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Castalie barbare : Poésie de Ricardo Jaimes Freyre

Le poète d’origine bolivienne Ricardo Jaimes Freyre (1868-1933) est l’un des principaux représentants du modernisme latino-américain, c’est-à-dire du mouvement poétique qui succéda au romantisme, notamment avec le symbolisme. Il est à cet égard un alter ego, moins connu en Europe, de Rubén Darío, dont il était l’ami et qui fonda avec lui en 1894 la revue séminale du modernisme poétique latino-américain, la Revista de América. Les deux se connurent en Argentine, où Jaimes Freyre vécut longtemps, acquérant la nationalité argentine.

Moderniste, Jaimes Freyre fait ainsi partie de ce même courant auquel le présent blog a déjà fait une large place avec plusieurs billets de traduction de l’un des grands représentants du modernisme espagnol, Francisco Villaespesa, dont le dernier en date est « La halte des bohémiens » ici.

Le modernisme latino-américain est une poésie encore très « eurocentrée », largement hermétique à l’influence autochtone, très attachée à ses racines hispaniques et européennes. Cet isolement par rapport aux conditions extérieures les plus immédiates ne pouvait guère durer, mais nous nous refusons à considérer ces œuvres comme le moins du monde anachroniques ; elles représentent une importante efflorescence du génie poétique européen.

Le recueil dont les poèmes suivants sont tirés s’intitule Castalia bárbara (Castalie barbare) et parut en 1899. Castalie, dans la mythologie grecque, est le nom d’une naïade qui fut transformée en fontaine dont l’eau, soit en la buvant soit en écoutant son murmure, donnait l’inspiration poétique. Cette fontaine est dite ici « barbare », non en raison, nous l’avons dit, d’emprunts à la culture américaine autochtone, mais parce qu’elle évoque, dans la section dont le titre est aussi celui du recueil, la mythologie germanique. Le reste du recueil évoque le Moyen Âge chrétien ainsi que des thèmes propres au romantisme noir, ou frénétique, et de sensibilité symboliste. Le seul sujet spécifiquement latino-américain apparaissant dans le recueil est, dans le poème traduit ci-après « Christ (I) », la figure du missionnaire en terres indiennes. Avec quinze poèmes traduits, sur les trente-huit que compte le recueil, c’est un peu moins de la moitié du livre qui est ici offerte, sans doute pour la première fois, au public francophone.

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Ricardo Jaimes Freyre
(Source : letralia.com)

*

Le chemin des cygnes (El camino de los cisnes)

Vagues écumantes attachées aux crinières
des âpres coursiers des vents,
illuminées de rougeoyants éclairs
quand le tonnerre martèle sur l’enclume des monts.

Vagues écumantes qu’obscurcissent les nuages
de leurs corps déchirés et sanglants
s’estompant lentement dans les crépuscules,
yeux troubles de la nuit, entourés de mystère.

Vagues écumantes qui couvrent les amours
des monstres effroyables dans leur sein,
quand la grande voix des tempêtes entonne
son sauvage épithalame, hymne gigantesque.

Vagues écumantes jetées sur les plages
couronnées d’énormes cimes,
où elles troublent de leurs convulsifs sanglots
l’indifférent silence de la nuit des glaces.

Vagues écumantes que crève la quille
sous l’éclair des yeux du combattant
étoilant les entrailles palpitantes
du Chemin des cygnes, pour le Roi de la haute mer…

*

Le chant du mal (El canto del mal)

Loki chante dans la sombre contrée désolée
et il y a des vapeurs de sang dans le chant de Loki.
Le Berger fait paître son énorme troupeau de glace,
qui obéit – colosses tremblants – à la voix du Berger.
Loki chante aux vents glacés qui passent
et il y a des vapeurs de sang dans le chant de Loki.

Un brouillard épais se répand. Les vagues se brisent
sur les rochers abrupts avec un fracas sourd.
Sur leur sombre dos se berce la barque sauvage
du guerrier aux cheveux rouges, farouche, féroce.
Loki chante aux vagues rugissantes qui passent
et il y a des vapeurs de sang dans le chant de Loki.

Quand l’hymne de fer monte dans l’espace
et qu’à son écho répond une sinistre clameur,
et que dans la fosse, profonde et sacrée, la victime cherche
de ses bras rigides tendus l’ombre de Dieu,
Loki chante à la Mort pâle qui passe
et il y a des vapeurs de sang dans le chant de Loki.

*

Les héros (Los héroes)

Frémissant d’ardeur sanguinaire,
plongeant l’éperon dans les flancs de son destrier,
le Barbare lance au milieu du combat
son effroyable et lugubre cri de guerre.

Demi-nu, couvert de sueur et de plaies,
d’une jouissance intense palpite son cerveau,
et de son bouclier il abat l’ennemi,
vaincu déjà par l’épouvante et la douleur.

Alors surgit une étrange clarté,
l’horizon ténébreux est plongé
dans une mer de flammes écarlates,
et paraissent entre de rouges éclairs
les torses larges, les yeux sanglants
et les hirsutes chevelures blondes.

*

La mort du héros (La muerte del héroe)

Il frémit encore, se redresse et menace de l’épée,
son torse sanguinolent couvert du rouge bouclier ébréché ;
plonge ses regards dans l’ombre infinie,
et sur sa lèvre expire le chant héroïque et rude.

Les deux corbeaux silencieux, voyant de loin son agonie,
viennent tendre leurs ailes sombres au guerrier ;
la nuit de leur aile, aux yeux du guerrier resplendit comme le jour,
et vers l’impassible et pâle horizon ils s’envolent.

*

La nuit (La noche)

Agitées par le vent, les branches noires se balancent ;
le tronc, plein de crevasses, vacille sous la rude secousse,
et parmi la mousse où errent les rumeurs de la nuit
paraissent, crevant la terre, les racines du chêne.

Les nuages volent dans le ciel. Ce sont des andriagues et des chimères,
et d’énigmatiques sphinx compagnons de la fièvre,
d’effroyables unicornes et des dragons, que poursuit
la foule compacte des hydres venimeuses ;
leurs membres déchirés dans les combats silencieux
occultent de leur vol épais la face de la lune livide.

Des ombres jaillissent des fissures du vieux tronc dénudé
et se précipitent vers la forêt en convoi fantastique
sur la mousse où vont et viennent les rumeurs de la nuit,
et les racines du chêne se dressent menaçantes.
Êtres étranges revêtus de singuliers habits,
abandonnant leurs mystérieuses sépultures glacées
dans le songe épouvantable d’une nuit qui n’en finit pas…
Tandis que se combattent au ciel les dragons et les hydres,
et que leurs membres déchirés par les chocs silencieux
occultent d’un vol épais la face de la lune livide.

*

Les Elfes (Los Elfos)

Couverte de sang et de poussière, la javeline,
fichée dans le tronc d’un chêne ancien,
aux vents qui passent ploie et s’incline,
couverte de sang et de poussière, la javeline.
Les Elfes de la proche forêt obscure
cherchent le vénérable chêne sacré.
Et jouent. Et sous son propre poids ploie et s’incline,
couverte de sang et de poussière, la javeline.

De ses cris, murmures, éclats de rire
la joyeuse troupe emplit les frondaisons ;
il y a des rumeurs de fleurs et de feuilles foulées,
et cris, murmures, éclats de rire.
Parmi les arbres se cachent des ombres muettes,
dans un rayon de lune passent les fées ;
la joyeuse troupe emplit les frondaisons,
il y a des rumeurs de fleurs et de feuilles foulées.

Sur les eaux tranquilles du lac,
plus que dans le vaste ciel, brille la lune ;
là dorment les cygnes blancs d’Idunn,
au bord tranquille du lac.
Alors la ronde importune s’arrête,
la lune verse sa lumière mélancolique,
et les Elfes s’approchent du lac
et des cygnes endormis d’Idunn.

Ils se rassemblent en silence sur le chemin,
un bras sûr lance la javeline ;
il blesse le premier des cygnes endormis,
et les Elfes observent depuis le chemin.
Pour entendre le divin chant ultime,
ils ont brandi la lance du chevalier,
et ils écoutent rassemblés sur le chemin
le chant ultime, chant d’agonie ailé.

*

Les Fées (Las Hadas)

Avec leurs blonds cheveux lumineux,
dans l’ombre elles approchent. Ce sont les Fées.
À leur passage les sapins de la forêt
en geste d’offrande tendent leurs branches grinçantes.
Avec leurs blonds cheveux lumineux
viennent les Fées.

Sous un arbre, au bord du marais,
gît le corps de la vierge. Son blanc visage,
son blanc visage comme un lys dans la forêt ;
endormie sur ses lèvres l’ultime prière.
Avec leurs blonds cheveux lumineux
viennent les Fées.

Au loin, dans les clairières des bois,
passe en fuyant une chevauchée ténébreuse,
et ce sont des grognements ardents de meute
et des sons rauques de cors de chasse.
Avec leurs blonds cheveux lumineux
viennent les Fées.

Sous l’arbre, au bord du marais,
sur le corps de la vierge inclinées
elles posent, suaves comme des fleurs que l’on baise,
leurs lèvres purpurines sur le front blanc.
Et dans les yeux éteints de la morte
alors brille un regard.

Avec leurs blonds cheveux lumineux
s’en vont les Fées.
À leur passage les sapins de la forêt
en geste d’offrande tendent leurs branches grinçantes.
Avec ses blonds cheveux lumineux
marche la vierge blanche.

*

L’épée (La espada)

La sanglante épée brisée du guerrier,
que baigne de sa rouge crinière le Coursier lumineux,
gît, couverte de poussière, ainsi qu’une idole humiliée,
qu’un ancien Dieu enseveli dans la montagne.

*

De la lointaine Thulé… (De la Thule lejana…) [I, II : complet]

I

Dans le pays du myrte et des lauriers,
ton image ornerait les portiques ;
dans le pays du myrte et des lauriers.

(Ô Pallas ! elle est ta sœur en beauté
ainsi qu’en sereine majesté de déesse ;
Ô Pallas ! elle est ta sœur en beauté.)

Le pays de la reine Fantaisie
a vu s’élever ton palais blanc et d’or ;
le pays de la reine Fantaisie.

Dans le choc des lances t’invoquaient,
Berthe… Gudrune peut-être… les guerriers
dans le choc des lances t’invoquaient.

Ils répandaient les perles de leurs manteaux
dans les fêtes mondaines, les gentilhommes ;
ils répandaient les perles de leurs manteaux.

Et de perles et d’amours entremêlées
ils tapissaient, ô reine, ton chemin ;
de perles et d’amours entremêlées.

Fleurs de lys, tes épaules, ton cou
sur les scènes royales resplendissaient ;
fleurs de lys, tes épaules, ton cou.

Une pâle foule en clameur
entourait tes parcs enchantés ;
pâle foule en clameur.

II

Tes lèvres rouges où dorment les baisers
murmurent seulement l’hymne d’amour ;
tes lèvres rouges où dorment les baisers…

Vers quel monde mystérieux et ignoré
tournes-tu l’aurore bleue de tes pupilles ?
Vers quel monde mystérieux et ignoré ?

Ô prince rêvé qui ne vient pas
de la lointaine Thulé des rêves !
Ô prince rêvé qui ne vient pas !

À sa radieuse vision parmi les ombres
tu tends des bras suaves, tremblants ;
à sa radieuse vision parmi les ombres.

Et à son contact idéal frémit
la statue marmoréenne et rose ;
à son contact idéal frémit…

La pâle nostalgie des brumes
t’enveloppe, ô triste reine exilée !
La pâle nostalgie des brumes !

*

À l’amour infini (Al infinito amor)

Tourne vers moi la caresse de tes yeux !
Mon cœur que le désir a fait frémir
brûlera comme un encens dans ton regard…

Tourne vers moi la caresse de tes yeux !
Vers ma nuit peuplée de visions
l’aurorale joie de ton regard…

Que défaille mon esprit dans tes yeux,
avec joie, lumineusement,
à l’amour infini de ton regard…

Le timbre argentin de ton rire,
mon doux rêve harmonieux, remplit
de lyrique harmonie mon oreille.

De lyrique harmonie comme le chant
du rossignol, la forêt douloureuse
où tombent les feuilles comme des larmes…

Tu ceins mon cou du lien de tes bras,
flammes éburnéennes, jaillies
de l’amoureuse fournaise de ton corps.

Que s’évanouisse le rêve de ma vie
dans le rêve de feu de tes yeux,
dans le rêve de marbre de tes bras…

*

Christ (Cristo) [I/II]

I

Épaisse forêt. Le vent souffle,
pleurant parmi les feuilles ;
le ciel est un incendie
de sanglants serpents rouges.

Avec une plainte forte et rauque
le fleuve roule dans son lit ;
parmi les sombres frondaisons
des taillis séculaires,
on perçoit le halètement farouche
des pumas et jaguars.

Et, parmi les sombres frondaisons,
la dernière lumière du jour
illumine le sauvage
village de huttes.

Un blanc crucifix à la main,
– saisi d’une joie étrange –
le missionnaire chrétien s’avance ;
et l’on devine sur son visage
la suprême foi divine
avec une vague terreur humaine.

*

Le moine peintre (El hermano pintor)

L’abbé espionne. Par la fissure
qui s’ouvre dans le mur craquelé du monastère,
il voit à l’intérieur de la cellule un in-folio jauni
avec une enluminure inachevée.

– C’est la figure dolente et mystique
d’un moine émacié en extase,
aux yeux larmoyants, les cheveux au vent,
un nimbe autour de son visage d’ascète. –

Les mains croisées sur sa poitrine,
agenouillé au bord du misérable lit,
le moine peintre semble inerte.

On dirait que, le nimbe étrange
qu’il traçait sur le vieux parchemin,
sur son front pâli le trace la Mort !

*

Crépuscule (Crepúsculo)

Le chemin sinue dans un défilé
entre rochers fracassés et broussailles infranchissables,
et sur les abruptes cimes rougeoyantes tremble
la lumière défaillante des étoiles.

Avec un rire lugubre le fleuve roule
ses eaux noires et profondes
et, dressées sur le flanc des monts,
les branches mortes font des signes moqueurs.

*

Les nuits (Las noches)

Nuit pure,
parfumée comme l’aube.

Dans le ciel clair et froid brille la lune
et sur l’océan tremble sa lumière blanche.

Les vagues, en passant, rient
d’un gigantesque rire étouffé,
et se couronnent d’étoiles blanchoyantes
les grandes cimes noires des monts.

Nuit pure,
nuit paisible,
parfumée comme l’aube.

Il flotte d’étranges rumeurs
dans le sein de la nuit muette ;
l’écho du gémissement vague
d’angoisses lointaines :
l’écho de pleurs ;
de pâles tristesses ;
l’écho de rires,
douloureux comme le désespoir.
Il flotte sous la lune
des voiles de larmes.

– Pour la suprême douleur
l’obscur tombeau glacé.
Là l’éternel Oubli convoité,
endormi sous l’aile
de la mort inviolée. – Les vaincus
des misérables luttes humaines ;
ceux qui portent dans leur sein
le cadavre de l’enthousiasme ;
ceux qui conduisent sur les mers de la Désolation
leur barque indifférente.

Des gémissements profonds
flottent dans la nuit muette.

– Le crime
qui peuple de fantômes la conscience. –
La nuit de tombeau des vivants ;
la nuit des prisons glacées ;
quand les ongles se cassent sur les murs
qu’ils teignent d’écarlate ;
quand grincent les dents
sur les boiseries qu’elles percent,
et, arrachant les fers,
éclatent les muscles.

Des cris étouffés
flottent dans la nuit muette.

– Épaisses ténèbres
qui tombent sur l’âme.
Le triomphe du Ministère enfant du Chaos
et du Néant –
Le rire convulsif
déchire les entrailles,
tandis que l’œil égaré suit
une ombre qui s’éloigne.
Terreurs étranges,
étranges visions,
qui glacent le sang dans les veines
et disloquent le corps…
Quand se réveille la colère terrible,
la colère diabolique,
elle met du feu dans les yeux
et de l’écume aux lèvres.

Il flotte dans la nuit muette
des rires et des hurlements.

La Nuit
aux yeux sans regard.

La nuit de la douleur, qui tenaille
la chair et la déchire.

La nuit de l’oubli,
sans espoir.

La nuit du doute
sans l’étoile de la prière.

La nuit du crime,
et du remords.

La funeste
nuit de plaisir, qui connaît
des matins amers.

La nuit
de la vengeance.

La nuit de la colère
impuissante, sous la blessure qui saigne.

Sanglots et rugissements
flottent dans la nuit muette,
tandis que joue au clair de lune
une joie sur chaque rayon d’argent.

*

Toujours (Siempre)

Tu ne peux savoir comme je souffre ! Toi qui as mis plus de ténèbres
dans ma nuit, une plus profonde amertume dans ma douleur !
Tu as laissé, comme une lame restée dans la blessure,
dans mon oreille la caresse douloureuse de ta voix.

Palpitante comme un baiser, voluptueuse comme un baiser ;
voix qui flatte et se plaint ; voix de rêve et de douleur…
De même que l’Océan suit le rythme occulte des astres,
mon être tout entier suit le mystérieux rythme de ta voix.

Ô tu m’appelles et tu me blesses ! Je vais à toi comme un somnambule,
les bras tendus dans l’ombre et la douleur…
Tu ne peux savoir comme je souffre ; comme accroît mon martyre,
tremblante et désolée, la caresse de ta voix.

Ô l’oubli ! Le fond obscur de la nuit de l’oubli,
où les cyprès gardent le sépulcre de la Douleur !
J’ai cherché le fond obscur de la nuit de l’oubli,
et la nuit se peuplait des échos de ta voix…