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La mort de Don Quichotte et autres poèmes de Gonçalves Crespo

Antόnio Cândido Gonçalves Crespo (1846-1883), avec seulement deux recueils de poésie (et un recueil de contes écrit avec sa femme, la poétesse Maria Amália Vaz de Carvalho) en raison d’une mort précoce à trente-sept ans, est néanmoins un représentant majeur du parnassisme portugais. Dans la littérature lusophone, le parnassisme désigne au sens large le modernisme, c’est-à-dire la période comprise entre le romantisme et l’avant-garde.

Né au Brésil d’un Portugais et d’une esclave noire, Gonçalves Crespo fit ses études à Lisbonne et Coimbra. Il devint une figure du milieu littéraire lisboète et fait partie des premières influences parnassiennes sur la littérature brésilienne, tout en ayant contribué au développement des thèmes brésiliens dans la poésie portugaise. Il fut également député, pour la circonscription des territoires portugais de l’Inde, de 1879 à sa mort.

Les poèmes qui suivent sont tirés de son second et dernier recueil, Nocturnos, de 1882.

.

*

Confidence (Confidenza)

Un jour tu me demandas, délicate fleur d’ivoire,
quelle vie je menais
avant de te connaître ; la réponse : je rêvais…
Entends-tu, mon amour ?

Rêver n’était pas bon ; parfois je souriais
de longs moments
aux lumineux tableaux que je voyais dépeints
sur les toiles de l’avenir.

Prête attention, écoute, ma chère,
ceux de ces tableaux dont je me souviens le mieux,
en fixant dans les miens, tremblante colombe,
tes yeux fidèles !

Entends et vois ce tableau : la campagne honnête et joyeuse
par un matin d’avril ;
au bord de la grand-route un clocher blanc,
le ciel d’un indigo profond.

À sa fenêtre une enfant blonde
comme les blés
file à la lumière du soleil, dans l’éclat
d’une aurore idéale.

Toute rires et fête, la douce créature
me regardait
et je me disais : « Ô bonheur, je viens à toi !
je vais enfin te connaître ! »

Alors je me rappelle, mélancolique, une autre scène
et plonge mes regards
dans le songe le plus aimable et le plus gracieux
qui me soit venu du ciel !

Loin de la vile poussière des cités,
de leur vaine rumeur,
il est un château oublié ; aux heures de l’angélus,
pénétrons-y, ma fleur !

Passons les jardins, les allées, le bosquet,
le verger odorant ;
montons cet escalier, avec crainte et discrétion,
commençons à regarder.

C’est un salon vétuste ; sur un mol fauteuil
quelqu’un songe :
quelqu’un qui rappelle l’image de la Madone,
mère grave et réfléchie.

Dans son giron repose un ange,
confiant, heureux,
de la bouche duquel s’exhale un arôme subtil.
L’ange parle mais je ne sais ce qu’il dit.

Cette enfant est chaste et pure, parmi les plus pures
de celles que j’ai vues en rêve ;
elle a la splendeur vague des figures bibliques
dans les anciens missels.

C’est une jeune fille : aucun regard encore
ne l’a le moins du monde souillée.
Sur son sein dort l’amour, la foi infinie
que Dieu lui a confiée.

Quand elle ouvre, en souriant, ses paupières frangées,
on se met à penser
aux mystères du ciel, aux choses inconnues
que découvre ce regard.

Permets que je m’agenouille, en extase et muet,
aveuglé par tant de lumière,
pour baiser en tremblant le velours tiède
de ses petits pieds nus !

Comme tu vois, la candide enfant ne rougit point !
Elle sourit tendrement
et me dit, riant et nouant sa tresse :
« Je pensais à toi !

Pourquoi, poète, avoir tardé ! dans ma solitude
je t’attendais !
Viens découvrir les secrets que je garde
en mon cœur ! »

Accordez votre orchestre, sphères d’harmonie,
dans la splendeur des cieux !
Maria, ô fleur du printemps, cette enfant,
c’était toi, mon amour !

*

Le serment de l’Arabe (O juramento do árabe)

Baçous, femme d’Ali, pastourelle de chameaux,
vit une nuit, à la lumière des étoiles scintillantes,
Waïl, chef redoutable à la force barbare,
lui tuer un animal, et jura de se venger.
Elle court, vole, entre dans la tente et raconte
à l’hôte d’Ali l’affront grave encore impuni.
« Baçous, dit tranquillement l’hôte aimable,
mon bras te vengera : je tuerai Waïl. »

Ce qu’il fit. Telle fut la cause
de la guerre acharnée, horrible, sanglante
qui mit aux prises ces tribus. Dans cette lutte fratricide,
Omar, fils d’Amrou, perdit un jour la vie.

Amrou, conduisant mille lances dans les rudes combats,
abreuvant irascible sa haine de sang ennemi,
cherche infatigablement mais sans succès
l’assassin de son fils, le rusé Mouhalhil.

Une nuit, sous la tente, à l’adresse d’un jeune prisonnier
fait captif au combat, le guerrier farouche
parla, sévère : « Prête attention, esclave.
Indique-moi la région, la montagne, la plaine ou la caverne
où vit le perfide Mouhalhil, sans mensonge ;
permets-moi de l’atteindre et je te rendrai ta liberté ! »

Alors le jeune homme répondit : « Tu le jures devant Dieu ? »
– Je le jure, répondit le chef. « Je suis l’homme que tu cherches !
Mouhalhil est mon nom, c’est moi qui ai brisé
la lance de ton fils et l’ai subjugué à mes pieds. »

Intrépide, il fixa l’ennemi silencieux.

Amrou répondit enfin : – Tu es libre, Dieu soit avec toi.

*

Le menuet (O minuête)

C’est un vaste salon ; des vases dans chaque coin ;
le travail des boiseries au plafond, admirable.

Des fauteuils aux clouteries fauves ;
un énorme sofa, de grandes tapisseries.

Le tapis purpurin révèle
entre les griffes d’un tigre une gazelle terrifiée.

Des portraits tout autour regardons le premier :
À la bataille de Toro, Alphonse le fit chevalier.

Celui-ci fut archevêque, celle-là dame de compagnie…
Quelle sensuelle fraîcheur sur ces lèvres rouges !

Les yeux revoient le ciel d’Italie,
boucles fines de l’ondoyante et blonde chevelure,

col robuste et nu, tête triomphale,
on dit que certain roi… mais poursuivons !

Celui que tu vois là est mort dans les sables d’Afrique
par cruelle vengeance de l’irascible Pombal.

Dans l’expression indicible de ce regard
apparaît une douleur profonde, inconsolable.

En face, une demoiselle au tendre visage affligé
en extase adore le pâle proscrit.

Ton songe nuptial, frêle comtesse,
s’est défait trop tôt, ô misère et méchanceté !

Tu cachas ta beauté sous la bure
et te fanas, ô fleur, sur le sol d’une cellule…

Observe les mépris de ce hautain conseiller
qui, souriant, respire une fleur de jasmin !

Docteur en théologie, il était bien vu à la Cour :
la croix d’un habit du Christ orne sa poitrine.

Cet autre, en combattant aux portes de Bayonne
comme un brave, obtint la rutilante épaulette.

Il a des flammes dans les yeux ; une tête haute et audacieuse ;
la gloire d’une balafre illumine son visage.

En le regardant, on voit les combats sanglants,
on entend la clameur des musiques martiales…

Dans le miroir antique, parmi l’ombre des rideaux,
se reflète la splendeur d’aristoloches argentées.

Sous le miroir niche un clavecin marqueté,
trésor autrefois de la maison, cadeau de fiançailles.

À côté, un coffre renferme, dans un nid charmant,
une antique partition en vieux parchemin.

Une nuit je tendis cette musique sur le pupitre,
et l’œillet soupira… À ce moment,

de la pâleur d’ivoire maladive du clavier
montèrent doucement les parfums du passé.

Et de son cadre je vis descendre la languide dame de compagnie,
qui, à la lumière pâle des lampes d’argent,

levant la manche bleue de son habit,
figure cireuse, geste ému,

en souriant glissa lentement sur le tapis,
dansant pleine de grâce un élégant menuet…

*

Adieu ! (Adeus !)

Un jour, dans une chambre élégante,
à l’intérieur du marbre rose d’un cabinet,
entre mille riens féminins qui exhalaient
ces parfums subtils qui nous bercent,
je vis un coquillage pâle et charmant.

J’entendis un son confus et triste,
comme d’une cloche de village au loin ;
pauvre coquillage ! mort de la nostalgie
de cette triste et vague immensité
de la mer qui pleure, sur le sable.

Mon amie, comme dans ce coquillage,
en moi pleure continûment
la timide parole prononcée,
le mot ADIEU que tu murmuras
à mes oreilles, languide et frissonnante !

*

La lecture des Lusiades (A leitura dos Lusiadas)

Devant le jeune roi, Camoëns, bel homme et distingué,
récite ; la cour, silencieuse
en face de la rouge explosion du cantique guerrier,
admire cette épopée immense et prodigieuse :

« … Furibonde, rugit la voix électrique d’Adamastor…
dans les bastingages le matelot chante joyeusement…
À fleur d’Océan scintille le sillon lumineux
des galions massifs de l’aventureux Gama.

« Terre ! crie le gabier, et sur les plages de Mélinde1
fébrilement se répand la gent lusitanienne…
Gonfanons déployés dans les clairs cieux d’Orient… »

Par-devers la splendeur de la gloire, le regard du roi brille ;
cependant que le Camara2, âme sombre, mélancolique,
sur lui fixe les yeux en riant comme un fauve.

1 Mélinde : Nom de l’actuel Kenya dans les Lusiades.

2 le Camara : Il semble que ce soit une façon pour le poète de nommer Camoëns, le nom Câmara figurant dans l’arbre généalogique de la famille. Cette désignation ne paraît toutefois pas consacrée par l’usage et relèverait donc de l’hapax.

*

Des années plus tard (Annos depois)

Sur une vile couche, grossière et délabrée,
par une nuit de clair de lune mélancolique
Camoëns, le front penché sur la poitrine,
s’abîme en un chagrin funèbre.

Quand un chant d’amour
au milieu de la nuit se fit entendre :
déjà des volets timidement s’ouvrent…
Nuit d’amour ? quelle tendre sérénade !

Camoëns éveillé se montre à la fenêtre
et cette chanson, comme un parfum ancien,
ressuscite en lui les rires du passé.

Il se voit jeune, heureux, ah ! et en cet instant
regarde passer dans le ciel, claire et distante,
la silhouette aimable, aimée de Natercia…

*

João de Deus

Ndt. Poète portugais (1830-1896).

Chaque fois que je le lis, je me sens prisonnier
d’un je ne sais quoi d’une infinie suavité,
il m’entre dans l’âme des émanations de saudade
qui me laissent pensif et recueilli.

Je rêve : je voudrais, dans une triste solitude,
vivre loin des gens, farouche,
et m’élever jusqu’à cette planète primitive
où resplendit la jeunesse éternelle.

Déjà son nom, à lui seul, est doux et tendre,
tellement euphonique, aimable et délicat
qu’il soupire à l’oreille…

La légende raconte qu’il vit sans soucis,
tissant des Rameaux, entremêlant des Fleurs,
couché sur le sein de la Chimère.

*

João Penha

Ndt. Poète portugais (1838-1919).

Maître nerveux, vaillant dompteur
de la Rime et du Sonnet portugais,
tu surpasses l’adresse d’un Chinois
peignant sur un vase transparent.

Il y a dans tes vers la musique dolente
de la guitare andalouse, et souvent
au milieu de cette étrange langueur retentit
le strident sifflement d’un serpent.

Dans Vin et Fiel tu traças le drame obscur
où sanglote et rit sur une vaste gamme
ton amour échevelé, fol et fatal…

Mais quand tu as arraché le dard de ton sein tourmenté,
ton chant alors exhale les honnêtes allégresses
d’une kermesse démesurée, colossale.

*

Chimères (Chymeras)

La mer m’a tenté ; de fougueuses espérances
me faisaient imaginer des voyages fantastiques ;
je me voyais rapporter des récits immortels
de contrées inconnues aux âmes curieuses.

Plus tard je voulus des richesses fabuleuses,
un palais emmi des feuillées murmurantes
où j’aurais caché les candides images
des vierges évoquées dans mes nuits silencieuses.

Tout cela est passé : il ne reste aujourd’hui
de mes chimères qu’une vision modeste,
un rêve enchanteur de paix et de bonheur,

tout simple : une alcôve, un berceau, une âme innocente,
et une épouse adorée, enveloppée – la négligente ! –
dans l’immaculée blancheur d’un long peignoir…

*

Sur le chemin de la guillotine (Em caminho da guilhotina)

La veuve Capet va être guillotinée.

En ce jour le peuple de Paris,
formidable, brutal, colérique, joyeux,
aux premières lueurs de l’aube s’est levé.

Sur le chemin désigné pour le cortège funèbre
la foule se presse,
tous éprouvent la soif tragique
de voir Samson égorger une reine.

Entourant la charrette marchent les soldats ;
depuis les toits
de la rue, les seuils, les murs, les balcons,
pleuvent sur la reine de viles imprécations.

Elle cependant, altière, droite et dédaigneuse,
regarde tranquillement
cette mer houleuse de la plèbe en tumulte.

Et tandis que ce peuple impétueux et répugnant
est avide d’entendre le cri convulsif,
la dernière angoisse
de cette femme, et rit abominablement,
un seul homme, le bourreau, est triste et déférent.

Au pied de l’échafaud peut naître un lys candide.

La charrette s’immobilise. La reine en descend.
Alors des bras nus
élevèrent au-dessus de la multitude
un enfant blond, joyeux comme la lumière,
doux comme le Christ,
auquel peut-être, le lit et le pain manquant à la maison,
sa mère avait voulu donner ainsi quelque distraction.

Sur la première marche de la sombre guillotine,
la reine de France
leva les yeux et vit ce bambin charmant
porter la main à sa bouche
et lui adresser, en souriant, un baiser honnête…

Et celle qui fut courageuse, héroïque et résolue,
entendant avec dédain l’injure féroce de la plèbe,
devant l’aumône enfantine de ce geste
pleura.

« Elle pleure enfin ! L’infâme a succombé ! »
rugit une voix sauvage dans la foule.

*

Fleur du marais (Flôr do pantano)

Elle est petite et sérieuse,
elle a le geste grave
d’une fille de burgrave,
la candide Valérie.

Il n’y a pas de fleur plus douce,
d’essence plus éthérée ;
or c’est le vice et la misère
qui lui donnèrent la vie !

Sur ses cheveux blonds
jamais n’est passé l’arôme
des baisers maternels.

Ô crédule ignorance,
cache à cette enfant
le nom vil de ses parents !

*

Plût au ciel que je ne t’eusse jamais lue, ballade ! (Nunca eu te lêsse, ballada!)

Ndt. Variation sur le thème de la coupe du roi de Thulé, poème de Goethe.

Suspends la dure sentence
que j’ai de ta lèvre entendue
et relève tes tristes
yeux noirs accablés
à mon approche.

Relève-les, enchanteresse !
Mais avant de me pardonner,
prête-moi attention, écoute, belle dame,
de tout ton cœur.

Écoute : « Au roi très amoureux
sa sincère et fidèle amante
en mourant avait laissé,
marque d’une longue affection,
une coupe d’or ciselée,
pour lui de la plus grande valeur.

À toute autre chose le roi préférait
ce cher souvenir
qui lui rendait les parfums
des ondoyants cheveux
et des lèvres de velours
qu’il avait longtemps baisés.

Chaque fois qu’il buvait
dans ce vase sacré,
une joie extatique
souriait comme une fleur idéale
dans ses troubles yeux fatigués.

Un jour, le malheureux se sentit
plus triste, plus vieux et plus abattu,
et le tremblant amant
serra contre lui la coupe, éperdu.

Et les larmes, une à une,
alors glissèrent
sur les rudes flocons d’écume
de sa longue barbe flottante.

En cette heure d’agonie,
il fit appeler ses fils,
leur donna tout ce qu’il possédait,
or, palais, richesses,
son château fort,
ses vastes domaines.

Il partagea tout entre eux,
ne gardant que la coupe.

Sentant la vie le fuir,
il envoya tristement convier
ses parents, ses enfants
pour un ultime banquet
dans son château surplombant
les eaux vertes de la mer…

Au milieu de la fête, le vieillard
leva la coupe et, souriant,
le regard dans le vide,
se mit à chanter un chant dolent…

Et le chant fini,
dans le flot amer
il lança la coupe d’or… »

C’était une jalousie profonde
que celle de ce vieux roi épris,
qui ne voulut point qu’un autre bût
à ce vase sacré
et connût par-là
les parfums caressants
qui l’enivraient…

Hier soir, en baisant
la rose vivante de tes lèvres,
je me souvins de cette histoire naïve,
de cette ballade d’amour ;
et aussitôt, au plus profond de moi
je ressentis une si étrange douleur
que, dans une impulsion démente,
de ta lèvre humide et ardente
avec un air de fou je m’écartai !

Je m’étais avisé, tête blonde !
que si par hasard je mourais,
un autre boirait peut-être
les baisers de ta bouche…

Et dans le vague azur,
ma compatissante anémone,
je croyais entendre les soupirs
d’une mourante Desdémone…

Hélas, amour sans méfiance !
Pardon, ombre adorée !
Plût au ciel que je ne t’eusse jamais vue, ô fleur !
Que je ne t’eusse jamais lue, ballade !

*

La Noire (A negra)

Tes yeux, robuste créature,
ô fille tropicale,
rappellent les épouvantes
d’une sombre forêt vierge.

Tu es noire, oui, mais quelles belles dents,
quelles perles sans pareil
j’admire dans leurs croissants rubiconds3
en t’écoutant parler !

Ton corps est fort, élastique, nerveux.
Comme est doux le balancement
de ton pas, qui rappelle la marche gracieuse
des ocelots du sertao !

Les gentes dames languides et tendres
méprisent ta couleur
mais envient tes formes splendides
et ton regard provocant.

Mais tu es triste, inquiète, distraite ;
tu fuis les caféiers
et cachée dans l’obscurité des bois
tu pousses des soupirs malheureux…

Sur ta natte, la nuit, ton corps se couche
et dans des soifs sans fin
tu portes à ton sein, baises et respires
un candide jasmin…

Tu aimes le clair de lune qui pâlit les bois,
ô noire colombe !
la fleur d’oranger, les cactées nivéennes,
et ressens de l’horreur pour toi !…

Tu aimes tout ce qui te rappelle le Blanc, ce visage
que tu vis pour ta peine
un jour où tu sortais, le soleil se couchant,
d’une verte bambouseraie…

3 croissants rubiconds : Les gencives.

*

À lenfant prodige Eugênio Dégremont (Ao rabequista Eugênio Dégremont)

Ndt. Cet Eugène Dégremont n’est connu d’internet que par le présent poème de Gonvalçes Crespo. D’après ce poème, il s’agit d’un enfant prodige brésilien, sans doute joueur de violon, plutôt que de rebec (rabequista : joueur de rebec), compte tenu que le rebec est un instrument médiéval (et voir le vers 5 : « aux sons du violon »). Il est probable que le poète l’appelle un « joueur de rebec » en raison de l’expression portugaise metido a rabequista, « en joueur de rebec », qui sert à désigner un enfant ressemblant à un adulte ou imitant les adultes.

Récité la nuit du 25 février 1876
au théâtre S. João de Porto

Voyez ! C’est un enfant ! ô mères, regardez-le !
Comme est vive la lumière, ardent le rayon
vibrant dans ce regard !
Quel plaisir de le voir si jeune,
au son du violon, transporté
par des rêves, tant de rêves…

Et dans la marche que rêve son âme,
devant nos yeux se déploient
des tableaux par milliers.
Le rebec soupire-t-il ? C’est cette douceur
qu’ont dans la terre lointaine les cantilènes
des jeunes filles du Brésil.

Des sons stridents retentissent ? Nous entendons
le vent de la forêt ployer les frondaisons
de sa clameur puissante…
Et les ocelots tachetés crient, et les aras
en fuyant effleurent les bambous tremblants,
et croasse le condor.

Enfoncés dans les humides pâturages,
furieusement mugissent les buffles sauvages,
et dans les fourrés
la panthère saute et les rusés alligators
pleurent, feignant des deuils lacrymatoires
sur les sables fauves.

Le rebec sanglote ? Entendez,
ce sont les Noirs qui chantent les belles, douloureuses
chansons de leur pays ;
sans famille ni patrie, sans amours,
nul n’adoucit le fiel de leurs souffrances,
triste race infortunée !

À présent, comme en transe d’amour,
du rebec sort un gazouillis languide
ravissant le cœur.
Et la saudade nous peint en vives couleurs
le cantique lascif des grives
dans les ombres du sertao.

C’est tout cela et plus encore que je vois, admire, écoute,
les yeux humides de larmes,
ô adorable enfant
qui, au lieu de chasser des papillons,
parmi les champions viens batailler
et faire honneur à ton Brésil !

Ne crois pas, cependant, prodige des enfants !
que le feu suffise, l’enthousiasme, l’inspiration ;
il est nécessaire de travailler pour parvenir à quelque chose ;
autrement tu appelleras en vain la gloire.

Eh quoi ! t’imagines-tu peut-être
que sans lutter, sans souffrir, sans tourments,
l’artiste pourrait élever aux quatre vents
l’Épopée, le Drame, la Statuaire, la Partition ?

Courage, travaille, précoce artiste,
ris des précipices, triomphe de l’abîme !
Embrasse d’un regard large l’azur profond.
Te voilà sur les sommets ! Élève-toi vers l’idéal !

*

Les vieilles négresses (As velhas negras)

Ndt. À l’attention des algorithmes : il n’y a aucune nuance péjorative dans le mot « négresse » en soi. Les poètes n’avaient pas encore inventé des mots sous prétexte que d’aucuns emploient ceux qui existent en manière de dépréciation, et ils ne sont pas tenus de suivre des ordonnances de linguistique quand elles appauvrissent la langue. Le poète Ernesto Cardenal, pour rendre hommage aux Indiens d’Amérique, a traduit de la poésie « primitive », et Blaise Cendrars a compilé une Anthologie nègre et publié des Petits contes nègres pour les enfants des Blancs. Si « nègre » était forcément insultant, comment ne le serait pas aussi « négritude » ? Les linguistes et bureaucrates qui affirment que « nègre » a en soi une connotation péjorative font erreur. Ici, le terme « négresse » permet d’éviter l’expression « vieilles Noires », c’est-à-dire l’apposition de deux adjectifs dont le second possède un usage substantif, expression teintée d’ambiguïté (le n majuscule corrige certes l’amphibologie à l’œil, mais la poésie, doit-on se rappeler, a toujours une dimension auriculaire prééminente). On nous passera d’autant plus ce mot que, comme Cardenal rendant hommage aux Amérindiens, c’est un Portugais de couleur que nous traduisons, un homme de couleur qui fut également député de son pays, à une époque où la France n’avait pas encore poussé la tolérance raciale jusqu’à permettre la célébrité à plus noir qu’Alexandre Dumas, quarteron (un quart de sang noir).

Les pauvres vieilles négresses
sont assises à l’écart
du joyeux batuque.
Les jeunes esclaves4 enjouées sautent
autour des feux
et des tonneaux de goudron.

Sur la forêt pleine de rumeurs,
le beau clair de lune répand
sa blanche lumière tropicale.
Les lucioles scintillent
dans le vert obscur des champs
et les dépressions du vallon.

Quelle nuit de paix ! quelle nuit !
On n’entend pas le claquement du fouet
ni les cris du contremaître !
Et les pauvres négresses
inclinent leurs fronts las
en torpeur léthargique.

Elles songent : autrefois
il y avait aussi des chants
et les jours étaient heureux !
Ah, quelle profonde nostalgie
de la vie, de la jeunesse
dans les savanes de leur pays !

Et devant leur regard vide
de tout espoir, froid, froid
comme un voile de veuve,
ressurgit et pleure le passé
– Pauvre nid abandonné
que la neige a trempé, détruit… –

Elles songent à leurs amours,
éphémères comme les fleurs
que le soleil brûle dans le sertao…
Leurs enfants une fois grands
leur furent enlevés pour être vendus
et nul ne sait où ils vivent.

Elles connurent de nombreux maîtres,
bercèrent le sommeil
de mainte gente mame5 !
Ce furent des servantes aimées,
à présent inutiles, courbées
dans une vieillesse imbécile !

Cependant la lune d’argent
enveloppe la colline, les bois
et les caféiers !
Et les Noirs, riant de toutes leurs dents,
sautent joyeux, contents,
dans le batuque sonore.

Sur la vaste terrasse,
la fille du propriétaire terrien,
la gente demoiselle sentimentale
écoute un cousin revenu depuis peu
lui raconter le poème démesuré
des nuits du Portugal.

Et elle entraperçoit en souriant
la vision tentatrice
de lointains paradis…
Tandis que les pauvres vieilles
songent, assises à l’écart
du joyeux batuque.

4 jeunes esclaves : Traduction de « creoulas ». Le mot creoulo (crioulo dans la graphie moderne), « créole », sert entre autres à désigner en portugais – et c’est bien le sens qu’il a ici – des esclaves nés en Amérique par opposition à leurs aînés emmenés depuis l’Afrique. La nostalgie des vieilles esclaves pour leur pays natal sur le continent africain, pour « les savanes de leur pays », fait partie des dimensions de leur isolement dans la vieillesse.  

5 gente mame : Traduction de « sinhá gentil ». Il s’agit de la déformation de « senhora gentil » dans le parler des servantes noires, déformation ou abréviation populaire consacrée par les dictionnaires portugais. En français, une abréviation populaire de « madame » est « mame » (Cnrtl).

*

La mort de Don Quichotte (A morte de D. Quichote)

Le bouclier brisé, sans lance, la cotte de mailles en loques,
seul, abandonné, tâtonnant comme un aveugle,
à la lumière dolente, immaculée du crépuscule
le vieux héros de la Manche retourne à son village.

Une mince fumée sort du toit des fermes,
les jeunes filles rient au bord de la fontaine
et, doucement, à la claire vibration de l’angélus
voix et chansons se mêlent.

Et l’audacieux Champion, le Justicier, le Fort
qui s’en était allé par le monde combattre le mal,
défendre la Femme, défier la Mort,
s’assoit sur les degrés du domaine paternel.

Ses coudes aigus sur les genoux
et le front sur son poing fermé,
il resta un long moment, sans larmes, silencieux,
à contempler son passé inutile…

Et là, dans la douce paix de son village,
il se sentit accablé d’une tristesse infinie
en entendant ces mots : « Ta Dulcinée est morte,
missionnaire du Bien, ta mission est finie ! »

Et lui d’écouter et de méditer ! Sa nièce espiègle
vient l’embrasser, lui parle, rit, mais le héros
répond : « La mort approche,
conduisez-moi dans mon lit ! » Et l’entendre fait mal.

Près de sa couche, l’avocat, le curé
tentent de ressusciter ses rêves et ses chimères ;
ils lui dépeignent le Mal triomphant, hélas,
le faible aux pieds du puissant, l’homme bon livré aux bêtes…

Ils lui racontent la froide horreur des cachots sans lumière,
que dans les tours féodales le vieux Crime étale sa pompe,
que les croissants de l’Islam ont vaincu la Croix,
que l’Injustice fait la Loi… Alors, féroce et sublime,

agité, demi-nu, sinistre, le chevalier
gronde comme le tonnerre : « Ma cuirasse !
Qu’on selle Rossinante ! Ô Sancho, écuyer,
apporte ma lance, vite ! et ma bonne épée ! »

Ses yeux étaient de feu, son aspect redoutable,
et l’on sentait vibrer la lance imaginaire…
Mais il tomba mort de son lit,
un sourire d’enfant aux lèvres !

Saudade, joie de l’amertume : La poésie de Virgínia Victorino

“Oh saudade! alegria da amargura”

De la poétesse Virgínia Victorino (1895-1967) il est dit que sa gloire fut aussi retentissante qu’éphémère. Étoile de la poésie portugaise de son époque, elle n’a pas sombré dans l’oubli pour autant, mais il est indéniable qu’elle n’a guère aujourd’hui l’envergure de sa compatriote Florbela Espanca, en particulier à l’étranger, où elle est restée quasiment inconnue.

Le terme « éphémère », cependant, est en partie trompeur puisque Victorino a joui d’une grande popularité tout au long de sa carrière, dès son premier recueil, un des plus grands succès éditoriaux de la poésie portugaise encore aujourd’hui. Après trois livres de poèmes, elle publia six pièces de théâtre, qui furent toutes jouées au prestigieux Théâtre Dona Maria II, à Lisbonne. Par ailleurs, elle compte parmi les figures pionnières de la radio portugaise, avec l’animation de programmes littéraires de 1935 à 1951. Elle reçut en 1938 le prix national Gil Vicente. Un théâtre à son nom fut inauguré dans les années trente à Praia, capitale du Cap-Vert.

Ces choses se passaient pendant l’Estado Novo, qui dura, rappelons-le, de 1926 à 1974. Ce genre de situation est d’ailleurs à peu près inévitable, dans bien des pays voisins de la France, quand on cherche de la poésie moderniste (c’est-à-dire les ultimes tendances de la poésie classique à la veille ou à côté de l’avant-gardisme). On comprend que les exilés politiques aient la préférence de nos maisons d’édition, mais ignorer tous les autres pourrait bien être une erreur, au plan littéraire, si ce mot, « littéraire », veut dire quelque chose.

Certaine critique croit pouvoir situer Virgínia Victorino (dont le nom est parfois modernisé en Vitorino) aux « antipodes » de Florbela Espanca, mais, s’agissant de l’œuvre poétique respective de ces deux femmes de lettres, plutôt que de leur biographie – trois mariages et un suicide pour l’une, célibat pour l’autre –, cette affirmation paraît sans fondement. Nous pensons au contraire que leurs poésies présentent de nombreux points communs.

Les poèmes qui suivent sont tirés du premier recueil de Virgínia Victorino, Namorados (1920), et de son troisième et dernier recueil, Renúncia (1926). Cette poésie amoureuse rappelle parfois fortement la manière baroque espagnole jouant sur les paradoxes de l’amour, manière dont Juana Inès de la Cruz, dans la Nouvelle-Espagne du dix-septième siècle, est un exemple parmi les plus représentatifs.

Portrait de Virgínia Victorino
par Henrique Medina, 1925.

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*

Amoureux
(Namorados, 1920)

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Je ne sais pas (Não sei)

Pourquoi t’aimé-je tant ? Je ne saurais dire.
Je te vis un jour et à peine cela fut-il arrivé
que mon cœur se donna tout à toi,
si bien que j’ai peur de le perdre.

Pourquoi est la couleur de tes cheveux est-elle si belle ?
Pourquoi ta bouche rit-elle ?
Comment savoir pourquoi je t’ai vu,
Dieu sait-il pourquoi il t’a fait si beau ?

L’amour est toujours vagabond, toujours errant.
Il dit beaucoup, c’est vrai, mais jamais assez ;
il est tout et rien ; il est croyant mais ne croit pas.

Pourquoi suis-je amoureuse de toi ? Que m’importe !
Je vis dans ce mystère, toujours ;
je vis de t’aimer, sans savoir pourquoi.

*

Alléluia (Alleluia)

Avant de te connaître, je ne vivais pas.
Je ne saurais même dire qui j’étais.
J’allais à la suite d’un rêve, de chimères,
tout le temps te cherchais et ne te voyais point.

Tu es le tronc, je suis le lierre.
Dans ma nuit, tu es la clarté du jour.
Tu donnes de la joie à ma tristesse,
tu apportes le printemps à mon hiver.

Comment saurais-je pourquoi tu me procures cette passion…
Donne-moi des roses, des œillets, des lilas…
Je veux que ma vie soit toute changée.

Comme on finit par trouver le bien que l’on cherche !
Mon passé, je l’oublie : c’est la nuit noire.
J’ouvre à présent les yeux et c’est l’aurore.

*

Bonheur (Ventura)

Nous aspirons tous à quelque chose,
à quelque rêve dans la vie.
Qui n’a point cela ne peut avancer,
sans force son cœur s’arrête de battre.

Nous conduisons la vie par la main
quand un grand rêve se met à chanter en nous.
Courir après les rêves sans s’arrêter
et sans même savoir où ils vont !

Heureux celui qui meurt en désirant.
Il n’obtint pas ce qu’il aimait le plus
mais il gardait toujours espoir.

Un rêve se réalise-t-il ? Il ne dure point,
le bien a fui. Pourquoi ? Parce que le bonheur
est bonheur seulement tant qu’on ne l’atteint pas !

*

Les œillets (Os cravos)

Les œillets que tu m’apportes chaque jour
sont les mêmes. Ils ont la même couleur.
Œillet incarnadin qui veut dire « amour »,
amour partagé. – Le savais-tu ?

Mais parmi eux s’en trouve toujours un plus grand,
aux feuilles plus longues, plus élancées.
Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce un baiser que tu m’envoies ?
Est-ce de la tendresse ? Je ne sais. Quoi que ce soit,

il me plaît. Il est beau. Il étincelle.
On dit qu’offrir un œillet, c’est être fidèle.
On dit aussi que c’est une insulte…

Pour ma part, je ne sais même pas – vois quelle folle ! –
si voyant ces œillets je pense à ta bouche,
si voyant ta bouche je pense à ces œillets !

*

Différents (Differentes)

« Parle-moi, mon amour. Dis-moi tout. »
C’est ce que disait ta belle lettre.
Saudade que souffrent ceux qui s’éloignent !
Et comme je suis heureuse, m’illusionnant !

Il m’en a coûté que tu partes. Et pourtant,
en l’apprenant, je murmurai : « Qu’il parte.
Si je le fatigue, moi-même je me sens lasse.
Et s’il a changé, je changerai aussi. »

Tu es parti… Tu écris… Peu de vérités…
Tu me racontes sans la moindre nostalgie :
« Je me promène… je tue le temps en faisant ci… en faisant ça… »

Il en va presque de même de mon côté ;
mais, au lieu que ce soit moi qui tue le temps,
c’est le temps qui me tue moi.

*

Ce que je ne te dis pas (O que eu te não digo)

Mon intention était de t’envoyer une lettre
pleine de couleur, d’éclat, de relief,
dans la petite feuille de couleur rose
de ce papier simple sur lequel je t’écris.

Des paroles de tendresse ? Je n’ose pas.
Si je pense une phrase affectueuse,
je m’en repens : « Non… je ne dois pas… »
Et la page reste froide, douloureuse.

Tu le déplores. Je sais bien que tu as raison.
Je veux écrire, parler, et ne le peux.
Vois un peu quel émoi déstabilisant !

Pourtant il te faut comprendre
ce que, malgré tous mes efforts, je ne dis pas ;
ce que je suis incapable de t’écrire.

*

Une seule fois (Uma vez)

On n’aime qu’une fois. Plus d’un amour
ne sert de rien et rien ne le justifie.
Un seul amour absout, sanctifie.
Qui n’aime qu’une fois, aime mieux.

Une personne, quelle qu’elle soit,
quand elle se dévoue à une autre,
par cette seule tendresse sera riche
et jugera toute autre sans valeur.

Deux amours ? Quel est le véritable ?
S’il y en a un second, qu’en est-il du premier ?
Qui donc introduisit cette contradiction ?

Celui qui aime ainsi pense peut-être qu’il a aimé ;
mais il peut croire aussi qu’il s’est trompé
ou la première ou la seconde fois.

*

Mon amour (Meu amor)

Je ne sais même pas pourquoi je pleure à tes pieds,
alors que tu as pris mes larmes en dégoût.
Je pleure, peut-être, l’amour que tu avais pour moi,
je pleure ton cœur que j’ai perdu.

Ton visage était triste ; à présent il rit,
content du mal que tu m’as fait.
Si tu as oublié ce que j’ai été pour toi,
moi je n’ai pas oublié ce que tu as été.

Pourquoi t’aimé-je encore, mon amour,
si tu ne comprends point une telle horreur ?
Pourquoi cette suffisance me captive-t-elle ?

Regarde-moi bien : si les larmes tombées
à tes pieds sont peu nombreuses, sont mensongères,
crois au moins à celles que tu ne vois pas !

*

Un mal plus grand (O maior mal)

Je ne sais pas bien ce que je ressens. Le mal dont je souffre
vient de très loin, est très ancien.
Je suis accablée de douleur, ne sais ce que je dis,
je sais qu’il n’y eut jamais de maux si grands !

Je n’en peux plus ; étranger, affligé,
mon cœur a besoin d’un abri.
D’un autre cœur qui marche avec moi,
qui sache où je vais et d’où je viens !

Parfois je désespère ; mais si je pense,
je vois un tourment plus intense
et cruel dans cette existence qui nous est dévolue.

Quand un mal est grand, il en existe un plus grand encore.
Et être triste, au fond, n’est pas aussi triste
que de feindre parfois de ne pas l’être !

*

Malheur (Desgraça)

La tristesse a sa raison d’être.
Dans toute vie se trouve un malheur,
marque terrible tracée par Dieu,
et chacun de nous doit souffrir.

Il domine, a la force d’un devoir,
nous étouffe la voix – bâillon cruel !
Il ne se laisse pas éloigner, il nous entrave,
ne nous permet pas de crier, marcher, courir !

Qui pourrait avoir un remède à la douleur ?
La cause de l’infortune, où se trouve-t-elle ?
Je veux crier et ne connais point ma voix !

Et pourtant il est si facile de vaincre :
le remède consiste à trouver
plus malheureux que soi.

*

Non (Não)

Ne viens pas me voir, non. À quoi bon ?
Je n’ai même pas assez de courage pour cela.
Je le voudrais, c’est vrai, mais l’enchantement
de ta longue absence prendrait fin.

C’est te perdre à nouveau. Un jour,
tu repartiras, encore, et les pleurs,
faibles ou abondants, peu importe,
jamais une heure de joie ne peut les compenser.

Mais si je ne puis avoir d’autre désir !
Si, ne te voyant pas, je ne vois plus rien !
Comment se peut-il, dans cet état, ne pas te voir bientôt ?

Mon âme émue te répond :
il vaut mieux souffrir sa vie entière un mal
que de gagner un bien et de le perdre.

*

Doute ! (Duvída)

Ton amour ne me connaît pas encore.
Doute davantage de moi ! Tout ce que je ressens
pour toi est un profond labyrinthe
où je mets à l’épreuve ton affection…

Tu ne peux comprendre. Défaut d’instinct…
Tu diras peut-être : « Je ne sais où commencer. »
Et ton désir petit à petit s’estompe.
Tu ne sais même pas si je t’aime ou te mens.

Méprise-moi. Doute ! Dans le tourment aussi
il est possible de trouver un contentement.
Je veux souffrir par toi et personne d’autre !

Un grand amour est fou, est injuste.
Si c’est un bien qui peut parfois nous faire du mal,
c’est aussi toujours un grand mal qui nous fait du bien.

*

Cendres (Cinzas)

Un grand amour se résume à peu de choses.
Et le nôtre, comment fut-il ? Grand et petit.
Il n’a pas duré plus que l’ombre d’un parfum.
Il fut mauvais et bon, baume et poison.

Nous restent les cendres de ce qui ne fut pas même un feu.
Ah, comme je me rappelle cet agréable enchantement !
Si chaque plainte traduit un pardon,
comme je me sens bien en te condamnant !

Je te vis, je souris… – Serait-ce l’amour ? –
Je ne pus te parler, perdis mes couleurs,
et tu restas à me regarder, triste et silencieux.

Nous nous aimions. La preuve en est faite.
Cet amour était tout, aujourd’hui n’est plus rien.
Il n’est plus rien à présent, étant tout encore.

*

Naguère (Outr’ora)

Rien n’a changé, tout est pareil.
Tout parle de toi à chaque pas.
– Les chemins suivis à ton bras,
les hirondelles riant sur les toits…

Ô comme je t’aimais ! Mon âme
était un cristal. Plus tard, une gêne.
Amertume transformée en lassitude,
et notre amour prit fin, tristement et banalement.

J’ai la nostalgie des mots que nous nous sommes dit.
Ce en quoi l’on a cru est toujours bon.
Je crus un mensonge. Je suis femme…

Ah, ce que nous nous sommes dit ! Quelle agitation !
Mais surtout, amour, quelle nostalgie
de ce que nous n’avons jamais réussi à dire !

*

Saudade

Saudades ? Voir des roses, c’est voir des épines.
En un seul mot, la vie tout entière.
Saudade ! compagne attendrie
de ceux qui vécurent tristes et solitaires.

Même quand étaient noirs les chemins
suivis aux heures de lassitude,
dans la saudade ils apparaissent de façon
qu’il nous souvient seulement : il y avait des roses… des nids…

Saudade ! livre d’heures où les gens
lisent le passé et l’avenir et lisent le présent
sans y trouver commencement, milieu ni fin…

Ô saudade ! joie de l’amertume !
Jour de soleil, ô ma nuit obscure !
Qu’est-ce qui t’a fait naître en moi ?

*

« Toujours la même chose » [Titre en français et entre guillemets dans l’original]

Mais ce qu’il y eut entre nous est fini.
Notre histoire est facile à raconter :
baiser qui meurt avant d’avoir été donné,
rose fanée avant d’être éclose.

Ah, ce que j’étais ! ce que je suis maintenant !
Je fus saisie par la lumière de tes yeux ;
et cette lumière qui vint m’éclairer
est ce qui m’a rendue aveugle en s’éteignant.

Plus l’amour est grand, moins il se plaint.
Je sais que je t’ai aimé car j’ai souffert ;
tu vois bien que cette douleur n’est point mensonge.

Et tout ce qui s’en va, que nous laisse-t-il ?
– Un mystère de moins pour toi.
– Une mélancolie de plus dans ma vie.

*

Renoncement
(Renúncia, 1926)

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Suavité (Suavidade)

Ce fut par un jour tranquille aux heures douces
que ton regard se saisit de ma vie !
– Et dans le vieil amandier refleuri
le chant des oiseaux monta plus haut…

Les nuages étaient des temples, des navires
flottant au-dessus de la terre endormie…
Au loin tintait la cloche d’une église,
sonnant une oraison de notes graves.

Tu ne cessais de me regarder ; et je fus prisonnière
de ce divin poème de tristesse
que je sentais s’ouvrir pour moi !

Depuis ce moment ton regard mélancolique
tombe sur le mien, si frais et lumineux,
comme un clair de lune dans un jardin…

*

Attendre (Esperar)

Trois ans ! Mon amour, qui nous aurait dit
que des cœurs humains peuvent tant !
Trois années infinies, oui, trois ans
pendant lesquels je crus ne jamais te revoir.

Jour après jour, heure après heure, je formais
mille certitudes, mille doutes, mille plans…
J’allais d’espoir en découragement,
avec beaucoup de vaillance, beaucoup de lâcheté !

…..

Encore trois jours. Tu vas venir. Et à présent
j’éprouve la lenteur de chaque heure
dans une indicible impatience !

Trois ans ! Oui, je les hais, ces trois années.
Mais je hais bien plus l’éternité
de ces trois jours encore avant de te revoir !

*

Vanité (Vaidade)

Je suis venue au monde, prédestinée !
Ce que je sens planer dans mon destin
possède, par l’enthousiasme et la profondeur,
la chaleureuse vibration d’un hymne !

Je ne me contiens pas en moi-même. Je ne me définis pas.
– Je regarde la mer sans chercher à en mesurer la profondeur…
Quand je vois la clarté d’une flamme divine,
cette divine clarté m’inonde tout entière !

Vivre ! Je veux vivre ! Que la souffrance
soit une fumée emportée par le vent
et que je réalise cette félicité que je sens en moi !

…..

– Sur la route de l’orgueil allaient mes pas…
Et au bout du compte – le vois-tu ? –me tombent les bras,
je suis lasse et demande à Dieu : Pourquoi suis-je née ?

*

Ignorance (Ignorancia)

Combien se jugent en amour malheureux
car, insatisfaits de ne pouvoir assez comprendre
qui ils aiment, ils cherchent dans certaines crises
un labyrinthe amer et torturant.

Que soit libéré le cœur des cicatrices
qui rappellent sans cesse un mal ancien !
Cueillie la fleur, qu’importent les racines ?
Ignorer est la fortune de l’ignorant…

Pourquoi ne jamais faire taire le désir éternel
de brûler dans une amertume d’enfer
le bien si chèrement acquis ?

Connaître ! Ambitieux ignorant encore
le drame des amants qui s’adorent
mais se connaissent déjà trop !

*

Consolation (Consolação)

Le cœur douloureux, l’âme transie,
c’est ainsi qu’un jour tu croisas ma route.
Les mains froides, les cheveux en bataille,
éteinte la flamme des yeux.

Et moi, devenue meilleure, je devine à présent
la page lointaine et malheureuse
que laissa gravée dans ta mémoire
la sensation d’une épine vénéneuse…

Tu t’étonnes que dès ce moment
je t’aimai comme je t’aime aujourd’hui,
dans un rêve chaste, détaché et nu.

C’est que, malgré la neige que tu apportais,
tu as réchauffé quelqu’un à ta chaleur,
quelqu’un qui était beaucoup plus triste que toi.

*

Tristesse majeure (Maior tristeza)

Quand parfois tu t’étonnes que je ne rie pas,
que je ne sois pas plus gaie pour te rendre gai,
tu penses peut-être que je vis dans un monde à part,
où ton âme me chercherait en vain.

Mais vois ! qui ne possède rien ne peut rien donner.
– Et je n’ai rien d’autre que ces heures d’agonie…
Mon amour ! pourquoi me demandes-tu de la joie
quand c’est justement ce que je ne peux donner ?

Ma propre peine me blâme
de ne savoir guérir une amertume
parce qu’il en existe une plus grande en moi.

Mais, en plus de cette tristesse, hélas ! qui saurait
dire à quel point m’attriste
cette immense tristesse d’être triste !

*

Vers à ma mère (Versos à minha mãe)

J’arrive de loin, cheminant, incertaine.
Je viens désenchantée – le regard las…
Je viens pour voir si peut encore en moi
se ranimer l’émerveillement lumineux du passé.

Le tohu-bohu de la ville m’a contrite.
Peinée, abattue, me voilà revenue,
ayant soif de tranquillité,
dans la maison tranquille où je suis née.

En la voyant, si silencieuse, si petite,
quelle tendresse me réchauffe le cœur !
Comme se transfigure ma peine
en quiétude consolatrice !

Je laisse derrière moi les chemins de pierres…
Je revis tout enfin, me rappelle tout :
– les jours de juin, ardents et parfumés,
les nuits si froides de décembre…

La vie était si belle en ce temps-là !…
Et je me mets à penser… Ô mère,
donne-moi ta mélancolie attendrie,
avec moi souviens-toi…

C’est là, dans ce coin, que je jouais ;
je dormais dans cette chambre ; à ces fenêtres
je restais des heures entières
captivée par l’énigme des étoiles…

Étais-je heureuse alors ? – Difficile de savoir…
Tu dis que j’avais un rire clair et franc,
et que tu me promenais toujours vêtue
de tabliers de coton rayé bleu et blanc…

En ce temps-là, la force de la tristesse,
ô mère, était moins grande que ta force,
car tu me berçais dans la certitude
que le monde était seulement… cette rue.

Dans ce que la vie m’a par la suite apporté
– désillusion, tristesse et fatigue –,
j’appris, avec toujours plus de conviction,
ce que vaut le refuge de tes bras !

Et aujourd’hui je ne crains pas la douleur ; et l’amertume
n’a pas le pouvoir d’assombrir mon sort.
Vis ! La lumière calme et pure de tes yeux
me rend joyeuse, équilibrée et forte !

Parmi tant de chimères passagères,
seul cet amour brille éternellement !
C’est la beauté suprême dans l’histoire de ma vie…
– Loué soit Dieu pour ce bonheur
de me permettre d’être ta fille !

*

Piège (Cilada)

Pour qui s’éprend du bonheur,
il est rare que le bonheur n’apporte pas un mal…
Et nul ne sait de quel prix il paiera
le fugace enchantement d’une heure !

Toute promesse est trompeuse et fuyante.
Près de nous le bien ne reste pas…
L’illusion bénie qu’on adore un jour,
le lendemain fait souffrir comme une blessure !

Mais le plus grand piège du bonheur
est qu’il se montre au désir qui le cherche,
comme un rêve privé de sens ;

le cœur, dans l’ombre où il dort,
ne le comprend pas, ne le savoure pas…
Il l’adore seulement après l’avoir perdu.

*

Chagrin (Magua)

Moi qui suis arrivée à connaître cette joie
avec la possession de ton cœur !
Moi qui pensais éternel le temps
du voluptueux amour qui nous unissait !

Je suis, les dernières illusions éteintes
et mort l’émerveillement dans lequel je vivais,
une aveugle qui, se rappelant la lumière du jour,
trouve encore plus noire l’obscurité.

Tu m’as donné le bonheur le plus parfait ;
je l’ai perdu, et t’ai donné la flamme insatisfaite
de cette immense passion avec laquelle je t’aimais…

Aujourd’hui, ce que je ressens, inutile, révoltée,
ce n’est pas le chagrin d’être une infortunée
mais la peine d’avoir été si heureuse.

*

Printemps (Primavera)

La terre, hallucinée, renaît ! Les nids
se réveillent peu à peu. Avec emportement,
dans une folle étreinte, une étreinte ardente,
les racines s’embrassent sur les chemins !

Quelles vibrations d’amour ! Seuls
et chantants volent des baisers dans l’air. Frémissant,
le sang s’exalte, rouge et chaud,
pris dans la volupté de vins inconnus !

Divin, lumineux printemps !
Résurrection ! Glorieuse résurrection !
Éternel refleurissement d’un songe éternel !

Aie pitié de ceux qui sont tristes ;
de ceux qui, t’entendant proclamer que tu existes,
s’enfoncent plus profondément dans la douleur d’un long hiver !

*

Jour de soleil (Dia de sol)

Ce jour lumineux et chaud me fait souffrir.
Tant de lumière, tant de soleil, tant de joie
sont comme une despotique ironie
pour qui souffre en silence.

Ciel bleu ! Ciel bleu ! Cette grande orgie
étourdit, éblouit le monde…
La lumière chante ! Et, mon Dieu, personne ne pressent
que l’on pourrait mourir à cause d’un jour pareil !

Cependant, si l’on regarde autour de soi, combien de vies,
comme un cortège d’âmes oubliées,
vont en ce moment passer près de nous,

l’une après l’autre – vagues ombres du calvaire ! –
à la recherche d’un coin solitaire
où, seules, elles pourront enfin pleurer !

*

La forge (A forja)

La rue est noire, étroite. Dans l’air se répand
une lueur diffuse, incertaine, imparfaite.
Des enfants sans couleurs, dans une joie morne
jouent parmi la poussière sur des tas de limaille.

Une rumeur monte de la forge. Et s’arrête… Et revient…
– Une rumeur de fatigue et de travail… –
Sur le corps soumis de l’enclume,
le fer chante dans le martèlement du maillet.

Des étincelles sautent, folles, effarées…
Le fer retentit encore et encore, en les crachant
comme des essaims d’abeilles chassées…

Qu’êtes-vous ? – demandé-je, curieuse de les comprendre.
Bagues de sueur des mains noircies ?
Gouttes de sang ? Multitudes d’étoiles ?

*

Renoncement (Renúncia)

J’étais jeune, mais j’étais triste ; je suis seule à savoir
comment est passée pour moi cette époque !
Chanter était le devoir de mon âge…
J’aurais dû chanter et ne chantai pas !

J’étais belle. J’étais aimée. Et je méprisai…
Je ne voulus boire le philtre du désir.
Aimer était le destin, la clarté…
Je devais aimer et n’aimai point !

Hélas ! ni saudades, ni rêves,
ni cendres mortes, ni chaleur de baisers…
– Je n’ai rien su, n’ai rien voulu saisir !

Et que me reste-t-il ? L’amertume infinie
de voir que pour mourir il est trop tôt encore,
et déjà bien trop tard pour vivre !