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La poésie d’Ernst Norlind : Traductions du suédois
Ernst Norlind (1877-1952) est un peintre et écrivain suédois. En tant que peintre, il est connu pour des œuvres paysagistes et animalières, et, s’agissant de ces dernières, comme « le peintre des cigognes », surnom qu’il reçut en raison du grand nombre de ses tableaux représentant cet animal (voyez un exemple dans le corps des présentes traductions). Son œuvre graphique la plus connue, de renommée internationale, est l’affiche de l’Exposition Baltique de 1914 à Malmö, encore souvent proposée à la vente par les marchands d’affiches (et qui représente des cigognes). Ses tableaux sont exposés dans les principaux musées de Suède.
Il vécut avec son épouse, Hanna Larsdotter, au château de Borgeby en Scanie, dont une aile a servi de musée dédié à sa vie et à son œuvre de 1978 à 2020. Le couple accueillit et hébergea au château de Borgeby de nombreux écrivains et artistes, parmi lesquels Rainer Maria Rilke.
En tant qu’écrivain, il se consacra à divers genres, dont la poésie, de laquelle nous donnons ici pour la première fois en français un échantillon, tiré de deux recueils.
Selon Hansjoachim Bernt, dans son livre Lanz von Liebenfels. Theozoologie und Ariosophie (2010), Ernst Norlind était membre de l’Ordo Novi Templi de Jörg Lanz von Liebenfels, c’est un point commun avec son compatriote Strindberg.
D’après le Svensk biografiskt lexikon, dans les années trente Norlind vécut deux ans et demi à Assise, en Italie, au contact de la communauté religieuse franciscaine, mais sans aller jusqu’à se convertir au catholicisme. Il rejoignit en revanche l’Association pour la réforme religieuse de la Suède (Sveriges Religiösa Reformförbund) du pasteur luthérien Emanuel Linderholm, représentant d’une « théologie radicale » au sein de l’Église nationale.
*
Poésies
(Dikter, 1907)
.
La parcelle de vie qui flambe dans une parole… (Het stycke lif, som brinner i ett ord…)
La parcelle de vie qui flambe dans une parole
quand l’âme est trop pleine pour se taire,
est comme une miette tombée de la table des riches.
À tous ceux qui désirent appartient
de subir les durs liens et fers du chagrin.
Le meilleur de tout est juste un chant
indistinct derrière le refuge des mots
et qui ne deviendra peut-être jamais musique.
Mais dans les heures fatidiques
en chaque œil brille une pauvre larme
muette, trahissant les blessures profondes
qui saignent sans recours dans nos minutes silencieuses.
*
Le moment où l’âme est seule… (Den stund en mänskoande är allena…)
Le moment où l’âme est seule
avec l’orage, le vent, la pluie, le tonnerre et la mer
et des silences comme d’un tombeau scellé
et d’obscures énigmes en des heures qui trop tard arrivées
et douloureuses deviennent une force critique
vers la réclusion ou la liberté – elle sent
que ses prières furent adressées à
une toute-puissance gelée qui ne peut ni ne veut
sauver ce qui brûle au plus profond
de notre amertume. – Le moment où elle sait
que l’orage, le vent, la solitude
sont la seule réponse des dieux à nos prières –
ce moment est le plus grand d’une vie et doit être célébré
par des lumières, des candélabres comme une fête,
ce moment où l’âme pour la première fois
est l’hôte de la vie.
*
Pour chacun il n’est qu’un seul chemin… (För alla finns en ensam stig att gå…)
Pour chacun il n’est qu’un seul chemin,
loin de sa mère et du foyer, loin du refuge et des amis,
et chacun doit tout seul atteindre un but
que lui seul et personne d’autre ne voit.
Et tout ce qu’ont apporté les moments de joie
et tout ce qui fut donné par les heures sombres
n’est plus rien, ou bien une dure nécessité,
mais nul ne connaît le chemin des autres vers la vie.
L’un tremble sous l’aiguillon du destin
et son front est marqué d’une ombre ineffaçable
jusqu’à l’heure de sa mort, par la même chose terrestre
qui pour un autre est lumière et paix.
Je n’ai pas connu la plupart des souffrances
amères, affligeantes
qui tout au long des années et des privations
consument aux heures de colère le cœur de mes frères.
Mais innombrables sont ceux qui errent
en disant « connaître », « savoir », « comprendre »
et passent et croient se voir l’un l’autre.
Mais tous ont des nuits et des jours
et le ciel et des étoiles et des lois,
tous connaissent la joie et la peine.
Et tous ont la même destinée :
un temps pour penser et voir
et puis le plongeon dans la mort.
Alors soyons joyeux et chantons,
que passent le temps, les heures,
oublions nos soucis
et soyons-nous bienvenus.
*
À la chanteuse Gudrun Høyer-Ellefsen (Till sångerskan Gudrun Höijer-Ellefsen)
Ndt. La chanteuse norvégienne Gudrun Høyer-Ellefsen était l’épouse du peintre suédois Axel Törneman, pionnier du modernisme pictural suédois et ami d’Ernst Norlind.
En chaque être sommeille une chanson,
et la terre est une pauvre mère seule
qui conçut son enfant pour qu’il lui chante un jour.
Le doux fredon de ses fleuves,
l’indistincte musique du basalte
et le murmure des sapins et des vagues, tout cela
sont les tristes intervalles de sa nostalgie.
Mais comme une idée vient
à celui qui dort, la musique de son être
est avec ce qui monte d’un cœur humain
et cherche les chemins vers une autre poitrine,
et interprète éveillé la joie ou la peine.
*
Ce soir quelqu’un reste assis seul… (I denna afton sitter någon ensam…)
Ce soir quelqu’un reste assis seul
et ne peut dormir, il se tait, il a froid,
il prend le poison qui pour quelques instants
change les pensées en rêves et murmures
jusqu’à ce que l’âme s’éteigne dans la grande nuit.
Ce soir quelqu’un reste assis seul
et ne trouve pas de mots pour cette joie vive
qui frémit à travers son âme comme une vague
de vie qu’il n’avait jusqu’alors jamais ressentie.
Où est mesurée la matière
de la merveilleuse et chaude concoction
d’où les âmes tombent comme des gouttes
avec des énigmes insolubles pour l’un
et pour l’autre des joies surabondantes ?
Ah nos questions ont pour seule réponse
la douce pitié du cœur et la main
avec laquelle le frère rencontre le frère pour se souvenir
qu’ils marchent sur le même chemin vers le même pays.
*
Nous pleurons les morts mais oublions… (Vi sörja döden, och vi glömma gärna…)
Nous pleurons les morts mais oublions
les milliers de destructions dans la vie
qui la rendent pesante comme du plomb
et même plus encore. Les tombes qui se ferment
sur ceux qui nous sont chers
sont, sur la voie de la réconciliation de tout ce qui vit,
de petites lumières vers leur souvenir, eux que nous avons aimés.
Alors le solitaire sait, quand vient le soir
et que le feu de l’âtre ne suffit pas
à réchauffer la glace dans un être,
que celui qui fut avait des mains chaudes
et de beaux yeux où plonger,
et il regrette les heures lointaines
où l’ami était triste et silencieux
mais lui n’était pas le consolateur de sa peine.
Alors, dans les pauvres larmes qu’il pleure,
son âme se renouvelle, faiblement il perçoit
un fleuve du feu de la vie et redevient enfant.
*
Entends-tu la pluie et l’automne ?… (Hör du regnet och hösten?…)
Entends-tu la pluie et l’automne ?
La terre est pressée de larmes.
Le soleil manque, ainsi que la consolation,
et les fleurs pour se réjouir.
Les grues cendrées descendent, ligne infinie
d’oiseaux migrateurs las, au sol,
le vent est lourd, et dans le parc
tombent les feuilles des châtaigniers.
Là-haut brille le monde des étoiles,
le feu flambe dans l’âtre des mas,
envoyant de la fumée au ciel.
Les heures passent comme des fantômes,
la nuit est sans défense.
Alors allume le lourd lustre de fer
et regarde-moi dans les yeux, ma chère !
Tout ce qu’ont gelé le froid et l’automne,
tout ce qui désire le soleil et le réconfort
est chanté par l’orage qui s’approche,
et se reconnaît à nouveau.
*
Je te vois plus grande que les autres… (Jag ser dig ändå större än de andra…)
Je te vois plus grande que les autres
bien que j’aie vu tes yeux lourds de chagrin
et ternes de colère. Ce que j’aime le plus
est l’ombre de légende sur chacun de tes gestes,
qui s’attarde en un lointain pays de cocagne.
C’est la lumière sur tes mains,
et tes mains sont ce que j’aime le plus.
Quand on désespère dans le giron du monde,
oubliant son âme en sa quête et dans la tristesse,
la vie vient à nous et nous veut du bien,
et ce nous est alors une bénédiction, la rencontre amicale
d’une personne qui n’a jamais ployé le dos comme un esclave
mais a souffert puissante et solitaire,
est restée fière figure
hors de la tristesse et misère de la vie.
Et tu fus celle qui bénis mon destin.
Combien de fois ai-je admiré
les gens heureux dont
les jours pesants et gris passent
sans que leur humeur s’en ressente.
Les gens heureux !
Quand la vie vient avec ses richesses
et que le monde entier tremble,
les yeux fermés, dans l’attente d’un dur jugement
qui comme un ciel inexorable imposera
des lois éternelles à toute vie. –
Les gens heureux !
Ils vont d’un pas sûr et, tranquillement,
à bon escient choisissent parmi les fatigues et attendent,
yeux clairs, les minutes lourdes qui
dévorent celles qui les précèdent et meurent en soupirant.
Comme si dans une autre vie déjà
ils en avaient fini de leur quête et des premiers pas
chancelants sur le chemin vers ce qu’il y a de plus grand.
Je suis comme un qui voit pour la première fois
des danses et des chansons et se réjouit
et croyait qu’une vie a tous les droits
mais est devenu dur et lourd sur le chemin
quand l’orage a soufflé, cinglant et froid.
Je suis un feu qui meurt dans les bourrasques
de la tempête, un soir glacé,
et toi, la douce et paisible lumière
d’une chaude chapelle.
Donne-moi la main ! La nuit tombe,
les flammes flamboient faiblement
et les carreaux de la fenêtre s’embuent.
Bénies soient les heures
où ta main est dans la mienne.
Bénies soient les longues années
qui viennent et passent,
les minutes qui de leur consolation
pansent nos plaies.
En cette heure la vie est tout,
et ce qui, dur et froid,
voulut maudire notre destin,
a disparu, est oublié comme la mort,
est loin et terminé.
La grande horloge a sonné lourdement
et la nuit se répand à l’intérieur,
le jour n’est plus qu’un souvenir,
il fait chaud et tout est calme.
*
Y a-t-il quelque chose qui soit digne d’être pleuré… (Finns det någon att gråta för…)
Y a-t-il quelque chose qui soit digne d’être pleuré,
oserai-je déranger avec une question un ami ?
La nuit est silencieuse et la flamme de ma lampe
flambe et diminue et s’éteint.
Un feu crépite-t-il dans la maison obscure ?
Quelqu’un à l’intérieur désire-t-il quelque chose,
pense-t-il comme moi et fourgonne-t-il les braises,
me souhaite-t-il pour ami
parmi les milliers d’égarés en ce monde ?
A-t-il suivi le même chemin solitaire,
accablé par la même souffrance aiguë,
transporté par les mêmes joies jubilantes
vers les sommets ensoleillés
hors de la vallée glacée des ombres de la mort ?
Parle, parle dans le noir et dans la nuit,
murmure un commandement à travers les forêts et les eaux,
mon frère, pour moi !
*
Le fleuve des hommes bouillonne, bout… (Det bubblar och kokar i människoströmmen…)
Le fleuve des hommes bouillonne, bout,
je vois leurs yeux qui suivent un rêve.
Tous sont pressés de passer,
tous ont leurs affaires où se cacher,
et personne n’a le temps de rester.
Que mon front brûle comme le feu,
qu’une blessure éternelle creuse ma poitrine,
que j’aspire comme personne au repos et à la consolation,
le courant reste éternellement le même.
Nul n’aperçoit ma flamme,
chacun est à ses affaires et à soi-même.
Mieux vaut se taire et penser et marcher
en silence comme les pierres, en silence comme les autres
muets sur le chemin de la vie.
À quoi sert de pleurer,
à quoi sert de laisser
la porte de ma chambre ouverte ?
*
En chaque destin la solitude… (I hvarje öde slumrar ensamhet…)
En chaque destin la solitude
est le cœur ultime et caché de la vie.
Et chaque homme ayant une étoile,
voit toutes choses à sa lumière,
mais ce qu’il voit n’est qu’à lui.
Je tiens cent choses dans mes mains
qui brillent dans l’éclat de mon étoile.
Ces hommes de tant de pays,
tous me regardent comme si j’étais mort.
Je vais seul avec les pensées qui me charment
et tremble en silence lorsque quelqu’un me croise,
et je cherche une âme où verser
l’étonnement que j’éprouve en marchant
parmi tous ces étrangers comme un condamné.
Souvent je souhaite être mort et oublié.
*
Ces brouillards rendent les jours gris… (Dimmorna som komma, göra dagarna grå…)
Ces brouillards rendent les jours gris
et des hommes les plus sages font des sots.
Les brouillards deviennent des nuages qui vont et viennent,
et les nuages deviennent des larmes qui tombent.
Le monde et l’espace sont froids,
les larmes qui tombent sont du cristal gelé,
le monde est un caveau dans la mort.
*
À chaque destin l’heure de son jugement… (Det finns en domens stund för hvarje öde…)
À chaque destin l’heure de son jugement,
l’heure où dans la peur et la solitude
la terre se taira et nul ne connaîtra
un chemin hors des mondes livrés à la désolation.
Elle est venue pour moi.
Dans le jardin du cloître s’assourdissent les dernier pas
d’une sœur silencieuse qui en pieuse
et vigilante attente fit un sanctuaire
des lumières du couchant sur le terrain.
Et l’obscurité se répand. Si j’ai des amis,
qui sait si l’un d’eux voit ma lumière
dans cette nuit, dans cette maison déserte –
qui sait ce que je sens et ce que sentent les autres ?
C’est l’heure des vêpres. Alors
les rues sont parcourues par une foule confuse –
dans mes oreilles chante leur appel
et leurs yeux brillent vers les miens –
ils vont et vont toujours. Et chacun doit se résigner,
ils se sentent le cœur malade, la pensée paralysée
et se plongent dans ton obscurité, ô Notre-Dame,
pour consacrer une lumière à leurs proches.
Je veux aller vers eux. Mais entre la vie et moi
se pressent des souvenirs morts de temps disparus,
tant de mauvais désirs en lutte
et tant de mots d’amour noyés dans les querelles.
Qui peut arrêter le tourbillon ? Ces minutes,
ces années, ces jours passés comme un rêve,
tas bariolé de haillons sans couture –
qui sait ce qu’est le cœur de la vie ?
Un chez-soi existe. Je le sens dans ces moments
où tout est silencieux autour de moi et l’horloge sonne
et mesure pour de longues années de bonheur
un temps fugace de secondes solitaires.
Je veux m’y rendre. Ce silence est tellement vide.
Ô ange gardien, une nuit sans toi
c’est avancer sur une route déserte,
un mirage sans réalité, une illusion.
Paris, février 1906
*
Nuit (Natt)
Nuit de dimanche, paix du dimanche…
L’horloge approche minuit,
le jour est passé.
Le monde entier est en fleur
comme un sanctuaire de silence
dans la paix taciturne.
Peut-être la seconde qui vient de passer
a-t-elle formé pendant un instant
une destinée d’homme.
Peut-être qu’un esprit muet marche
à travers de grands espaces vides
afin de rejoindre les autres morts.
Années et désirs et tout le reste,
la vie, mille fois
pesante et lourde,
se change en rêve, une nuit de parfums.
Nous qui l’avons vécue deviendrons poussière,
nous et tous les nôtres.
*
Que j’aie vécu jusqu’à ce jour… (Att jag har lefvat dagarna till nu…)
Que j’aie vécu jusqu’à ce jour,
que pas plus de choses ne soient en moi brisées,
que ce qui fut brisé méritât de périr,
et que je n’aie pas davantage souffert
dans les nuits calmes avec mes chagrins –
cela me donne le courage de vivre
jusqu’au prochain moment incertain de cette vie
et de croire en une riche transfiguration…
*
Alors ne compte pas mes angoisses et mes plaintes… (Så räkna ej min ångest och mitt knot…)
Alors ne compte pas mes angoisses et mes plaintes
mais apprends-moi plutôt à voir et accueillir
ce qui rêvait au plus profond de chaque souffrance,
la claire éternité qu’elle dissimulait
et la vérité que je n’éprouvais point !
Mon cœur est une porte fermée.
Toute chose est trop pour moi.
Alors délivre-m’en et laisse-moi mourir seul,
seul mais digne de ta réalité, ô vie !
*
Partons loin, nous qui bénissons la vie… (Låt oss gå fjärrande, vi som signa lifvet…)
Partons loin, nous qui bénissons la vie
et voulons du bien au monde et à nous-même,
évitons d’entendre les appels
de cette foule féroce du monde
avec son mépris de celui qui tombe
dans le sinistre combat de tous contre tous
qu’ils appellent la vie !
Laissez-moi lutter en silence
et triompher en silence,
et puis laissez-moi mourir,
que le souvenir de ma victoire ne reste point
parmi les vaincus sans nombre !
Je ne veux pas voir la moindre étincelle
du feu de la vie s’éteindre dans un œil
au moment où j’atteindrai triomphal au but
haut et saint qui brillait dans ma vie.
Béni soit celui qu’ennoblit la lutte,
tendre compassion pour celui qui souffre,
et respect pour tout ce qui veut et croit !
.
.
Nouveaux poèmes et chansons
(Nya dikter och visor, 1914)
.
Paroles de César (Cæsariska språk) [second poème]
La plupart des gens suivent dans l’indécision
leur chemin languissant vers la mort
et n’ont d’autre besoin
qu’une dure loi qui guide leur destinée.
Ils vivent muets devant une porte fermée
et ne peuvent décider
du bien et du mal que par la puissance d’autre volonté.
Ils vont en rêve, ne connaissent guère le bonheur.
Mais celui qui sait
que le seul secret de la vie
et la seule route de la vie vers la puissance est que
quand dans la douleur et l’indécision nous trouvons
un point faible parmi les nœuds qui nous attachent
et les tranchons alors avec courage,
nous nous tenons aux côtés des Olympiens et rions –
l’homme qui sait cela comprend
la seule énigme que présente la vie
et connaît la seule véritable réponse sage
à toutes questions, celles des dieux ou les nôtres.
Et quand, alors, tu auras été éprouvé par les dures
luttes amères, de nombreuses années
exposé aux coups, aux tourments, aux blessures
et que ce feu t’aura clarifié dans l’âtre,
ta volonté sera suffisamment pure pour conquérir le monde
et tu te tiendras à jamais au-dessus du cercle du destin :
ou César ou rien !
*
Chants au Seigneur de la vie (Sångerna till lifvets Herre) [I-III complet]
I
Si tu es une puissance
qui des graines que tu as semées prends soin
depuis le commencement des temps jusqu’à ce jour,
alors je ne voudrais pas être Toi
quand tu regardes dans le miroir obscur du monde.
Tu règnes librement
dans ton royaume. Ce qui est à Toi est à Toi,
mais ici sur la terre c’est la loi et la règle
que celui qui a péché, celui qui a commis un crime
doit aussi l’expier,
et celui qui voit
d’un œil calme sévir le mal
sans bouger la main pour aider – Seigneur,
parmi les hommes c’est commandement et coutume
qu’il soit banni jusqu’à la troisième génération,
haï et pourchassé et pire encore.
Mais Toi tu vois
ton monde avec des yeux calmes et tu souris,
tu laisses des millions d’êtres se lamenter
de ce qu’il est impossible d’endurer.
Et celui qui n’a point commis de faute
est puni par ta main comme un criminel.
Tu as la puissance – tu règnes
de toute éternité et dans les temps présents –
mais l’esclave dans ton royaume
qui pour son semblable éprouve de la compassion
n’est-il pas un plus grand dieu que Toi ?
II
Je te vois bien, assis
parmi les chants et les rayons du soleil,
au milieu de la chaleur de ta lumière.
Mais les pauvres à qui tu tends
le poison et l’angoisse, que tu conduis
hors de leur maison, sans foyer ?
N’entends-tu pas leurs cris
monter, tâtonnant, de la foule
dans une souffrance qu’ils ne comprennent pas ?
Pesant destin, amer destin
quand ils sombrent enfin dans la mort,
seul but qu’ils puissent atteindre.
La terre se tait, se taisent les cieux,
et monte l’ivresse amère,
l’ivresse du vin de ta colère.
Leur angoisse est toujours plus grande –
À qui la faute, Seigneur ?
est-ce la leur ou bien la tienne ?
III
Tes demandes sont effrayantes, épouvantables.
Seigneur, est-ce Toi que je vis
quand perdant connaissance je demeurai
près du chaos, près de la mort,
et j’entendis toutes les voix
qui me sont chères chanter en moi ?
Quand je fus emporté par des mains d’esprit
à travers des contrées désolées
sous un ciel d’orage et d’automne.
Il faisait froid dans ton royaume
et, désappointé, j’aurais voulu sentir
la chaleur d’une voix.
Pays désolés, pays de brume,
océans sans rivage…
Êtres sans repos ni réconfort
contraints d’errer dans les tourments,
pressés les uns contre les autres.
Quand, épouvanté, silencieux,
je regardai dans l’abîme,
de mon âme monta une voix qui brûlait
plus âprement que toute détresse,
plus forte que la mort et que tout :
tous sont accablés, tous ont froid,
vivant pour demander,
brûlant dans le même feu,
ce qu’ils aiment, ce qu’ils voient.
Entends-les menacer sauvagement, implorer
et maudire la mort elle-même,
qui rédime leur destinée.
Si tu veux être plus qu’eux,
ne cherche ni repos ni foyer,
ne demande pas… donne, donne,
donne jusqu’à ce qu’il ne te reste rien…
Toi qui vas à eux,
les entends et les vois et sais qu’il souffre,
et peux donner – donne-leur tout !
Le monde est redevenu silencieux
mais j’entends encore ma voix.
Était-ce un rêve, une illusion,
ou bien, Seigneur, était-ce Toi ?
*
De la mort (Om döden) [I-III complet]
I
Dans la seconde fiévreuse, embrasée de la mort,
quand une vie est transformée, brisée,
toutes choses se réunissent comme un dernier,
brûlant salut au moment de l’adieu.
Et l’angoisse ne cesse de croître
depuis la nuit qui veille et se tait,
depuis des royaumes plus pesants et plus profonds. –
Une bougie de suif se consume sur le chandelier,
et les souffrances te tiennent éveillé,
on frappe à grand fracas à ta porte.
En silence t’appellent des choses mourantes
qui te veulent près d’elles,
un salut de tous les êtres chers
dans la vie et le monde autour de toi.
Ainsi une tempête passe-t-elle sur la vie
et tout est transformé, effacé, change de forme,
et tu es une brise au-dessus des eaux,
une parcelle de l’orage et de la nuit.
II
L’angoisse de mon cœur a tant de questions
sur ce qui viendra quand mourra ma pensée
comme un murmure dans l’éternité et le vide,
quand tous les atomes de mon cerveau s’effaceront
comme une fumée bleue dans l’espace et le néant.
Ah toutes ces questions sont le cri du prisonnier
aux murs de sa prison, qui ferment éternellement
leur pierre glacée sur la réponse que nous recevrons
quand la terre tombera lourdement sur le cercueil
et que tout sera dissous et l’éternité proche.
Que nous vivants soyons assez faibles
et sombres pour voir la fin de notre sort
dans la peine et les larmes, comme si la joie
et le bonheur étaient le partage de la vie,
l’amertume et la tristesse le lot de l’autre rive –
nous qui entendons la voix de la vie
renfermée entre les murs de nos sens
ne comprenons même pas qu’il faille se réjouir
quand les murs se brisent et notre vie est transformée
pour devenir espace, éternité et Dieu !
III
Béatrice à Dante
Tu demandes étonné où tu es arrivé,
voyageur, étranger en ce monde –
tu es de l’autre côté, tu as atteint
le but ultime de ton long périple.
Et le murmure que tu entends est l’écho
de voyages passés que ton être fit
sur les mers sombres, agitées des douleurs,
dans les pays de colère où s’en fut ton esprit.
Là des humains se battent, comme nous
nous sommes battus, et meurent l’âme assoiffée.
Tu entends un soupir, un appel inquiet, un cri,
puis tout redevient vide et silencieux – et c’est la mort.
Le temps s’arrête dans un éternel présent,
les appels et les paroles dures se taisent.
Un autre s’éveille – et c’est toi,
mais non pas toi comme tu marchais sur la terre,
non pas toi qui vaguais et mordais à belles dents
les fruits de la vie, avide, curieux,
mais toi tel que tu souffrais et pleurais
et fus purifié pour l’éternité.
Alors lève la tête ! Chaque inspiration
vient profonde et fraîche de la salubre source de la vie !
Soleil béni ! Jour heureux !
Sainte, claire puissance de la vie qui nous permet,
permet à tous ceux qui souffrent
de disparaître au monde comme une note de musique,
avec tous les éprouvés de la vie qui sont
transfigurés en lumière du feu purificateur.
Ah, paradis et béatitude et printemps,
résurrection et parfums de jacinthes,
ton temps d’épreuves est achevé, le jour passe,
et le soleil déglace l’hiver de ton cœur !
*
À une amulette (Till en amulett)
Toi qui me permets d’avancer,
de croire, de voir et de vivre
avec l’œil clair, quand les autres
vont en aveugles dans la brume –
laisse mon esprit flamber,
laisse-moi croire et vénérer,
donne-moi courage et force,
à moi, ta servante !
Ténèbres et misère,
brouillard et mort,
donne-moi tout mais permets-moi
de voir et d’avancer,
de parler et prêcher
quand les autres se taisent !
*
Été (Sommar)
Ici est le silence. Les pivoines brillent…
Parfums de fleurs et gazouillis et soleil et chansons…
Bourdonnent les bourdons et les roses sont rouges,
les rayons du soleil traversent l’air et le jour est long.
Là-bas les hommes se battent.
Ici c’est le silence et la béatitude de vaguer
en oubliant que la terre est pleine à craquer.
Entends l’été murmurer dans les tilleuls !
Le murmure des feuilles est comme le murmure de ta voix.
Murmure comme venu de l’éternité, murmure comme si la brise
connaissait la soif de réconfort dans le cœur des hommes.
Enfant, si tu savais comme le son de ta voix
apaise les forces qui m’accablent,
les forces qui habitent ma poitrine. –
Vois-moi comme un homme, défaillant, et ne m’oublie pas
dans les brouillards, vois-moi comme un homme
luttant et souffrant, blessé, mais cache-moi,
cache-moi comme un souvenir de l’été
qui se cherchait soi-même et sa réalité la plus profonde,
avec son désir le meilleur comme but, et les forces
qui poussent l’homme à faire ce qu’il peut dans la vie.
*
Psaume (Psalm)
La souffrance est pourtant passée.
La vie m’a fait comprendre
les forces qui nous fustigent.
Faisait-il gris et froid ?
Le soleil brille sur toutes choses.
De quoi donc me suis-je plaint ?
Éprouvé, tourmenté, durement blessé,
jusqu’à ce que la douleur ait disparu…
La vie n’agit pas autrement.
Quelque chose doit couler au fond,
l’écume flotter par-dessus,
afin que reste le meilleur.
Le ciel est pur à nouveau,
avec des illuminations roses :
flammes qui purifient.
Le bonheur est partout,
dans la plus grande profusion,
plus que je ne mérite.
On sonne à la porte : C’est la poésie de Bo Setterlind
Du poète suédois Bo Setterlind (1923-1991) le Larousse écrit que c’est « un des plus grands poètes et dramaturges mystiques de son temps » (ici). Il ne semble pourtant pas avoir été traduit en français à ce jour. Cela n’a certainement rien à voir avec notre école « laïque ».
Celui qui intitula une œuvre autobiographique Le garçon qui croyait au Diable (Pojken som trodde på Djävulen, 1962) connut de son vivant un grand succès dans son pays. Si bien que, d’occasion, ses livres se vendent presque au prix du papier aujourd’hui : le nombre important d’exemplaires tirés et le relatif abandon d’un auteur assez récent mais qui ne peut plus faire le tour des médias afin d’assurer sa promotion, remplacé par les vivants, se cumulent pour produire un tel résultat (période qu’on appelle le « purgatoire »).
Bo Setterlind est un cas littéraire des plus intéressants, également du point de vue de l’amateur de curiosités. La première curiosité est ce qui vient d’être dit : qu’un « poète mystique » ait pu connaître un succès littéraire durable, en commençant dans les années quarante et jusqu’aux années quatre-vingt-dix du vingtième siècle, c’est quelque chose dont nous n’avons pas d’exemple en France. Là encore, cela n’a certainement rien à voir avec notre école « laïque ».
Une deuxième curiosité, c’est que le poète connut ce succès national durable en ayant passé toute sa vie hors de la capitale, ce qui paraît inimaginable en France, le pays de la centralisation démentielle. Les talents qui ne vont pas s’embourber dans cette ville tentaculaire de bureaux y sont, paraît-il, voués au mieux à des reconnaissances régionales. Bo Setterlind vécut quelques années à Uppsala, où il fut étudiant, puis alla passer le reste de ses jours à Strängnäs, une commune du Södermanland au bord de la Baltique, forte aujourd’hui d’un peu moins de 40.000 habitants. (Il est vrai qu’elle ne se trouve qu’à une centaine de kilomètres de Stockholm, ce qui en ferait presque une banlieue.)
Une troisième curiosité est qu’en 1957 Bo Setterlind fonda à Uppsala avec le poète Harald Forss une société littéraire sous le nom de « Cercle romantique » (Romantiska Förbundet) – et cette société existe toujours ! Chez nous, le terme « romantique » a pris quelque chose de péjoratif ou d’ironique.
Quatrième curiosité : en 1976, ce poète écrivait encore quelques vers classiques, comme il ressort du recueil dont nous nous sommes servi pour les présentes traductions. En France, le vers classique, en déclin depuis le début du vingtième siècle, est devenu pratiquement inexistant chez les auteurs connus dans la seconde moitié de ce même siècle, à quelques expressions près, dont Aragon, qui en écrivait encore dans les années soixante. Il n’est pas du tout improbable que Setterlind à quant à lui poursuivi dans cette voie jusqu’à la fin de sa vie et que l’on trouve encore des vers classiques dans ses volumes des années quatre-vingt ; c’est à vérifier.
Cinquième curiosité : ce poète figure parmi les auteurs du psautier ou livre de chants officiel de l’Église de Suède (luthérienne), laquelle a conservé un statut d’Église d’État du seizième siècle jusqu’à l’an 2000 (le poète, mort quelque dix ans avant cette séparation, n’a donc pas connu ce nouveau chapitre de l’histoire de son Église). Mais qu’il ait participé au livre officiel de chants religieux est une simple conséquence des thèmes de sa poésie et de sa notoriété.
D’autres curiosités encore tiennent davantage à l’époque où vécut Setterlind, une époque où, notamment, se développait l’industrie du disque. Bo Setterlind a enregistré des disques dans lesquels il lit ses poèmes, comme celui de la photo ci-dessous. De même, plusieurs de ses textes furent mis en musique et certaines de ces compositions ont été des tubes au hit-parade suédois.
Enfin, sa page Wikipédia en suédois indique que Setterlind « fut appelé un poète de cour » (« Han var kallats hovpoet »). J’ai cru que cela pouvait être un authentique statut au royaume de Suède, comme le « poète lauréat » qui se perpétue en Angleterre, et Setterlind est d’ailleurs l’auteur d’un essai Pourquoi je suis monarchiste (Därför är jag monarkist, 1955) dans lequel il défend vraisemblablement la benoîte monarchie constitutionnelle de son pays, mais cette appellation de « poète de cour » n’était en fait qu’une épigramme d’écrivains jaloux.
S’agissant des présentes traductions françaises, les deux premiers poèmes ont été trouvés sur internet et nous ne savons pas de quelle année ils datent. Les autres sont tirés d’un recueil de 1976, On sonne à la porte (Det ringer på dörren). C’est un recueil mêlant pièces en vers libres, pièces en vers classiques ainsi que quelques poèmes en prose.

*
Image d’une forêt (Skogsbild)
La brise du matin
passe en sifflant
d’arbre en arbre.
La forêt bleue comme le ciel
est ébahie.
Le chant des oiseaux
monte
de leurs lits.
La pluie
étincelle gentiment
après son voyage.
Que la vie est pourtant belle
à regarder.
Le soleil brille
dans une goutte de résine.
*
Allume la lumière ! (Tänd ljus!)
Ne laisse pas l’obscurité t’empêcher de chercher la lumière !
Et quand tu l’auras trouvée, fais-la voir aux autres, qu’ils soient convaincus.
Si tu veux que vive la lumière, allume en eux la même nostalgie.
Allume la lumière du courage dans les ténèbres de la peur.
Allume la lumière du droit dans les ténèbres de la corruption.
Allume la lumière de la foi dans les ténèbres de la négation.
Allume la lumière de l’espérance dans les ténèbres du désespoir.
Allume la lumière de l’amour dans les ténèbres de la mort.
Allume la lumière !
*
On sonne à la porte
(Det ringer på dörren, 1976)
.
Consignés… (Hänvisade…)
Consignés
sur une seule planète
dans un mystérieux
et peu communicatif Univers
nous faisons tout
pour nous séparer de Dieu
et par là-même les uns des autres
*
Époque disparue (Svunnen epok)
À bord d’un voilier
je suis assis un soir d’été sur le tillac, au crépuscule.
Pas un souffle d’air, pas un oiseau ne me trouble,
le bateau qui me porte, imperceptiblement a perdu ses ailes.
*
Atlas
Quelle journée !
Le ciel vient vers nous
un bandeau rouge autour du front !
Appelant : « Debout ! »
« Debout ! »
« La vie n’est pas un lit de parade†
– mais une insurrection
contre la mort
dans tout ! »
Quelle journée !
D’abord cette beauté,
ensuite les fanfares. À l’assaut !
Contre la mort,
dans tout :
la mort dans la politique et ses ramifications,
la mort dans les tous les systèmes sociaux de contrôle
– la religion,
le matérialisme,
la philosophie.
Lève-toi, Humanité !
Redemande le feu !
Quelle journée !
Non pour Prométhée
mais pour Atlas !
Nous pouvons porter le Ciel sur nos épaules !
Nous le pouvons si nous le voulons !
† lit de parade : En français dans le texte. Un lit de parade est un « lit sur lequel on expose un mort de haut rang avant son inhumation » (Larousse).
*
Béatrice (Beatrice)
Dans ce printemps
qui t’entoure
je ne trouve pas seulement
des fleurs.
Je regarde
avec un étonnement croissant
les cristaux les plus singuliers
que l’hiver a laissés
derrière lui.
Je vois une lumière d’un autre monde.
Plus rien ne me fait peur
– comme si j’étais déjà
de l’Autre Côté.
*
Les enfermés (De inlåsta)
Enfermés dans l’invisible,
nous aspirons à la liberté.
Nous attendons que se réalise
le déraisonnable.
Tu dis que tu es
mon adversaire à ce jeu
et aussi que, proie,
un beau jour je mourrai.
Mon assassin, écoute !
As-tu bien travaillé ton rôle ?
Alors vise le cœur
et tire à bonne distance !
Même le mépris de la Mort
ne possède pas de clé qui vaille.
L’Angoisse est cela
– un vide avec beaucoup de portes.
*
L’écho en celui qui cherche (Ekot inom sökare)
Pendant une seconde aveuglante
il vit Dieu
et depuis lors n’a jamais pu
Le retrouver.
Avec les yeux de la foi
il a regardé son Sauveur,
suprême réalité.
Le chercheur demande :
Qui est cet Inconnu
qui a découvert une nouvelle façon de voir ?
Et il n’arrête pas de chercher,
Le cherche partout,
jusqu’à ce que son but apparaisse :
le meilleur élément chimique,
le métal hors du temps, qui rédime.
*
Dans le noir (I mörkret)
Il fait noir autour de moi,
il n’y a pas d’étoiles,
je ne vois pas mon chemin
et Toi moins encore.
Donne-moi un rayon de lumière !
Un mot de Toi
peut, comme une main tendue,
être tout pour moi.
Il fait noir autour de moi,
il n’y pas d’étoiles,
mon Sauveur, jusqu’à ce que
Tu me délivres.
*
Minuit de pleine lune (Full midnatt)
C’est nuit de pleine lune,
la neige est bleue au sol,
des étoiles tombent des arbres
qui se reflètent dans la neige.
Comment aurai-je la force ?
Comment pourrai-je me soulever ?
L’espace est si grand
et je suis moins qu’un
oisillon.
*
Entre amis (Vänner emellan)
Notre conversation, mes amis,
ne doit pas devenir un fleuve
où les mots les moins réfléchis
comme des ordures flottent de-ci de-là.
Elle doit être
aussi excellente que notre sang,
un noble cours d’eau
qui s’est purifié sous la terre.
*
En train (På rälsen)
Soudain tu vois les clairières au milieu des arbres
(coupes rases, surfaces de rajeunissement),
les églises de campagne, les champs,
et ces lieux où vivent les hommes des sociétés industrielles
– leurs balcons, comme leurs personnalités,
sont de petits jardins.
Soudain tu vois les nuages, guère différents
de certaines idées,
et comment vit l’agriculture
– elle prospère dans la respiration verte
des moissonneuses-batteuses.
Soudain tu vois le paysage,
les crêtes, les routes,
les montagnes, les lacs,
les forêts
(nos plus vieux musées)
et comment les hommes sont prisonniers
d’un engrenage en miroir.
Tu vois le monde pour la première fois.
Tu voyages en train.
*
Nous (Vi)
Nous ne cultivons pas le café,
pourtant nous buvons du bon café.
Nous n’avons pas de plantations odoriférantes,
pourtant nous nous entourons d’authentiques parfums.
Nous n’élevons pas de lamas
mais nous nous couvrons de laine de lama.
Nous ne cultivons pas d’ananas, d’olives
ni de bananes.
Nous n’avons pas de vergers de figues,
de champs de tabac,
de mines de diamant.
Nous n’avons pas d’élevages de vers à soie
mais nous nous drapons dans la soie la plus fine.
Nous n’avons pas de rizières
mais nous mangeons du meilleur riz.
Nous n’avons pas de vignes,
pourtant nous buvons du vin.
Nous sommes suédois.
*
Certains le voient comme ça (Somliga ser det så)
Un enfant dans un berceau en toile d’araignée
– l’enfant dort gentiment.
Deux yeux brillent là-bas,
c’est l’araignée en soyeuse fourrure.
Alors elle arrive sur des jambes rapides,
celle qui a un visage de diable,
et elle couvre la petite créature
d’un habit étincelant,
enroule un fil doux et chaud autour de l’enfant
et l’emporte chez elle,
l’emporte dans le coin sombre
où seuls deux yeux sont visibles.
*
La seule victoire (Den enda framgång)
La mauvaise herbe envahit les ruelles,
et sur les marches de l’église les vents s’accumulent :
Soli Deo Gloria !
La cathédrale continue de rêver.
Et toi ?
Tu vas et viens
– dans un cercueil,
comme fait pour toi, où tu veux.
Ce sentiment
de libération soudaine !
Mais un jour
on n’a plus la force.
Tu peux renoncer.
Un invalide
montre sa puissance !
Tout le monde est mort. L’enchantement, dissipé.
On ne voit plus un seul moineau.
Il est temps que les étoiles de la nuit
racontent ce qui s’est passé :
dans notre désir de Dieu
nous nous sommes tournés vers les ténèbres.
Lui a décidé
de passer
en silence.
*
Le pas (Steget)
Parfois,
quand on regarde un film
où tremble un long printemps,
un film
où des personnes vivantes sont impliquées,
le photographe peut arrêter le mouvement,
l’instant se fige,
tout devient immobile,
comme si quelqu’un l’avalait.
– une paix étrange s’empare de toute chose
qui fut vivante.
C’est la Mort
qui fait que la vie retient son souffle,
jusqu’à ce que la machine se remette en marche
et que la lumière s’allume.
Ô, frères humains, sortez de votre cachette !
La mort est seulement le premier pas.
Nous savons si peu de choses de la Vie. Le plus important reste inconnu.
Un seul petit pas et tout est transformé.
*
Celui qui vient (Han som kommer)
Il vient,
j’entends Ses pas
dans mon cœur.
Il approche,
c’est pour moi qu’Il est chemin,
Il monte l’escalier
où la nuit suit le jour,
où joie et tristesse se sont rencontrées
et saluées
comme des amies.
Il vient,
j’écoute Ses pas
avec une inquiétude, une angoisse croissante,
je sais ce que j’ai cassé,
et Il est celui qui me jugera.
Parfois j’ai rêvé
qu’Il attendait,
parfois qu’Il prenait une déviation,
mais cela ne dure jamais longtemps
avant qu’Il revienne.
Une fois qu’Il est arrivé
et se tient devant la porte et attend,
le temps et l’espace
sont transformés,
il n’y a plus de lumière
et les pas se sont arrêtés
dans l’escalier.
Il reste là et attend que la clé
se fasse connaître.
Alors c’est le cœur du sceptique
qui refuse de rester.
Dans mon angoisse je crois
qu’Il ne peut savoir
que je suis à la maison.
Mais celui qui vient n’est pas un étranger
– c’est ce que je parais
toujours oublier.
Il vient !
J’entends Ses pas, peut-être pour la dernière
fois.
Et les questions s’accumulent
autour de la Réponse
– comme l’obscurité
autour d’un chant d’oiseau.
Combien de temps reste-t-il ?
Pourquoi la fenêtre de l’escalier
est-elle opaque ?
Combien de temps, Seigneur ?
Avant que, franchissant cette porte,
tu n’entres dans la plus petite pièce
et de ta foi vaste comme la voûte des cieux
libères le nostalgique
prisonnier.
*
En transit (På genomresa)
Il tomba
à travers tous les cieux
et trouva
une manière de vivre
que personne
n’avait essayée.
Aucune réponse
– mais un début.
Les sceptiques disent :
Il n’existe plus.
D’autres : Cette ère
entre deux vies !
Au milieu de l’inintelligence
le plus intelligent
est d’être inintelligent.
Les prières ne s’arrêtent pas aux étoiles.
Les prières vont jusqu’à Dieu.
Bâtis-toi un autel
dans la colère !
Ô, vague,
avec la paix !
*
Comment peut-on dire… (Hur kan någon påstå…)
Comment peut-on dire
que Hölderlin n’aimait pas les paysans !
Seul un hypocondriaque,
un opportuniste
peut se tromper de manière si colossale.
Hölderlin aimait les paysans !
Il aimait tout le monde,
même celui qui voit des fantômes en plein jour,
le somnambule politique,
qui vit encore
et détruit encore la terre fertile
– sans être là !
Seul un hypocondriaque
peut dire une chose aussi contraire à la vérité
que Hölderlin, qui était lui-même une charrue,
n’aimait pas les paysans !
*
Tu n’es pas seul… (Du är inte ensam…)
Tu n’es pas seul, certes tu vas mourir
aussi dans les hauteurs tu vas mourir
penché sur ton propre lit de mort
tu peux suivre le combat incertain
*
Nous aussi nous avons la censure… (Vi ha censur nu…)
Nous aussi nous avons la censure :
des critiques qui pensent que leur goût
est le meilleur.
*
Crois-moi… (Tro mig…)
Crois-moi :
le monde va pourrir,
ignorant qu’il est
du seul sel
qui pourrait le sauver !
*
La liturgie des étoiles (Stjärnornas liturgi)
Comme des étoiles
tombent les moments brillants
dans notre vie.
Une main invisible
les arrange
en message
plein de sens :
Que les ténèbres qui couvrent notre pays
se changent en rayons de lumière !
Indicible bonheur
quand le matin passe de l’or
à l’orange,
car la colère de Dieu dure un instant
mais Sa grâce dure toute la vie.
*
Les cercles (Cirklarna)
J’ai formé un cercle
excluant Dieu,
un cercle ridiculement petit
juste pour moi.
Mais l’Amour dans ce monde
n’a pas perdu son temps,
il traça un cercle plus grand,
dans lequel je suis inclus.
*
La prière d’un amoureux de Dieu (En gudslängtares bön)
Donne-nous Ta réponse, Seigneur !
Même si nous ne pouvons l’atteindre.
Ce pourrait être un chant
autour de la Terre.
Donne-nous Ta réponse, Seigneur !
Comme un drapeau de victoire on la voit au loin.
Dis seulement nos noms !
Nous nous tendons vers eux !
Toi qui vois de nouveaux cieux
dans chaque instant d’année-lumière.
Donne-nous ta réponse, Seigneur !
Toi pour qui nous sommes appelés à vivre.
*
Devant l’avenir (Inför morgondagen)
Un poisson dans un bloc de glace :
le Christ dans la théologie.
J’ose à peine y penser :
que se passera-t-il
si la glace fond ?
*
Chanson du soir (Kvällsvisa)
Marie à la fontaine se rendit
et s’y refléta.
Un ange vint,
leurs regards se croisèrent.
L’ange pria Marie :
« Reste ! »
Marie dit :
« Je dois y aller. »
C’était un soir d’été,
au coucher du soleil.
Le vent souffla
et l’eau rit.
L’ange
hésita.
Marie n’était plus là
mais restait près.
De lointaines étoiles
souriaient, deux par deux.
*
Au jour du jugement (På domens dag)
SEIGNEUR,
le vent est de plus en plus froid
dans l’existence,
un vent glacé
frappe tous les hommes,
et pas seulement ceux qui n’ont point de tête.
N’attends pas plus longtemps, SEIGNEUR !
Laisse-nous éprouver la chaleur
de Ton arrêt !
*
Fleur de la fenaison (Slåtterblomman)
Si tu veux danser, petite fleur,
laisse la faux t’embrasser !
Si tu veux danser, petite fleur,
laisse la faux t’embrasser !
Ah, bienheureuse es-tu de rester là,
libre des maux de la terre !
La prochaine fois que le vent viendra avec une couronne de fleurs,
à la dernière danse de l’été il te conviera.
Hé, petite fleur ! Dansons dans l’éclat de la fenaison !
*
Psaume d’inhumation (Begravningspsalm)
Certes j’aspire
à Notre Seigneur Jésus-Christ ;
de tout mon cœur je veux être
là où le Fils de Dieu manifestera
au-delà de tout dégoût
la gloire des Cieux.
Je porte l’habit du pèlerin,
la Terre ne m’est point précieuse ;
bien que le Fils de Dieu m’aide dans mon voyage,
je suis heureux de quitter ce monde.
Aussi, dans mon tombeau,
jetez tout ce qui est de la Terre !
Paix merveilleuse
quand mon Jésus
m’emmène dans son royaume
et dans la lumière de la grâce me purifie ;
une âme et un esprit
là-bas c’est tout ce que je désire.
*
Au pied de la montagne (På bergets fot)
Au pied de la montagne
l’anémone bleue
regarde le voyageur
qui a fini de marcher.
Alors les fleurs se répandent
en nombre infini
et le voyageur disparaît
dans le bleu.


