmes nous cacher loin d’eux,
qui vinrent et prirent nos lances,
qui laissaient sur le sable blanc des empreintes sans orteils,
qui nous appelaient et nous faisaient signe
puis s’en allèrent et ne furent plus jamais revus.

Avant que Cela fût venu qui les portait,
avant que cette chose nouvelle se produisît,
le jour succédait à la nuit sans question,
la marée succédait à la marée, la vague à la vague,
se brisant à mes pieds,
et je faisais dire à la voix des vagues ce qu’elles voulaient.

Mais à présent elles posent la question,
tournent et retournent la question,
brisent la question
et me rapportent complète encore
la question, qui est également dans le vent,
dans les voix murmurantes de la nuit,
dans les yeux de tous ceux qui les ont vus venir et repartir.

*

Nalul le borgne parle (One Eyed Nalul Speaks) par Roland Robinson

Écoute, homme blanc, même si tu vins ici,
amenant du bétail, construisant des parcs à bestiaux, des maisons,
ce n’est pas ton pays. Chaque point d’eau,
chaque plaine, rivière, rocher, billabong est notre rêve
et a toujours appartenu à mon peuple depuis le Temps du Rêve.

*

L’enfant qui n’avait pas de père (The child who had no father) par Roland Robinson

NdT. Dans ce poème et le suivant, le poète retranscrit les paroles d’Aborigènes qu’il a recueillies.

Raconté par Fred Biggs

Avant que l’homme blanc arrive
avec ses moutons,
les plaines étaient recouvertes de
toutes sortes de fleurs.

Deux sœurs partaient marcher
tous les matins parmi
les fleurs, à la recherche
de nourriture.

Au temps où ces sœurs marchaient
parmi les fleurs,
il n’y avait aucun homme
dans le monde entier.

Un soir, alors que l’une des sœurs
marchait ainsi,
elle vit une fleur et se baissa
pour la cueillir.

À l’intérieur, la fleur ressemblait
au visage d’un enfant.
Elle prit deux morceaux d’écorce
et posa la fleur,

entre les deux, sous
un tronc à terre. Elle n’y pensa
plus et continua de marcher
parmi les fleurs.

Le soir suivant, cette sœur
retourna sur les lieux. « Oh, cette fleur
a de plus en plus
le visage d’un enfant. »

Elle prit une fourrure d’opossum
pour en envelopper
la fleur, puis laissa celle-ci
à nouveau sous le tronc d’arbre.

Le soir suivant, quand cette sœur
revint pour voir
la fleur, elle trouva un bébé
qui dormait.

Elle découvrit que ses seins avaient du lait.
Et chaque soir,
elle partait à travers les fleurs
nourrir le bébé.

Sa sœur vit
que ses seins étaient formés.
« Oh, tu dois avoir un bébé. »
« Oui. » « Où est-il ? »

« Là-bas parmi les fleurs. »
Les sœurs y allèrent
et trouvèrent l’enfant, qu’elles emmenèrent
dans leur grotte.

Cet enfant devint un homme
intelligent et sage.
Ensuite, il monta
au ciel.

Et chaque fois que j’entends
les hommes blancs prêcher,
cette histoire me revient
à l’esprit. Cet enfant,

il était comme Jésus, il vint
au monde
sans père. Il fut
formé d’une fleur.

Cette femme toucha cette fleur.
Si elle n’avait pas
cueilli cette fleur, cela
n’aurait pu se produire.

*

Jarrangulli par Roland Robinson

NdT. Je me suis servi d’une version en ligne car je trouvais dans le texte de l’anthologie quelques incohérences.

Raconté par Percy Mumbulla

Entend ce lézard chanter,
c’est Jarrangulli.
Il chante pour qu’il pleuve.
Il est dans un trou en haut de cet arbre.
Il veut que la pluie remplisse ce trou
et le couvre lui.
Cette eau lui durera jusqu’à
ce que passe la sécheresse.

Il fait sec quand il chante,
Jarrangulli.
Dès qu’il commence à chanter,
Jarrangulli,
il est sûr d’apporter la pluie.

Ce compère, c’est le vrai lézard de pluie.
Il est pareil aux cacatoès noirs,
ce sont les compères qu’il faut pour la pluie.

Son venin est mortel. C’est
Jarrangulli.
Il te mordra pour sûr.
Si tu grimpes à cet arbre et passe ta main
au-dessus de ce trou, il te mordra pour sûr.
Il est noir avec des raies blanches.
Jarrangulli.
Il chante pour qu’il pleuve.

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