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Rêve de cristal : La poésie de Sigurd Agrell

Sigurd Agrell (1881-1937) est un poète suédois également connu pour une théorie sur les runes, auxquelles il impute une fonction numérologique et magique. Il paraît que ce point n’est pas admis par les spécialistes. Entendons-nous : s’agit-il de nier que les runes eussent une fonction magique ou de nier le détail des vues d’Agrell dans le cadre d’un usage magique des runes ? Que les runes aient eu une fonction magique se laisse aisément déduire de nos connaissances sur les sociétés indo-européennes : les travaux de Dumézil sur la tripartition de ces sociétés attribuent à chacune d’elles une classe sacerdotale dont la fonction propre ne se conçoit pas sans une forme ou une autre de magie. Que la magie dans la classe sacerdotale des Scandinaves ait eu pour support l’alphabet runique serait conforme aux pratiques magiques des autres cultures indo-européennes pourvues d’un système d’écriture : l’absence d’une fonction magique aurait quant à elle un caractère exceptionnel et l’exception ne doit pas être supposée sans de bonnes raisons, ce à quoi l’absence de preuves tangibles ne peut servir car cette absence n’est pas en elle-même une preuve d’inexistence tant nos connaissances sont fragmentaires. Le nombre de documents runiques parvenus jusqu’à nous est singulièrement restreint, ce qui ne se laisse interpréter que comme le résultat d’une volonté d’effacer ce patrimoine culturel. Or les traces d’un usage magique semblent bel et bien exister puisque les bractéates, des médailles runiques, auraient entre autres servi de talismans.

Sigurd Agrell était en outre slaviste et a traduit de la littérature russe en suédois, dont Anna Karénine de Tolstoï.

Il était d’ascendance huguenote, ce qu’il évoque dans l’un de ses poèmes (que nous n’avons pas traduit) parlant de son ancêtre Denis Chenon, alias Dionysius Paschilius ou Denis Påkesson, émigré en Suède et décédé dans ce pays en 1689 après y avoir fait souche.

Pour les traductions suivantes, dont nous n’avons pas besoin de dire qu’elles sont une première en français (certains travaux d’Agrell sur les runes ont été traduits en anglais), nous nous sommes servi d’une anthologie parue en 1931 (Valda dikter 1901-1930) et vraisemblablement constituée par le poète lui-même. Les rubriques sous lesquelles les poèmes sont placés ne semblent pas reprendre les recueils publiés, étant structurées par thèmes.

Portrait au charbon de Sigurd Agrell par Sigge Bergström, 1910. Source : Musée du Värmland.

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Poèmes indiques
(Indiska dikter, 1901-1905)

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Ndt. Si nous avons adopté la transcription française usuelle, qui diffère de la suédoise, pour les termes sanskrits employés dans ces poèmes, nous n’avons pas explicité ces termes. Leur sens peut être facilement trouvé en ligne, mais il n’est pas non plus vraiment nécessaire de le connaître pour apprécier cette poésie qui fait fond sur l’attrait d’une « invitation au voyage ».

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La fleur de lotus (Lotusblomman)

La lune suit son chemin solitaire
en silence dans la nuit qui rêve,
la fleur de lotus est ouverte
et glisse sur l’eau bleue,

glisse et dérive, la tige cassée ;
lentement le fleuve l’entraîne,
le regard de la lune la suit
jusqu’à sa disparition dans la mer.

Ainsi ai-je vu avec tristesse ma bien-aimée
loin de moi glisser lentement ;
prise dans le courant froid de la vie,
détachée de mon sein.

*

Âranyaka, un poème de la forêt (Âranyaka, en skogsdikt)

Ô vie, semblable aux attrayants scintillements
dans la danse des rivières,
aux puissants, attirants murmures
dans les forêts de chênes anciens
qui font trembler le cœur de l’homme
de désir et détresse,
nous apportent la joie et la peine –
pour toi mon désir est mort !

Au bord du fleuve sacré,
dans la forêt où vit l’ermite,
j’attends la nuit éternelle,
le repos bienheureux de l’extinction :
comme un murmure léger dans les taillis,
comme une paisible et claire mélodie,
dans la solitude passent mes ans
en une paix pleine de rêves.

Le front entre les mains,
oubliant tout ce qui est,
immobile, je vois au-delà du monde,
avec un calme sourire dans les yeux.
Parmi les arbres murmurants de la forêt,
au bord du Gange chantant,
dans les chambres gelées de l’Himalaya,
je vois mon propre moi.

Les branches en bourgeon qui se balancent
haut sous l’azur des cieux
et tous les oiseaux qui chantent
sont aussi mon être. –
C’est seulement un rêve qui passe ;
quand en moi-même je retournerai,
je sais que le monde entier disparaîtra,
avec moi retournera au néant !

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Dans le mois de Chaïtra (I månaden Tjaitra)

Te souviens-tu du printemps, des premiers jours
hésitants du rêve de langueur amoureuse,
de la chanson du kokila dans la paix des nuits
claires et souriantes du mois de Chaïtra ?
Te souviens-tu comme tu balançais doucement,
bien-aimée, sur mes genoux
tandis que la fraîcheur du soir irrorait
le bois rouge sang des manguiers !

Tes yeux de lotus se fermaient doucement,
ta tête parfumée se nichait contre mon bras,
lentement nos lèvres s’unissaient,
nous rêvions en silence, sein contre sein.
Les étoiles, grandes, étonnées,
glissaient dans l’azur froid,
mi-joyeuses – mi-tristes –,
nous restions comme cela – longtemps…

*

Salut au printemps (Vårhälsning)

Avec le brillant des onguents de santal sur leurs reins bronzés
et de blanches couronnes dans leurs cheveux noirs,
avec des bracelets dorés, et dans des habits jaunes,
une procession de vierges s’avance lentement
dans la clarté de midi pour saluer le printemps :
leurs mains tendent des fleurs d’ashoka !

Leurs dents brillent comme des perles
et leurs lèvres comme des fleurs de bandhudjiva
tandis qu’elles vont en rêvant tendrement de Kama. –
Mais dans sa demeure Yama les attend toutes :
de ce que donne Vishnou rien ne peut rester.
Tu le reprendras, loué sois-tu, ô Shiva !

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La saison des pluies : Sur un motif du Ritusamhâra (Regntiden: Med motiv från Ritusamhâra)

Sur les hauts éléphants bleus et gris des nuages,
la saison des pluies s’avance ; des flancs de la montagne
le fleuve torrentueux se précipite comme une panthère.

Alors retentit le tambour du tonnerre,
les paons dansent à l’unisson,
la queues grande ouverte, dans une pompe d’éclairs.

Sur l’herbe d’émeraude gambadent les gazelles,
partout où presse le pied la forêt est pleine
de bourgeons d’or et de champignons rouges.

D’innombrables oiseaux, légers, petits,
chantent dans les ramures, se balancent, palpitent,
orange, rouges et bleus avec des clartés de métal. –

– On entend approcher le tonnerre.
Les femmes cessent de sourire, maugréent
et se blottissent inquiètes les unes contre les autres.

Troublées, elles se précipitent des toits et des terrasses,
leurs seins gracieux se soulevant avec des parfums
d’onguent de santal et de poudre de safran.

Autour des chevilles et des bras leurs anneaux d’or cliquètent,
les clochettes à leurs ceintures de soie tintinnabulent.
Dans l’agitation de leurs jeunes corps élancés,

les cheveux dénoués tombent jusqu’à la taille –
de toutes les fleurs brillantes dont elles les avaient ornés,
seules restent quelques petites kadambas.

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Complainte nocturne (Nattklagan)

La lune glisse comme un flamant rose
sur le calme étang du ciel, vert de cristal,
entre les lotus pâles et blancs des étoiles.
Tout est si calme, immobile et silencieux. –
Mon cœur veut sangloter, se lamenter,
et pleurer, pleurer. Sais-je pourquoi ?
Mon cœur veut se lamenter comme un oiseau solitaire.

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Comme l’étoile du soir au loin (Som aftonstjärnan fjärran)

Ah ! comme l’oiseau chakora qui vit seulement
des froids et pâles rayons du clair de lune,
mon cœur, ô bien-aimée, peut vivre
de la seule lumière de ton front, comme la lune clair.
Si loin de moi que tu sois,
comme l’étoile du soir au-delà des bambouseraies,
tu m’es pourtant proche, si proche
que ta lumière inonde mon âme.

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Poèmes à la manière de Bhartrihari (Bhartrihari-dikter)

Le corps immergé dans l’impureté,
nous restions dans le noir du ventre maternel,
notre premier son fut un cri de douleur,
le dernier sera un soupir, et personne ne sait nommer
tous les tourments dans lesquels nous nous serons convulsés,
qui nous auront brûlés aux yeux de tous et consumés en secret,
et même s’il nous est arrivé de connaître un fugace plaisir –
de quelle aide et consolation cela peut-il nous être,
même si nous avons mis le pied sur nos ennemis,
même si notre amour est parvenu jusqu’aux bras d’une femme –
de quelle aide et consolation cela peut-il nous être !

***

La vieillesse nous guette comme un tigre dans la nuit,
les chacals des maladies attendent notre corps. –
La vie s’écoule – aussi sûrement que l’eau
d’une cruche brisée.

***

Le papillon, mes amis,
qui ne connaît point la peine
vole vers la flamme et se brûle les ailes ;
l’homme, mes amis,
bien qu’il connaisse
la vanité du désir et de la jouissance
s’y précipite les yeux ouverts,
ni l’homme ni le papillon n’est libre.

***

Shiva, Shiva, Shiva,
accorde-moi de vivre dans la paix
d’une sainte forêt –
puissé-je voir mes jours s’écouler
d’un regard égal, avec les mêmes paroles
un fétu de paille et une femme,
une pierre et un champ de fleurs,
l’ami à qui l’on a tout pris
et l’ennemi qui possède des trésors,
un serpent et un collier de perles,
une pierre précieuse et une poignée
de terre putride !

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Visions et rêves
(Syner och drömmar, 1901-1906)

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Rêve de cristal (Kristallisk dröm)

Contre le clair azur se berce l’entrelacs givré des arbres,
si léger, fragile ! Vois, dans la lumière du matin
le vaste pré repose gelé, d’une blancheur éclatante,
avec des millions de cristaux étincelants

sur les pierres grises et l’argile sombre.
Ô mon âme, immobile, endormie par le murmure de l’hiver,
tu tombes lentement dans les eaux du rêve,
en de paisibles rêves, aussi paisibles que les cristaux !

Plonge dans une froide clarté de couleurs
où tu ne percevras plus ni son ni parfum
et rêveras seulement, fraîche comme les lys de la glace.

Qu’est loin la joie, qu’est loin la lutte :
l’espace cède, le temps s’arrête –
ta volonté se minéralise en sensations ayant l’acuité du froid.

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Défunt amour (Död kärlek)

Hier je me suis rendu sur le chemin silencieux
où nous marchions autrefois. Parmi les fleurs blanches,
les feuilles brillantes, toute la richesse du printemps
et les doux souvenirs m’étaient présents.

Comme tout prit fin soudainement et comme fut amère
notre séparation. Comme fut dur mon jugement
qui tomba silencieux sur toi. – Que tu fus pauvre et vide
devant moi quand mes sentiments étaient morts !

Je le sais à présent : mon amour était le rêve de ton amour –
mon âme seule t’avait créée.
Pourtant ! avec des regards parfois durs, parfois tristement doux,

je vois deux yeux partout me suivre.
Comme deux étoiles réfléchies par une rivière,
ils suivent éternellement mon existence… Ferme les yeux, oublie !

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Villes russes
(Ryska städer, 1906)

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Astrakhan (Astrachan)

La Volga est large, sombre de miroitements d’huile.
De hauts bateaux aux lourdes roues se croisent.
Les odeurs de peinture et de goudron brûlant se mêlent
à celles du poisson et de l’écorce des grumes.

Des Perses bistrés portent des corbeilles de raisin.
Le soleil est accablant. Des sirènes aiguës déchirent l’air.
L’oreille assourdie entend la chanson du travail des grues. –
Dans l’azur profond, pas le moindre nuage.

Le long d’interminables rues bordées de maisons basses,
le vent tourbillonne sur le gravier ardent.
Des porcs gras vont et viennent parmi des moutons noirs.

Solennel et tranquille, le chameau avance ;
Sur son char plat aux hautes roues, apathique,
le Kalmouk aux yeux bridés, corpulent et jaune, repart.

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Nijni Novgorod (Nizjnij Novgorod)

Des Tatars enrubannés de rouge et vert
vendent les babouches frangées d’or de Kazan.
Le maigre Chinois en caftan bleu, à la longue tresse,
solennellement muet dans le souk bruyant,

va et vient sur des socques plats.
De la tente tzigane résonnent des fanfares.
En bottes blanches, ceinture large et belle,
les kupiecs1 reluisent comme des samovars :

l’affaire est bientôt conclue par un baiser et de la joie.
Assoiffés de schnaps et de roubles –
le regard lourd, embué, les observent

un noir Arménien, un Danois blond.
Ici la Volga reçoit l’Oka2 dans ses bras :
ici se rencontrent Pékin, New-York et Moscou.

1 les kupiecs : Traduction de kupjetser, mot inconnu du Dictionnaire de l’Académie suédoise et qui ne peut être qu’un slavisme introduit par Agrell. En l’occurrence, kupiec désigne un marchand en polonais et c’est forcément ce terme qu’on retrouve ici suédisé (kupjets doit se prononcer à peu près comme kupiec, et le « er » final n’est que la désinence propre au suédois). Il s’agirait donc, dans le poème, de marchands polonais ou d’Europe de l’Est. C’est un peu par hasard que nos recherches nous ont conduit à ce qui nous paraît être l’interprétation correcte de ces vers.

2 l’Oka : Affluent de la Volga.

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En matières précieuses
(I ädel materia, 1907-1908)

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Cristal (Kristall)

Mon désir est un vase clair de cristal
où dans une eau fraîche et d’une immobilité d’argent
une fleur regarde vers la nuit
qui se répand, d’un bleu profond, étoilée, haute et froide.

Dehors, dans les platebandes d’un jardin,
ses sœurs communiquent le flux de la vie,
les ailes des papillons répandent le trésor
de la pluie caressante des pollens dorés.

Dans la paix du soir ses sœurs parlent
du chuchotement du vent et des présents du soleil.
Mais cette fleur plongée dans la fraîcheur du cristal

regarde haut et loin, elle ne sait rien de la terre.
Elle rêve, béate, blanche, glacée et frissonnante,
aux seules floraisons de l’espace. Aux lumières silencieuses.

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Marbre (Marmor)

J’aspire à toi, blanche paix du marbre :
tu possèdes la chasteté de la froideur dans l’éclat doré,
munificent que répandent les chauds rayons du soleil
qui donnent les rêves de la chair hors des sens. –

Qu’est-ce que le désir agité, fébrile, avide
de l’adolescent, au regard du calme
héroïque et courageux d’un homme seul au travail
pour gagner la beauté silencieuse de l’œuvre !

– Hétaïrisme bruyant et couronné de feuilles de la jeunesse,
avec ton tintamarre de coupes, qu’es-tu ? –
contre le grand amour muet d’un cœur créateur

pour tout ce qui grandit lentement dans l’âme
ne désirant point être hypocrite – mais seulement
donner avec sérénité, dans la frigidité dure et blanche !

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Dans les Tatras (Zakopane)
(I Tatralandet [Zakopane 1907])

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Ndt. Les Tatras sont un massif montagneux à cheval sur la Pologne et la Slovaquie. Zakopane est une ville polonaise. (Ces points sont d’ailleurs largement indifférents aux poèmes que nous traduisons dans cette série.)

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Vois cet azur au-dessus de nous ! –
Dans les odeurs de la résine chauffée par le soleil
parmi le repos des branches, contemplons
à deux la pureté du firmament !

Nous voyons errer les nuages blancs,
partageant une même pensée.
Au loin se dresse la montagne puissante. –
À présent la paix de la beauté peut prévaloir :

silencieux moment d’éternité
quand les sens deviennent de cristal. –
Ô sur toute choses que je sais et que je vois

se répand une lumière dorée :
un trésor se cache dans le mystère
derrière la grille fermée de l’âme.

*

De fleurs blanches tes genoux sont couverts,
au soleil tu souris,
assise en robe bleue
sur la chaise basse dans le jardin.

Ton être est comme une brise d’été,
comme un parfum de violette. –
De fleurs blanches tes genoux sont couverts,
au soleil tu souris.

Mais parfois ta voix devient un soupir,
comme d’un vent soufflant sur un rivage désert. –
La douce lumière de tes yeux bruns

a l’éclat du pays des morts !
Avec un murmure léger pulse le sang
de tes mains finement veinées.

*

Ainsi vis-tu dans cette contrée
parmi des lacs aux eaux vert sombre
et des sommets gris où parfois
il neige dans la lumière de l’été. – –

Tu me parais entraînée vers un rivage inconnu
parmi de lointaines îles mystiques,
princesse d’un pays de légende
au-delà de montagnes et de mers déchaînées :

Tu ne peux en être ramenée
par celui qui gagne ton cœur. –
C’est dans l’écume des vagues et le tumulte du vent

que splendit la lumière de ton existence
jusqu’à ce que des lointains
son vaisseau retrouve le port natal.

*

Ma journée s’écoule en un rêve paisible,
loin de la tristesse comme du bonheur. –
Je vois nimbés d’une auréole
tes cheveux mats irrorés d’or.

Ta bouche est rouge comme la plaie du Sauveur.
Je ne la presserai jamais. –
En un rêve paisible ma vie s’écoule,
loin de la tristesse comme du bonheur.

De tes yeux la bonté limpide
est comme le regard de la mère de Dieu,
le timbre de ta voix porte l’écho

des fleuves du Paradis –
je viens de la forêt d’épines,
en frère égaré.

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Le sombre Eros
(Den mörke Eros, 1909)

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La pureté de ton front, mon amour,
a le brillant de l’ivoire,
les riches boucles de tes cheveux portent
l’éclat étincelant et doré du soleil !
– Mais le silence du ciel matinal,
de la plus lumineuse et claire turquoise,
rêve dans les globes de tes yeux.
Ma nostalgie en eux s’attarde.

Quand ton âme balance comme un lys
dont les feuilles servent de calice à la rosée,
mon vouloir en a la nostalgie
ainsi que d’une rose sanglante, sombre comme la nuit.
Ô amour, mon cœur veut refléter
de ton être la pâle et froide lumière –
comme la mer reflète l’étoile blanche et bleue
dans les murmures du matin qui s’éveillent !

*

Je ne sais, souriante amie,
si tu comprends la profondeur de l’amour.
La racine de notre être – c’est la souffrance
qui saigne depuis des milliers d’années !

Ah, tu m’as donné la couronne d’affliction
aux rubis d’un froid tranchant –
j’ai bu le sang répandu de mon front
comme un vin précieux.

– Et nous avons plongé dans la mort
pour être emportés comme des feuilles
par la tempête éternelle
sur la ville sans repos –

et tu serrais violemment mes épaules
de tes bras rigides comme la glace,
et je te pressais, ô mon aimée,
contre ma bouche éternellement sanglante !

*

Je reste un moment dans la paix du soir
au bord de l’azur froid à la fenêtre
tandis que le grand cercle pâle de la lune
s’exonde en silence des nuages. – –

Tu es à présent si blanche, si froide
comme la lumière pâle de la lune –
ta bouche a la clarté de glace du cristal,
ton front la pureté de la neige.

Albe lys dans le calice duquel
a versé son poison une étoile :
sur le noir catafalque du cœur
tu habites un tombeau froid comme la nuit. – –

Pourtant, ô viens parfois comme une vision blême
à la fenêtre de ma maison –
formée du jeu de lignes légères,
d’algide lumière blanche et tremblante !

Et baise ma bouche fermée… Un moment
dans le bleu silence du soir,
quand le grand cercle muet de la lune
brille pallide sur nous deux…

Ta bouche a la clarté de glace du cristal,
ton front la pureté de la neige –
ma bouche veut oublier les vagues du sang,
mon front veut oublier la lumière du soleil !

*

Mon amour, je me rappelle tes cheveux étincelants
aux odeurs de prairie en fleurs.
– Ah ! mes mains y jouaient jusqu’à la souffrance,
ils devenaient pour elles des cordes vibrantes !

Tu devenais pour elles des cordes d’un métal précieux
qui résonnaient claires sur une lyre
en doux accords tandis que la nuit était froide
et qu’en délire le sang pulsait avec la légèreté du vent.

Tu devenais pour elles des cordes coupant jusqu’au sang,
comme des buissons d’épines tranchantes,
cela faisait sentir un cœur de poète
comme jamais auparavant…

Mon amour, je posai mes lèvres sur tes cheveux étincelants
aux odeurs de prairie en fleurs –
car les mains y jouaient jusqu’à la blessure :
ils devenaient pour moi des cordes sonores.

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Varia (1915-1929)

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Printemps de Lund (Lundavår) (I-II/II)

I.

Le ciel est bleu derrière les arbres sombres
où les feuilles tendres se répandent à la lumière.
Comme il sourit, le tapis de l’herbe, vert émeraude, amical !
Ainsi qu’autrefois revient le murmure du vent printanier.

Dans les chatoiements du soleil joue la fontaine enivrée.
Sur l’étang aux cygnes des ondulations frémissent.
Comme avant. – Mais la jeunesse est passée
et le cœur qui chantait est devenu muet.

En homme fatigué par la lecture, tenant un enfant par la main
je marche dans les chatoiements de ce soleil de printemps.
L’insouciance n’est plus mienne comme autrefois,

mais le chant des oiseaux ne rend pas amère mon âme.
Ah, il n’y tombe plus qu’un seul rayon de la vie –
la vieille lyre est oubliée au fond du cœur.

II.

C’est printemps aujourd’hui. Premier mai.
Un ballon de baudruche rouge est attaché
à un bouton de la veste de marin de mon garçon. –
Je me souviens des printemps de mon enfance, aux odeurs de goudron

et de peinture au soleil sur le quai du fleuve,
où les coques des bateaux brillaient comme des faux.
Comme autrefois, c’est mai. Avec l’ondoiement des drapeaux.
Ô temps de l’enfance, si lointain et si proche…

Je me souviens de mon père. – Aux printemps du siècle passé
on buvait des toddies parmi l’odeur des feuilles de chêne.
Et le verre était brisé. Et il y avait des rires et des larmes.

Et l’on chantait Bellman3 le soir sous la tonnelle.
C’est printemps aujourd’hui – alors vive les jours de printemps !
Je me souviens de mon père.  Plus tard, tu te souviendras de moi, mon fils.

3 Bellman : Carl Michael Bellman, poète du dix-huitième siècle, « l’Anacréon de Suède ».