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On sonne à la porte : C’est la poésie de Bo Setterlind
Du poète suédois Bo Setterlind (1923-1991) le Larousse écrit que c’est « un des plus grands poètes et dramaturges mystiques de son temps » (ici). Il ne semble pourtant pas avoir été traduit en français à ce jour. Cela n’a certainement rien à voir avec notre école « laïque ».
Celui qui intitula une œuvre autobiographique Le garçon qui croyait au Diable (Pojken som trodde på Djävulen, 1962) connut de son vivant un grand succès dans son pays. Si bien que, d’occasion, ses livres se vendent presque au prix du papier aujourd’hui : le nombre important d’exemplaires tirés et le relatif abandon d’un auteur assez récent mais qui ne peut plus faire le tour des médias afin d’assurer sa promotion, remplacé par les vivants, se cumulent pour produire un tel résultat (période qu’on appelle le « purgatoire »).
Bo Setterlind est un cas littéraire des plus intéressants, également du point de vue de l’amateur de curiosités. La première curiosité est ce qui vient d’être dit : qu’un « poète mystique » ait pu connaître un succès littéraire durable, en commençant dans les années quarante et jusqu’aux années quatre-vingt-dix du vingtième siècle, c’est quelque chose dont nous n’avons pas d’exemple en France. Là encore, cela n’a certainement rien à voir avec notre école « laïque ».
Une deuxième curiosité, c’est que le poète connut ce succès national durable en ayant passé toute sa vie hors de la capitale, ce qui paraît inimaginable en France, le pays de la centralisation démentielle. Les talents qui ne vont pas s’embourber dans cette ville tentaculaire de bureaux y sont, paraît-il, voués au mieux à des reconnaissances régionales. Bo Setterlind vécut quelques années à Uppsala, où il fut étudiant, puis alla passer le reste de ses jours à Strängnäs, une commune du Södermanland au bord de la Baltique, forte aujourd’hui d’un peu moins de 40.000 habitants. (Il est vrai qu’elle ne se trouve qu’à une centaine de kilomètres de Stockholm, ce qui en ferait presque une banlieue.)
Une troisième curiosité est qu’en 1957 Bo Setterlind fonda à Uppsala avec le poète Harald Forss une société littéraire sous le nom de « Cercle romantique » (Romantiska Förbundet) – et cette société existe toujours ! Chez nous, le terme « romantique » a pris quelque chose de péjoratif ou d’ironique.
Quatrième curiosité : en 1976, ce poète écrivait encore quelques vers classiques, comme il ressort du recueil dont nous nous sommes servi pour les présentes traductions. En France, le vers classique, en déclin depuis le début du vingtième siècle, est devenu pratiquement inexistant chez les auteurs connus dans la seconde moitié de ce même siècle, à quelques expressions près, dont Aragon, qui en écrivait encore dans les années soixante. Il n’est pas du tout improbable que Setterlind à quant à lui poursuivi dans cette voie jusqu’à la fin de sa vie et que l’on trouve encore des vers classiques dans ses volumes des années quatre-vingt ; c’est à vérifier.
Cinquième curiosité : ce poète figure parmi les auteurs du psautier ou livre de chants officiel de l’Église de Suède (luthérienne), laquelle a conservé un statut d’Église d’État du seizième siècle jusqu’à l’an 2000 (le poète, mort quelque dix ans avant cette séparation, n’a donc pas connu ce nouveau chapitre de l’histoire de son Église). Mais qu’il ait participé au livre officiel de chants religieux est une simple conséquence des thèmes de sa poésie et de sa notoriété.
D’autres curiosités encore tiennent davantage à l’époque où vécut Setterlind, une époque où, notamment, se développait l’industrie du disque. Bo Setterlind a enregistré des disques dans lesquels il lit ses poèmes, comme celui de la photo ci-dessous. De même, plusieurs de ses textes furent mis en musique et certaines de ces compositions ont été des tubes au hit-parade suédois.
Enfin, sa page Wikipédia en suédois indique que Setterlind « fut appelé un poète de cour » (« Han var kallats hovpoet »). J’ai cru que cela pouvait être un authentique statut au royaume de Suède, comme le « poète lauréat » qui se perpétue en Angleterre, et Setterlind est d’ailleurs l’auteur d’un essai Pourquoi je suis monarchiste (Därför är jag monarkist, 1955) dans lequel il défend vraisemblablement la benoîte monarchie constitutionnelle de son pays, mais cette appellation de « poète de cour » n’était en fait qu’une épigramme d’écrivains jaloux.
S’agissant des présentes traductions françaises, les deux premiers poèmes ont été trouvés sur internet et nous ne savons pas de quelle année ils datent. Les autres sont tirés d’un recueil de 1976, On sonne à la porte (Det ringer på dörren). C’est un recueil mêlant pièces en vers libres, pièces en vers classiques ainsi que quelques poèmes en prose.

*
Image d’une forêt (Skogsbild)
La brise du matin
passe en sifflant
d’arbre en arbre.
La forêt bleue comme le ciel
est ébahie.
Le chant des oiseaux
monte
de leurs lits.
La pluie
étincelle gentiment
après son voyage.
Que la vie est pourtant belle
à regarder.
Le soleil brille
dans une goutte de résine.
*
Allume la lumière ! (Tänd ljus!)
Ne laisse pas l’obscurité t’empêcher de chercher la lumière !
Et quand tu l’auras trouvée, fais-la voir aux autres, qu’ils soient convaincus.
Si tu veux que vive la lumière, allume en eux la même nostalgie.
Allume la lumière du courage dans les ténèbres de la peur.
Allume la lumière du droit dans les ténèbres de la corruption.
Allume la lumière de la foi dans les ténèbres de la négation.
Allume la lumière de l’espérance dans les ténèbres du désespoir.
Allume la lumière de l’amour dans les ténèbres de la mort.
Allume la lumière !
*
On sonne à la porte
(Det ringer på dörren, 1976)
.
Consignés… (Hänvisade…)
Consignés
sur une seule planète
dans un mystérieux
et peu communicatif Univers
nous faisons tout
pour nous séparer de Dieu
et par là-même les uns des autres
*
Époque disparue (Svunnen epok)
À bord d’un voilier
je suis assis un soir d’été sur le tillac, au crépuscule.
Pas un souffle d’air, pas un oiseau ne me trouble,
le bateau qui me porte, imperceptiblement a perdu ses ailes.
*
Atlas
Quelle journée !
Le ciel vient vers nous
un bandeau rouge autour du front !
Appelant : « Debout ! »
« Debout ! »
« La vie n’est pas un lit de parade†
– mais une insurrection
contre la mort
dans tout ! »
Quelle journée !
D’abord cette beauté,
ensuite les fanfares. À l’assaut !
Contre la mort,
dans tout :
la mort dans la politique et ses ramifications,
la mort dans les tous les systèmes sociaux de contrôle
– la religion,
le matérialisme,
la philosophie.
Lève-toi, Humanité !
Redemande le feu !
Quelle journée !
Non pour Prométhée
mais pour Atlas !
Nous pouvons porter le Ciel sur nos épaules !
Nous le pouvons si nous le voulons !
† lit de parade : En français dans le texte. Un lit de parade est un « lit sur lequel on expose un mort de haut rang avant son inhumation » (Larousse).
*
Béatrice (Beatrice)
Dans ce printemps
qui t’entoure
je ne trouve pas seulement
des fleurs.
Je regarde
avec un étonnement croissant
les cristaux les plus singuliers
que l’hiver a laissés
derrière lui.
Je vois une lumière d’un autre monde.
Plus rien ne me fait peur
– comme si j’étais déjà
de l’Autre Côté.
*
Les enfermés (De inlåsta)
Enfermés dans l’invisible,
nous aspirons à la liberté.
Nous attendons que se réalise
le déraisonnable.
Tu dis que tu es
mon adversaire à ce jeu
et aussi que, proie,
un beau jour je mourrai.
Mon assassin, écoute !
As-tu bien travaillé ton rôle ?
Alors vise le cœur
et tire à bonne distance !
Même le mépris de la Mort
ne possède pas de clé qui vaille.
L’Angoisse est cela
– un vide avec beaucoup de portes.
*
L’écho en celui qui cherche (Ekot inom sökare)
Pendant une seconde aveuglante
il vit Dieu
et depuis lors n’a jamais pu
Le retrouver.
Avec les yeux de la foi
il a regardé son Sauveur,
suprême réalité.
Le chercheur demande :
Qui est cet Inconnu
qui a découvert une nouvelle façon de voir ?
Et il n’arrête pas de chercher,
Le cherche partout,
jusqu’à ce que son but apparaisse :
le meilleur élément chimique,
le métal hors du temps, qui rédime.
*
Dans le noir (I mörkret)
Il fait noir autour de moi,
il n’y a pas d’étoiles,
je ne vois pas mon chemin
et Toi moins encore.
Donne-moi un rayon de lumière !
Un mot de Toi
peut, comme une main tendue,
être tout pour moi.
Il fait noir autour de moi,
il n’y pas d’étoiles,
mon Sauveur, jusqu’à ce que
Tu me délivres.
*
Minuit de pleine lune (Full midnatt)
C’est nuit de pleine lune,
la neige est bleue au sol,
des étoiles tombent des arbres
qui se reflètent dans la neige.
Comment aurai-je la force ?
Comment pourrai-je me soulever ?
L’espace est si grand
et je suis moins qu’un
oisillon.
*
Entre amis (Vänner emellan)
Notre conversation, mes amis,
ne doit pas devenir un fleuve
où les mots les moins réfléchis
comme des ordures flottent de-ci de-là.
Elle doit être
aussi excellente que notre sang,
un noble cours d’eau
qui s’est purifié sous la terre.
*
En train (På rälsen)
Soudain tu vois les clairières au milieu des arbres
(coupes rases, surfaces de rajeunissement),
les églises de campagne, les champs,
et ces lieux où vivent les hommes des sociétés industrielles
– leurs balcons, comme leurs personnalités,
sont de petits jardins.
Soudain tu vois les nuages, guère différents
de certaines idées,
et comment vit l’agriculture
– elle prospère dans la respiration verte
des moissonneuses-batteuses.
Soudain tu vois le paysage,
les crêtes, les routes,
les montagnes, les lacs,
les forêts
(nos plus vieux musées)
et comment les hommes sont prisonniers
d’un engrenage en miroir.
Tu vois le monde pour la première fois.
Tu voyages en train.
*
Nous (Vi)
Nous ne cultivons pas le café,
pourtant nous buvons du bon café.
Nous n’avons pas de plantations odoriférantes,
pourtant nous nous entourons d’authentiques parfums.
Nous n’élevons pas de lamas
mais nous nous couvrons de laine de lama.
Nous ne cultivons pas d’ananas, d’olives
ni de bananes.
Nous n’avons pas de vergers de figues,
de champs de tabac,
de mines de diamant.
Nous n’avons pas d’élevages de vers à soie
mais nous nous drapons dans la soie la plus fine.
Nous n’avons pas de rizières
mais nous mangeons du meilleur riz.
Nous n’avons pas de vignes,
pourtant nous buvons du vin.
Nous sommes suédois.
*
Certains le voient comme ça (Somliga ser det så)
Un enfant dans un berceau en toile d’araignée
– l’enfant dort gentiment.
Deux yeux brillent là-bas,
c’est l’araignée en soyeuse fourrure.
Alors elle arrive sur des jambes rapides,
celle qui a un visage de diable,
et elle couvre la petite créature
d’un habit étincelant,
enroule un fil doux et chaud autour de l’enfant
et l’emporte chez elle,
l’emporte dans le coin sombre
où seuls deux yeux sont visibles.
*
La seule victoire (Den enda framgång)
La mauvaise herbe envahit les ruelles,
et sur les marches de l’église les vents s’accumulent :
Soli Deo Gloria !
La cathédrale continue de rêver.
Et toi ?
Tu vas et viens
– dans un cercueil,
comme fait pour toi, où tu veux.
Ce sentiment
de libération soudaine !
Mais un jour
on n’a plus la force.
Tu peux renoncer.
Un invalide
montre sa puissance !
Tout le monde est mort. L’enchantement, dissipé.
On ne voit plus un seul moineau.
Il est temps que les étoiles de la nuit
racontent ce qui s’est passé :
dans notre désir de Dieu
nous nous sommes tournés vers les ténèbres.
Lui a décidé
de passer
en silence.
*
Le pas (Steget)
Parfois,
quand on regarde un film
où tremble un long printemps,
un film
où des personnes vivantes sont impliquées,
le photographe peut arrêter le mouvement,
l’instant se fige,
tout devient immobile,
comme si quelqu’un l’avalait.
– une paix étrange s’empare de toute chose
qui fut vivante.
C’est la Mort
qui fait que la vie retient son souffle,
jusqu’à ce que la machine se remette en marche
et que la lumière s’allume.
Ô, frères humains, sortez de votre cachette !
La mort est seulement le premier pas.
Nous savons si peu de choses de la Vie. Le plus important reste inconnu.
Un seul petit pas et tout est transformé.
*
Celui qui vient (Han som kommer)
Il vient,
j’entends Ses pas
dans mon cœur.
Il approche,
c’est pour moi qu’Il est chemin,
Il monte l’escalier
où la nuit suit le jour,
où joie et tristesse se sont rencontrées
et saluées
comme des amies.
Il vient,
j’écoute Ses pas
avec une inquiétude, une angoisse croissante,
je sais ce que j’ai cassé,
et Il est celui qui me jugera.
Parfois j’ai rêvé
qu’Il attendait,
parfois qu’Il prenait une déviation,
mais cela ne dure jamais longtemps
avant qu’Il revienne.
Une fois qu’Il est arrivé
et se tient devant la porte et attend,
le temps et l’espace
sont transformés,
il n’y a plus de lumière
et les pas se sont arrêtés
dans l’escalier.
Il reste là et attend que la clé
se fasse connaître.
Alors c’est le cœur du sceptique
qui refuse de rester.
Dans mon angoisse je crois
qu’Il ne peut savoir
que je suis à la maison.
Mais celui qui vient n’est pas un étranger
– c’est ce que je parais
toujours oublier.
Il vient !
J’entends Ses pas, peut-être pour la dernière
fois.
Et les questions s’accumulent
autour de la Réponse
– comme l’obscurité
autour d’un chant d’oiseau.
Combien de temps reste-t-il ?
Pourquoi la fenêtre de l’escalier
est-elle opaque ?
Combien de temps, Seigneur ?
Avant que, franchissant cette porte,
tu n’entres dans la plus petite pièce
et de ta foi vaste comme la voûte des cieux
libères le nostalgique
prisonnier.
*
En transit (På genomresa)
Il tomba
à travers tous les cieux
et trouva
une manière de vivre
que personne
n’avait essayée.
Aucune réponse
– mais un début.
Les sceptiques disent :
Il n’existe plus.
D’autres : Cette ère
entre deux vies !
Au milieu de l’inintelligence
le plus intelligent
est d’être inintelligent.
Les prières ne s’arrêtent pas aux étoiles.
Les prières vont jusqu’à Dieu.
Bâtis-toi un autel
dans la colère !
Ô, vague,
avec la paix !
*
Comment peut-on dire… (Hur kan någon påstå…)
Comment peut-on dire
que Hölderlin n’aimait pas les paysans !
Seul un hypocondriaque,
un opportuniste
peut se tromper de manière si colossale.
Hölderlin aimait les paysans !
Il aimait tout le monde,
même celui qui voit des fantômes en plein jour,
le somnambule politique,
qui vit encore
et détruit encore la terre fertile
– sans être là !
Seul un hypocondriaque
peut dire une chose aussi contraire à la vérité
que Hölderlin, qui était lui-même une charrue,
n’aimait pas les paysans !
*
Tu n’es pas seul… (Du är inte ensam…)
Tu n’es pas seul, certes tu vas mourir
aussi dans les hauteurs tu vas mourir
penché sur ton propre lit de mort
tu peux suivre le combat incertain
*
Nous aussi nous avons la censure… (Vi ha censur nu…)
Nous aussi nous avons la censure :
des critiques qui pensent que leur goût
est le meilleur.
*
Crois-moi… (Tro mig…)
Crois-moi :
le monde va pourrir,
ignorant qu’il est
du seul sel
qui pourrait le sauver !
*
La liturgie des étoiles (Stjärnornas liturgi)
Comme des étoiles
tombent les moments brillants
dans notre vie.
Une main invisible
les arrange
en message
plein de sens :
Que les ténèbres qui couvrent notre pays
se changent en rayons de lumière !
Indicible bonheur
quand le matin passe de l’or
à l’orange,
car la colère de Dieu dure un instant
mais Sa grâce dure toute la vie.
*
Les cercles (Cirklarna)
J’ai formé un cercle
excluant Dieu,
un cercle ridiculement petit
juste pour moi.
Mais l’Amour dans ce monde
n’a pas perdu son temps,
il traça un cercle plus grand,
dans lequel je suis inclus.
*
La prière d’un amoureux de Dieu (En gudslängtares bön)
Donne-nous Ta réponse, Seigneur !
Même si nous ne pouvons l’atteindre.
Ce pourrait être un chant
autour de la Terre.
Donne-nous Ta réponse, Seigneur !
Comme un drapeau de victoire on la voit au loin.
Dis seulement nos noms !
Nous nous tendons vers eux !
Toi qui vois de nouveaux cieux
dans chaque instant d’année-lumière.
Donne-nous ta réponse, Seigneur !
Toi pour qui nous sommes appelés à vivre.
*
Devant l’avenir (Inför morgondagen)
Un poisson dans un bloc de glace :
le Christ dans la théologie.
J’ose à peine y penser :
que se passera-t-il
si la glace fond ?
*
Chanson du soir (Kvällsvisa)
Marie à la fontaine se rendit
et s’y refléta.
Un ange vint,
leurs regards se croisèrent.
L’ange pria Marie :
« Reste ! »
Marie dit :
« Je dois y aller. »
C’était un soir d’été,
au coucher du soleil.
Le vent souffla
et l’eau rit.
L’ange
hésita.
Marie n’était plus là
mais restait près.
De lointaines étoiles
souriaient, deux par deux.
*
Au jour du jugement (På domens dag)
SEIGNEUR,
le vent est de plus en plus froid
dans l’existence,
un vent glacé
frappe tous les hommes,
et pas seulement ceux qui n’ont point de tête.
N’attends pas plus longtemps, SEIGNEUR !
Laisse-nous éprouver la chaleur
de Ton arrêt !
*
Fleur de la fenaison (Slåtterblomman)
Si tu veux danser, petite fleur,
laisse la faux t’embrasser !
Si tu veux danser, petite fleur,
laisse la faux t’embrasser !
Ah, bienheureuse es-tu de rester là,
libre des maux de la terre !
La prochaine fois que le vent viendra avec une couronne de fleurs,
à la dernière danse de l’été il te conviera.
Hé, petite fleur ! Dansons dans l’éclat de la fenaison !
*
Psaume d’inhumation (Begravningspsalm)
Certes j’aspire
à Notre Seigneur Jésus-Christ ;
de tout mon cœur je veux être
là où le Fils de Dieu manifestera
au-delà de tout dégoût
la gloire des Cieux.
Je porte l’habit du pèlerin,
la Terre ne m’est point précieuse ;
bien que le Fils de Dieu m’aide dans mon voyage,
je suis heureux de quitter ce monde.
Aussi, dans mon tombeau,
jetez tout ce qui est de la Terre !
Paix merveilleuse
quand mon Jésus
m’emmène dans son royaume
et dans la lumière de la grâce me purifie ;
une âme et un esprit
là-bas c’est tout ce que je désire.
*
Au pied de la montagne (På bergets fot)
Au pied de la montagne
l’anémone bleue
regarde le voyageur
qui a fini de marcher.
Alors les fleurs se répandent
en nombre infini
et le voyageur disparaît
dans le bleu.
Rêve de cristal : La poésie de Sigurd Agrell
Sigurd Agrell (1881-1937) est un poète suédois également connu pour une théorie sur les runes, auxquelles il impute une fonction numérologique et magique. Il paraît que ce point n’est pas admis par les spécialistes. Entendons-nous : s’agit-il de nier que les runes eussent une fonction magique ou de nier le détail des vues d’Agrell dans le cadre d’un usage magique des runes ? Que les runes aient eu une fonction magique se laisse aisément déduire de nos connaissances sur les sociétés indo-européennes : les travaux de Dumézil sur la tripartition de ces sociétés attribuent à chacune d’elles une classe sacerdotale dont la fonction propre ne se conçoit pas sans une forme ou une autre de magie. Que la magie dans la classe sacerdotale des Scandinaves ait eu pour support l’alphabet runique serait conforme aux pratiques magiques des autres cultures indo-européennes pourvues d’un système d’écriture : l’absence d’une fonction magique aurait quant à elle un caractère exceptionnel et l’exception ne doit pas être supposée sans de bonnes raisons, ce à quoi l’absence de preuves tangibles ne peut servir car cette absence n’est pas en elle-même une preuve d’inexistence tant nos connaissances sont fragmentaires. Le nombre de documents runiques parvenus jusqu’à nous est singulièrement restreint, ce qui ne se laisse interpréter que comme le résultat d’une volonté d’effacer ce patrimoine culturel. Or les traces d’un usage magique semblent bel et bien exister puisque les bractéates, des médailles runiques, auraient entre autres servi de talismans.
Sigurd Agrell était en outre slaviste et a traduit de la littérature russe en suédois, dont Anna Karénine de Tolstoï.
Il était d’ascendance huguenote, ce qu’il évoque dans l’un de ses poèmes (que nous n’avons pas traduit) parlant de son ancêtre Denis Chenon, alias Dionysius Paschilius ou Denis Påkesson, émigré en Suède et décédé dans ce pays en 1689 après y avoir fait souche.
Pour les traductions suivantes, dont nous n’avons pas besoin de dire qu’elles sont une première en français (certains travaux d’Agrell sur les runes ont été traduits en anglais), nous nous sommes servi d’une anthologie parue en 1931 (Valda dikter 1901-1930) et vraisemblablement constituée par le poète lui-même. Les rubriques sous lesquelles les poèmes sont placés ne semblent pas reprendre les recueils publiés, étant structurées par thèmes.
*
Poèmes indiques
(Indiska dikter, 1901-1905)
.
Ndt. Si nous avons adopté la transcription française usuelle, qui diffère de la suédoise, pour les termes sanskrits employés dans ces poèmes, nous n’avons pas explicité ces termes. Leur sens peut être facilement trouvé en ligne, mais il n’est pas non plus vraiment nécessaire de le connaître pour apprécier cette poésie qui fait fond sur l’attrait d’une « invitation au voyage ».
.
La fleur de lotus (Lotusblomman)
La lune suit son chemin solitaire
en silence dans la nuit qui rêve,
la fleur de lotus est ouverte
et glisse sur l’eau bleue,
glisse et dérive, la tige cassée ;
lentement le fleuve l’entraîne,
le regard de la lune la suit
jusqu’à sa disparition dans la mer.
Ainsi ai-je vu avec tristesse ma bien-aimée
loin de moi glisser lentement ;
prise dans le courant froid de la vie,
détachée de mon sein.
*
Âranyaka, un poème de la forêt (Âranyaka, en skogsdikt)
Ô vie, semblable aux attrayants scintillements
dans la danse des rivières,
aux puissants, attirants murmures
dans les forêts de chênes anciens
qui font trembler le cœur de l’homme
de désir et détresse,
nous apportent la joie et la peine –
pour toi mon désir est mort !
Au bord du fleuve sacré,
dans la forêt où vit l’ermite,
j’attends la nuit éternelle,
le repos bienheureux de l’extinction :
comme un murmure léger dans les taillis,
comme une paisible et claire mélodie,
dans la solitude passent mes ans
en une paix pleine de rêves.
Le front entre les mains,
oubliant tout ce qui est,
immobile, je vois au-delà du monde,
avec un calme sourire dans les yeux.
Parmi les arbres murmurants de la forêt,
au bord du Gange chantant,
dans les chambres gelées de l’Himalaya,
je vois mon propre moi.
Les branches en bourgeon qui se balancent
haut sous l’azur des cieux
et tous les oiseaux qui chantent
sont aussi mon être. –
C’est seulement un rêve qui passe ;
quand en moi-même je retournerai,
je sais que le monde entier disparaîtra,
avec moi retournera au néant !
*
Dans le mois de Chaïtra (I månaden Tjaitra)
Te souviens-tu du printemps, des premiers jours
hésitants du rêve de langueur amoureuse,
de la chanson du kokila dans la paix des nuits
claires et souriantes du mois de Chaïtra ?
Te souviens-tu comme tu balançais doucement,
bien-aimée, sur mes genoux
tandis que la fraîcheur du soir irrorait
le bois rouge sang des manguiers !
Tes yeux de lotus se fermaient doucement,
ta tête parfumée se nichait contre mon bras,
lentement nos lèvres s’unissaient,
nous rêvions en silence, sein contre sein.
Les étoiles, grandes, étonnées,
glissaient dans l’azur froid,
mi-joyeuses – mi-tristes –,
nous restions comme cela – longtemps…
*
Salut au printemps (Vårhälsning)
Avec le brillant des onguents de santal sur leurs reins bronzés
et de blanches couronnes dans leurs cheveux noirs,
avec des bracelets dorés, et dans des habits jaunes,
une procession de vierges s’avance lentement
dans la clarté de midi pour saluer le printemps :
leurs mains tendent des fleurs d’ashoka !
Leurs dents brillent comme des perles
et leurs lèvres comme des fleurs de bandhudjiva
tandis qu’elles vont en rêvant tendrement de Kama. –
Mais dans sa demeure Yama les attend toutes :
de ce que donne Vishnou rien ne peut rester.
Tu le reprendras, loué sois-tu, ô Shiva !
*
La saison des pluies : Sur un motif du Ritusamhâra (Regntiden: Med motiv från Ritusamhâra)
Sur les hauts éléphants bleus et gris des nuages,
la saison des pluies s’avance ; des flancs de la montagne
le fleuve torrentueux se précipite comme une panthère.
Alors retentit le tambour du tonnerre,
les paons dansent à l’unisson,
la queues grande ouverte, dans une pompe d’éclairs.
Sur l’herbe d’émeraude gambadent les gazelles,
partout où presse le pied la forêt est pleine
de bourgeons d’or et de champignons rouges.
D’innombrables oiseaux, légers, petits,
chantent dans les ramures, se balancent, palpitent,
orange, rouges et bleus avec des clartés de métal. –
– On entend approcher le tonnerre.
Les femmes cessent de sourire, maugréent
et se blottissent inquiètes les unes contre les autres.
Troublées, elles se précipitent des toits et des terrasses,
leurs seins gracieux se soulevant avec des parfums
d’onguent de santal et de poudre de safran.
Autour des chevilles et des bras leurs anneaux d’or cliquètent,
les clochettes à leurs ceintures de soie tintinnabulent.
Dans l’agitation de leurs jeunes corps élancés,
les cheveux dénoués tombent jusqu’à la taille –
de toutes les fleurs brillantes dont elles les avaient ornés,
seules restent quelques petites kadambas.
*
Complainte nocturne (Nattklagan)
La lune glisse comme un flamant rose
sur le calme étang du ciel, vert de cristal,
entre les lotus pâles et blancs des étoiles.
Tout est si calme, immobile et silencieux. –
Mon cœur veut sangloter, se lamenter,
et pleurer, pleurer. Sais-je pourquoi ?
Mon cœur veut se lamenter comme un oiseau solitaire.
*
Comme l’étoile du soir au loin (Som aftonstjärnan fjärran)
Ah ! comme l’oiseau chakora qui vit seulement
des froids et pâles rayons du clair de lune,
mon cœur, ô bien-aimée, peut vivre
de la seule lumière de ton front, comme la lune clair.
Si loin de moi que tu sois,
comme l’étoile du soir au-delà des bambouseraies,
tu m’es pourtant proche, si proche
que ta lumière inonde mon âme.
*
Poèmes à la manière de Bhartrihari (Bhartrihari-dikter)
Le corps immergé dans l’impureté,
nous restions dans le noir du ventre maternel,
notre premier son fut un cri de douleur,
le dernier sera un soupir, et personne ne sait nommer
tous les tourments dans lesquels nous nous serons convulsés,
qui nous auront brûlés aux yeux de tous et consumés en secret,
et même s’il nous est arrivé de connaître un fugace plaisir –
de quelle aide et consolation cela peut-il nous être,
même si nous avons mis le pied sur nos ennemis,
même si notre amour est parvenu jusqu’aux bras d’une femme –
de quelle aide et consolation cela peut-il nous être !
***
La vieillesse nous guette comme un tigre dans la nuit,
les chacals des maladies attendent notre corps. –
La vie s’écoule – aussi sûrement que l’eau
d’une cruche brisée.
***
Le papillon, mes amis,
qui ne connaît point la peine
vole vers la flamme et se brûle les ailes ;
l’homme, mes amis,
bien qu’il connaisse
la vanité du désir et de la jouissance
s’y précipite les yeux ouverts,
ni l’homme ni le papillon n’est libre.
***
Shiva, Shiva, Shiva,
accorde-moi de vivre dans la paix
d’une sainte forêt –
puissé-je voir mes jours s’écouler
d’un regard égal, avec les mêmes paroles
un fétu de paille et une femme,
une pierre et un champ de fleurs,
l’ami à qui l’on a tout pris
et l’ennemi qui possède des trésors,
un serpent et un collier de perles,
une pierre précieuse et une poignée
de terre putride !
*
Visions et rêves
(Syner och drömmar, 1901-1906)
.
Rêve de cristal (Kristallisk dröm)
Contre le clair azur se berce l’entrelacs givré des arbres,
si léger, fragile ! Vois, dans la lumière du matin
le vaste pré repose gelé, d’une blancheur éclatante,
avec des millions de cristaux étincelants
sur les pierres grises et l’argile sombre.
Ô mon âme, immobile, endormie par le murmure de l’hiver,
tu tombes lentement dans les eaux du rêve,
en de paisibles rêves, aussi paisibles que les cristaux !
Plonge dans une froide clarté de couleurs
où tu ne percevras plus ni son ni parfum
et rêveras seulement, fraîche comme les lys de la glace.
Qu’est loin la joie, qu’est loin la lutte :
l’espace cède, le temps s’arrête –
ta volonté se minéralise en sensations ayant l’acuité du froid.
*
Défunt amour (Död kärlek)
Hier je me suis rendu sur le chemin silencieux
où nous marchions autrefois. Parmi les fleurs blanches,
les feuilles brillantes, toute la richesse du printemps
et les doux souvenirs m’étaient présents.
Comme tout prit fin soudainement et comme fut amère
notre séparation. Comme fut dur mon jugement
qui tomba silencieux sur toi. – Que tu fus pauvre et vide
devant moi quand mes sentiments étaient morts !
Je le sais à présent : mon amour était le rêve de ton amour –
mon âme seule t’avait créée.
Pourtant ! avec des regards parfois durs, parfois tristement doux,
je vois deux yeux partout me suivre.
Comme deux étoiles réfléchies par une rivière,
ils suivent éternellement mon existence… Ferme les yeux, oublie !
*
Villes russes
(Ryska städer, 1906)
.
Astrakhan (Astrachan)
La Volga est large, sombre de miroitements d’huile.
De hauts bateaux aux lourdes roues se croisent.
Les odeurs de peinture et de goudron brûlant se mêlent
à celles du poisson et de l’écorce des grumes.
Des Perses bistrés portent des corbeilles de raisin.
Le soleil est accablant. Des sirènes aiguës déchirent l’air.
L’oreille assourdie entend la chanson du travail des grues. –
Dans l’azur profond, pas le moindre nuage.
Le long d’interminables rues bordées de maisons basses,
le vent tourbillonne sur le gravier ardent.
Des porcs gras vont et viennent parmi des moutons noirs.
Solennel et tranquille, le chameau avance ;
Sur son char plat aux hautes roues, apathique,
le Kalmouk aux yeux bridés, corpulent et jaune, repart.
*
Nijni Novgorod (Nizjnij Novgorod)
Des Tatars enrubannés de rouge et vert
vendent les babouches frangées d’or de Kazan.
Le maigre Chinois en caftan bleu, à la longue tresse,
solennellement muet dans le souk bruyant,
va et vient sur des socques plats.
De la tente tzigane résonnent des fanfares.
En bottes blanches, ceinture large et belle,
les kupiecs1 reluisent comme des samovars :
l’affaire est bientôt conclue par un baiser et de la joie.
Assoiffés de schnaps et de roubles –
le regard lourd, embué, les observent
un noir Arménien, un Danois blond.
Ici la Volga reçoit l’Oka2 dans ses bras :
ici se rencontrent Pékin, New-York et Moscou.
1 les kupiecs : Traduction de kupjetser, mot inconnu du Dictionnaire de l’Académie suédoise et qui ne peut être qu’un slavisme introduit par Agrell. En l’occurrence, kupiec désigne un marchand en polonais et c’est forcément ce terme qu’on retrouve ici suédisé (kupjets doit se prononcer à peu près comme kupiec, et le « er » final n’est que la désinence propre au suédois). Il s’agirait donc, dans le poème, de marchands polonais ou d’Europe de l’Est. C’est un peu par hasard que nos recherches nous ont conduit à ce qui nous paraît être l’interprétation correcte de ces vers.
2 l’Oka : Affluent de la Volga.
*
En matières précieuses
(I ädel materia, 1907-1908)
.
Cristal (Kristall)
Mon désir est un vase clair de cristal
où dans une eau fraîche et d’une immobilité d’argent
une fleur regarde vers la nuit
qui se répand, d’un bleu profond, étoilée, haute et froide.
Dehors, dans les platebandes d’un jardin,
ses sœurs communiquent le flux de la vie,
les ailes des papillons répandent le trésor
de la pluie caressante des pollens dorés.
Dans la paix du soir ses sœurs parlent
du chuchotement du vent et des présents du soleil.
Mais cette fleur plongée dans la fraîcheur du cristal
regarde haut et loin, elle ne sait rien de la terre.
Elle rêve, béate, blanche, glacée et frissonnante,
aux seules floraisons de l’espace. Aux lumières silencieuses.
*
Marbre (Marmor)
J’aspire à toi, blanche paix du marbre :
tu possèdes la chasteté de la froideur dans l’éclat doré,
munificent que répandent les chauds rayons du soleil
qui donnent les rêves de la chair hors des sens. –
Qu’est-ce que le désir agité, fébrile, avide
de l’adolescent, au regard du calme
héroïque et courageux d’un homme seul au travail
pour gagner la beauté silencieuse de l’œuvre !
– Hétaïrisme bruyant et couronné de feuilles de la jeunesse,
avec ton tintamarre de coupes, qu’es-tu ? –
contre le grand amour muet d’un cœur créateur
pour tout ce qui grandit lentement dans l’âme
ne désirant point être hypocrite – mais seulement
donner avec sérénité, dans la frigidité dure et blanche !
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Dans les Tatras (Zakopane)
(I Tatralandet [Zakopane 1907])
.
Ndt. Les Tatras sont un massif montagneux à cheval sur la Pologne et la Slovaquie. Zakopane est une ville polonaise. (Ces points sont d’ailleurs largement indifférents aux poèmes que nous traduisons dans cette série.)
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Vois cet azur au-dessus de nous ! –
Dans les odeurs de la résine chauffée par le soleil
parmi le repos des branches, contemplons
à deux la pureté du firmament !
Nous voyons errer les nuages blancs,
partageant une même pensée.
Au loin se dresse la montagne puissante. –
À présent la paix de la beauté peut prévaloir :
silencieux moment d’éternité
quand les sens deviennent de cristal. –
Ô sur toute choses que je sais et que je vois
se répand une lumière dorée :
un trésor se cache dans le mystère
derrière la grille fermée de l’âme.
*
De fleurs blanches tes genoux sont couverts,
au soleil tu souris,
assise en robe bleue
sur la chaise basse dans le jardin.
Ton être est comme une brise d’été,
comme un parfum de violette. –
De fleurs blanches tes genoux sont couverts,
au soleil tu souris.
Mais parfois ta voix devient un soupir,
comme d’un vent soufflant sur un rivage désert. –
La douce lumière de tes yeux bruns
a l’éclat du pays des morts !
Avec un murmure léger pulse le sang
de tes mains finement veinées.
*
Ainsi vis-tu dans cette contrée
parmi des lacs aux eaux vert sombre
et des sommets gris où parfois
il neige dans la lumière de l’été. – –
Tu me parais entraînée vers un rivage inconnu
parmi de lointaines îles mystiques,
princesse d’un pays de légende
au-delà de montagnes et de mers déchaînées :
Tu ne peux en être ramenée
par celui qui gagne ton cœur. –
C’est dans l’écume des vagues et le tumulte du vent
que splendit la lumière de ton existence
jusqu’à ce que des lointains
son vaisseau retrouve le port natal.
*
Ma journée s’écoule en un rêve paisible,
loin de la tristesse comme du bonheur. –
Je vois nimbés d’une auréole
tes cheveux mats irrorés d’or.
Ta bouche est rouge comme la plaie du Sauveur.
Je ne la presserai jamais. –
En un rêve paisible ma vie s’écoule,
loin de la tristesse comme du bonheur.
De tes yeux la bonté limpide
est comme le regard de la mère de Dieu,
le timbre de ta voix porte l’écho
des fleuves du Paradis –
je viens de la forêt d’épines,
en frère égaré.
*
Le sombre Eros
(Den mörke Eros, 1909)
.
La pureté de ton front, mon amour,
a le brillant de l’ivoire,
les riches boucles de tes cheveux portent
l’éclat étincelant et doré du soleil !
– Mais le silence du ciel matinal,
de la plus lumineuse et claire turquoise,
rêve dans les globes de tes yeux.
Ma nostalgie en eux s’attarde.
Quand ton âme balance comme un lys
dont les feuilles servent de calice à la rosée,
mon vouloir en a la nostalgie
ainsi que d’une rose sanglante, sombre comme la nuit.
Ô amour, mon cœur veut refléter
de ton être la pâle et froide lumière –
comme la mer reflète l’étoile blanche et bleue
dans les murmures du matin qui s’éveillent !
*
Je ne sais, souriante amie,
si tu comprends la profondeur de l’amour.
La racine de notre être – c’est la souffrance
qui saigne depuis des milliers d’années !
Ah, tu m’as donné la couronne d’affliction
aux rubis d’un froid tranchant –
j’ai bu le sang répandu de mon front
comme un vin précieux.
– Et nous avons plongé dans la mort
pour être emportés comme des feuilles
par la tempête éternelle
sur la ville sans repos –
et tu serrais violemment mes épaules
de tes bras rigides comme la glace,
et je te pressais, ô mon aimée,
contre ma bouche éternellement sanglante !
*
Je reste un moment dans la paix du soir
au bord de l’azur froid à la fenêtre
tandis que le grand cercle pâle de la lune
s’exonde en silence des nuages. – –
Tu es à présent si blanche, si froide
comme la lumière pâle de la lune –
ta bouche a la clarté de glace du cristal,
ton front la pureté de la neige.
Albe lys dans le calice duquel
a versé son poison une étoile :
sur le noir catafalque du cœur
tu habites un tombeau froid comme la nuit. – –
Pourtant, ô viens parfois comme une vision blême
à la fenêtre de ma maison –
formée du jeu de lignes légères,
d’algide lumière blanche et tremblante !
Et baise ma bouche fermée… Un moment
dans le bleu silence du soir,
quand le grand cercle muet de la lune
brille pallide sur nous deux…
Ta bouche a la clarté de glace du cristal,
ton front la pureté de la neige –
ma bouche veut oublier les vagues du sang,
mon front veut oublier la lumière du soleil !
*
Mon amour, je me rappelle tes cheveux étincelants
aux odeurs de prairie en fleurs.
– Ah ! mes mains y jouaient jusqu’à la souffrance,
ils devenaient pour elles des cordes vibrantes !
Tu devenais pour elles des cordes d’un métal précieux
qui résonnaient claires sur une lyre
en doux accords tandis que la nuit était froide
et qu’en délire le sang pulsait avec la légèreté du vent.
Tu devenais pour elles des cordes coupant jusqu’au sang,
comme des buissons d’épines tranchantes,
cela faisait sentir un cœur de poète
comme jamais auparavant…
Mon amour, je posai mes lèvres sur tes cheveux étincelants
aux odeurs de prairie en fleurs –
car les mains y jouaient jusqu’à la blessure :
ils devenaient pour moi des cordes sonores.
*
Varia (1915-1929)
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Printemps de Lund (Lundavår) (I-II/II)
I.
Le ciel est bleu derrière les arbres sombres
où les feuilles tendres se répandent à la lumière.
Comme il sourit, le tapis de l’herbe, vert émeraude, amical !
Ainsi qu’autrefois revient le murmure du vent printanier.
Dans les chatoiements du soleil joue la fontaine enivrée.
Sur l’étang aux cygnes des ondulations frémissent.
Comme avant. – Mais la jeunesse est passée
et le cœur qui chantait est devenu muet.
En homme fatigué par la lecture, tenant un enfant par la main
je marche dans les chatoiements de ce soleil de printemps.
L’insouciance n’est plus mienne comme autrefois,
mais le chant des oiseaux ne rend pas amère mon âme.
Ah, il n’y tombe plus qu’un seul rayon de la vie –
la vieille lyre est oubliée au fond du cœur.
II.
C’est printemps aujourd’hui. Premier mai.
Un ballon de baudruche rouge est attaché
à un bouton de la veste de marin de mon garçon. –
Je me souviens des printemps de mon enfance, aux odeurs de goudron
et de peinture au soleil sur le quai du fleuve,
où les coques des bateaux brillaient comme des faux.
Comme autrefois, c’est mai. Avec l’ondoiement des drapeaux.
Ô temps de l’enfance, si lointain et si proche…
Je me souviens de mon père. – Aux printemps du siècle passé
on buvait des toddies parmi l’odeur des feuilles de chêne.
Et le verre était brisé. Et il y avait des rires et des larmes.
Et l’on chantait Bellman3 le soir sous la tonnelle.
C’est printemps aujourd’hui – alors vive les jours de printemps !
Je me souviens de mon père. Plus tard, tu te souviendras de moi, mon fils.
3 Bellman : Carl Michael Bellman, poète du dix-huitième siècle, « l’Anacréon de Suède ».

