XXIII Une conversation théologique
Mon ami X. (dont j’ai déjà parlé) m’a confié un manuscrit dans lequel il retranscrit une de ses conversations avec quelques proches. Il pense que ce document pourrait, selon ses propres termes « intéresser la partie éclairée de l’Humanité, si elle jetait les yeux sur ce blogue ». J’ai accepté de le publier.
Mes amis se demandent comment il se fait que je ne sois pas célèbre. Je leur réponds : « Vous avez vu qui est célèbre, chez nous ? »
La conversation se poursuit. Du reste, dit l’un d’eux, c’est le Psalmiste, je crois, qui met formellement en garde contre la célébrité.
En effet, c’est dans le livre qui raconte sa vie.
N’est-ce pas plutôt l’Ecclésiaste qui a dit cela ?
Une autre célébrité. Mais posez-vous plutôt la question : lui enviez-vous sa célébrité ou bien ses femmes ?
Il est la preuve qu’on peut avoir les deux. C’est important.
Diogène le fameux Cynique n’est pas quant à lui connu pour avoir eu des femmes. Il vivait dans un tonneau et méprisait les biens de ce monde, alors que l’empereur Alexandre se proposait, semble-t-il, de l’en combler. Ça l’a rendu très célèbre.
Une autre de ses paroles y a contribué fortement. Il disait : « Plût au ciel que je n’eusse qu’à me frotter le ventre pour n’avoir plus faim. » (Le grec ancien est une belle langue.) Vous savez, je pense, à quelle remarque il répondait. Je m’étonne qu’on lui fît ce genre de remarque, plutôt que de l’enfermer pour exhibitionnisme. Pas vous ?
Un autre philosophe célèbre est l’empereur Marc Aurèle. Il disait que tout ce que l’on écrit est voué à sombrer dans l’oubli tôt ou tard. Un fameux cas d’aveuglement.
La postérité aime faire mentir ceux qu’elle favorise.
C’est peut-être simplement qu’il est encore trop tôt pour l’avoir oublié. Qui sait ce que réserve l’avenir à Marc Aurèle ?
Deux mille ans et quelque de célébrité, ça me paraîtrait suffisant, à moi.
Diogène était un sage, et son exhibitionnisme, sans doute, la sagesse même.
Il était au-dessus de l’exhibitionnisme. Le regardait qui voulait : ça ne le regardait pas.
Cela me rappelle ce célèbre mystique arabe, dont j’ai malheureusement oublié le nom, qui disait qu’il avait besoin de sexe autant que de nourriture. Chez nous, on appellerait ça un vagabond. Un clochard. Il fumait du kif.
En Arabie saoudite, on enseigne que ces soufis ne sont pas musulmans.
Les habitants de ce pays sont des wahhabites, une secte déviante de l’islam.
C’est ce que disent les soufis. Je sais tout cela parce que j’ai étudié le wahhabisme.
Comme c’est intéressant !
Abd al-Wahhab, fondateur du wahhabisme, un nom pareil, dans le Larousse, au milieu de tant de patronymes d’une parfaite banalité, Watson, Wallace, Waschenspiffhäuserstock, etc, ne pouvait que piquer ma curiosité. C’est pour la même raison que je connais bien Zwingli.
Que sait-on au juste de Zwingli ?
Il est mort sur un champ de bataille. D’ailleurs, sa statue, à Zurich, le montre tenant une Bible dans une main et une épée dans l’autre. Il disait que la religion se passe très bien de métaphysique.
Les Suisses sont des gens remarquables. Un voyageur raconte qu’entrant dans une auberge pleine de clients il déjeuna en écoutant les mouches voler.
C’est un peuple qui n’a pas besoin de se convaincre des dangers de la célébrité. Personne chez eux ne devient jamais célèbre.
Zwingli fut une exception notable.
Son nom y est pour beaucoup, plus précisément la place bien en évidence de son nom dans le Petit Larousse.
Zwingli, oui, et c’est une exception de trop. Il ne semble pas que l’on puisse trouver dans l’histoire un renonçant qui ne soit enviable par sa renommée : on ne rencontre que des gens à émuler, quand on veut renoncer à tout.
Je comprends très bien. Quand j’ai voulu être bouddhiste, je me suis heurté au charisme insoutenable du Bouddha. Je ne pouvais me rendre dans un temple sans lui envier les dévots à ses pieds. Je me disais : « Pourquoi pas moi ? » Quelle torture.
C’est pareil dans mon cas. Je ne peux lire un classique de la littérature sans me dire : « Pourquoi pas moi ? »
Et vous vous êtes mis à écrire ?
J’écrirais si j’étais certain de ne pas devenir célèbre, après tout ce qu’a dit le Psalmiste. Ça ne m’empêche d’ailleurs pas, en le lisant, d’interroger, là encore : « Et pourquoi pas moi, je vous prie ? »
Quelle extravagance !
C’est péché d’orgueil et le péché, est-il écrit, mène à la damnation.
Tandis que la vertu conduit au ciel et à la postérité.
La vertu conduit au ciel mais c’est le talent qui conduit à la postérité !
Gardons notre sang-froid, s’il vous plaît. Qu’importe la postérité à celui qui gagne le ciel ?
Dites-le au Psalmiste ! Pourquoi ne s’est-il pas fait oublier ? Ç’aurait été bien plus magnanime de sa part, de la même manière qu’accomplir une bonne action est plus méritoire sans publicité.
Croyait-il au ciel ?
L’Église y croit, ainsi qu’au Psalmiste.
Vous comprenez bien, n’est-ce pas, que si le Psalmiste s’était fait oublier, comme vous dites, nous ne pourrions le louer pour ses Psaumes.
Il ne devrait y avoir de louanges que pour Dieu. C’est mon avis.
Le mien aussi.
J’ai exprimé cette idée avant vous, ne l’oubliez pas.
Qu’attendez-vous pour la publier ? Cela fera parler de vous.
Comment, s’il vous plaît, pourrais-je dire quoi que ce soit au Psalmiste, puisqu’il est mort ? Cette injonction, cher ami, était très paradoxale.
Je répète qu’il aurait mieux valu qu’il meure inconnu, car sa réputation me fait douter de la pureté de ses intentions. N’importe qui veut être célèbre : pas besoin d’être un saint pour ça.
Un saint sanctifié est un raté. Toute canonisation est une insulte à l’humilité. Toute célébrité une insulte à la véritable grandeur !
Permettez, ce n’est pas la faute du saint si on le sanctifie.
Si les grandes âmes ne deviennent pas célèbres, qui pourrait le devenir ?
Certaines petites âmes y parviennent très bien. Ces usurpations ne sont pas rares.
Le culte des saints a beaucoup régressé. Peut-être pour la raison que vous suggérez ?
Ah, vous reconnaissez que le protestantisme a des notions plus saines. Il est mauvais en effet que l’homme se cherche des médiateurs humains, car c’est une incitation à la célébrité, c’est-à-dire à la vanité.
Le protestantisme a ses grands noms.
Très bien vu. Tous les grands noms sont odieux. L’homme corrompu n’a nullement le droit de se faire un grand nom devant l’Éternel. Vous voyez que je suis moi-même un peu protestant.
Oui, vous citez Calvin.
Pas de grand nom, pour l’amour de Dieu ! C’est insupportable, à la fin.
Vous pensez que Calvin aurait dû se faire oublier ?
Naturellement. Ne le devait-il pas à Dieu ? Que la poussière retourne à la poussière.
C’est malheureusement vrai qu’il y a poussière et poussière. Cette inégalité des poussières est absolument révoltante, quand on y pense. Ne serait-ce pas la preuve que Dieu n’existe pas ?
Encore une fois, qu’importe la postérité à celui qui gagne le ciel ? Qu’importe ce qu’il en sera de notre nom dans ce monde, après notre mort, si nous gagnons la félicité suprême ?
Les félicitations suprêmes ?
Seriez-vous sourd, comme Diogène le Cynique ?
Pourquoi tous les croyants vertueux ne gagnent-ils pas à la fois le ciel et la postérité ? Il y a là un germe possible de profond mécontentement qui me fait penser que le talent est d’origine diabolique. Les grands noms de la religion sont peut-être à reconsidérer sous cet aspect.
Si cette idée prend racine, elle vous vaudra certainement de nombreux éloges et témoignages d’admiration.
Vous croyez ?
Ça ne fait aucun doute.
Vous oubliez l’un et l’autre, me semble-t-il, que ce sont les grands noms de la religion qui permettent au troupeau de suivre le droit chemin. Il est légitime et bon que l’humanité reconnaisse leurs mérites, et leur adresse ses hommages reconnaissants. C’est la volonté même de Dieu, je pense.
Je vous suspecte de chercher à vous faire bien voir.
Vous prêchez avec votre renommée en vue, coquin !
Pardon ? Je ne vous permets pas !
Je crains, chers amis, que notre soirée ne…
La fin du manuscrit est illisible, et mon ami, pour je ne sais quelle raison, injoignable.
Janvier 2015