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Le passage d’Alaric et autres poèmes de James Rennell Rodd
Le poète James Rennell Rodd (1858-1941) appartenait au cercle d’Oscar Wilde à l’Université d’Oxford. L’auteur du Portrait de Dorian Gray, qui n’était à l’époque connu que pour des poèmes, rédigea une longue préface au premier recueil de son ami, Rose Leaf and Apple Leaf paru en 1882, dans laquelle il expose sa propre théorie poétique, un texte qui présente donc un intérêt majeur pour les spécialistes et amateurs d’Oscar Wilde. Cette théorie est d’ailleurs purement et simplement celle de ce qu’on appelle en France le mouvement parnassien, ou de l’art pour l’art, et qui reçut en Angleterre le nom d’« école esthétique ».
Plus tard, Rennell Rodd désavoua cette préface, expliquant qu’elle ne représentait pas ses propres vues, et chercha à la retirer des éditions postérieures de son volume ; il se pourrait que le procès de Wilde en 1895 ne fût pas pour rien dans ce reniement. Il est avéré que Wilde relut les poèmes du recueil et suggéra des changements (il obtint notamment le retrait de deux poèmes). – Bien que les poèmes de Wilde sortis en recueil en 1881 eussent reçu un bon accueil, le célèbre écrivain se laissa dissuader de poursuivre dans la poésie. Cette partie de son œuvre est aujourd’hui relativement méconnue par rapport à son théâtre et à sa prose, à l’exception de la Ballade de la geôle de Reading sortie en 1897, qui passe pour un chef-d’œuvre de la poésie de langue anglaise. Wilde a écrit peu de poésie, pour ainsi dire pas du tout, entre ses premiers poèmes et son chant du cygne qu’est la Ballade. La réussite de ce dernier texte montre à quelles hauteurs il aurait pu élever la poésie anglaise s’il ne s’était laissé dissuader et avait pratiqué le genre plus assidument, mais ce qui est perdu d’un côté est gagné de l’autre puisque son œuvre en prose est certainement l’une des plus intéressantes de la langue anglaise de l’époque. Pour savoir si ce fut dans l’ensemble une perte, il faut avoir un avis sur la supériorité de l’un ou l’autre genre. Toujours est-il que Rennell Rodd était à bonne école.
Certains ont voulu voir dans ce recueil de 1882 des tendances homoérotiques. Il ne nous semble pas que les passages en question aillent au-delà de ce que l’on connaissait à l’époque sous le nom d’« amitiés particulières » entre pensionnaires d’écoles non mixtes, amitiés qui peuvent paraître à des yeux contemporains assez particulières en effet par l’espèce d’intensité sentimentale dont elles témoignent entre garçons et qui était, à l’époque, à la fois découragée, souvent, en raison de ce vers quoi elle risquait de tendre mais aussi entendue, dans des limites vigilantes, comme quelque chose d’entièrement différent de l’homosexualité. Il semble évident que la fin de la non-mixité ainsi que, d’ailleurs, de la réclusion des élèves dans la plupart des établissements scolaires a mis fin entre-temps à ce genre d’amitiés. (La dernière expression littéraire du phénomène pourrait être la pièce de Montherlant La ville dont le prince est un enfant, qui se passe dans un internat catholique et date de 1951.) Cependant, le procès de Wilde ayant levé le voile sur l’homosexualité de ce dernier, il est possible que son intervention littéraire dans le recueil de Rennell Rodd ait également consisté, dans quelques poèmes qui pouvaient s’y prêter, à tirer l’expression de l’amitié vers autre chose. Le procès de Wilde, le scandale furent si retentissants justement parce que – au-delà des poncifs sur le moralisme de la société victorienne – Wilde avait été le mentor d’une génération de poètes de bonne famille et que l’on découvrait soudain ou croyait découvrir qu’il s’était servi de cette position pour introduire dans l’expression littéraire de l’amitié par ses « disciples » des attractions d’une autre nature. De nos jours, qui dit Oscar Wilde et ami de Wilde sera bien sûr conduit sur la voie d’une certaine interprétation biographique en lisant tel ou tel passage d’un poème, mais c’est surtout parce qu’il ne semble plus possible de concevoir une amitié qui soit véritablement source d’investissement affectif entre personnes du même sexe.
À côté de la poésie, Rennell Rodd est l’auteur d’une œuvre historique et critique d’érudit, informée notamment par son activité d’ambassadeur et ses voyages. Il est en particulier l’auteur de travaux sur la Grèce, de l’Antiquité jusqu’à son temps. Ces travaux d’érudition, sa poésie, sa carrière diplomatique lui valurent d’être anobli, avec le titre de premier Baron Rennell, et de siéger à la Chambre des Lords.
Les traductions qui suivent sont tirées de trois de ses recueils, dont celui que nous venons de présenter.
Nous donnons au présent billet le titre d’un des poèmes, à thème historique, paru dans un recueil de 1891. Alaric, roi des Wisigoths, fut responsable, après le sac de Rome en 410, du premier démembrement territorial de l’Empire romain, la Septimanie, qui recouvrait au temps de sa splendeur de vastes contrées de ce côté-ci des Pyrénées, dont celles auxquelles un élu et potentat local voulut redonner le nom de Septimanie il n’y a pas si longtemps, ainsi que de larges parts de l’Espagne. S’il est permis de parler de soi dans une introduction de ce genre, par mes racines l’évocation de cette figure historique est quelque chose qui me touche, en raison de la présence tutélaire de la « montagne d’Alaric » dans les Corbières mais aussi d’un souvenir plus personnel, quand mon grand-père cherchait de temps à autre à intéresser ses petits-enfants à la langue occitane et qu’il lui arrivait alors de réciter des bribes d’un poème qu’il connaissait de quelque félibre que je n’identifie plus (était-ce Jasmin ?), poème dont le refrain ou la chute est un inoubliable Alaric cric cric…

*
Feuille de rose et feuille de pomme
(Rose Leaf and Apple Leaf, 1882)
.
Dans le Colisée (In the Coliseum)
Ndt. Le Colisée de Rome était l’amphithéâtre où l’on venait assister aux combats des gladiateurs. Les galères évoquées dans le poème sont celles d’un combat nautique tel qu’il s’en organisait en ce lieu.
La nuit se dissipe ; je suis assis, seul, parmi les ruines.
En contrebas, l’ombre d’arches tombe
du noir contour de murs brisés ;
et le clair-obscur recouvre la pierre rongée par le temps
depuis une arche à mi-chemin à travers laquelle regarde la lune,
bouclier d’argent sur le bleu profond.
C’est l’heure où des fantômes se lèvent
– rangs après rangs de morts silencieux – ;
les nuages leur font un auvent déployé ;
regarde dans l’ombre avec des yeux éblouis de lune
et tu verras les convulsions des corps en souffrance
dans cette tragédie sanglante, encore et encore.
Les galères spectrales se lancent et se heurtent,
l’Empereur est sur son siège d’or,
ses doigts jouent avec les cheveux de ses femmes,
l’eau est rouge de sang à ses pieds –,
jusqu’à ce que le long cri de la chouette meure avec la nuit
quand une dernière étoile attend la lueur de l’aube.
*
La tombe du roi de la mer (The Sea-King’s Grave)
Surplombant la côte sauvage, sur les confins occidentaux se trouve
le vert tumulus de l’homme du Nord, un bosquet d’ifs à son sommet.
Et j’entendis son histoire dans le vent dispersant le sel des vagues,
arrachant des lambeaux aux branches craquantes sur la tombe du roi de la mer ;
fils de ces Vikings vieux comme le monde, farouches seigneurs de la mer,
qui naviguait sur un vaisseau à proue de serpent avec la terreur de vingt épées.
Depuis les fjords de l’hiver sans soleil ils entrèrent dans la tempête glacée
jusqu’à ce que l’ombre d’Odin fût passée sur toute la surface des mers du globe
et qu’ils parvinssent aux mers intérieures, sous le ciel méridional,
et de leurs triomphaux yeux bleus vissent les princes chétifs.
Et l’on dit qu’il était vieux et royal, et qu’il fut un guerrier toute sa vie,
mais le roi qui avait tué son frère vivait encore selon la coutume des îles.
Il sortit d’une centaine de batailles et mourut dans sa dernière quête sauvage,
car il avait dit : « J’aurai ma vengeance et me reposerai après. »
Il expira lors du voyage de retour, le roi des îles étant mort ;
avait bu le vin du triomphe et sa coupe était le crâne du roi des îles.
Il parla du chant, des célébrations et de la joie des choses à venir,
et trois jours durant ils ramèrent sur une mer d’huile.
Alors un nuage se leva de la côte, soufflant la bourrasque,
et l’écume battit les rames, et le murmure du vent était fort,
comme la voix du tonnerre au loin, jusqu’à ce que l’air trépidant se réchauffât ;
le jour était sombre comme au crépuscule et le dieu sauvage cavalait dans la tempête.
Mais le vieil homme riait dans le tonnerre, son casque sur la tête,
brandissant son épée sous les éclairs, l’autre main sur la proue.
Et les flèches du dieu des tempêtes fusèrent dans les cieux saturés de flammes,
tombèrent sur son harnois usé dans les batailles et luisirent dans ses yeux incandescents,
et sa cote de mailles et son casque à cimier, ses cheveux et sa barbe rougeoyèrent ;
ils dirent : « Odin appelle » et il tomba mort.
C’est là que dans son armure ils l’étendirent pour son dernier repos,
avec son casque aux bois de renne, sa longue barbe grise sur sa poitrine ;
Son catafalque était le butin des îles, avec sous son corps une voile pour tout linceul,
et une rame de sa rouge galère, et l’épée dans le fourreau.
Ils enterrèrent son arc avec lui, et plantèrent le bosquet d’ifs
pour la tombe du puissant archer, un arbre pour chaque homme de son équipage ;
là où les falaises sont le plus dénudées, où les oiseaux de mer volent en cercles
et les rochers luttent contre les flots dans la tempête, dents grises et déchiquetées ;
où les énormes rouleaux de l’Atlantique balayent la côte et le brouillard enveloppe
la colline du tumulus herbeux où poussent les ifs de l’homme du Nord.
*
Dans une église (In a Church)
C’est ici que fut dressé le premier autel à la Vierge Marie ;
et je vais m’assoir un moment à ses pieds
car dehors le vent souffle dru dans la rue étroite
et des nuages de tempête s’amoncellent, venus de la mer.
Il est plaisant de regarder ces rustiques prier
tandis qu’à travers les carreaux voilés de pourpre tombe
la longue lumière du soir et que les murs dorés
s’assombrissent, pleins de rêves, dans la fin du jour,
jusqu’à ce que l’éclat marmoréen des colonnes s’estompe
et que leurs lignes deviennent douces, mystiques – fantômes
présidant au service des cultes changeants,
de la cyprienne déesse1 à Marie Reine.
Mais pour moi cette colonnade de l’ancien monde
semble à nouveau s’ouvrir sur des ciels bleus d’été,
ces autels s’évanouissent et sur le sol poli
je vois les lignes en damier de l’ombre et de la lumière.
Il me semble voir le Libyen aux noirs sourcils se pencher
pour rafraîchir les brûlures torturantes du fouet,
je vois les fontaines qui jaillissent et brillent,
le bruissant bercement des cyprès autour.
Mais à présent, là, ce moine aux pieds nus
est devenu l’esprit qui hante les lieux ;
Ah ! moine à robe de bure, au visage rasé,
les saints sont las du marmonnement de ta prière.
Des cloches des mâtines au lent déclin du jour
il reste assis et palpe son infini chapelet,
murmurant la cadence monotone de son credo
en dodelinant de la tête à chacune des phrases familières.
Mais si la déesse dont la blanche étoile s’est éteinte,
dont le sanctuaire fut pillé pour ce sombre autel,
pouvait regarder d’en haut ces lèvres tiennes
et entendre ton chuchotis, regretterait-elle quoi que ce soit ?
Un vague chœur vint frapper mon oreille,
et lentement depuis la distante porte d’entrée
un halo de formes grises s’approcha, telles des fantômes,
portant un mort sur son pourpre catafalque.
Un pauvre, si bien que guère plus qu’une mince fumée de bougies
ne spiralait vers le plafond à côté du suaire sans cercueil ;
un coup de tonnerre retentit soudain,
couvrant le marmottement du prêtre.
Puis les pas traînants repartirent
sous les éclairs, à travers les flaques et le vent,
et tandis que je restais derrière sous le porche
le mort voyagea dans la tempête et la pluie.
Rome, 1881
1 la cyprienne déesse : Vénus, également appelée Cypris, dont le culte était originaire de l’île de Chypre.
*
Sur les collines de la frontière (On the Border Hills)
L’obscurité s’épaississant parmi les arbres
qui couronnent les monts de la frontière,
l’air est plein des images que fait naître la brume,
formées et transfigurées dans les lueurs du crépuscule.
Qui sont ces guerriers fantômes cavalant avec ardeur ?
qu’est ce casque brimbalant, que sont ces cheveux d’or rouge,
ces lances flamboyantes, ce lointain son de cor
qui meurt emporté dans la brise légère ?
Lentement la nuit descend avec ses ailes de brouillard
sur le faîte de la colline où poussent les ifs ;
autour de leur cercle hanté par les ombres s’attarde
la rumeur d’un malheur oublié,
vieux comme la guerre de ces rois de la frontière
dans les sombres vallées en contrebas occis.
*
Longtemps après (Long After)
Je vois planer tes bras blancs
en rythme au-dessus du clavier,
tes longs cils s’abaissent, cachant
l’azur de mers en été,
les douces lèvres séparées
tremblent quand tu chantes :
je ne pouvais qu’admirer,
tu étais si belle.
Et toutes ces longues années,
le rêve est resté vivant,
je peux encore entendre ton rire,
te vois encore à mes côtés,
un lys caché sous
les vagues des cheveux d’or ;
je ne pouvais qu’admirer,
tu étais si étrangement belle.
Je garde les fleurs que tu mêlas
à ces vagues d’or,
leurs feuilles sont sèches, sans couleur,
elles ont vieilli comme notre amour.
Nos vies sont séparées,
les années sont longues, pourtant
je ne pouvais qu’admirer
et ne peux oublier.
*
“Ερωτος” Ανδρος
Le vent d’automne soupire
dans le tremble trémébond,
les hirondelles vont partir
vers les mers estivales ;
les raisins commencent à mûrir
sur la treille au-dessus de moi,
et sur mon front a battu
l’aile de l’amour.
Ô vent, si tu la vois,
murmure-lui mon chant !
Hirondelle, à sa rencontre vole
et rapporte-moi ses paroles au printemps !
*
Un rêve d’étoile (A Star-Dream)
Il y eut une nuit où toi et moi
avions les yeux fixés là-haut,
quand nous étions enfants, et le ciel
alors n’était pas si loin.
Nous regardions le sombre azur profond
derrière les carreaux de la fenêtre
et dans notre rêverie se coula
l’esprit des étoiles.
Nous ne voyions pas le monde endormi –
nous étions déjà là-bas !
Nous ne trouvions pas la pente rude
en gravissant cet escalier d’étoiles.
Et, d’abord faiblement et par instants,
puis doux, sonore et proche,
nous entendîmes l’éternelle harmonie
que seuls entendent les anges ;
Et nous trouvâmes pour te parer
maintes nuances de mainte gemme,
et maint diadème splendissant
à poser sur ta tête.
En bas, lointains et vagues,
nous apercevions les nuages épars ;
je devins une étoile filante
et tu devins ma lune.
Ah ! as-tu trouvé nos cieux étoilés ?
Où es-tu depuis toutes ces années ?
Lune de tant de souvenirs !
Étoile de tant de larmes !
*
Endymion
Elle vint à moi au milieu du jour,
penchée sur les eaux d’un lac de montagne,
où réfléchie dans les jeux des ondulements
je vis cette chose si belle, tout près.
Je vis les eaux clapoter autour de ses pieds,
leurs cercles s’agrandir et mourir,
je vis le miroir et le reflet se rencontrer
et j’entendis cette voix si belle, tout près.
Alors moi, Endymion, qui me baignais là
à moitié caché dans la fraîcheur du lac,
rejetant mes cheveux en arrière je regardai
et sus qu’une déesse parlait.
Une forme blanche, incomparable, supérieure
aux plus belles créatures de l’imagination,
la parfaite vision d’un rêve d’amour
avançait parmi les cercles de l’eau.
Elle murmura des mots doux, m’attira dans ses bras,
ses bras blancs qui longuement m’étreignirent,
et elle me conquit, consentant,
par ses charmes magiques, adorables.
Sur mon sein reposait une poitrine palpitante,
les collines vacillèrent, les bois roulèrent
car la nostalgie de ses yeux glorieux
s’empara de mon âme.
C’est seulement quand la nuit tomba
sur l’argent du lac de la montagne
et qu’entre les pins de l’agreste vallon
monta, froide et claire, la lune
que je me vis seul sur la plage irrorée –,
partie sans mot dire, ainsi qu’elle était apparue – ;
et je passai des soupirs au sommeil
avant l’aube d’un matin d’été.
Quoi d’étonnant si je ne trouve plus belles
les filles qui habitent entre ces monts et ces mers ?
si je n’aime ni ne suis aimé,
sans chercher mon bien parmi elles ?
Quoi d’étonnant si l’éclat de ces grands yeux
fait paraître froides les autres pupilles ? L’amour perdu
pour le rire franc n’a plus que des soupirs
dans les temps à venir.
Pourtant cela vaut mieux, de beaucoup ; aucun regret
en mon cœur ne peut entrer de ce doux souvenir,
seulement des soupirs pour le soleil qui se couche
derrière le lac de la montagne.
***
Mais c’était hier matin, la nuit suivante
descend lentement sur cette côte bleue ;
le silence se fait dans la lumière pâlissante,
il n’est d’autre joie que le sommeil.
– Je ne peux supporter son beau visage dans le ciel
derrière l’ondulation somnolente des arbres –,
une douce brise me baise près des yeux lourds,
reposante brise d’été.
Que signifie cette apathie de sommeil sans rêves ?
– Un brouillard passe sur le lac, sur la rive, indistincts,
jusqu’à ce que mes yeux en se fermant oublient de pleurer –
Oh, ne me réveillez plus !
*
Désillusion (Disillusion)
Ah ! que ne ferait la jeunesse
pour hisser ses voiles pourpres
et quitter les roucoulantes colombes,
le chant des rossignols,
un calme pays de bosquets,
pour les vents mugissants entrechoqués
parmi les vagues qui écument et tumultuent
sur les océans de la vie ?
Depuis les baies calmes aux sables d’argent
des torrents sauvages se précipitent
vers les rochers où sont échoués des navires,
les tourbillons où des hommes se noient.
Au loin, entourées de collines
se trouvent les portes du havre doré,
et au-delà, sans limites,
sans rivages, les mers du destin.
Ils mettent la barre vers ces lointaines contrées
dans les courants de l’été
et rêvent à des îles de fées
de l’autre côté, bien loin.
Ils ne voient que la lumière du soleil,
l’éclat de lingots d’or,
mais l’autre côté est illuminé par la lune
et la lueur pâle des étoiles.
Ils ne prendront pas gare à l’avertissement
que chaque brise rapporte de là-bas,
car l’espoir naît avec le matin,
le secret leur est caché.
Et en tourbillon indescriptible
ils passent la bouque étroite
vers la mer de la désillusion
au-delà des portes.
*
La Madonne inconnue
(The Unknown Madonna, 1888)
.
Nuit de Noël (Christmas Eve)
Étude allemande
Petite mère, pourquoi dois-tu sortir ?
Les enfants jouent près du lit blanc,
le monde à Noël est joyeux,
que vas-tu faire dans le vent et la neige ?
Ils dorment à présent à la lueur des braises,
rêvant dans leur extase d’enfants,
car des miracles se produisent la nuit de Noël :
petite mère, pourquoi dois-tu sortir ?
Les flocons tombent, la nuit est avancée.
Ô frêle figure aux pieds mouillés,
où te conduisent tes pas pressés sous les lanternes,
passant la porte des remparts ?
Il fait triste et froid où les chers défunts reposent !
même s’il fait assez clair pour y voir, grâce à la neige :
que viens-tu faire avec cet arbre de Noël
sur le petit tumulus qui sert à ton bébé de lit ?
Un arbre de Noël avec des décorations dorées ! –
Oh, comment n’aurais-je pas une pensée pour toi
quand les enfants dorment en leurs rêves d’allégresse,
pauvre petite tombe d’un enfant de douze mois !
Petite mère, ton cœur est courageux.
Tu embrasses la croix, dans la neige emportée,
t’agenouilles un moment, te lèves et repars,
laissant ton arbre sur la petite sépulture.
Tandis que les vivants dormaient près de l’âtre
et que la neige tombait sur ton jouet de Noël,
je pense que son ange a pleuré de joie,
car tu te souviens de celui qui est mort.
*
Le sortilège d’une chanson (The Song’s Spell)
Où as-tu appris cette musique ? – elle a transporté
ma rêverie vers le passé sur des chemins d’automne,
touché des cordes longtemps silencieuses, et des larmes oubliées,
rappelé d’indistinctes vallées où poussent des violettes mortes,
m’a pacifié de sa lumière crépusculeuse, comme si elle connaissait
le secret de mon cœur et avait soupiré
de sympathie, et quand elle s’arrêta
il me semblait que mon âme aussi chantait.
Où as-tu appris cette musique, pour ainsi rappeler
des pensées depuis longtemps recluses dans le silence et la résignation ?
Oh, telle devait être la musique de Blondel2 aux portes du donjon ;
ainsi résonna le chant du trouvère captif
en échos le long du rempart baigné de lune
sur un lointain rivage peuplé de légendes.
2 Blondel : Blondel de Nesle, trouvère du treizième siècle qui aurait été attaché au roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion et s’en fit reconnaître, quand ce dernier était captif en Allemagne, en chantant sous les murs de sa prison..
*
À G. L. G. (To G. L. G.)
Moins souvent, à présent, les années qui passent
ajusteront nos pas ensemble,
et rarement désormais la vieille voix
salue l’arrivée de l’hiver.
Mais l’amitié scellée en d’autres temps,
aux jours du naissant espoir,
ne quittera les chemins parcourus
pour les fumées de nouveaux caprices.
L’espoir faisait signe de toute part, mon ami,
et nous avons suivi sa lumière,
et nous avons vu la tombe, aimé les cœurs réjouis,
partagé les larmes et le rire des hommes.
Nous avons placé haut nos jeunes idéaux
et, si le but fut plus haut que notre vol,
ne pas croire était ne pas tenter
et quelque chose nous récompensera :
ce que nous avons trouvé trop difficile à atteindre,
ce que nous n’avons pu gagner,
nous attend sans doute quelque part pour nous apprendre
que la fin est le commencement.
Nous avons commis des erreurs, étant jeunes, mon ami,
mais elles ne nous survivront pas,
le pire que nous ayons fait n’était pas si grave –
le monde peut bien nous le pardonner !
Longues soient les années avant notre séparation !
Le temps fasse paisible notre amitié !
Je n’ai jamais aimé un cœur plus véridique
ni souhaité un meilleur ami.
*
La couronne violette
(The Violet Crown, 1891)
.
Ndt. Ce titre évoque « la ville à la couronne violette », Athènes, ainsi surnommée en raison des collines qui l’entourent. Le recueil est presque exclusivement consacré à la Grèce, soit antique soit plus moderne (avec notamment des chants imitant la poésie des klephtes).
.
Délos (Delos)
Nous sommes venus sur une île de fleurs
reposant dans une transe de sommeil,
dans un monde oublié du nôtre,
loin sur une mer de saphir.
Cette île n’avait point d’habitants,
et aussi loin que portait le regard
du rivage jusqu’aux terres du centre
on n’apercevait pas le moindre arbre ou arbuste.
Ses terres étaient depuis longtemps incultes
et la canicule avait asséché ses ruisseaux,
mais la vesce, la gourde et la mauve
s’étaient répandues sur les collines.
Toute l’étendue de la côte
du haut des falaises au rivage
était couverte de rouge par la profusion
des pavots, jusqu’à la mer ;
Chaque fleur pressait sa voisine,
et les calendulas pointaient au travers,
si bien que l’écarlate et le jaune
sous eux cachaient le vert.
Était-ce là le cœur d’une nation,
le premier des sanctuaires d’antan !
ce jardin de désolation,
cette ruine de pourpre et d’or ?
Au-dessus de la cuvette de roche
toiturée par des mains de Titans,
le berceau du défunt Apollon
contemple encore ses silencieux domaines.
Le lac sacré repose, solennel,
parmi une confusion d’autels tombés,
où le fût de chaque colonne brisée
est enlacé par la vigne sauvage.
Elle vit dans les rêves qui la hantent,
cette île de la naissance du Dieu-soleil,
elle vit dans les chants qui la louent,
terre la plus sacrée de la terre.
Mais les sanctuaires, sans nom, sans souvenir,
sont des ruines sur un rivage inculte,
et les idéaux morts dorment
pour toujours et à jamais.
Aussi le Printemps dans sa pitié
a-t-il caché ce fantôme de marbre,
et répandu sur la cité sainte
la fleur du sommeil et de la mort.
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Ndt. Comme quelques autres pièces du recueil, le poème Délos est accompagné d’une note en fin de volume. En l’occurrence, il s’agit d’une entrée du journal de voyage du poète en Grèce.
« La Délos mineure, l’île sacrée, est un rocher de granit, d’une hauteur considérable dans la partie centrale du Cynthe, qui fut le berceau des deux enfants de Latone. De loin elle paraissait nue et dépourvue d’arbres, mais en approchant nous découvrîmes que c’était l’île des fleurs par excellence : partout entre les blocs de granit poussaient d’innombrables calendulas et pavots écarlates. À l’exception du gardien solitaire dans sa cabane au milieu des ruines, l’île n’a pas d’habitants réguliers, mais quelques bergers de l’île voisine de Mykonos y viennent de temps en temps avec leurs troupeaux pour les faire paître et récolter une maigre moisson. … À mi-chemin sur la pente du Cynthe se trouve la grotte, ou, plus exactement, le primitif temple troglodyte du Dieu-Soleil, probablement le plus ancien lieu de culte de la Grèce. Devant se trouve une vaste étendue de ruines, les bases et fondations de ce qui a dû former un ensemble de bâtiments aussi grandiose que le monde en pouvait montrer : colonnes tombées, corniches brisées, masses de pierres taillées et travaillées empilées les unes sur les autres dans une confusion indescriptible. … Le grand temple d’Apollon peut encore être identifié, le reste demeure objet de conjecture – De mon Journal en Grèce. »
*
Sylla dans Athènes (Sulla At Athens)
Ndt. Poème historique situé au moment de la guerre entre Rome, dont les légions étaient conduites par le général Lucius Sylla, futur dictateur, et le roi du Pont Mithridate, guerre qui donna lieu en 87-86 avant J.-C. au siège et au sac d’Athènes par l’armée romaine.
Assis sur la roche en terrasse de la Pnyx,
l’effrayant vainqueur, prêt à venger impitoyablement
la gangrène de sa nature dans le sang des hommes,
Sylla aux mains rouges. Le casque romain
obombrait son visage lépreux et ses yeux,
perçants comme ceux d’un aigle, regardaient la fauve fumée
du Pirée en contrebas couvrir le soleil,
les portes de la ville, minées, tombant l’une après l’autre.
D’une rive à l’autre, du Sounion à Thèbes,
le pays était dévasté, en sang. Le long des quais,
sinistres squelettes flottants, aux flancs calcinés,
les carcasses de bateaux fumaient. Des esclaves affamés
suant sous les coups de fouet des légionnaires,
travaillaient pour leurs nouveaux maîtres, abattant les grands murs,
les bras longs et forts d’Athènes que son Thémistocle
avaient étendus pour garder son trône sur les mers.
Car Rome avait parlé. Et la voix du destin
était celle de Lucius Sylla, et ces lèvres finement dessinées
étaient impitoyables comme la mort. Vaine toute requête
en vue d’amnistier l’outrageante rébellion, de renoncer
à sa vengeance froidement préméditée. Trop longtemps
le peuple assiégé s’était battu avec l’énergie du désespoir :
à présent, émacié par la faim, silencieux, courbé, entassé
dans sa cité condamnée, il attendait sa fin.
Quelques rares fois un groupe suppliant s’approchait –
épouses pâlies, faméliques, aux nourrissons pressés contre leurs sèches poitrines,
jeunes vierges aux cheveux dénoués, les yeux hagards – ;
elles se prosternaient à distance respectueuse dans la poussière,
se frappant le sein, lançant des bras blêmes au ciel,
des mains implorantes tendues. Mais aucune ne passa
le barrage des licteurs, et le ciel vide
recevait seul leur supplique inutile.
Les prêtres venaient ensuite, graves et courbés par les ans,
montrant les rides de leurs fronts décatis,
implorant sa pitié pour les temples antiques,
les autels des héros en tous pays renommés ;
de crainte que ne s’offense la déesse au funeste renom,
irritée d’une omnipotence usurpée.
Il écoutait indifférent ; il ne méprisait point le désespoir humain
mais leurs propres dieux n’étaient pas plus sourds aux prières.
Or, tandis qu’allaient et venaient ses capitaines
ou qu’arrivaient des messagers au front ruisselant
pour déposer les tablettes sur ses genoux, une voix,
basse mais insistante, par intermittence se faisant entendre
à travers le tumulte de midi,
toucha le réticent mystique ; une voix étrange
et cependant familière, s’imposant
à cette conscience qui luttait contre sa propre volonté.
« Lève tes yeux, ô Vainqueur, sur le toit,
doré par le soleil, du grand sanctuaire, et dis
s’il existe sur la terre un miracle pareil à celui-ci !
Le travail de la main humaine a-t-il jamais été si beau,
si assuré sur un trône, si royal ? Est-il un pays
aussi saint pour la mémoire de ses fils ?
Hélas pour l’homme, cette poussière qui respire,
dont les travaux survivent à sa prompte condamnation à mort !
« N’est-ce point ici, alors que son esprit encore à moitié informe
tâtonnait dans l’obscurité à la recherche d’un dieu qui le guidât,
tremblait à cause du tonnerre, frissonnait au milieu du jour,
que pour la première fois la pensée vivante fit jaillir le feu
éclairant les ténèbres de l’âme dormante ;
donna aux étoiles un ordonnancement dans le ciel,
fonda les racines profondes de la sagesse, montra la voie
que tous les hommes empruntent à sa suite ?
« N’est-ce pas elle qui, à l’aube des temps,
avant-poste solitaire de l’Occident, demeura ferme
quand les myriades de l’Orient innombrable
se répandirent comme le sable sur ses rives ? Seule,
elle soutint ce choc sur la plaine en croissant
qui s’étend sous ce sommet de marbre là-bas ; seules,
avant que Rome devînt Rome, ses centuries intrépides
renvoyèrent l’Orient sidéré sur les flots !
« N’est-ce pas elle qui, quand une seconde fois
ils vinrent sur des vaisseaux couvrant la mer,
quitta le toit paternel et le foyer, et dans des navires légers,
là où cette île à tes yeux rapproche les golfes jumeaux,
risqua son tout sur des murailles de bois et coula
un millier de galères dans leur charge furieuse,
renaissant ainsi de ses cendres,
elle-même le trophée de Salamine ?
« N’est-ce point ici que, dans son heure de triomphe,
les hommes donnèrent au marbre des formes si belles
que les dieux pourraient les envier, conjurèrent la terre
en teintes de crépuscule et d’aurore,
firent pulser le sang sur ses murs peints,
devinèrent les mystères du son, le rythme
et l’équilibre de l’arc et de l’angle et du motif,
si bien que l’art de l’homme fut digne du divin ?
« Ne fut-ce point ici ? – L’air cristallin n’est-il pas
vivant de voix que nul ne fera taire, voix de ceux qui enseignèrent
à la postérité la somme de ce qu’elle sait ?
Rome n’a-t-elle pas payé son tributaire
mille fois par un tribut du cœur
et usé ces marches par ses pieds révérents de pèlerine ?
Ô Vainqueur, avant que ne s’achève ce triste jour,
pour ceux qu’elle porta, pour tout ce qu’ils furent, adoucis-toi ! »
Le murmure cessa. – À présent le soleil d’automne
qui reposait sur le lointain Cyllène s’y plongea
et l’enchantement du crépuscule
flotta sur Athènes en son cercle de collines pourpres,
trônante et transfigurée. Entre chien et loup
la ville foudroyée sembla soupirer. – Il se leva,
remit l’épée dans son fourreau et : « Qu’il en soit ainsi, dit-il,
je pardonne aux vivants au nom des morts. »
*
Le passage d’Alaric (The passing of Alaric)
Ndt. Poème historique évoquant la campagne militaire du roi wisigoth Alaric Ier en Europe orientale, caractérisée notamment par le sac d’Éleusis et celui d’Athènes, en l’an 396. Or on voit dans le poème Alaric rendre hommage, devant Athènes, à la déesse Athéna et affirmer que celle-ci l’accueille, lui et son armée, en fille des Ases nordiques. Cette vision poétique paraît peu conforme à la version de l’historiographie : « En 396 il [Alaric] passa les Thermopyles et mis à sac Athènes, où les traces archéologiques montrent d’importantes destructions dans la ville. » Ceci est la traduction d’un passage de la page Wikipédia sur Alaric. Je ne sais toutefois s’il est bien permis aux archéologues d’imputer avec certitude des traces de destruction à tel événement plutôt qu’à tel autre, Athènes ayant été assiégée et mise à sac à plusieurs reprises dans l’Antiquité comme aux époques plus modernes.
Vers le Sud – à travers des pays de rêve non ravagés encore,
le long de villes blanches brillant sur les fleuves,
de jardins ombrageant des sanctuaires à colonnades,
le long de rivières habitées par les nymphes, de vallées solitaires
où la révérence des anciennes sacralités
possédait encore un silence de midi
et, inconsciente du choc des empires, la paix
régnait encore sur le monde à demi oublié de la Grèce.
Vers le Sud depuis la Thrace, le rebelle des deux Romes
avançait à travers l’aride plaine thessalienne,
l’homme du Nord invaincu : sur son casque
les ailes d’oie sauvage ouvertes en demi-lune arboraient
leur symbole princier ; ses longs cheveux blonds
tombaient sur le corselet de cuir ; – et ses Goths,
les yeux sur le mont Œta et la mer le baignant,
s’écoulaient à travers le défilé des Thermopyles.
Nul ennemi ne restait après eux. Dans un tumulus couvert d’herbe
dormait le cœur qui savait donner du cœur aux héros,
froid comme le lion rouillant sur son cimier.
Les marées d’Aulis lavaient un rivage silencieux
dont les barques avaient fui vers Chalcis ; seule Thèbes
depuis la haute Cadmée regarda cette armée passer
vers les plis rocheux du Cithéron cachant
un butin plus digne du fer d’Amal3.
À présent Éleusis était à portée du regard ;
les sacrements de la Déesse Mère n’étaient point encore parjurés
et nul rempart imposant ne murait la ville sainte.
Étincelants d’or brillaient les toits du temple, massives
étaient les nefs aux robustes colonnes ; d’antiques jardins
fascinaient les derniers pèlerins d’une foi mourante,
et dans les salles les plus intérieures
la mystique sentait encore son pouvoir de bénédiction.
En transe à demi, Alaric se tenait debout, devançant son avant-garde,
un monde de merveilles dans ses yeux bleus d’acier ;
la magie silencieuse le toucha ; à peine entendit-il
exulter la voix rauque de loup de ses braves,
pressentant le trésor amassé ; jusqu’à ce que le cri
montât des Ariens tonsurés de sa suite –
Que Dieu se lève et que Sa flamme vengeresse
purge cet affront à Son nom éternel !
Hélas pour la grande Éleusis ! sur son autel,
l’admiration d’un millier d’années,
la horde sauvage roula comme une vague fatale.
Hélas ! les merveilles d’ivoire et l’or
s’entassèrent dans les chars grinçants ! Hélas,
les marbres couverts de trophée furent détruits, et le bronze !
tandis que des hymnes de Ménades moquaient la peine de l’ancien monde,
et l’ultime feu du sacrifice se consuma.
La nuit tombée, il laissa Éleusis
faite ruine fumante et lamentation étouffée,
et sous la grande lune d’automne gravit
les degrés flanqués de tombeaux de la voie sacrée
pour atteindre avant l’aube les hauteurs de l’Aigaleo.
Alors, en contrebas, dans la plaine couverte d’ombres,
il vit la cité dont il rêvait, blanche comme l’ivoire,
dont les feux des sentinelles brillaient dans la nuit.
Lentement le jour prévalut et la lune
pâlit à l’occident, les toits à pignon prirent vie,
et sur le haut faîte de la citadelle arc-boutée
le fer doré d’une lance puissante
refléta le soleil – Athéna elle-même se levait,
en défi, défensive – ; et la cadence
d’anciennes sagas, comme des feux depuis longtemps endormis,
enflamma le vieux sang norse des baltiques ancêtres d’Alaric.
« Salut ! Le salut d’Alaric à toi, vierge guerrière de Dieu !
cria-t-il. En quel sinistre jour de bataille
ici descendue apportas-tu la renommée à ce pays !
Arrière, loups de guerre, apaisez vos épées avides,
liguez les chars ! – De cette hauteur devant nous,
la fille des Ases salue les siens !
Les combats ne profaneront point les champs de ses moissons,
et je passerai indemne les portes que défend son honneur. »
3 Amal : Un héros ancêtre des Goths.
Pierrot crucifié : La poésie de George Sylvester Viereck
Le poète nord-américain d’origine allemande George Sylvester Viereck (1884-1962), de New-York, présente plusieurs points communs avec l’écrivain Hanns Heinz Ewers qui fait l’objet de notre récent billet de traductions ici.
Tout d’abord, les deux ont écrit de la poésie mais restent surtout connus pour de la prose dans le genre fantastique. En l’occurrence, le roman le plus connu de Viereck est The house of the vampire (1907), dont certains prétendent que ce serait le premier roman évoquant une forme de vampirisme psychique plutôt que par absorption de sang. Le roman de science-fiction Rejuvenation: How Steinach makes people young (1923) est son autre œuvre la plus connue.
Par ailleurs, la poésie de Viereck comme celle d’Ewers sont volontiers blasphématoires (et pas seulement anticléricale, comme dans le cas de Victor Hugo). Cela n’apparaît guère dans notre choix de textes d’Ewers et peut-être pas non plus tellement ici, à moins que le « Pierrot crucifié » que nous prenons comme titre, et qui est celui d’un des poèmes traduits ci-dessous, ne le soit déjà, soit que cela laisse entendre que Jésus est un clown triste soit que cela détourne le sens mystique de la crucifixion pour un objet tout autre, indigne de la même révérence. Selon nous, cette image est avant tout une représentation du poète.
Enfin, tant Ewers que Viereck furent propagandistes de la cause allemande aux États-Unis pendant la Première Guerre mondiale. Nous en donnons ici deux exemples pour Viereck, avec les poèmes « Le Germano-Américain parle à son pays d’adoption » et « Le neutre », parus en 1916. Nonobstant avoir été exclu, en raison de cet engagement, de la Poetry Society of America, en 1919, Viereck recommença le même genre d’activité pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui lui valut cette fois d’être interné, de 1943 à 1947. Une première condamnation en 1942, pour avoir omis de s’être déclaré aux autorités américaines comme agent nazi, fut cassée par la Cour suprême américaine en 1943, mais les autorités trouvèrent d’autres raisons de l’envoyer derrière les barreaux, intelligence avec l’ennemi, espionnage, sédition ou autre.
Viereck était un ami proche du célèbre inventeur Nikola Tesla. Par ailleurs, l’occultiste Aleister Crowley fut éditorialiste de l’un des deux journaux fondés par Viereck, The International (l’autre journal étant The Fatherland). C’est apparemment à peu près tout ce qu’on peut citer de ses fréquentations intellectuelles, compte tenu de l’ostracisme qu’il subit du fait de ses prises de position, malgré le succès de ses débuts. Une autre amitié littéraire fut cependant la poétesse new-yorkaise Blanche Shoemaker Wagstaff, dont la poésie est dans la même veine moderniste et liberty.
Il nous semble certain que la poésie de George Sylvester Viereck n’a jamais été traduite en français.
*
Ninive et autres poèmes
(Nineveh and other poems, 1907)
.
Prémonition (Premonition)
Voici venue pour moi la saison des chants, la disette
de musique est terminée ; je suis fécond
en sons comme en couleurs, et mes poèmes
réclament à grands cris leur naissance.
Peut-être, s’élevant au-dessus de la terre dissonante
pour répandre sur nous les doux présents du rythme,
quelque véhément frère de Théocrite
inspire-t-il sa valeur, plus divine, à mes lèvres.
Ou bien l’haleine fantomatique d’un barde, mon aîné,
flotte-t-elle jusqu’à moi, et d’étranges voix résonnent
à l’oreille de mon âme avec un avertissement pressant :
« Bâtis, maintenant ou jamais », disent-elles, apportant
avec elles la prémonition d’une mort prématurée
qui m’intime de hâter ma récolte.
*
La cité qui est un empire (The empire city)
Des monstres géants aux squelettes d’acier élèvent
leurs tours babyloniennes tandis que,
comme des serpents aux écailles d’or, planent les trains rapides dans le ciel1
ou bien rampent sous terre dans leur antre secret.
Ce millier de lumières sont des joyaux dans sa chevelure,
la mer est sa ceinture, et sa couronne, le ciel ;
son sang vital pulse, les palpitations de la fièvre volent ;
immense, rebelle, haletante,
elle est à l’écoute, dans le bruit incessant,
attendant son amant qui doit venir,
dont les lèvres chantantes réclameront leur dû
et feront résonner ce qui en elle était muet :
la splendeur, la folie et le péché.
Ses rêves d’acier et ses pensées de pierre.
1 les trains rapides dans le ciel : Il semble évident qu’il s’agit des lignes aériennes du métropolitain, le vers suivant évoquant les lignes souterraines.
*
Quand tombent les idoles (When idols fall)
Ndt. Certains veulent lire ce poème comme décrivant une relation homosexuelle, parce que la personne aimée est dite « un dieu » ; nous contestons cette interprétation. Le poète se situe dans un contexte religieux où ce sont des dieux, non des déesses, qui sont adorés ; en l’occurrence, le contexte étant même fortement chrétien, il aurait été absurde de comparer l’amante à une déesse, dans la relation d’adoration ainsi posée. Le poète veut dire que son dieu est une femme. On rappellera que Viereck était marié et père de famille ; si cela ne suffit pas à écarter toute relation ou tendance homosexuelle, cela permet cependant de dire que l’interprétation homosexuelle devrait être étayée par d’autres éléments. Selon nous, c’est un argument de bonne poésie qui fait que le poète parle ici de son aimée comme d’un dieu. – Que d’autres poèmes puissent confirmer une tendance homoérotique dans la poésie de Viereck n’est pas impossible (voyez la note 6 au poème « Le fantôme d’Oscar Wilde » ci-dessous). Mais si, toutefois, les références à la poésie grecque, par exemple, étaient déterminantes à cet égard, c’est toute la littérature européenne classique, et au-delà, qui serait homoérotique. La fréquentation du susnommé Aleister Crowley nous paraîtrait en réalité un indice de plus de poids.
D’immondes oiseaux de nuit surplombent en essaims effrayants
le chemin qu’il me faut parcourir :
tu n’es pas ce que j’ai longtemps cru, hélas,
et je voudrais être mort.
Moins amère fut l’éponge qu’on s’empressa
de présenter au Christ sur la croix
ou les larmes salées qu’il versa pour les hommes,
abandonné à Gethsémani.
Car tu étais l’unique dieu pour moi,
tout ce temps, mois après mois ;
le doux parfum de tes lèvres me donnait autant de joie
que les saintes cloches à la tombée de la nuit.
Oui, pour toi, mon dieu sur cette terre,
je me réjouissais de souffrir tout ce qu’il m’était possible
et comptais comme de moindre importance
le calice contenant le sang du Sauveur !
En transe je me prosternais devant ton sanctuaire
et remplissais d’amour les coupes, moi ton prêtre ;
De fleurs pourpres comme le vin
je couvrais notre autel pour la célébration.
Je te donnais plus que ce que peut donner l’amour,
les premiers fruits du chant, vérité, honneur –
je t’aimais trop, et je dois vivre
pour que la terrible justice de Dieu soit faite.
Je saigne par une blessure que les années
qui guérissent toute peine ne guériront pas ;
ô stérile désert, ô larmes inutiles !
je t’ai donné mon bonheur éternel.
Mon idole s’est effondrée dans la poussière
(Hélas, avoir vécu pour voir ce jour !)
Une commotion me foudroya soudain
et toute ma vie fut morte en moi !
Tu prononças une seule, hideuse parole.
Et cette parole devint le tombeau
de tout ce qui me rendait chère la vie, effaçant
la frontière du bien dans mon âme.
Mieux eût valu être couvert de bubons pestilentiels
ou que le bourreau fît le signe fatal
plutôt qu’entendre cette parole monstrueuse
dans une bouche que je jugeais divine !
Un voile de ténèbres recouvrit le soleil,
la nuit tomba, les étoiles furent jetées hors du ciel.
Car lorsque cette chose effroyable s’accomplit,
elle prononça la ruine d’un monde.
La corde dont la musique me gagna mes lauriers
se brisa dans un aveuglant claquement de douleur ;
et dans le temps qui me reste à vivre
je n’entendrai plus sa note.
Dans la noire tristesse, à tâtons je cherche un chant ;
les feux qu’alimentait la passion se meurent :
tu n’es pas ce que j’ai longtemps cru, hélas,
et je voudrais être mort !
Pourtant, pire que le chagrin de cette perte,
que le sourire scellant une intention traîtresse,
ceci : que, connaissant cet or pour de l’ordure,
je n’ai d’autre choix que de t’aimer.
*
La fleur écarlate (The scarlet flower)
C’était aux jours, aux jours des roses,
quand sous tes baisers s’envolait ma peine ;
à présent le jardin enclot des fleurs d’automne
et des fleurs d’automne coiffent nos têtes –
l’amour, la joie et le mois de mai sont morts.
Et le monde est une tempête dans un grand désert :
le temps des roses est depuis longtemps fini.
Et la fleur écarlate de l’amour a péri.
En ce temps je souhaitais laisser sur tes lèvres
des baisers impérissables, rouges comme les manteaux des reines,
en ce temps je pensais qu’aucun amour n’était pareil à celui-là,
ô bel amour, ô ce rêve qui n’est plus –
mais le vent souffle dans les frondaisons, toutes les feuilles sont tombées,
ont roulé sur les flancs de la montagne ;
toutes les bonnes choses s’en vont, comme l’été s’en est allé.
Et la fleur écarlate de l’amour a péri.
Ensemble nous avons goûté le miel de l’amour,
en gorgées longues nous avons bu la lumière d’or du soleil,
mais la clé du jardin où c’était notre habitude de nous retrouver,
où cette fleur rouge comme le vin était éclose,
elle est perdue dans quelque divine contrée mystique. –
Notre amour n’a plus aucun refuge, nulle part où aller :
c’est l’automne dans le jardin, au milieu des bois et des vignes –
et la fleur écarlate de l’amour a péri.
L’envoi
Aucune fée ou reine des elfes ne peut changer notre destin.
Le mot magique nous est à jamais refusé ;
le passé est mort, le charme est dissipé,
et la fleur écarlate de l’amour a péri.
*
Les chants d’Armageddon et autres poèmes
(Songs of Armageddon and other poems, 1916)
.
Le Germano-Américain parle à son pays d’adoption (The German American to his adopted country)
À notre oreille retentit l’écho lointain
des canons crachant leur colère.
Nous prions pour ceux dont la vie
au-delà des mers nous est chère.
Nous percevons le sourire d’une mère, nous pressons
à nouveau la main d’un père, en pensée.
Nous voyons la maison et, à travers les arbres,
un visage de jeune fille à la fenêtre.
Que Dieu étende Sa main sur eux,
car les hommes sont fauchés comme les blés des champs.
La destruction galope sur la terre et l’océan
ou tombe comme la foudre depuis le ciel.
Columbia, même si tes yeux sont secs,
laisseras-tu attiser la haine, d’un souffle malsain,
par ces écrivaillons imbéciles qui ricanent
quand ceux qui sont nos frères vont à la mort ?
Sur le papier, avec une joie infernale,
ils étalent leurs transports en rouge et noir.
Tandis que les Teutons se battent pour la liberté
et que les mères teutonnes comptent leurs morts.
Tandis que la Mort et les Kérubs guerriers
planent au-dessus des sanglants champs de bataille,
sur la cotte de mailles de celui
qui conduit les légions de Dieu, ils vomissent leur ironie.
Tes enfants lanceront-ils
leurs railleries sur les blessures de nos frères ?
Nous avons appris tes chants à nos cœurs,
nous avons, oui, combattu tes guerres.
Nous avons combattu pour toi quand la griffe
de la Grande-Bretagne était sur ton cœur,
quand la serre d’acier de l’aigle française
agitait l’ombre du grand Moctezuma2.
Les os blanchis de nos parents pourrissent
à Gettysburg. Était-ce pour cela ?
Schurz et Steuben sont-ils oubliés ?
Non ! ton baiser n’est pas celui d’un traître.
Ne laisse pas tes paroles démentir le droit,
ne te détourne point de ceux qui sont ta famille !
Ta couronne d’étoiles sera moins brillante
si les hommes libres sont vaincus, si le cosaque triomphe.
La moisissure du Tsar rouge ne couvrira jamais
la terre, la liberté ne s’effacera pas.
Tant que l’épée blanche de Parsifal
gardera le Saint Graal teutonique !
2 l’ombre du grand Moctezuma : Si le vers précédent est une allusion à la guerre d’indépendance américaine, ce vers rappelle l’intervention américaine auprès du Mexique pour détrôner l’empereur Maximilien, soutenu par les zouaves français de Napoléon III. Plus loin sont nommés Carl Schurz, officier germano-américain de la guerre de Sécession, du côté de l’Union, et Friedrich Wilhelm von Steuben, officier allemand envoyé par Louis XVI, roi de France, pour aider George Washington dans la guerre d’indépendance.
*
Le neutre (The neutral)
Toi qui peux arrêter ce massacre si tu le veux,
regarde comme nous envoyons des cargos de mort sur la mer dégoûtée3 !
Fais entendre ta voix pour mettre un terme à cette infamie :
les mains qui n’ont pas répandu le sang, néanmoins peuvent en être rouges.
C’est dans la poitrine d’un peuple, oui, jusqu’à la garde,
qu’est plongée l’épée de ta neutralité.
Quand bien même chaque vague nous apporterait un trésor,
de chacune notre âme reçoit une nouvelle mesure de culpabilité.
Des malédictions contre nous se mêlent aux larmes
des mères angoissées. Homme, n’as-tu point d’oreilles ?
Sur nos rivages se répand une marée rouge,
depuis le carnage européen. Dans cette longue nuit,
ne vois-tu point marcher vers toi, serrée,
la silencieuse, accusatrice armée des morts ?
3 nous envoyons des cargos de mort sur la mer dégoûtée : « with death we freight the unwilling sea » : c’est un appel à l’embargo sur les biens à destination des puissances ennemies de l’Allemagne.
*
Venus Americana
Tannhäuser parle :
La bouche affamée du temps est pleine de sable
mais moi, ton chevalier, je n’ai pas fait le moindre gain,
si ce n’est quelques tribulations pour ma main
et de féroces caresses du cerveau.
Une fois de plus la Montagne magique est déchirée ;
je quitte, mais non pour Rome,
les passions fiévreuses mourant non dépensées,
les stériles orchidées de ton cœur.
Dix mille ans, et les amants fatiguent
même les dieux. Ils ont apporté tant de changements
que le vin grec de ton désir
a tourné en absinthe, opiacée, étrange.
Tu es prisonnière de ton spleen
chez les heureux du monde4 ;
emmenée dans une scintillante Limousine,
jamais ton petit pied ne touche le sol.
La peur et des fibres nerveuses étrangères à la terre
retiennent tes affections par un fil invisible
loin de la réalisation pleine et entière
de l’extase amoureuse. Seule ta cervelle est de feu.
Mais bien que la beauté de ton corps
soit capable d’épingler le cœur d’un homme comme un papillon,
je ne vendrai pas mon âme pour moins
que l’amour pour l’amour, pour moins qu’œil pour œil.
Aussi grands que soient les plaisirs du Prince Paris
pour qui ton pouls bellement chantait,
et de plus d’un jeune Sicilien brun –
la ceinture dénouée, les pieds baisés par le soleil !
Mon amour est trop précieux, dis-je,
pour servir à titiller la vacuité de tes états d’âme,
noyé comme cette perle que la reine bistre
dissolvait dans un vin d’Égypte à robe sombre.
Vénus névrosée, sors de ta caverne,
profite de l’air créé par Dieu, frais et salé,
ou bien exhume de quelque tombeau hellénique
le splendide courage de la chair !
4 chez les heureux du monde : « within thy golden House of Mirth », d’après le titre d’un roman d’Edith Wharton, traduit en français « Chez les heureux du monde ».
*
L’amour en zeppelin (Love in a Zeppelin)
À nos pieds roulait la terre. Nous étions
comme des nuages au-dessus de la poussière et du bruit.
Nous entendions le violon de saint Pierre
car les portes du Paradis n’étaient pas loin :
nous allions en zeppelin,
le dauphin des airs, au puissant thorax.
La plaine était un tapis volant,
les gens rampaient comme des fourmis assoupies.
Un millier de peupliers formaient leurs lignes
comme des soldats marchant sur une route.
Ta bouche, dont la rose est jalouse,
buvait la lumière du soleil comme une coupe de champagne.
Alors les verres brillèrent pour nous
de vin. Comme jouvenceau et jouvencelle,
nous bûmes à tous les cœurs sans peur
qui vont courageusement sur les dangereuses
voies de l’air pour humilier les mânes
d’Icare et Phaéton.
Léandre, pour son amour, se jeta
dans l’abîme, mais moi,
plus chanceux que l’amant de Héro, je vole
au-dessus des vertes prairies emperlées de rosée
en serrant dans les airs
la plus belle femme du monde.
Doigt levé de Dieu, une tour paraît,
puis les fenêtres de la ville brillent.
Notre ombre fait la course avec le fleuve
tandis que le vaisseau monte toujours plus haut.
Mais pas aussi haut que mon rêve,
pas aussi vite que mon désir.
Ma dame rit. Ô cruelle,
tous les bateaux payent tribut à la mer,
mais je peux, moi, construire pour vous un navire
allant plus vite que la terre elle-même,
et porter sur des ailes de musique
le désir de mon cœur jusqu’au soleil.
Tous les bateaux payent tribut à la mer
et c’est la mort qui sonne la dernière cloche du plaisir ;
l’adorable visage de l’amour à la fin sera
comme la terre, poussière, et comme la nuit ;
Mais celle qui partage le vol d’un poète
peut aussi partager son immortalité.
*
Pierrot crucifié (Pierrot crucified)
Dans quelle prairie lunaire recueillerons-nous
le miel de Théocrite ?
La terre a peu de joies à nous offrir,
et toutes les tendres fleurs qui nous sont chères,
la vie les foule comme un taureau enragé.
Aussi ta bouche n’est-elle amoureuse
que d’un étrange rêve passionné qui fut,
ô ! infiniment beau.
Mais infiniment pitoyable.
Quels vagues progéniteurs affirment
à travers toi certain art oublié de Circé
et cachent la fatale chenille
dans la rose blanche de ton cœur ?
Demande, dans les banquets de mon esprit,
à la récitation de quel souffleur ancestral
se hâtent ces figures encapuchonnées de péché, de chagrin,
avec leur horrible cortège.
Quelle jeune fille dont les lèvres étaient douces à payer,
meurtries par quels baisers destructeurs,
quel pâle et frêle garçon jouant avec le feu
et qui fit de l’amour un jouet stérile,
quel voluptueux, sinistre et grisonnant,
dont le plaisir était le gibier,
vida la coupe de mon désir
et laissa se perdre le vin de la joie ?
Est-ce d’une vague heure prénatale
que des imaginations armées de lances ont jailli
comme des prêtres de Baal pour déflorer
ton innocence impollue ?
Quelle déesse, folle de quelle étrange colère,
remplit le cœur sans tache des jeunes gens
de la lassitude d’aimer de Tyr
et de toutes les secrètes passions de Troie
qui se consument dans le bûcher lugubre de la vie ?
Madone clouée sur la croix
d’une fatalité perverse
pour des péchés il y a longtemps commis par d’autres,
tu es ma Colombine tragique,
je suis ton larmoyant Pierrot !
Mais étant humains et non des dieux,
il est deux maîtres assez forts
pour nous contenter : l’un c’est l’Amour,
l’autre a l’haleine fétide…
Ah, laisse-le vivre ! Ne choisis pas – la Mort.
Depuis mon propre Calvaire j’ai scruté
ton chagrin. Je suis amour. Ma main
tient la grande coupe de vin,
et ma jeune âme est aussi desséchée que la tienne !
La même épée a percé mon flanc,
des mêmes désirs mon sang regorge,
et je dois t’aimer pour tes blessures
car moi aussi je suis crucifié.
*
Trahison (Betrayal)
La vie m’a trompé, de sa bourse dorée
a tiré une promesse à moitié tenue,
les dés que jeta l’amour étaient pipés
et chaque amitié fut une malédiction.
Aussi, mes rêves sont devenus gris comme des fantômes,
les yeux hagards mes chants se sont fatigués :
notre pacte spirituel, libre de tout désir terrestre,
était le dernier soutien de ma foi combattue.
Puis, pour un battement des cils, tu retiras
ta main ; tu hésitas, faiblement, et nous tombâmes ;
un moment de doute peut envoyer une âme en enfer,
il suffit d’un instant pour qu’un tremblement de terre dévaste un pays.
Et ni la contrition la plus profonde ni aucun artifice
ne peut remettre sur pied la maison en ruines de mon cœur.
*
Le bouc émissaire (The scapegoat)
Ainsi, tu lui parles souvent de moi
quand il serre dans ses bras le trésor
qui fut mien ? Quels souvenirs
errent dans ta mémoire ? Le fantôme de quels plaisirs ?
Mais dois-tu lui raconter chaque frisson
et lui dévoiler ma nudité ?
Ah, tu es subtile, car il sera ainsi
l’amant par procuration
de ton passé plein de passion. Mais peut-il entendre
toute l’étrange vérité sans en être troublé ?
Murmureras-tu à son oreille
la Messe noire de l’amour et le secret Psautier ?
Nous avons évoqué d’entre les morts opiacés
Hécate et les rêves concoctés par elle.
À présent, tous ces péchés sont sur sa tête à lui,
comme sur le bouc émissaire des Hébreux.
Bien qu’il gagne pour fiancée Lilith,
il reçoit aussi le cauchemar écarlate
qui accablait mon âme, tandis que, libre,
je conduis dans l’aurore ma jument blanche.
*
Les trois sphinx et autres poèmes
(The three sphinxes and other poems, 1924)
.
Le fantôme d’Oscar Wilde (The ghost of Oscar Wilde)
Dans le cimetière de Montmartre
où couronnes sur couronnes sont empilées,
où Paris serre sur sa poitrine
son génie comme un enfant,
le fantôme d’Henri Heine rencontra
le fantôme d’Oscar Wilde.
Le vent hurlait, affligé ;
le visage mort de la lune brillait ;
le fantôme d’Henri Heine salua
le triste spectre dans une effusion de joie :
« Est-ce le toucher lent et visqueux du ver
qui te pousse à sortir la nuit ?
« Ou bien te reste sur le cœur la raillerie amère
des sots et pharisiens
quand les anges pleuraient à cause de la loi d’Albion
qui te cloua sur la croix,
lorsqu’elle arracha de son front la rose
de l’art doré des ménestrels ? »
Le fantôme d’Oscar Wilde répondit
tandis que criait l’engoulevent :
« Doux chanteur de la race qui enfanta
Celui qui fut blessé au côté droit
(je ne les aimais pas sur terre, mais
les hommes changent après leur mort5),
« Au Père-Lachaise ma tête repose,
mon lit dans le cercueil est frais,
le tertre au-dessus de ma tombe
défie le mépris de la canaille et des sots,
mais Dieu me garde, en sa miséricorde,
de l’École psychopathique6 !
« J’ai beau serrer mon linceul contre ma tête,
j’entends leur vacarme
quand avec couteaux et arguments
là-haut ils percent mon âme
parce que j’ai tiré du cœur de Shakespeare
le secret de son amour.
« Abstiens-toi de citer Krafft-Ebing et son armée
de lépreux à mon aide :
je suffisais, comme les fleurs de Dieu
et tout ce qu’Il fait.
Avec la moisson de mes chants,
je vais sans crainte devant Lui.
« Les fruits de la vie et de la mort Lui appartiennent ;
Il crée la moelle et l’écorce… »
La voix dorée semblait faible et fêlée
(le ver n’épargne personne),
tandis qu’à travers le cimetière de Montmartre
le vent hurlait, désespéré.
5 les hommes changent après leur mort : Le poète fait manifestement allusion à des sentiments antisémites chez Oscar Wilde, puisque « Celui qui fut blessé au côté droit » n’est autre que le Christ, né juif. L’œuvre d’Oscar Wilde n’est pas connue pour abonder en passages antisémites mais il doit s’en trouver puisque, avons-nous entendu dire, d’aucuns rééditent (de quel droit ?) son Dorian Gray en effaçant la qualité de juif d’un personnage, directeur de théâtre.
6 l’École psychopathique : « the Psychopathic School ». L’expression « École psychopathique » ne paraît renvoyer à aucune appellation connue, et serait donc une raillerie (une altération visant l’école psychanalytique ?). Cela pourrait désigner, dans le contexte, une certaine critique littéraire pour qui Oscar Wilde aurait été coupable d’avoir « révélé » l’homosexualité de Shakespeare. Ensuite, le passage semble être une critique de la psychologie scientifique, et en particulier, puisqu’il est nommé, de Richard von Krafft-Ebing (1840-1902), pionnier des études de sexologie, dont les recherches sont volontiers saluées dans les milieux homosexuels. Le poète fait parler Oscar Wilde, condamné de son vivant pour homosexualité, contre l’étude scientifique des comportements sexuels (« Abstiens-toi de citer Krafft-Ebing et son armée de lépreux »). – Pour revenir à notre propos introductif au poème « Quand tombent les idoles », nous avons ici, clairement, une dénonciation de la condamnation d’Oscar Wilde pour homosexualité, mais serait-ce là encore suffisant pour trouver dans le propos une tendance homoérotique caractérisée plutôt qu’un simple choix de tolérance, et le parti pris littéraire selon lequel seule l’œuvre, la poésie compte, ou rachète tout le reste (« avec la moisson de mes chants, je vais sans crainte devant Lui ») ?
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La cité ensevelie (The buried city)
Mon cœur est comme une cité de gens joyeux
bâtie sur les ruines d’une autre, anéantie,
où mes amours défunts se cachent du soleil,
comme des rois vêtus de blanc, pharaons d’un jour.
La cité ensevelie est plongée dans le silence,
si ce n’est le bruit de la chauve-souris, oublieuse du bâton,
perchée sur le genou de quelque dieu abandonné,
et le murmure de rivières souterraines.
Ne t’aventure pas, mon amour, parmi les sarcophages,
ne tente pas le silence – car les destins sont mystérieux –
de peur que ceux qui rêvent, croyant venu le jour du jugement,
terrifiés ne se réveillent de leur sommeil hanté ;
et que, comme le battement d’une cloche maudite,
ta voix n’invoque les spectres de choses mortes, depuis l’enfer !
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