Poésie péroniste d’Argentine
À Evo Morales, président élu de Bolivie, exilé de son pays par un coup d’État militaire ; Evo, que ses humbles parents indigènes nommèrent en hommage à la mère des sans-chemise Eva Perón
L’Argentine présente dans son histoire politique le cas d’un pouvoir charismatique, au sens du sociologue Max Weber, unique à deux titres. Tout d’abord, ce pouvoir charismatique s’est exercé non par un homme mais par un couple, à savoir le général Juan Domingo Perón et son épouse, Eva Perón, « Evita ». Certes, la présidence de Juan Perón dura de 1946 à 1955 (avec une réélection en 1952) et Eva Perón est décédée, à l’âge de trente-trois ans, en 1952, mais c’est tout le péronisme, ainsi que son rayonnement sur le continent américain, qui est fortement marqué par la figure d’Evita, comme le montrent les poèmes qui suivent.
La seconde particularité de cette domination charismatique est qu’elle a largement survécu à ses deux principaux protagonistes au sein d’un parti, le parti justicialiste, qui, tout en s’orientant en tant que parti institutionnel vers une forme de domination bureaucratique (toujours au sens de Max Weber), n’en conserve pas moins, et entretient, un ensemble cohérent de références charismatiques aux années de la présidence du général Perón. Malgré le coup d’État militaire de 1955 contre Perón, qui s’affubla du nom de « révolution libératrice », et la répression qui s’ensuivit, de même qu’en dépit des scissions qui se produisirent au sein de la « résistance péroniste » et du mouvement en général, le justicialisme a continué d’exercer une influence majeure dans le pays, dont il a gouverné les destinées pendant de nombreuses années, par le biais de personnalités telles qu’Isabel Perón (présidente de 1974 à 1976, et renversée à son tour par une junte militaire), Carlos Menem (1989-1999), Néstor Kirchner (2003-2007), et l’épouse de ce dernier, Cristina Kirchner (2007-2015). Les élections d’octobre 2019 ont rendu le pouvoir au justicialisme avec l’élection d’Alberto Fernández à la présidence.
Perón conduisit une politique sociale avec l’appui des syndicats ouvriers et des masses populaires, les « sans-chemise » (descamisados), politique qu’il définissait comme une « troisième voie » entre capitalisme et communisme. Certains protagonistes de la révolution cubaine de 1959 étaient influencés par cette philosophie (on sait du reste que l’Argentin Che Guevara rencontra Juan Perón), et c’est seulement sous la pression des événements, quand, Fidel Castro ayant refusé l’aide financière américaine, les États-Unis, offensés par cette manifestation d’indépendance, frappèrent l’île d’embargo, que la révolution cubaine se rangea (tout en faisant partie du Mouvement des non-alignés) du côté du bloc soviétique et que Fidel Castro déclara très officiellement que la troisième voie de type péroniste était « utopique ».
Les poèmes suivants, traduits de l’espagnol, sont tirés de l’anthologie Poetas depuestos: Antología de poetas peronistas de la primera hora (Editorial Punto de Encuentro, Buenos Aires, 2011) (Poètes déposés : Anthologie de poètes péronistes de la première heure), compilée et présentée par le poète et écrivain argentin Gito Minore. L’expression « poètes déposés » est, comme l’explique Minore, une allusion à l’épuration intellectuelle à laquelle donna lieu la prétendue « révolution libératrice » et sa dictature. Les « poètes péronistes de la première heure » furent « déposés » au sens où la fin du péronisme marqua leur proscription en tant que figures littéraires notables. Compte tenu de ce que nous venons de dire sur l’importance du péronisme et du justicialisme dans l’histoire politique de l’Argentine pendant la seconde moitié du vingtième siècle, cette proscription a certes dû être limitée dans le temps, en l’occurrence à quelque vingt années avant le retour du péronisme sur la scène politique. Il est tout de même frappant que les noms des « épurateurs » intellectuels du péronisme cités par Minore soient parmi les plus illustres de la littérature argentine contemporaine, à savoir Jorge Luis Borges, Silvia Ocampo et Ernesto Sabato ; ces noms mériteraient donc sans le moindre doute de figurer dans mon essai Littérature latino-américaine engagée… à droite (Literatura latinoamericana comprometida… a la derecha) (x), pour leur association (assurément peu connue de leur lectorat international) avec une dictature militaire, aussi « libératrice » fût-elle.
Les poètes ici traduits n’ont pas la notoriété de ces illustres noms, et le plus connu d’entre eux, au moins sur le continent américain, Fermín Chávez, l’est d’ailleurs moins comme poète que comme historien (c’est un des auteurs argentins marquants de cette discipline). J’ai pourtant découvert une poésie d’une grande émotion et densité. Or Minore n’a pratiquement retenu de cette poésie péroniste que la partie la plus directement consacrée à l’apologie, alors même que la littérature apologétique encourt presque toujours le soupçon d’être une poésie sur commande et, du point de vue interne, le risque de sombrer dans le dithyrambe. Il n’est d’ailleurs pas du tout impossible que cette poésie ait contribué à l’édification de la domination charismatique du péronisme dont nous avons parlé, ainsi qu’au maintien de celle-ci dans les formes néanmoins davantage bureaucratisées du parti justicialiste postérieur.
La figure d’Eva Perón joue à ce titre un rôle de premier plan. La dévotion catholique traditionnelle est volontiers mise à contribution pour faire d’Evita une figure mariale (en jouant notamment sur son nom María Eva), son action est décrite comme la « neuvième Béatitude » (voyez le poème de ce titre), elle « tient Dieu dans ses mains » (comme Marie mère de Dieu le tient dans ses bras), etc. Evita est également décrite à l’occasion dans les termes des légendes précolombiennes (voyez le poème qui parle d’elle comme d’une incarnation de la déesse guarani Caa-Yari). C’est une figure centrale de la poésie péroniste, où, comme cela se produit pour l’amour divin dans la littérature mystique, la passion politique tend à s’exprimer dans les formes de l’amour « profane », ou, d’ailleurs, de l’amour mystique.
*
Louange (Alabanza) par José María Castiñeira de Dios
De même que l’homme solitaire qui regarde la lune et les étoiles
bien qu’il soit seul et pauvre est l’homme le plus riche de la terre,
avec ces pauvres yeux-là Dieu a voulu que je voie
non les étoiles et la lune, mais la somme de la lune et des étoiles
réunies en un faisceau, comme les blés de la moisson,
pour que ces pauvres yeux-là, riches de lumière, la voient
telle Marie, sur le monde de l’humilité et de la pauvreté,
et, sur le monde de l’amour et de la beauté, telle Ève.
Et ainsi la virent ces yeux, Ève de toute beauté :
les mains claires comme un fleuve qu’aucune ombre ne trouble,
la bouche belle comme une brise qui crée le monde de la musique,
les yeux intenses comme un feu qui triomphe de toutes les pénombres,
et les cheveux au vent comme un rêve ou bien serrés comme un fruit,
pour que ces pauvres yeux-là continuent de regarder vers les hauteurs,
depuis la terre jusqu’à son visage, depuis la terre la plus obscure,
jusqu’à ce visage si parfait qu’il est ciel, même sans soleil et sans lune.
Et ainsi la virent ces yeux, dans sa beauté de Marie :
les mains douces comme un soleil dominical plein de bonheur,
la bouche suave comme une eau dispensatrice de joie,
les yeux purs comme un ciel où jamais ne se couche le jour,
et le cœur montrant à tous son pur arbre de la vie
comme un immense pélican ou comme une eucharistie,
pour que le Peuple de la patrie boive sa voix caritative
et se nourrisse de son sang comme la terre se nourrit de ses jours.
Ève et Marie sont à ce point unies dans la femme que ma voix chante
que plus que des noms, c’est un nom, comme deux yeux font un regard,
et plus que des mains, c’est la main de qui la tend à l’infortune,
et plus que des bouches, c’est la bouche de qui la parole est louange,
et plus que des yeux, ce sont les yeux de qui donne foi avec le regard,
pour que l’homme solitaire lève le visage vers ses pieds
et voie dans la lune et les étoiles, sur la terre de la patrie,
Ève et Marie, Marie Eva, transfigurée en l’Espérance.
*
Chanson aux mères de mon pays (Canción para las madres de mi tierra) par Julia Prilutzky Farny de Zinny
Pour la femme d’ambre et de blé,
pour le ministère que sa voix renferme,
je veux dire, Seigneur, un chant amical
à toutes les mères de ma terre.
Pour dire sa grâce sans appel,
femme de ma patrie nouvelle,
voix visionnaire, voix inexorable,
voix de toute la douleur : Marie Eva.
Pour dire son fouet de feu
sur la peau torve de l’injustice,
son message qui est ordre et qui est prière,
sa parole qui blesse et caresse.
Sa voix… Sa voix dans tout l’horizon,
sur tout paysage matutinal
– désert de sable ou de pierre, plaine ou montagne –,
fontaine scellée et cantique enflammé.
Par les chemins de ma patrie
va cette clameur gagnée dans la plénitude,
sirène d’alarme et de joie,
de l’essence perdue et retrouvée,
de l’ardent carillon qui n’abandonne pas,
de la braise cachée dans la cendre,
de l’accent qui marque et qui pardonne :
voix qui blesse davantage encore quand elle cicatrise.
Contre le vertige impuni qui se dissipe
tourne et se perd en lourds tourbillons
et du fond même de la brume
repart, sur tous les chemins.
Sa voix dans le silence et les gémissements,
un murmure dans le passé et la distance,
dans le souvenir fidèle de notre oubli :
voix de l’ange qui garde toute enfance.
Dans cette voix, déchaînée de tendresse,
nous te découvrons, mère tremblante.
Dans cette voix abattant les taillis
pour ouvrir l’idée de la rose.
Claire amie qui ne connais pas encore
l’enfant sans pareil que renferme le cœur,
mais qui tends les mains en forme de nid
pour tous les enfants de mon pays.
Elle ne pousse plus, la flore de l’épouvante
au pied des douloureux crucifix :
sur la patrie indomptable du chant
éclatent les sourires des enfants.
Par ton cri, par ton être, par ton défi,
tu illuminas les jours lugubres,
femme de topaze et de rosée,
et nous t’appelons mère, toi notre fille,
car dans ta voix, définitivement,
se repose désormais le plus haut midi,
l’espoir et le rêve et la semence.
Et nous t’appelons mère, Eva Marie.
*
Le retour de la déesse Caa-Yari (El regreso de la diosa Caa-Yarí) par Luis Horacio Velásquez
Note. Caa-Yari est la déesse guarani de l’herbe maté, une plante constituant depuis longtemps une industrie importante de l’Argentine et du Paraguay. Le poème nécessite quelques explications, que l’on trouve entre autres dans le livre Superticiones y Leyendas (1917) de l’anthropologue argentin Juan B. Ambrosetti. Les cueilleurs de maté, souvent Indiens ou métis, quand ils concluaient un pacte avec la déesse indigène, en recevaient de l’aide ; la déesse en particulier allégeait leur fardeau pendant le travail et, comme ces travailleurs étaient payés à tant l’arobe (unité de mesure), invisible elle pesait de tout son poids sur la balance au moment de la pesée pour augmenter leur salaire. Le poète se sert de cette légende pour comparer l’action sociale d’Eva Perón aux bienfaits de la déesse.
Une curiosité du vocabulaire utilisé par les travailleurs du maté, qui figure dans le poème et que confirme Ambrosetti, est l’emploi de mots tirés de l’industrie minière. Les travailleurs du maté se nomment eux-mêmes « mineurs (de fond) » (mineros) et appellent leur travail « travail de mine » (trabajo de mina).
Mystères dans la forêt. Le labeur quotidien.
Les lamentations du péon et de l’Indien s’estompent.
Vers l’enfer de la place de la pesée,
Le sternum ployé, sous le fardeau
passe une ombre en guenilles.
Au-delà des prairies de maté, nul horizon.
De l’aube à l’oraison, il travaille muet.
Dix arobes à la fois, il abat la verdure
jusqu’à la terre offensée, furibonde.
Recru de fatigue : « Si je pouvais m’échapper »
il songe à l’escapade dans la forêt dense ;
mais à la fin le gagne l’angoisse indescriptible
que donne le Mauser à l’affût.
–Viens, Caa-Yari, ô ma mère !
…mes forces me quittent et le souffle
me manque, ce fardeau c’est la mort,
je suis ‘mineur de fond’, ma femme m’attend… »
L’Indien et le péon initié font des offrandes
dans la foi autochtone de la race,
et elle, déesse native, les protège,
la vierge de la forêt, blonde et blanche,
Et elle, Caa-Yari, prend la charge
et anime le végétal de l’Indien
l’aidant ainsi à transporter son fardeau
et à partager sa peine solitaire.
Par la forêt dense et ténébreuse
la vierge indienne, sans peur, le guide,
repousse les jaguars, l’anaconda,
et dans la balance double son gain journalier.
Puis, à la fin de la journée,
comme une mère avec amour elle prend soin de lui,
étanche sa sueur, et le relève
s’il est malade, panse ses plaies.
Il faut croire en elle par serment.
La foi est une lampe vive entre ses mains.
La haine s’oublie et le mépris choit
convertissant chaque homme en frère.
II
Il est venu du fond du peuple une femme
comme une perle scellée dans son coquillage
cimenter l’union entre les pauvres :
fanal de lumière et myrrhe de beauté.
Le Chef lui donna feu et bréviaire.
Vérité dans sa voix et grâce dans sa tendresse.
Son idéal solidaire est drapeau
en frénésie de fleuves et de plaines.
Eva Perón : dont, ointe de lumière et d’écume,
crie la voix jusque dans le lointain
Quelle est son amertume ? Quel mal est le sien ?
Seulement la douleur de la patrie souffrante !
Défenseuse civile, elle a donné son affection
à l’ouvrier, aux pauvres et aux parias.
Aux humbles mères, aux enfants.
C’est-à-dire au troupeau sans chemise.
Et elle est descendue dans le cœur des plus tristes,
elle voulut connaître le secret de leurs drames.
La charité de Dieu lui dit : Insiste !
elle fut l’ange tutélaire de l’espérance.
Son modèle était Saint François
–frère loup et frère serpent–,
et rien ne peut tant l’émouvoir
qu’un visage baigné de larmes.
Elle vit le froid exploiteur sans âme
–le maître avec son or et sa violence–
avec sa loi de la cravache et du talion
sans amour de la patrie ni miséricorde.
Et l’impossible, alors, fut possible :
Caa-Yari, la déesse légendaire,
prit la forme fragile et sensible
d’une jeune femme de notre race.
Son évangile de pain, eau et grain
déplace la mer et perfore la montagne.
Et sa vérité simple s’établit
sur tout le continent américain.
Et comme elle est Caa-Yari, au travailleur
elle tend ses deux mains comme des ailes,
étanche sa soif, éponge sa sueur
et allège le poids énorme de sa charge.
Et elle trouve la mesure qui équitablement
rémunère le labeur quotidien
et introduit dans la conscience collective
l’alléluia de la cause nouvelle…
Puis elle se rend auprès des enfants opprimés
qui ne connurent jamais la piété chrétienne
et comme ils sont les élus du Chef
elle leur apporte une cité de conte de fées.
Et enfin au vieillard dont la lumière
peu à peu s’éteint, triste et oubliée,
elle offre un refuge de paix sans tourments
dans une harmonie d’oiseaux et de cloches.
Alors le miracle fut possible
–parfois les rêves se réalisent–
la déesse est vivante et se préoccupe des salaires
et chasse le mal de son plus beau sourire.
Sa vigile, sentinelle pérenne,
garde son évangile et notre blason.
Eva Perón est Caa-Yari réveillée.
Ce qui était légende est à présent réalité.
*
Poème de celui qui conduit (Poema del que conduce) par María Alicia Domínguez
Debout dans l’Histoire, le regard tourné vers l’Avenir
avec les ailes de la Foi surmontant tous les murs
triomphateur de l’inerte, de ce qui n’existe déjà plus
luttant pour que personne n’ait soif ni ne soit triste
dans sa Doctrine s’accomplit la Béatitude
qui au malheureux augura son jour d’espérance.
« Les forces de l’esprit guident l’homme » ; il est certain
que des idéaux communs le sauvent d’être mort
et qu’un destin isolé le limite et l’enferme
alors que Dieu est à tous et se trouve partout sur la terre.
« User de la tolérance contre l’intolérance »
créer des ponts humains qui contractent la distance,
considérer en chaque destin possible
un dépassement heureux ; telle est son œuvre visible.
Conception de poète qui voit dans l’Humanité
un fertile et renouvelé sapin de Noël
qu’un amour conscient ranime et décore
avec les pures conquêtes de la pitié humaine.
Il soumet les vagues nombreuses à la digue
d’un sens d’amour plus ample capable de magnifier
les élans isolés, afin qu’ainsi le plus fort
soit celui qui aime la Vie sans peur de la Mort.
Et le privilège insigne qu’il confère au petit
donne foi dans la bonté rayonnante de son entreprise.
Sa soif d’innovations poursuit la racine
avec la foi de celui qui cherche seulement le fruit heureux.
Quand il tourne un regard ferme vers le Passé
c’est pour voir que ne pleure plus celui qui pleurait
et que dans le Bien partagé avec amour se sont accomplis
la justice oubliée et l’oubli de soi.
C’est lui qui a recueilli dans son âme généreuse la clameur
des vies silencieuses que laminait la douleur
et le gémissement profond qui vient de la Mort :
« Nous demandons que dans cette Vie se partage la chance ;
que pendant que les uns souffrent les mains vides
la fortune ne comble pas les jours stériles
de ceux qui sont nés sans crainte de l’échec
parce qu’un destin injuste les a conduits par le bras.
Nous demandons le droit que le meilleur triomphe
et le repos complet pour chaque labeur
et la récompense de la constance des mérites
que l’injustice éreinte de ses vents et froidures. »
C’est lui qui a entendu le gémissement profond de la terre
qui se plaint en ses fruits, car en eux est renfermée
l’injustice constante d’un obscur passé
où ils n’étaient pas à ceux qui les avaient semés.
Et aujourd’hui de sa main il partage tous épis
comme quelqu’un qui reconnaît le droit du labeur.
C’est pourquoi ceux qui étaient auparavant oubliés ne l’oublient pas
et que le protègent ceux qui étaient auparavant sans protection ;
c’est pourquoi répand sur lui sa grande lumière
le cœur en flamme d’une loyale multitude,
et que s’universalise la pitié de son nom
qui reconnaît unanimes les droits de l’homme.
C’est pourquoi quand on dira Perón
à jamais s’imposera une parole triomphale : le cœur.
*
Poème du voyage fraternel (Poema del viaje fraternal) par María Alicia Domínguez
Note. Le poème est une évocation des relations cordiales entre l’Argentine et le Chili pendant les présidences de Juan Perón et Carlos Ibáñez del Campo (1952-1958), Ibáñez dans le poème, relations qui se détériorèrent immédiatement après le coup d’État des généraux contre Perón en 1955.
I. Le chemin
C’est le même chemin, recommencé ;
un chemin d’amour qui triomphe et s’élève
au-delà de la pierre et du nuage
avec une impétuosité d’amour, depuis le Passé.
Les limites n’existent plus ; le paysage
–précipice, faux pas, sommet solitaire–
s’agenouille devant le symbole du voyage
qui ouvre de nouvelles portes à la Cordillère.
La pierre sévère dans ses entrailles obstinées
sent sourdre des baptêmes de versant
et si la montagne avait une âme
son symbole serait le soleil naissant.
Car en vérité un soleil touche le sommet
le plus excellent et hermétique des Andes ;
il n’existe pas de plus grande clarté
que celle de l’amour quand il se répand.
Un amour fraternel, parfait, humain,
qui sait s’arracher à soi-même
et adopte l’attitude de la main
qui jette des arcs de lumière sur l’abîme.
II. Le voyage
La montagne se souvient dans sa dormeuse
sérénité du Héros légendaire
qui prit le vent andin par la bride
puis égrena le courage comme un rosaire.
Celui qui leva vers le ciel une noble épée
ointe par la lumière d’une nécessaire clarté ;
le héros d’aujourd’hui, à la marche tranquille
s’en vient armé de la paix de son sourire.
(Il apporte aussi, occulte comme la forêt
la morsure tenace d’une blessure ;
mais surmonte comme l’horizon,
pour les autres, l’angoisse de sa vie.)
Pour les autres, il entreprend un noble voyage,
pour l’amour humain, devant ses pas
le paysage prend une intensité nouvelle
comme les Andes sous les étoiles.
Et sa main déployée devant les gens
dans l’attitude bénie qui répare
les omissions, répand les semailles
d’une fraternité profonde et claire.
Comme celui qui fut escorté par l’attente
des peuples d’hier, celui-là, qui à présent
annule la distance entre deux peuples,
dans sa suite a également l’Aurore.
III. L’accolade
Et dans le Peuple profond, clair et bon
dans le Peuple vaillant face au destin
s’accomplit l’unité du chilien
authentique et de l’authentique argentin.
Par la parole –musique dans le vent–
par le sourire de qui les réunit
ils recouvrent le chant du sentiment
qui fut jusqu’à présent harmonie muette.
Ils se reconnaissent comme des frères
qui voyagèrent loin de chez eux,
semblables dans leurs âmes et dans leurs mains
sous la vieille vigne de leur race.
C’est la joie avec laquelle les ruches
confondent leurs essaims laborieux,
celle de ces peuples aux espoirs mûrs
dans la prospérité de jours généreux !
Et sur le signe d’unité triomphale
darde son symbole un autre lien :
celui de ceux qui ont fait de leur accolade
d’amitié un stimulant continuel.
La Montagne, les Peuples, sont témoins
de ce geste d’amour qui commence un monde
par la fraternité de deux amis
et la foi d’un fort attachement.
Perón, Ibáñez, tant de noble effort
jusqu’alors comme enseveli !
(ainsi sous la neige perd le chêne,
toujours caché, la grâce des nids.)
Après le jour de ceux qui partirent
avec la douleur du rêve reporté,
O’Higgins, San Martín, eux ont cru
à leur parente destinée dans le Passé.
La Cordillère dans son dégel aperçoit
depuis la clameur de chaque pierre blessée
l’idéal qui triomphe de la mort
C’est l’œuvre de qui a foi en la Vie !
*
Deux éloges et deux commentaires (Dos elogios y dos comentarios) par Fermín Chávez
Notre dame, reste ici
dans ces lignes fugaces.
La fleur de lin s’en est allée
pour que toi tu puisses rester.
Notre dame, reste ici
si tu préfères notre assaut.
Nos cœurs marchent
avec ton cœur au milieu ;
Notre dame, reste ici :
nous accomplirons tes commandements.
Comme rayonne ton sourire
sur les sans-chemise !
Notre dame, reste ici
tellement pure et illuminée.
Comme brille ton blé
sur ma chaumière lézardée.
Eva Perón, notre dame, est farine du peuple,
farine et miel du peuple de cette douce Argentine.
Eva Perón, notre dame, tient Dieu dans ses mains,
dans ses mains vit l’ange de la farine.
Eva Perón, notre dame, est une braise jeune
qui reste jusqu’à l’aube pour allumer le jour.
Eva Perón, notre dame, a le cœur clair,
cœur à la portée de ta main et de la mienne.
Notre dame, je te dis braise
pour que tu réchauffes ma nuit
et mon chemin et ma maison.
Je te dis lune, je te dis
lune croissante, pour te demander
l’illumination du blé.
Eva Perón, notre dame, parle de choses simples.
Ses moindres battements de cœur se montrent au dehors.
Pour que nous les voyions. Pour que nous les regardions.
Elle a, notre dame, un sourire vrai.
Eva Perón, notre dame, préfère le pauvre peuple
et sous son regard nous perdons tout orgueil.
Je parle d’elle, notre dame, car je suis peuple aussi.
Je fais moi aussi partie de ce peuple qui est le sien.
*
Chant plénier (Canto pleno) par Julio Elena de la Sota
Note. L’allusion au mois d’octobre dans ce poème et quelques autres renvoie à la date du 17 octobre 1945, Jour de la loyauté (Día de la lealtad) dans l’imaginaire péroniste, où des masses de citoyens argentins descendirent dans la rue pour réclamer la libération de Perón alors prisonnier de la dictature, ce qui conduisit à sa libération et à la tenue d’élections en février 1946, que Perón remporta. Dans le poème Paroles pour Eva Perón, plus bas, le rôle d’Evita dans cette journée est souligné.
Nous étions enfants de nostalgie et enfants de silence
et notre jeunesse était comme une question sans objet
qui ne devait dans notre vie trouver d’autre réponse que l’écho.
Nous étions enfants de nostalgie et enfants de silence
j’aime ma ville ; j’ai toujours été habitant de la peur,
de la peur immense de vivre si seul dans une localité déserte
avec un trésor d’amour, avec un énorme, un sauvage désir
de transformer ma vie en entreprise ardente et fraternelle.
Mon amour était l’amour qui conduit le fleuve au lointain océan
j’aime ma ville ; je l’aime dans ses habitants, dans sa pierre, dans son ciel,
dans son enfance de fruit et dans ses filles l’âme au vent,
dans ses matins blonds et ses soirées qui nous viennent de loin
avec un lent va-et-vient, une délicieuse cargaison de souvenirs,
où le jasmin embaume la glycine et où répand
sa cannelle sonore la chanson du boulanger.
Comme était loin alors, et menaçant, le ciel !
Car ma ville se trouvait –comment dire ?– loin,
loin de moi et de tout le monde, prisonnière de chaque poitrine.
Et chaque poitrine était une douleur, une dispersion,
goût de solitude, d’amertume et de peur.
Le miracle attendait sur ce lent mois d’octobre,
en marche vers les portes pondéreuses du printemps.
Soudain la voix… la ville offrait
un grand corps gisant tourné vers les étoiles.
C’était une voix d’enfant perdu, une clameur désemparée
de solitude, de tendresse et de prière.
C’était comme ces voix surgies des rêves
qui poignent le cœur d’émotion, et répandent
dans l’air pur une âme prisonnière…
elle nous frappait la poitrine comme une aile chaude.
Une colombe blessée nous appelait à la guerre !
Je vis la multitude et une femme avec elle.
Que de mains tendues vers son doux feu de joie !
C’était la clé musicale qui réunit la note dispersée
et notre solitude se consumait dans sa flamme fraternelle.
Pour nous sentir frères davantage nous nous aimions en elle,
car le sortilège de son nom anéantissait les ténèbres.
Depuis ce mois d’octobre miraculeux, toute la lumière s’appelle Eva.
Eva Perón, miroir des joies et appeau du chant,
qui la voit la chante y compris par le silence ;
Eva Perón, sœur de la rose et du feu,
quand elle passe les sourires prennent leur envol ;
Eva Perón, ardent, délicat mystère
d’un visage façonné par l’âme de l’intérieur ;
douce voix de ma Patrie qui fut ordre et prière
et fit de tous une seule et même poitrine solidaire ;
en la regardant, je m’en rends compte, je crains ma propre mort…
pour l’admirer, alors, il y aura deux yeux de moins.
*
Le cœur en la cigale (El corazón en la cigarra) par Juan Carlos Clemente
« Ce que nous avons de meilleur, c’est le peuple. »
Je suis l’homme de la rue,
des champs, de la ville.
Le journalier, l’ouvrier,
l’étudiant, l’apprenti,
le vieillard, le jeune, le petit
bourgeois, l’inventeur,
le niais, le voyou,
la lie,
font partie de moi.
La femme de l’usine,
du bureau, de l’atelier ;
celle chargée d’enfants
et celle enceinte une seule fois,
la libertine, la concubine,
la mendiante, aussi
font partie de moi.
Je sème, je récolte,
j’extrais les minerais.
Par mes mains se meuvent
les machines, se pétrit
le pain, se cousent les vêtements.
De mes entrailles naissent les savants,
les artistes, les héros.
(De même les Conducteurs
naissent de mes entrailles.)
J’ai gagné ma propre indépendance,
mais j’ai aussi combattu pour celle des autres.
J’ai perdu mon sang en guerres
civiles, et j’ai bâti
sur mes propres ruines ma grandeur.
Je suis généreux, viril,
sentimental, matérialiste.
Je connais les tyrans,
les chaînes, la faim,
les promesses, les moqueries
de ceux qui hier me trahirent.
Je sais souffrir, attendre,
pardonner, oublier.
Mais je sais aussi me révolter,
prendre des Bastilles, défendre
les barricades, dresser des gibets,
faire justice et m’apaiser.
Je suis le peuple,
j’aime la liberté.
*
17 Octobre (17 de Octubre) par Alfonso Ferrari Amores
Avant cette date, dans nos vies,
les sépultures des grands hommes, les épopées mortes.
Il y avait les statues et les épées,
et les hymnes épiques, la preuve digne de foi,
Oh Patrie ! Simulacres ! Germes congelés !
L’antique gloire absente, aucune gloire nouvelle.
Ton sang sucé, les vampires de Crésus
contemplaient, oh Martyre ! ta veine jadis héroïque
à sec. Et s’en réjouissaient. Les enfants de ta tristesse
plongés dans des léthargies de momies et papyrus.
Ce n’était plus l’austère Espagne, mais le nordique Midas
qui consumait ta force, sourde au clairon ;
et en vain réclamaient de furieuses Némésis
la seconde croisade de notre San Martín.
En vain ! L’adipeuse indolence du cipaye
somnolait à l’ombre d’un pavillon étranger,
et des rouges franges descendait jusqu’à sa veste
un baptême zébré de caméléon neutre.
Cela pouvait appartenir à Sodome et Gomorrhe,
à l’abjection finale, cela ne pouvait être nôtre.
Dieu veillait, et il voulut, par-delà le coma,
comme Lazare nous relever, d’une main ferme et capable.
Cette main eut un nom : ton nom, Juan Perón !
Et, puissant, dans un espace sans obstacles, se répandit
le Peuple, le Peuple, clameur de rédemption.
Bras faits colonnes, têtes faites béliers !
Recréateur de la Patrie, nettoyée du caudillisme,
ton inspiration sacrée eut elle aussi un nom.
Notre dixième Muse, celle du justicialisme :
Ton nom, Eva Perón !
Le regard du magnanime nous reconnaît à nouveau ;
ses yeux de bronze s’humectent à nous contempler.
Si longtemps sans nous voir !
Si longtemps sans nous embrasser !
Oh Patrie restaurée ! ton cri recouvre le globe :
Dix-sept Octobre ! Dix-sept Octobre !
*
La neuvième Béatitude (La novena Bienaventuranza) par Pedro M. Larocca
…….Comme sur toute la terre,
le Sermon sans égal de la Montagne,
divin, magistral, profond et serein,
apporta jusqu’ici sa résonance insolite.
Les mains s’ouvrirent d’espoir,
le cœur éleva son battement,
et les harpes des Béatitudes
donnèrent à entendre leur musique.
Huit phrases de Dieu pour les existences
saturées de pénurie et de nuits sans sommeil.
Huit clés d’or promises
pour parvenir au Royaume des Cieux.
Mais la douleur de l’homme divergeait
de la félicité d’outre-tombe :
moins de souffrances ici, sur la sombre
terre fertile en larmes et douleurs.
Et elle vint, comme si le fils
revenait vivre sur la terre.
Elle prit sa Croix, et dit aux pauvres :
« J’ai moi aussi faim de votre faim. »
–(Au côté du grand Conducteur,
bâtisseur de la Nouvelle Argentine ;
son professeur et son amour,
au nom de qui elle parlait,
comme si lui-même parlait,
chaque jour lumineux
où le Justicialisme
célébrait ses triomphes ;
svelte, légère, délicate, fine
–le beau et le vrai en harmonie–,
elle levait sa blanche main ardente
sur la Place de Mai
marquant le véhément
verbe évangélique,
tranchant comme l’éclair,
contre le pervers)–
« Je sais depuis l’enfance combien le probe
est accablé par l’injustice,
et de quelle monnaie paye le loup
celui qui a faim de pain et de Justice. »
« Où se trouve le loup de l’homme, celui de la satiété
nous épie constamment ;
celui qui opprime et écrase.
Celui à qui l’Écriture proscrit les cieux
avec son message pieux,
dans la difficile analogie
du chameau et du chas de l’aiguille. »
Celui qui inspira le Sermon
mit la main sur les huit clés miraculeuses
–Les Béatitudes,
qui donnent au cœur
ses lumières et espérances
pour parvenir aux cieux–
et forgea son appeau,
et depuis deux mille ans il continue
de tourmenter avec une satanique impudence
l’affamé de pain et de Justice
pour entrer dans les cieux avec un rossignol de cambrioleur. »
« Mon sans-chemise, camarade,
sans pain sur la terre où le blé
féconde d’or les chaudes entrailles,
et remplit à craquer la cale
du navire étranger ;
sans table et sans foyer
pour la communion du pain ami
sur ta propre terre, qui te reste étrangère,
après tant de luttes. »
« Mon sans-chemise, exténué
par un labeur intense et accablant
qui te contracte les poumons et t’ôte le sommeil ;
mal nourri, spolié,
pour ajouter des écus au trésor
du marchand heureux et du fabricant
importateur de toile,
sans un chiffon pour couvrir ta pudeur
ni le froid de ton nourrisson. »
« Quelle main prépotente te refuse ainsi
ce que verse ton sang,
ce que tisse ta main ?
Et toi, ma sœur,
toi qui peux être mère et être aimée
avec un rayon de lumière sur le front
heureuse et amoureuse ;
noyée, souffrante,
subissant ta peine et ton agonie
sans pouvoir obtenir ni pain ni travail…
tu le demandes portant entouré de guenilles
ton enfant dans tes bras. »
« Camarade exténué, vieilli ;
ouvrier de rebut, congédié ;
vieillard qui cherches de porte en porte
sur le seuil sordide des maisons
–après une vie de labeur, incertaine,
qui t’accable et t’use–
une croûte de pain pour tout dîner
et un refuge contre le froid
où dormir, dans l’espoir
d’en finir dans la mort avec ton désastre. »
« Enfant brun ou à la tête blonde,
qui te fatigues quand tu joues à la guerre,
et te fatigues quand tu danses dans la ronde
comme les autres enfants de la terre. »
« Pâles, tristes enfants, mais beaux,
amenés par Dieu pour réjouir la fête
de leurs mains pleines de lumières,
et que la misère assombrit. »
« Enfants sans souliers
avec lesquels attendre les généreux Rois mages
à l’apparat fantastique,
qui pour être Rois ne voulurent approcher
les petits anges en haillons
du bidonville. »
« Mon sans-chemise,
plongé dans la pénombre
sous ce ciel bleu,
où la Croix du Sud
avec ses étoiles nomme,
désigne et marque
la paix d’une contrée,
berceau de liberté,
où des hommes lointains
–frères en ta douleur
et d’égale solitude–
rêvent de venir un jour
jouir de ces biens
désirés, précieux,
avec une joie insolite,
avant que le monde ne disparaisse. »
« Jouir de ces biens
de ces mets et de ce pain succulents,
qui abondent ici,
mais dont tu es privé… »
« Je viens te rendre
l’amour de la vie
sans peur de la mort.
Ta dignité perdue.
Ta liberté à présent humiliée.
Ton pain chaud.
La terre fécondée
par ta sueur répandue. »
« Je t’annonce le miracle
de ta maison et de ton champ. »
« Que le chant du coq te trouve
ouvrant la fenêtre à la lumière
du soleil nouveau de l’heureux foyer
après la grise agonie du bidonville. »
« Pampa étendue et compagne riante.
Champ de lumière avec enfants en fête.
Crépuscule sans inquiétude, illuminé
en sillon ouvert et portail pimpant. »
« Quand Il touchera tes tempes,
à la fin vaincues, tranquilles,
après la jouissance de biens terrestres
cent anges parés
pour le cérémonial, de leurs trompettes
salueront ta blouse de bleu pur,
ton cœur sans tache,
et les huit clés d’or du sermon
t’ouvriront les cieux promis. »
« Le Christ –et son sermon, consolation et espoir
après le passage terrestre triste et dur–
approuvera le troupeau paisible
au travail digne et au pain sûr. »
« Le bien-être terrestre qui s’accomplit
–Rédemption de la blouse de bleu pur !–
c’est la neuvième Béatitude
et la Bible sociale de l’avenir. »
Tel fut son message. Et si s’est déchiré
son bel habit terrestre,
son Message d’amour, son rêve ardent
reste avec nous. Et plus jamais
ne s’éteindra la lumineuse et pure
flamme céleste de son tison.
*
Navires vers le sud (Navíos al Sur) par Rodolfo I. Turdera
Note. Le mois de mai, dans ce poème et quelques autres, renvoie à la date de l’indépendance de l’Argentine, le 25 mai 1810. D’où le nom de Place de Mai (Plaza de Mayo) qu’on a vu plus haut, nom de la place principale de Buenos Aires, sur laquelle se trouve la Casa Rosada, le palais présidentiel.
Ce sera quelque jour de l’Histoire,
mais ce jour arrivera !
Des ports tranquilles de la Patrie
partiront vers le sud nos navires
pour défier la fureur des mers
et recouvrer ce fragment perdu
de notre terre, qu’usurpa la force
du despotique Empire léonin.
Dix mille Croisés du Droit
seront prêts à combattre avec héroïsme,
et à libérer la terre malouine
que nous légua l’Espagne, avec ses domaines,
lorsque dans l’heureux réveil de Mai
notre Patrie se donna son destin,
et traça ses frontières de son propre sang,
le sang fécond de ses fils.
Le Droit est invincible vérité
qui surpasse la marche des siècles,
et pour nous un jour viendra
la justice avec la paix, ou bien le sacrifice,
mais cette terre redeviendra nôtre,
et dans ses ports les mâts dressés
arboreront notre pavillon azur et blanc,
flottant au vent des mers algides.
Les navires au sud ! tel est le mot d’ordre
stimulant notre esprit argentin,
qui ne renonce pas devant le pouvoir usurpateur
ni ne capitule, ni ne cède en son optimisme.
Et un jour viendra où notre peuple
chargeant de justice ses navires
dirigera leurs proues vers les mers du sud
en quête d’un rêve de vérité, sacrés.
Tôt ou tard le soleil des Malouines
baisera les étendards argentins !
*
Tant de choses ! (¡Tantas cosas!) par Antonio Nella Castro
Il y a des années de cela, camarades, je disais :
« Ma terre est vaste et profonde ;
au nord, les labourages, les guitares ;
au sud, la mer sonore, nos côtes.
Un homme à l’odeur de bois de palo santo
sème dans les sillons, chante, et tombe amoureux. »
Il y a des années, camarades, je disais…
Mais il s’est passé tant de choses !
Ils arrivèrent parmi les balles. Fusillant.
Pleins de fiel. De malédictions. De croûtes.
Ils venaient l’âme empoisonnée
l’entrejambe et la bouche écumant.
C’étaient les bons garçons. Les étudiants.
Les dames huppées. Et « catholiques ».
Celles qui pensent que l’Église et les autels
sont un commode et chic salon de mode.
Et leur offrande fut une gerbe de cadavres.
Pauvre Córdoba !
Ils souillèrent les cloches. Les missels.
Pauvre Córdoba !
Et au nom de Jésus les rues
se remplirent de sang. Pauvre Córdoba !
Elles se couvrirent de dépouilles populaires !
Pauvre ! Pauvre Córdoba !!!
Le temps les suivit comme une vipère.
Et la vipère finit par mordre l’histoire.
Leurs noms resteront comme celui de Judas
et leurs enfants auront les mains rouges.
Videla Balaguer1. Nausée du monde.
Hyène pourrie. Hypocrite cagot.
Le ciel de la patrie sera nettoyé
quand tu pendras fétide au bout d’une corde !
D’autres vinrent après eux. Ce fut la même chose !
Quel accouplement malade leur donna naissance ?
Capitaines gorilles. Assassins.
Déshonneur des Armes ! Pieds et bottes !
La terre effile les poignards !
Le vent cherche les carotides !
Capitaines gorilles. Assassins !
Voyez, voyez la patrie, comme elle pleure !
Ils vendirent la Nation par lots. Ils brisèrent tout.
Couvrirent de fumier ses colombes.
Et le peuple, notre peuple, le peuple tout entier,
fut à la disposition de la « Couronne ».
Les hommes de la Force Armée. Les marins,
–misérables serviteurs de la Loge–
arborèrent leurs uniformes de protocole,
firent étalage de leur sale aristocratie cipaye.
–Il ne nous reste plus– me disait
une humble fille de la Boca.
–Il ne nous reste plus rien, camarade,
sinon les yeux pour pleurer notre déshonneur.–
Femmes du pays ! Hommes créoles2 !
Nous savons qui ils sont. Quelles sont leurs manœuvres.
Nous connaissons leurs noms. Ceux de leurs commanditaires.
Et nous comprenons aussi pourquoi ils nous haïssent.
Mais soudain le temps s’arrêta.
Et c’est la même heure qui dure depuis lors.
Une heure longue, interminable, sèche.
Heure mesurée par une montre d’ombres.
Et là restèrent Valle et Ibazeta
leur sang suspendu à la gloire.
Et là resta Cortines. Et Cogorno3.
Fondus dans la patrie et l’histoire.
Et là nous restâmes tous, fusillés,
sans cœur, sans âme, sans mémoire.
Mais un des nôtres est en exil.
Un homme au parfum de chose à soi
qui leur marque les jours, les minutes,
prend les mesures de leurs fosses
et un beau matin reviendra pour que le vent
chante de nouveau parmi les roses.
1 Videla Balaguer : le général dont le coup d’État renversa Perón en 1955.
2 créole : Le terme français créole vient (à moins que ce soit le contraire) de l’espagnol criollo, où il peut désigner, comme en français, les Noirs nés dans les territoires d’outre-mer, ou bien, comme dans ce poème, les descendants d’Européens.
3 Valle, Ibazeta, Cortines, Cogorno : Juan José Valle, Ricardo Ibazeta, Alcibíades Eduardo Cortines et Oscar Lorenzo Cogorno sont des militaires péronistes argentins qui se soulevèrent contre la dictature en 1956 (Levantamiento de Valle), sans succès. Ils perdirent la vie lors de cette tentative.
*
Paroles pour Eva Perón (Palabras para Eva Perón) par Antonio Nella Castro
…….À présent que ta faveur m’est interdite
–Air dans l’air suspendu et lisse–
je veux offrir ma voix,
ma voix sans tache,
à l’ample latitude de ton ciel haut.
Je n’ai pas été ton Ronsard. Je suis ton peuple.
Cela qui aime sans qu’on lui demande.
Celui qui aime parce que c’est comme ça.
Celui qui voyage selon son impulsion. Et voyage.
Je suis un peu éternel.
Comme le bœuf dans les semailles.
Comme l’air dans le soir.
Comme le temps.
Je n’ai pas été ton Ronsard. C’est certain. C’est certain.
Je te regardais tranquillement.
J’étais si prêt… mais j’étais loin.
Et c’est peut-être pour cela,
parce que j’étais avec les autres,
que j’ai pu voir ton cœur de l’intérieur.
Je marchai tes pas, chaque jour,
peut-être sans le savoir,
car tous tes pas coïncidaient
avec les denses allées et venues du peuple.
Je marchai tes pas
depuis si longtemps,
que je me sentis père de mon père
et me sentis grand-père de mon grand-père.
Depuis des siècles je vais avec chaque sanglot,
avec chaque bout de faim,
avec chaque enfant nouveau,
sur ta route de lutte.
Remplissant de protestation les silences.
Je marchai tes pas.
Ou toi les miens.
C’est la même chose, au final, je suis le peuple.
Tu marchais par ses rues et ses places
comme une pièce détachée,
jointe dans ta douleur de multitudes
et sentant tes pas comme étrangers.
Tu marchais par ses rues et ses places.
Tu allais comme moi.
Comme eux.
Tu es venue d’en bas, lentement.
Tu connaissais la couleur du ciel
et la couleur de la terre.
Tu connaissais les arbres du parc
et le tremblement de l’arbre vrai.
Tu es venue d’en bas.
Depuis le centre
du mot peuple.
Où l’on sait par amère hérédité,
sans dictionnaires ni cahiers,
que la faim est un enfant triste et maigre
et l’appétit un monsieur obèse.
Tu es venue d’en bas.
Du peuple.
De l’ouvrier à la froide retraite.
Des maisons des vieux quartiers.
Du foyer des employés pauvres.
Des enfants au football et terrains de jeu.
Tu es venue d’en bas.
De la chaleur humaine de la pot-bouille.
Des matins aux douces chapelles,
des tables sans gong. Des ouvriers
aux tramways et aux usines lointaines.
Du peuple.
Et tu ne le quittas jamais.
Et tu allas le chercher lorsque sentant
quelque chose crier dans ton sang
il fut nécessaire de le secouer tout entier.
Et tu allas le chercher dans les ateliers,
aux champs, dans les usines…
Et tu lui touchas l’âme depuis l’histoire.
Et tu lui tendis en pains de ta chair
les roses semées par ses ancêtres.
Et tu allas le chercher.
Et tu le trouvas.
Comment ne l’aurais-tu pas trouvé puisque tu étais toute peuple.
Puisque tu venais d’en bas comme l’arbre,
qui pousse,
qui jette son ombre sur les éreintés,
t’offrant en fruit aux affamés…
Et offrant ta vie comme du bois de cheminée
pour réchauffer leur hiver.
Comment ne l’aurais-tu pas trouvé puisque tu étais toute peuple.
Puisque tu étais dans les sillons avec le blé.
Dans la récolte entière avec les journaliers.
Dans les rues endurcies de la ville.
Et à la frontière émotionnelle de la poitrine.
Comment alors ne l’aurais-tu pas trouvé,
franc, ouvert,
chantant joies meunières
ou paysannes terres d’entre-ciel.
Comment alors ne l’aurais-tu pas trouvé
venant à ta rencontre,
puisque ta douleur était la douleur de tous,
puisque ton espoir était de si longtemps…
Puisque ton eau était la soif des humbles
et ton pain le pain de chaque toit.
Je fus toujours avec eux.
Je fus à ton côté
blessé de colombes et de foulards.
Je n’ai pas été ton Ronsard. Je suis ton peuple.
Celui qui sent les 20 et 25
que tout se brise dans le souvenir.
Celui qui pleure ta mort avec la pluie.
Celui qui porte en deuil le sentiment.
Celui qui t’a véritablement aimée, profondément,
et presque sans le savoir.
Il était si naturel d’aimer ce qui est à nous,
de chérir ce qui nous appartient.
Tu étais tellement quelque chose de propre à notre vie,
que peut-être, sans le vouloir,
nous sommes tous, ensemble avec toi,
un peu morts aussi.
Je n’ai pas été ton Ronsard. C’est certain. C’est certain.
Je te regardais tranquillement.
J’étais si prêt… mais j’étais loin.
Et c’est peut-être pour cela,
parce que j’étais avec les autres,
que j’ai pu voir ton cœur de l’intérieur.
Je n’ai pas été ton Ronsard. Je suis ton peuple.
*
Parole du poète absorbé en lui-même au général Perón (Palabra del poeta ensimismado al general Perón), Anonyme
J’ai vécu la solitude en moi ; j’ai bâti
des tours à mon existence inconsolée.
Mais aujourd’hui j’intègre le débit de mon sang
dans le fleuve de ton Peuple épris.
Je chantais au bosquet vert dans sa clôture
sans voir l’arbre et en oubliant l’Homme ;
aujourd’hui je veux être la Multitude convertie
qui délire d’amour sous ton nom.
Je refusais la foi qui nous trompe
et l’idéal qui est un terme variable ;
aujourd’hui, me dévore le feu de ton idée
qui est un volcan d’amour interminable.
J’éludais la vérité, parce que ce monde
se complaît à la mettre à genoux ;
aujourd’hui je communie dans la tienne, dans le drapeau
que tu as dressé et que tu n’humilies jamais.
J’ai honte de ma tour triste
et de mon soliloque hagard,
quand j’écoute ta voix sur l’enclume
de ton dire profond, passionné.
De quel droit me réfugiais-je dans l’ombre
pour invoquer les cieux étoilés,
sur cette terre où tu apportais
l’Aube des jours insignes ?
De quel droit m’évadais-je en des paysages
étrangers, gris de mélancolie,
quand tes mains fortes conquéraient
Perón… Perón, « le pain de chaque jour » ?
Pourquoi pleurais-je ma petite larme
quand ton cœur incandescent
jetait sa lumière sur la souffrance de tous
et consumait leur douleur brûlante ?
Tu édifiais sur mon égoïsme
la clarté d’un jour nitescent ;
je refusais mon existence de pierre ;
tu répandais ton torrent humain.
Je m’assis à l’ombre du chemin
après avoir moissonné mon unique épi ;
toi, dans la mer des récoltes continues
debout sur ton ombre et ta fatigue.
Et aujourd’hui je te confesse dans la rougeur qui chauffe
mon cœur d’artiste conquis :
c’est beaucoup de vivre le rêve, mais le faire
vivre à un peuple c’est plus que tout ce qui est rêvé.
Je sais que doivent encore te renier
l’impur et celui qui vit en lui-même absorbé ;
mais je vois dans ton sourire compatissant
ta pitié pour le cygne empaillé.
Je t’attribue la vue pénétrante,
semeur pour qui le grain stérile
compte pour rien dans la récolte,
tu sentiras mon chant, véritable.
Tu sentiras le fleuve qui déborde
depuis la ferveur avec laquelle en ma foi je te jure
un cœur attaché à ta Doctrine
comme la lumière l’est au pur acier !
Et pour atteindre le centre que je poursuis
et qui sous mon front était une abstraction,
je m’intègre à la Vérité que tu symbolises
et de goutte je deviens torrent…
*
La fille du 17 (La muchacha del 17) par Alfredo Carlino
Son nom est venu à moi
comme une émeute.
J’étais presque un enfant et militais.
Son nom m’apparut derrière l’aurore.
C’était l’aube à Buenos Aires,
la chaleur nous frappait et la passion préparait son incendie.
Le jour allait paraître,
fruit plein, debout et pour toujours,
Nous allions tout inventer.
La foule,
cette fille voluptueuse,
le Colonel pour toujours.
Le raconter aux autres,
une vie durant,
comment c’était, ce qui fut, pour l’éternité.
Le jour allait paraître et ce serait le 17
et nous ne savions rien.
Elle vint à moi depuis la lutte.
Elle, avec ses yeux drapeaux
et sa peau d’alouette…
Elle chantait comme une flambée
à en blesser l’espace.
Elle vint à moi depuis le sang,
avec la mort Passaponti4,
cette adolescence mutilée qui rêvait.
Elle vint à moi depuis l’air et le chant,
depuis la rixe et la blessure,
depuis la vie et la mort,
depuis l’éternelle tendresse révolutionnaire,
si pleine d’amour,
si pleine de guitares,
de colombes et de chansons populaires,
de vieilles en guenilles,
de vieillards, impossible de dormir dans la rue.
Elle vint à moi invaincue, mémorable et victorieuse.
Elle vint à moi sans le savoir,
c’était l’histoire
et l’on participait comme si de rien n’était.
Elle vint à moi comme tout,
dans le tumulte de la rue,
et au milieu de la lutte.
Belle et totale, vêtue d’étoiles,
des violons sur le visage.
Vitale de haines,
car elle aimait, tant et tant son peuple.
Elle vint à moi avec ses soleils,
ses gestes, tout elle.
Jamais la pureté n’eut autant d’identité
qu’en son beau nom.
Sa tendresse continue de croître
et possède la même rébellion.
Elle, l’invaincue, la fille du 17,
depuis fut nôtre éternellement,
elle continue de flamboyer dans la foule
et de chanter
comme une flambée.
4 Passaponti : la muerte Passaponti, la mort Passaponti, s’il ne s’agit pas d’une coquille et omission pour «la muerte de Passaponti». L’étudiant Darwin Passaponti, mort le 17 octobre 1945, « Jour de la loyauté », est le premier martyr du péronisme.
*
Devant un discours du général sur Martín Fierro (Ante un discurso del general sobre Martín Fierro) par Alfredo Carlino
Te souviens-tu, général ?
des théoriciens de la poésie intimiste,
ces poètes sans intimités ni extrémités,
ceux qui tentèrent de saccager l’affection du peuple
pour Martín Fierro et le tango,
ceux des concours et anthologies,
ceux qui rejetèrent les rixes et les rêves du combat,
les exempts de fièvre,
ceux qui voyaient passer la vie du poème à côté d’eux.
Ceux qui vilipendèrent
l’oraison avec son propre sang
opposant l’art pour l’art et par décret,
les mêmes qui nous infligèrent au pilori
des suppléments littéraires
les raseurs de la parole hermétique.
Les écoliers en gémissements et petites angoisses
à la recherche du salut individuel.
Te souviens-tu, général ?
Ils gisent aujourd’hui
dans les dernières pages de livres qui n’existent pas.