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Trains d’Avila ou de Soria : La poésie d’Agustín de Foxá
L’écrivain Agustín de Foxá (1906-1959) fut nommé en 1956 à l’Académie espagnole mais jamais n’y siégea car son élection eut lieu alors qu’il était ambassadeur à Manille, aux Philippines, dont il revint pour soigner une cirrhose du foie qui lui fut fatale.
C’était un personnage haut en couleur, que Malaparte, comme lui diplomate, connut en service en Finlande. Ils visitèrent ensemble le front de Léningrad. Malaparte dresse son portrait sous les traits d’un personnage du roman Kaputt, ainsi que dans son recueil de chroniques La Volga naît en Europe.
Ami de Ramón Gómez de la Serna, Agustín de Foxá fut entre autres poète – l’un de ses recueils est préfacé par Antonio Machado –, dramaturge, auteur d’un roman sur la guerre civile espagnole très lu en son temps, Madrid, de Corte a checa (Madrid, de Cour royale à Tchéka), publié en 1938 et dont le personnage principal est un phalangiste.
Dans son activité en tant que fonctionnaire des affaires étrangères, il fut chargé d’accompagner Eva Perón lors du voyage officiel de celle-ci en Espagne en 1947, à l’occasion duquel – fait notable – elle s’exprima à plusieurs reprises devant des foules pour exprimer la solidarité de l’Argentine justicialiste avec l’Espagne.
Agustín de Foxá était marié à María Larrañaga, architecte et designer, qui fut une figure du Marbella de l’après-guerre quand la ville devint un rendez-vous cosmopolite couru (à la suite, se dit-il, d’investissements immobiliers servant à blanchir de l’argent allemand).
Son œuvre n’a jamais été traduite en français avant nous. Les poèmes suivants sont tirés d’une Antología poética 1933-1948 (Editora Nacional, Madrid, 1948), illustrée par José R. Escassi. Il existe une autre anthologie, plus large, de sa poésie, couvrant les années 1926 à 1955 et dont la dernière édition date de 2022.
*
La fille du roi de la mer (La hija del rey del mar)
Air sous pression et lumière trouble,
les prés du fond de la mer,
chair tremblotante et tritons,
nacre, gélatine et sel.
Les vaches marines mugissent.
Drapeaux d’avis de tempête.
Les scaphandriers guerriers sautent
par-dessus les gencives du corail,
des bulles au-dessus de la tête
comme un essaim d’abeilles.
La fille du roi de la mer
brodait à sa fenêtre,
sous des galères de musique
et des ancres de fin métal.
Queue de poisson et jeunes seins,
robe de fine gaze,
broche d’aurores dormantes,
neige polaire de son cou.
Les nuits sans tempête,
jusqu’au palais royal parvenaient,
ténues, assourdies, les notes
de cloches d’églises.
« Duègne qui montas là-haut,
qu’y a-t-il au-dessus de la mer ? »
« Il y a, mon enfant, des bateaux et des plages,
et le corail est vivant et brûle.
Il y a des hirondelles et des princes,
des poissons aux plumes sans pareilles,
la lune est un panier de neige,
des cloches, du soleil, du cristal. »
« Ah, comme je voudrais aller là-haut !
Duègne, ah, tu me fais pleurer. »
*
Marie-Antoinette (María Antonieta)
Couronne bleue de marquise
sur les cygnes neigeux.
Trois gouttes de sang
sur la perruque poudrée.
Bougies roses, parfumées,
à la molle cire de nard.
L’Encyclopédie aboyait…
Versailles illuminés.
Dans une tasse au liseré rose,
Louis XVI déjeune
de chocolat du Pérou
en un ciel de perroquets.
Seins et coupes vides,
confessionnaux obscurs,
écrans de crinoline
dans les sièges dorés
et un jeu de cartes français,
à l’écart des chandeliers,
versant des gouttes de trèfles
parmi des vicomtes saouls.
Marie-Antoinette descendait
l’escalier de marbre,
le printemps d’un bal
effeuillé sur ses souliers.
Un étrange carrosse l’attend,
tiré par quatre chevaux
aux yeux fous qui poussent
effrayés des cris d’oiseaux.
Fenêtres de guillotine,
lanternes de cierges blancs…
Et pour cochers des bourreaux
couvrant leurs mains.
*
Cimetière 1800 (Cementerio de 1800)
Avez-vous soif, paisibles morts,
avez-vous froid ?
Oh, votre sommeil dans la caisse asphyxiée !
Assemblée de corps.
Dedans, l’humidité, la nuit ;
dehors, le rosier, la lune…
Recouverts
de votre ombre,
et sans printemps !
Voulez-vous de l’eau ?
la fièvre
de votre dernière maladie rosit encore
vos os.
Qu’en fut-il de votre oreiller,
de votre dernière nuit
en un lointain dix-huitième siècle ?
Que disiez-vous ? quelles fiancées ou quelles sœurs
portèrent la tasse à vos lèvres ?
Quels docteurs
vous prirent le pouls vacillant ?
Comment était votre chambre :
pleine de courtines, de portraits ou d’éventails ?
Comment se passa votre enterrement ?
Quelles cloches,
quelles larmes, quels cris ?
Et le délire
de votre mort, quels jardins rouges
peignit-il sur le mur ?
Quelle fut la main
qui vous épongea la sueur dans de la soie ?
Était-ce
un jour de pluie ou de triste soleil ?
Comment était votre voix, votre visage ?
Comment étaient vos grands yeux ?
Vous souvenez-vous de votre rire ?
Vos mains croisées
se rappellent-elles les oranges et les seins ?
Les lettres que vous écrivirent,
que disaient-elles ?
Cendre et fumée,
votre amour lointain,
la joie du baiser et des enfants.
Quelles vagues antiques vîtes-vous ?
Paix à votre décembre…
Écoutez-moi, vous autres
qui mourûtes en avril ou en mai,
fiancées glacées ; vos boucles d’or
sur de noirs oreillers ;
blanches enfants
qui, sautant à la corde parmi les oiseaux,
vîtes la main horrible et vous endormîtes
avec des poupées et des contes dans vos draps.
Écoutez-moi, rêveurs
qui ne voyez plus la lune.
Les rosiers naissent toujours,
le saviez-vous ?
et il y a encore des bouches ; mais les nuages
que vous regardiez sont morts pour toujours.
Par vos yeux creux
leur bord bleu est passé ;
aveugles distants,
un abîme nous sépare.
Voyez mon large corps ;
voyez, soumise à mes pieds, l’ombre épaisse
qui vous enveloppe, vous,
et vous étouffe.
Je suis vivant ; je suis dans votre rêve
comme un dieu ;
ce bruit,
c’est celui de mon cœur ; l’air m’entoure
et dans mes mains je tiens les choses de la terre.
Peut-être se trouve-t-il parmi vous
la femme qui aurait été
ma bleue fiancée ; peut-être parmi cette poussière
ai-je un ami – impossible – inerte.
Je vous aime, paisibles morts ;
femmes qui m’auraient compris,
compagnons lointains,
enfants de jadis.
Si vous pouviez sentir comme l’air souffle,
entendre les bruits qui nous assomment,
éprouver comme il est fatigant d’aller à pied,
et comme il pleut
sur le sang.
Oh, non !
restez calmes, muets ; ne m’enviez pas mon corps,
vous dont la lumière est à présent ce silence
que vous habitez entre plâtre et guirlandes.
Votre cyprès est bon,
les étoiles vous baisent le front,
une croix vous couvre,
et cette terre mouillée, sur vos os
met une paix vespérale ;
frères,
adieu, je vous laisse ;
dans le cyprès
se meut un oiseau couleur cendre et rose ;
seul
son petit cœur palpite
parmi les vôtres brisés.
C’est pour lui que monte la lune et que vient le mois de mai.
*
Les lèvres des mers (El labio de los mares)
Ah si j’avais les vents et les vagues entre mes muscles,
la fleur de lait dans mon sourire et l’abeille dans mes yeux ;
la crinière du lion sur une tête solide
et une sueur d’oranges.
Si j’avais un sang minéral et massif,
des poumons d’arbres fruitiers,
l’épine dorsale du dauphin ou du cheval
et une âme fixe.
Si j’avais la chair sûre des montagnes,
les lèvres des mers, les nerfs de la nuit
et, hissé sur le monde, si j’atteignais la lune
pour en ouvrir les villes !
*
Origine (Origen)
Il me plaît que mon corps pressente l’orage,
qu’une douleur ténue dans la moelle spongieuse
de mon os frontal
annonce les salons de l’éclair.
Je veux
sentir comme une plante, une épine, une vague
le noir tonnerre dans la nuit.
Que m’entrent par la plante des pieds
les durs effluves des minéraux ;
éprouver que j’ai une chair de cheval,
une albumine d’insecte palpitant,
baignée en azur de printemps.
Ô pain, donne-moi ton fruit et ta peau de panthère !
le lait des biches et la grappe lourde,
les quartz et les oxydes, les sauriens primitifs
et ce feu allumé par un bras velu
au premier hiver de la terre.
Je veux être de racines et de nerfs, de tentacules
captant l’ozone des pluies.
Que la conque marine et la tortue soient
comme un rêve de mon sang, dans le plasma salé.
Que la poitrine de la femelle enflamme mes artères ;
que m’épouvante la fétidité douceâtre des cadavres
et que je sente l’effroi nocturne des grottes
peintes de gros bisons rosés.
*
Pêche morte (Los pescados muertos)
Dans les poissonneries il y a des flots dépouillés,
sous les ampoules électriques
des aquarelles d’indigo et des barques rouges.
Chair rose, étendue sur des morceaux de glace.
Ô habitants de la mer, haïs par l’air !
car il ne vous trouva jamais de dociles poumons.
Saumon rose, tachant d’un sang anémique
les fougères. Ô anguille !
serpent bleu, sans oiseaux.
Ô langouste guerrière !
heaume calcaire et l’œil sur une tige.
Roue des sardines, comme une monnaie d’huile.
Crabes d’eau amère.
Ô pâles habitants de la mer qui vîtes les coraux,
nageoires qui frôlèrent les éponges
et ces huîtres malades de perles, qui ambitionnent
les plus hauts diadèmes.
Ô habitants de la mer, flottant sur les mines d’or !
On vend des vagues ; on enveloppe dans des journaux
les yeux globuleux qui ont vu les naufrages.
Il y a des chairs de tempête dans les cuisines modestes,
et quand la lune bronzée monte entre les lampadaires
un désir de marée saisit ces corps morts
qui à travers les devantures fermées écoutent la pluie
comme la dernière troupe de musiciens que leur envoie la mer.
*
Épouvantail (Espantapájaros)
Parmi les sillons rouges,
seul,
l’épouvantail.
Visage de bois, chapeau
et redingote, entre les chardons.
Oh, damoiseau de la mort
parmi les laboureurs,
insomniaque fat,
ivre de rosée ;
tes amis,
les pantins, les fous, les pendus.
Rebut d’homme,
masque du blé,
danseur compagnon de la pluie,
amer
ennemi des alouettes
et viveur endeuillé,
de quelle noce chez les morts
es-tu l’invité ?
Crucifié sur les ais tendres,
des branchettes vertes dans le vieil habit
de ton thorax.
Célibataire de bois, homme sans visage ;
oh – sans feu ni lieu –,
épouvantail,
dans la poche de ta redingote
le grand mouchoir rouge !
Oh, enlinceulé par la lune,
défunt vicomte des champs !
*
Inutile (Lo inútil)
Ces gestes inutiles,
ces voix inutiles ;
la voix de celui qui vend des jouets que personne n’achète,
celle présentant des cravates qui font rire.
Cette main ouverte dans la pluie ;
la casquette entre les doigts du paysan dans le salon ;
ces gestes de rien ;
cette voix de « Docteur, sauvez-la » ;
les humbles paroles,
le regard suppliant face à l’inévitable ;
ces chaussures de l’enfant qui ne protègent pas de la neige.
Le phtisique, sur un banc, qui se couvre la poitrine
avec un journal, comme cette pluie sur le fleuve,
comme la couverture sur le mort
ou cette approche de la rive par le noyé.
Tout ce qui est sans motif,
triste, puéril, inefficace,
comme ces vers que j’écris et que nul ne lira,
comme le soleil frappant les yeux de l’aveugle.
*
Tristesse (Lo triste)
Je suis comme un noyé perdu sur une plage,
alcôve où l’on appelle au moyen d’une sonnette de bois ;
comme ce fonctionnaire qui n’a jamais vu la mer,
comme la pluie qui tombe tristement sur un collège.
Augmentent ma tristesse les cours intérieures,
le chromo avec ours et neige dans l’humble salle à manger,
la vieille gourde ouverte sur le terrain sans palissades,
la boîte de sardines le dimanche soir.
Il y a des plages où la mer lutte de mauvaise grâce
et des tours fatiguées de regarder l’horizon,
des dominos jaunis dans des cafés de province
et des boutiques de parapluies pour habiller les morts.
Je sais que m’ont haï les plantes des ruines,
qu’on décore au ciel le jour de ma mort,
qu’une nuit mon ombre entrera dans mon lit
et, d’entrailles vide, me déchirera les yeux.
Je sais que m’entoure un monde d’os et de métaux,
que de durs animaux me mordent les mains,
que je jetterai un mégot sur le pavé couvert de crachats
et qu’une roue quelconque l’éteindra sous la pluie.
*
Romance des salines de Sigüenza (Romance de las salinas de Sigüenza)
Les salines de Sigüenza,
comme elles sont loin de la mer !
Pour ta chambre, mon enfant,
je te ferai un voilier de sel.
On croirait une tour côtière1
ou un phare, la cathédrale,
quand la brise salée
arrive endormie jusqu’à l’autel.
Volant à travers les salines
qui côtoient les champs de blé,
te voilà mouette humide,
colombe du colombier !
Assoiffés, les paludiers
demandent : – Où est la mer ?
Ah si j’avais, au lieu d’une voiture,
une barque avec des rames !
Sigüenza, pourquoi t’ont-ils parlé
de charrues et de dépiquage,
à toi qui as des rêves de boussole
sous l’étoile polaire ?
Sigüenza, port sans eau,
avec ton Damoiseau-capitaine2
lisant un livre de marine
sous le cristal au plomb !
Si je dessine un jour une carte,
je te placerai au bord de la mer.
1 tour côtière : « torre costera », le littoral méditerranéen espagnol est émaillé de ces tours bâties au seizième siècle pour la défense du territoire contre les pirates barbaresques. Il est probable que les « tours fatiguées de regarder l’horizon », au poème précédent, sont de ces ouvrages.
2 Damoiseau-capitaine : Allusion à Martín Vásquez de Arce, dit le « Doncel (damoiseau) de Sigüenza » en raison du gisant de sa sépulture dans la cathédrale de la ville, un chef-d’œuvre de la statuaire funéraire.
*
Trains d’Avila ou de Soria (Trenes de Ávila o Soria)
Entre tes mains noires
un panier de fraises.
Machiniste d’un train d’Avila ou de Soria,
ta lanterne rouge dans l’épaisse chute de neige.
Direction Medina ou Venta de Baños.
Le Noël du train ; et les drapeaux
qu’au passage à niveau lève ta fiancée
si blonde, sur le tunnel obscur.
Ne dois-tu jamais avoir ta vieille locomotive
avec sa haute cheminée
comme celle de Stephenson qui un jour
défia un cheval en Angleterre ?
Laisseras-tu, cette nuit, glisser
sur un talus de lys ce panier
de charbons qui éclairent la cuisine
de la pauvre garde-barrière ?
Tu contournes des villes à murailles
et frôles, avec l’aube, les églises
quand sonnent fraîches les cloches
des premières messes.
Colombes de mouchoirs sont les quais
où des marchandes de rue annoncent à haute voix
leurs amandes d’Alcalá, boîtes de lait,
babas à la cannelle.
Comme en août suent tes wagons !
Leur résine graissant les valises.
Comme le papier du casse-croûte
colle au chardon violet dans le fossé !
Parfois une étincelle parmi les pins
avec le vent du train devient un incendie.
Train du soir ; avec une lampe
à acétylène où meurt aveuglé
le papillon bleu des pinèdes
qui parfumait la fenêtre ouverte.
Ô humble train, au trajet court !
Avec un wagon servant de bergerie aux brebis
qui partaient à l’abattoir et bêlaient
par peur du loup en traversant la sierra.
Les coqs des cantines de paysan
qui annonçaient l’aube dans un panier.
Le poêle et l’horloge et le Règlement
de la salle d’attente.
Tes « premières » étaient de velours rouge
avec des dentelles jaunes,
y venaient les universitaires modestes,
parfois les fonctionnaires de l’Audience.
Tes « deuxièmes », en bleu, étaient solennelles
avec des curés, des chasseurs, des hommes à carabine.
Et moissonneurs, nonnes et gardes civils
dans le vernis clair de tes « troisièmes ».
Train de mes vacances ! dans tes filets
un jour j’oubliai le cerf-volant
que j’allais lancer dans le ciel d’été,
l’année où commença la guerre.
Des années je vis de mon siège,
en traversant Almazán, sur un balcon de pierre
au-dessus d’un jardin, une jeune fille
qui agitait tristement un mouchoir.
……….
Je la vis se faner année après année
et, me disant adieu, devenir vieille.
À travers la plaine froide, là-bas, vers octobre,
quand transhument les lents troupeaux de moutons
entre de petites églises romantiques gardées par
des saints Jacques aux épées de bois,
ô train qui aurait pu être dans le romancero !
Train de l’année soixante,
dans tes voitures Antonio Machado arriva à Soria
entre les peupliers et la colline violette.
Et Bécquer, emmitouflé et mélancolique
dans son plaid écossais,
en voyant les hirondelles du télégraphe
imagina sa rime la plus parfaite.
Dans une gravure de L’Illustration
tu apparais couvert de drapeaux
à ton inauguration, avec un évêque
et des ingénieurs barbus en haut-de-forme.
Tu continueras d’aller ton chemin,
sans voyageurs ou presque, à travers la steppe gelée,
le long d’auberges où l’on sert l’eau du puits
et où meuglent les génisses attachées.
J’ai beaucoup voyagé depuis : des sleepings
aux locomotives électriques
ont transporté mon ennui ou ma joie
à travers les grandes villes de l’étranger.
Mais c’est vers toi, humble train de Soria,
que vole mon cœur ; car tu étais
la joie initiale de mes étés
au bagage ingénu de cerfs-volants.
*
Les hommes sont venus : Mers d’Australie, 1800 (Han venido los hombres: Mares de Australia, 1800)
I
Les hommes sont venus…
Les hommes sont venus avec leur foie assoiffé,
avec des bouches, des mains et des veines ardentes.
Et la tribu contemple le frêle brigantin
flottant sur l’azur clair des ondes.
C’est un voilier ; il a une charpente lente
qui endort les îles et se gonfle de cannelle.
Œil et nerf, la boussole, avec l’aiguille vers le pôle
de neige magnétique ; le gouvernail tremblant ;
langue qui lèche des éponges, le cordage tombé.
II
Les hommes sont venus à l’innocence pure
des îles nues ; aux nobles cascades
où nagent les jeunes filles en poussant des cris joyeux
dans leur langue sauvage, libre encore d’alphabet.
Les hommes sont venus aux mers les plus libres.
Requins et perles, odeurs de nageoire,
lunes sans télescope qui courrouce les poissons
et bananeraies humides pour suspendre des hamacs.
III
Les hommes sont venus ; ils sont blancs et barbus ;
ils violeront les vierges les plus douces de la tribu
et tueront le sorcier vêtu de kangourou
qui danse les nuits de pleine lune devant le feu.
Ils sont ambitieux ; ils bâtiront leurs usines ;
une locomotive avec sa haute cheminée
déshonorera la forêt ; ils compteront les fruits
et mettront le poisson dans des boîtes pleines d’huile.
IV
Ils ont des yeux d’acier ; apportent l’alcool et la luxure ;
l’anglais de leurs chèques se substituera aux hymnes
au soleil dans la langue que comprennent les mouettes.
Les hommes débarquent ; la tribu les contemple,
nus au milieu de la plage ;
avec des fusils à silex et une vieille Bible,
les hommes blancs achètent le vieux Paradis.
*
Ce navire au nom d’île : Sur le torpillage du Baleares (Aquel barco con un nombre de isla: En el hundimiento del «Baleares»)
Ndt. Le Baleares, navire espagnol au service du camp nationaliste pendant la guerre civile, fut coulé à la bataille du cap Palos en 1938, emportant 741 victimes par le fond. En 1947 fut inauguré à Palma de Majorque un colossal monument aux morts du Baleares, qui a résisté à ce jour aux tentatives d’éradication de la part des autorités politiques de l’Espagne nouvelle, lesquelles ont dû jusqu’à présent se contenter d’effacer des inscriptions mais ne s’arrêteront sans doute pas là dans leur continuation de la guerre par d’autres moyens.
Et tu échangeas la rose contre les algues amères,
la femme terrestre contre la froide sirène.
Et tu traversas en volant le jardin des scaphandriers,
où le poisson à l’œil immobile voit naître la tempête.
Où vas-tu, dans la nuit dangereuse des grands fonds,
marin d’un bateau submergé et sans force ?
Quel « Arriba España ! » depuis la fin de l’abîme as-tu lancé,
qui s’envola en essaim de bulles sphériques ?
Belvédères de Cadix ou du Ferrol, les persiennes
entrouvertes et le piano qui sous sa housse ne joue pas.
La fiancée pleurant au bord de la mer et les phares
que les mouettes réveillent, cherchant ton corps.
« Mère, l’eau est froide, et je me souviens des oiseaux ;
bien que ce soit le mois de mai, j’ai les veines glacées.
Je sais qu’il m’est interdit d’arriver à ta plage ;
pour voir ta fenêtre, je viendrai avec les marées. »
Tu remonteras un jour du fond, évanoui,
avec tes yeux de noyé, pour voir les drapeaux.
À présent que les chevaux du champ de blé sont dans l’eau,
le soldat dans l’écume, et que Peñiscola est à nous.
Tu monteras, l’été, des troubles abîmes
pour voir les oranges, la noria, les vergers.
Toi, sans poids et sans ombre, fantôme exilé,
dont le corps ne peut dormir en terre.
Cherches-tu un tombeau, la racine des arbres,
le lieu qui ne change pas et la dalle sûre ?
Ton sépulcre est païen, le corail ne couvre pas,
et tu es triton, nostalgique du cyprès et de l’étoile.
Tu habitais un navire au nom d’île,
l’écume tourbillonnait dans ses hélices neuves,
et dans l’arc-en-ciel de fioul de son sillon sautaient
comme des obus les dauphins brillants.
Où es-tu, mon bateau, vivante parcelle d’Espagne,
hier forteresse navigante et joyeuse,
aujourd’hui épave inondée, manœuvrée par des morts,
immobile sur un méridien avec sa boussole immobile ?
Vous ne reviendrez jamais à l’amour des îles,
quand les amandes de Majorque sont le plus sucrées,
avec les bateaux captifs pleins de tanks russes,
et l’alphabet courtois de tes drapeaux ne parlera plus.
Par des terrasses qui descendent à la mer, où l’écume
fait bouillonner d’eau inquiète le marchepied de marbre,
les marines d’Espagne viendront avec des couronnes
et le jeune amiral apportera la rose nouvelle.
Alors ils te diront, levant le bras : « Marin
au coquillage de nacre au-dessus des flèches,
au lieu d’un rameau funèbre, pour toi nous effeuillerons
la Rose des vents sur ta tombe incertaine. »
*
La guerre castillane (La guerra castellana)
Il faut retrouver nos voix puissantes
et le geste sûr du javelot ou de l’épée.
Les lèvres et les roses ne doivent pas nous retenir
quand la Castille attend sa dure cavalcade.
Ô gués militaires des fleuves puissants !
Les cerfs au bord de l’eau et les sangliers dans les taillis.
Pour que notre épouse n’affaiblisse point notre vigueur,
qu’en son cloître la garde San Pedro de Cardeña.
Et sur l’arçon de nouveau, déjà pointent les blancheurs
de l’aube castillane, mon jeune chevalier.
En vers sans métaphores, les rudes troubadours
célébreront ton sang dilué dans le Duero.
Si te guette en terres ennemies le malheur
et si tu meurs un codex enluminé dans les mains,
une sépulture t’attend à Silos, auprès de l’abbé Fortunio.
Ton corps fermentera au son des chants grégoriens.
La frontière à nouveau est dans la chair vivante.
Des provinces enragées décrochent leurs cloches
et, faucons de ce siècle, planent au-dessus
les puissants trimoteurs déchirant le matin.
Moscou avance sa guerre, éternelle et hostile,
et sème dans nos sillons ses dures réalités.
Comme la grêle de glace humiliant l’épi,
sa guerre est un cavalier qui rase les villes.
Mais, phalange vigilante, oppose le joug et les flèches
à la faucille qui tranche, au marteau qui écrase ;
pour le combat, frère, tu vêtiras ton habit de fête,
faisant honneur au lignage pur de ta caste.
Et tu retrouveras les voix puissantes
et le geste sûr du javelot ou de l’épée.
Déjà brillent de l’Empire les tours fabuleuses
et sa lune sanglante épouvante les chevaux !
*
Poème de l’antiquité de l’Espagne : Un tank russe en Castille (Poema de la antigüedad de España: Un tanque ruso en Castilla)
Les tanks russes, neiges de Sibérie
sur ces nobles champs espagnols.
Que peut le coquelicot contre leurs huiles froides ?
Qu’oppose le peuplier à leur furie ?
Nous étions encore avec des bœufs et des charrues de bois ;
la Castille n’est pas scientifique ; dans ses terroirs ne pousse pas
l’usine ; sa glèbe produit, comme Athènes,
des théogonies et des oliviers, des batailles, des rois, des dieux…
Pour conquérir l’Espagne, il faut dire, comme le Christ :
« Mon royaume n’est pas de ce monde », et non brandir les faucilles
ni promettre au corps des paradis terrestres,
car en Espagne des voix sortent des tombeaux.
Et il s’y trouve clairement une destinée, rattachée au ciel,
car il s’y trouve généalogie, descendance et oraisons ;
car l’enfant qui naît a deux mille ans
et les bergers commandent avec un geste de rois.
Venez, chars de Russie, mécanisme compliqué,
animaux dépourvus de sang, de femelles et de sueur,
avec un peu de feu comme de qui brûle un arbre,
sur les droits sillons vous serez immobilisés.
Et vous couvriront la terre, la pluie, les insectes,
l’alouette du ciel, les fleurs campagnardes.
Et tandis que votre rouille redeviendra paysage,
la Castille continuera de remplir de Saints son horizon.
*
Catacombes de Saint-Calixte (Catacumbas de San Calixto)
Ceux ici qui communièrent dans le Christ
sous l’épi et ses racines,
humble semence, quand
le poisson et la colombe étaient encore symbole.
Les obscurs frères mystérieux
qui sapèrent les portiques de marbre
et, pour briser les trônes de l’Olympe,
vaillamment s’enterrèrent.
Suave humidité d’ossements et de reliques,
fragile peinture et lampe à huile !
Qui dira à ces graines qu’un jour
la terre éclatera
en efflorescences de hautes coupoles,
décorées de fresques et de cloches !
Là, Cécile, cou tranché,
allume un nimbe sur ses cheveux ;
et les doigts qui caressèrent la lyre
confessent rigides la Trinité de Dieu.
La sécheresse des racines a
ce frais Jourdain, peint en bleu.
Oh, rêver dans la fosse aux morts
le joyeux jardin du Paradis,
plier les ailes d’or des anges
dans la fourmilière sale de la terre !
Dans le tunnel de la taupe, la baleine
mouillée de Jonas ; et dans un ferment
de blés, enterrés, les nappes,
le pain et le vin de l’Eucharistie.
Le crâne de la vierge avec la griffe
du lion et la clameur du Colysée.
Et le diacre, en blanc, avec sa palme.
Et dehors le grand soleil des païens,
la vive lumière des Césars équestres,
les coquelicots des catacombes
sur les os blancs des Papes.
*
La ville sans chevaux (La ciudad sin caballos)
Pour expulser la roue et le cheval
et le bruit, ô Venise,
avec ton fol hippocampe marin,
petit cheval de mer, avec son squelette
de cavalier de jeu d’échecs ; et ces jardins
minimes aux racines
que n’effleurent point les taupes
mais les poissons froids ;
et ces escaliers
de marbre, avec les confettis
d’un carnaval – ton Corpus – vénitien.
Ô terrible république
tenue en l’air,
qui souffles le cristal avec tes poumons
de verre et de miroir ! Pieds d’écume
qui portez les fruits en bateau,
avec tes gondoles
(un cercueil au col de violons),
tes morts dans l’île,
Robinsons de l’os ; et ce masque
avec son poignard et ses délations.
Le Dux, avec son bouffon de jeu de cartes,
va sur son Bucentaure
épouser l’Adriatique ;
ta faune est d’un autre monde,
ton lion a des ailes ;
jamais tu n’as vu les bœufs,
si doux, si attachés à la terre.
Tes chevaux de bronze
galopent dans un pré d’horloges,
de mosaïques et de cloches.
Tu es enluminée, d’or, byzantine,
fleurie de nimbes,
une initiale peinte
par un moine de Prinkipos
ou un missel sur les eaux.
Tes murs sont bateaux, voiles, vent ;
les rames, tes épées.
Tu es à la fois sanglante et délicate,
comme le fragile cristal,
qui toujours blesse.
Silence dans la verdeur de tes canaux ;
seul le grand poisson aux branchies rosacées
se promène dans tes rues la nuit.
Tes rosiers aquatiques
ignorent
le baiser du blanc papillon.
La lune dans les marées
tirera tes rues comme des rubans
(nobles rues sensibles à la lune),
fera gonfler tes places
comme un sein juvénile.
Héroïque sera l’oiseau
qui parvient à tes jardins !
Dis-moi, ville étrange,
le printemps t’arrive-t-il
embarqué ?
*
Ibérie romaine (Iberia romana)
Quand l’Ibérie n’était encore qu’un grand désert d’argent
avec une bordure de bêtes sauvages et des mers de crustacés,
tes légions vinrent, traçant des routes,
des jardins et des théâtres.
Nous étions hommes farouches de la guerre brûlante,
danseurs de la lune aux barbares feux de joie,
et le taureau celtibérique au poisson sur les cornes
mugissait sur les plateaux.
Numance affilait ses dagues de bronze ; dans les coupes
du banquet funèbre fermentait la cervoise,
et un dolmen couvrait le squelette du chef
au diadème d’airain.
Des bisons rougeâtres ornaient encore les grottes
terribles éclairées au moyen d’os de cheval,
et les jeunes filles ardentes, germinales dansaient
au solstice d’été.
Nous étions collés à la boue du Déluge ;
sous la terre brûlait le feu primitif,
et les animaux disparus traversaient encore
le rêve de nos durs anciens…
Rome nous apporta l’arbre fait colonne,
l’assujettissement des sombres instincts au Droit
et la soumission de l’eau sauvage à l’aqueduc,
celle du cri à l’alphabet.
Tu nous donnas la mesure, le nombre, la forme ;
le vers, qui est l’écume du hurlement pendant la chasse,
et tu nous dénudas Vénus, rose de pudeur,
parmi les âpres fourrures.
Tu apportas la comédie, la noble agriculture,
l’araire et la statue, l’éloquence et le vin ;
tu nous donnas des empereurs, et en germe apportas,
occulte, Jésus-Christ.
L’Ibérie, avec ses feux, son sang virginal,
les cavernes de ses songes, de noires mythologies,
antédiluvienne, de vif-argent et de serpents
se sentit secouée.
L’harmonieuse culture du vers et de l’olivier
se fit profonde et douloureuse, mortelle et supraterrestre,
et le Christ saigna davantage dans nos champs
que dans la ville des Césars.
Depuis des siècles nous gardons avec de vaillantes épées,
ô Rome, ta culture contre le danger d’Orient,
et sur trois caravelles les fils de Numance ouvrirent
ton court finistère.
L’Ibérie t’a bien repayé ton sacrifice, Rome,
en te donnant un continent parlant une langue fille
de ce beau latin qui fait que Dieu descend
sur un peu de farine.
*
12 octobre aux Antilles (Doce de octubre en las Antillas)
Ndt. Le 12 octobre 1492, Christophe Colomb posait le pied sur l’île de Guanahani.
Avec une planche et un chiffon3 réalisant des prouesses
et la nuit regardant l’étoile polaire,
l’Espagne entrait ici, déplumant des têtes
et baptisant avec de la nacre au bord de la mer.
Ce fut un beau négoce : pour un perroquet une épée,
et pour de l’or la verroterie qui brille au soleil ;
et l’Indienne nue s’enfuit à travers la forêt, effrayée,
en voyant son visage dans l’eau d’un miroir espagnol.
Ils donnèrent des noms aux choses, comme au premier jour du monde
quand Dieu dit rose, femme, ivoire ;
tout le calendrier chrétien baptisa la route des caravelles,
chaque Vierge d’Espagne eut son île d’indigo.
Ils virent des plages dorées aux palmeraies huileuses
avec des hamacs bleus et le fruit carmin,
et les marmites bouillonnant sur le feu
avec les crânes rongés du banquet sanglant.
Naviguer au hasard de l’aventure espagnole,
la boussole folle mais la foi fixe,
chaque coup de vent une patrie future
et un même langage la plage où ils posaient le pied.
Le sonnet dans la forêt vierge et parmi les serpents le Christ,
la Création aura depuis un « huitième jour »,
car l’Histoire naviguait sur une mer imprévue,
et vont au gré de trois voiles Fray Luis et Platon.
Ils verront le cocotier avec son perroquet irisé
et la hutte cannibale qu’orne un reptile,
et l’Amiral dira que ce climat tempéré
lui rappelle Séville entre avril et mai.
3 Avec une planche et un chiffon : Cette façon de décrire une caravelle, sa charpente et ses voiles, vise à souligner le prodigieux de la chose accomplie.
*
Louis XV (Luis XV)
Louis XV, poudré, essaie des cravates.
La loupe sur la carte, Choiseul lui rapporte
que les Anglais, perdant plusieurs frégates,
ont abandonné les côtes de Coromandel.
On parlera du Québec, et à chaque distinguo
le vieux ministre prisera son tabac ;
il y aura un perroquet de Saint-Domingue
et un page à la turque servant le café.
On ouvre les salons ; les gens conversent ;
la philosophie sourit, à Paris.
La mode est au chinois et au persan,
dans les vitrines triomphe le chien « Fo-hi ».
Voltaire, laid et cynique, se fait courtisan :
décolletés de nacre dans l’auditoire ;
l’as de trèfle dans sa main blanche,
quelque abbé dira qu’il n’y a pas de Purgatoire.
Banquet au Palais, après avoir entendu la comédie
de Rousseau… et bâillements de Sa Majesté.
Une favorite dans l’Encyclopédie
cherche le mot « électricité ».
Les loges se réunissent en secret.
Le tablier maçonnique s’allie aux favorites,
et entre les baisers et la venaison Louis signe le décret
expulsant de France les jésuites.
Le duc passe ses nuits à veiller
parlant de physique ou en transports d’amour.
C’est seulement quand il sentira venir la petite vérole
qu’il laissera sa bonne amie pour le confesseur.
La dauphine blonde attache à ses cheveux
une frégate bouclée avec des fleurs et des poissons.
Le diamant algide irisant son cou
annonce le grand froid de la guillotine.
Le Prince réussit ses caramboles
sur la bille rouge ; cruel crépuscule.
Le perroquet vert de Saint-Domingue
répète le mot « Coromandel ».
Poésie péroniste d’Argentine
À Evo Morales, président élu de Bolivie, exilé de son pays par un coup d’État militaire ; Evo, que ses humbles parents indigènes nommèrent en hommage à la mère des sans-chemise Eva Perón
L’Argentine présente dans son histoire politique le cas d’un pouvoir charismatique, au sens du sociologue Max Weber, unique à deux titres. Tout d’abord, ce pouvoir charismatique s’est exercé non par un homme mais par un couple, à savoir le général Juan Domingo Perón et son épouse, Eva Perón, « Evita ». Certes, la présidence de Juan Perón dura de 1946 à 1955 (avec une réélection en 1952) et Eva Perón est décédée, à l’âge de trente-trois ans, en 1952, mais c’est tout le péronisme, ainsi que son rayonnement sur le continent américain, qui est fortement marqué par la figure d’Evita, comme le montrent les poèmes qui suivent.
La seconde particularité de cette domination charismatique est qu’elle a largement survécu à ses deux principaux protagonistes au sein d’un parti, le parti justicialiste, qui, tout en s’orientant en tant que parti institutionnel vers une forme de domination bureaucratique (toujours au sens de Max Weber), n’en conserve pas moins, et entretient, un ensemble cohérent de références charismatiques aux années de la présidence du général Perón. Malgré le coup d’État militaire de 1955 contre Perón, qui s’affubla du nom de « révolution libératrice », et la répression qui s’ensuivit, et malgré les scissions qui se produisirent au sein de la « résistance péroniste » et du mouvement en général, le justicialisme a continué d’exercer une influence majeure sur le pays, dont il a gouverné les destinées pendant de nombreuses années, par le biais de personnalités telles qu’Isabel Perón (présidente de 1974 à 1976, et renversée à son tour par une junte militaire), Carlos Menem (1989-1999), Néstor Kirchner (2003-2007), et l’épouse de ce dernier, Cristina Kirchner (2007-2015). Les élections d’octobre 2019 ont rendu le pouvoir au justicialisme avec l’élection d’Alberto Fernández à la présidence.
Perón conduisit une politique sociale avec l’appui des syndicats ouvriers et des masses populaires, les « sans-chemise » (descamisados), politique qu’il définissait comme une « troisième voie » entre capitalisme et communisme. Certains protagonistes de la révolution cubaine de 1959 étaient influencés par cette philosophie (on sait du reste que l’Argentin Che Guevara rencontra Juan Perón), et c’est seulement sous la pression des événements, quand, Fidel Castro ayant refusé l’aide financière américaine, les États-Unis, offensés par cette manifestation d’indépendance, frappèrent l’île d’embargo, que la révolution cubaine se rangea (tout en faisant partie du Mouvement des non-alignés) du côté du bloc soviétique et que Fidel Castro déclara officiellement que la troisième voie de type péroniste était « utopique ».
Les poèmes suivants, traduits de l’espagnol, sont tirés de l’anthologie Poetas depuestos: Antología de poetas peronistas de la primera hora (Editorial Punto de Encuentro, Buenos Aires, 2011) (Poètes déposés : Anthologie de poètes péronistes de la première heure), compilée et présentée par le poète et écrivain argentin Gito Minore. L’expression « poètes déposés » est, comme l’explique Minore, une allusion à l’épuration intellectuelle à laquelle donna lieu la prétendue « révolution libératrice » et sa dictature. Les « poètes péronistes de la première heure » furent « déposés » au sens où la fin du péronisme marqua leur proscription en tant que figures littéraires notables dans leur pays. Compte tenu de ce que nous venons de dire sur l’importance du péronisme et du justicialisme dans l’histoire politique de l’Argentine pendant la seconde moitié du vingtième siècle, cette proscription a certes dû être limitée dans le temps, en l’occurrence à quelque vingt années avant le retour du péronisme sur la scène politique. Il est tout de même frappant que les noms des « épurateurs » intellectuels du péronisme cités par Minore soient parmi les plus illustres de la littérature argentine contemporaine, à savoir Jorge Luis Borges, Silvia Ocampo et Ernesto Sabato ; ces noms mériteraient donc sans le moindre doute de figurer dans notre essai Littérature latino-américaine engagée… à droite (Literatura latinoamericana comprometida… a la derecha) (x), pour leur association (assurément peu connue de leur lectorat international) avec une dictature militaire, aussi « libératrice » fût-elle.
Les poètes ici traduits n’ont pas la notoriété de ces illustres noms, et le plus connu d’entre eux, au moins sur le continent américain, Fermín Chávez, l’est d’ailleurs moins comme poète que comme historien (c’est un des auteurs argentins marquants de cette discipline). J’ai pourtant découvert une poésie d’une grande émotion et densité. Or Minore n’a pratiquement retenu de cette poésie péroniste que la partie la plus directement consacrée à l’apologie, alors même que la littérature apologétique encourt presque toujours le soupçon d’être une poésie sur commande et, du point de vue interne, court le risque de sombrer dans le dithyrambe. Il n’est d’ailleurs pas du tout impossible que cette poésie ait contribué à l’édification de la domination charismatique du péronisme dont nous avons parlé, ainsi qu’au maintien de celle-ci dans les formes néanmoins davantage bureaucratisées du parti justicialiste postérieur.
La figure d’Eva Perón joue à ce titre un rôle de premier plan. La dévotion catholique traditionnelle est volontiers mise à contribution pour faire d’Evita une figure mariale (en jouant notamment sur son nom María Eva), son action est décrite comme la « neuvième Béatitude » (voyez le poème de ce titre), elle « tient Dieu dans ses mains » (comme Marie mère de Dieu le tient dans ses bras), etc. Evita est également décrite à l’occasion dans les termes des légendes précolombiennes (voyez le poème qui parle d’elle comme d’une incarnation de la déesse guarani Caa-Yari). C’est une figure centrale de la poésie péroniste, où la passion politique tend, comme cela se produit pour l’amour divin dans la littérature mystique, à s’exprimer dans les formes de l’amour « profane » ; d’autres fois, cette passion pour la justice sociale prend les formes de l’amour mystique.
*
Louange (Alabanza) par José María Castiñeira de Dios
De même que l’homme solitaire qui regarde la lune et les étoiles
bien qu’il soit seul et pauvre est l’homme le plus riche de la terre,
avec ces pauvres yeux-là Dieu a voulu que je voie
non les étoiles et la lune, mais la somme de la lune et des étoiles
réunies en un faisceau, comme les blés de la moisson,
pour que ces pauvres yeux-là, riches de lumière, la voient
telle Marie, sur le monde de l’humilité et de la pauvreté,
et, sur le monde de l’amour et de la beauté, telle Ève.
Et ainsi la virent ces yeux, Ève de toute beauté :
les mains claires comme un fleuve qu’aucune ombre ne trouble,
la bouche belle comme une brise qui crée le monde de la musique,
les yeux intenses comme un feu qui triomphe de toutes les pénombres,
et les cheveux au vent comme un rêve ou bien serrés comme un fruit,
pour que ces pauvres yeux-là continuent de regarder vers les hauteurs,
depuis la terre jusqu’à son visage, depuis la terre la plus obscure
jusqu’à ce visage si parfait qu’il est ciel, même sans soleil et sans lune.
Et ainsi la virent ces yeux, dans sa beauté de Marie :
les mains douces comme un soleil dominical plein de bonheur,
la bouche suave comme une eau dispensatrice de joie,
les yeux purs comme un ciel où jamais ne se couche le jour,
et le cœur montrant à tous son pur arbre de la vie
comme un immense pélican ou comme une eucharistie,
pour que le Peuple de la patrie boive sa voix caritative
et se nourrisse de son sang comme la terre se nourrit de ses jours.
Ève et Marie sont à ce point unies dans la femme que ma voix chante
que plus que des noms c’est un nom, comme deux yeux font un regard,
et plus que des mains, c’est la main de qui la tend à l’infortune,
et plus que des bouches, c’est la bouche de qui la parole est louange,
et plus que des yeux, ce sont les yeux de qui donne foi avec le regard,
pour que l’homme solitaire lève le visage vers ses pieds
et voie dans la lune et les étoiles, sur la terre de la patrie,
Ève et Marie, Marie Eva, transfigurée en l’Espérance.
*
Chanson aux mères de mon pays (Canción para las madres de mi tierra) par Julia Prilutzky Farny de Zinny
Pour la femme d’ambre et de blé,
pour le ministère que sa voix renferme,
je veux dire, Seigneur, un chant amical
à toutes les mères de ma terre.
Pour dire sa grâce sans appel,
femme de ma patrie nouvelle,
voix visionnaire, voix inexorable,
voix de toute la douleur : Marie Eva.
Pour dire son fouet de feu
sur la peau torve de l’injustice,
son message qui est ordre et qui est prière,
sa parole qui blesse et caresse.
Sa voix… Sa voix sur tout l’horizon,
sur tout paysage matutinal
– désert de sable ou de pierre, plaine ou montagne –,
fontaine scellée, cantique de flammes.
Par les chemins de ma patrie
va cette clameur gagnée dans la plénitude,
sirène d’alarme et de joie,
de l’essence perdue et retrouvée,
de l’ardent carillon qui n’abandonne pas,
de la braise cachée dans la cendre,
de l’accent qui marque et qui pardonne :
voix qui blesse davantage encore quand elle cicatrise.
Contre le vertige impuni qui se dissipe,
tourne et se perd en lourds tourbillons
et du fond même de la brume
repart, sur tous les chemins.
Sa voix dans le silence et les gémissements,
un murmure dans le passé et la distance,
dans le souvenir fidèle de notre oubli :
voix de l’ange qui garde toute enfance.
Dans cette voix déchaînée de tendresse,
nous te découvrons, mère tremblante.
Dans cette voix abattant les taillis
pour ouvrir l’idée de la rose.
Claire amie qui ne connais pas encore
l’enfant sans pareil que renferme le cœur
mais qui tends des mains en forme de nid
pour tous les enfants de mon pays.
Elle ne pousse plus, la flore de l’effroi,
au pied des douloureux crucifix :
sur la patrie indomptable du chant
éclatent les sourires des enfants.
Par ton cri, par ton être, par ton défi,
tu illuminas les jours lugubres,
femme de topaze et de rosée,
et nous t’appelons mère, toi notre fille,
car dans ta voix, définitivement,
se repose désormais le plus haut midi,
l’espoir et le rêve et la semence.
Et nous t’appelons mère, Eva Marie.
*
Le retour de la déesse Caa-Yari (El regreso de la diosa Caa-Yarí) par Luis Horacio Velásquez
Ndt. Caa-Yari est la déesse guarani de l’herbe maté, une plante constituant depuis longtemps une industrie importante de l’Argentine et du Paraguay. Le poème nécessite quelques explications, que l’on trouve entre autres dans le livre Superticiones y Leyendas de l’anthropologue argentin Juan B. Ambrosetti (1917) . Les cueilleurs de maté, souvent Indiens ou métis, quand ils concluaient un pacte avec la déesse indigène, en recevaient de l’aide ; la déesse en particulier allégeait leur fardeau pendant le travail et, comme ces travailleurs étaient payés à tant l’arobe (unité de mesure), invisible elle pesait de tout son poids sur la balance au moment de la pesée pour augmenter leur salaire. Le poète se sert de cette légende pour comparer l’action sociale d’Eva Perón aux bienfaits de la déesse.
Une curiosité du vocabulaire utilisé par les travailleurs du maté, qui figure dans le poème et que confirme Ambrosetti, est l’emploi de mots tirés de l’industrie minière. Les travailleurs du maté se nomment eux-mêmes « mineurs (de fond) » (mineros) et appellent leur travail « travail de mine » (trabajo de mina).
Mystères dans la forêt. Le labeur quotidien.
Les lamentations du péon et de l’Indien s’estompent.
Vers l’enfer de la place de la pesée,
le sternum ployé, sous le fardeau
passe une ombre en guenilles.
Au-delà des prairies de maté, nul horizon.
De l’aube à l’oraison, il travaille muet.
Dix arobes à la fois, il abat la verdure
jusqu’à la terre offensée, furieuse.
Recru de fatigue : « Si je pouvais fuir »
il songe à l’escapade dans la forêt épaisse ;
mais à la fin est plus forte l’angoisse indescriptible
que donne le Mauser à l’affût.
– Viens, Caa-Yari, ô ma mère !
…mes forces me quittent et le souffle
me manque, ce fardeau c’est la mort,
je suis ‘mineur de fond’, ma femme m’attend… »
L’Indien et le péon initié font des offrandes
dans la foi autochtone de la race,
et elle, déesse native, les protège,
la vierge de la forêt, blonde et blanche,
et elle, Caa-Yari, prend la charge
et anime le végétal de l’Indien,
l’aidant à transporter son fardeau
et à partager sa peine solitaire.
Par la forêt dense et ténébreuse
la vierge indienne, sans peur, le guide,
repousse les jaguars, l’anaconda,
et dans la balance double son gain journalier.
Puis, à la fin de la journée,
comme une mère elle prend soin de lui avec amour,
étanche sa sueur, et le relève,
et s’il est malade panse ses plaies.
Il faut croire en elle par serment.
La foi est une lampe vive entre ses mains.
La haine s’oublie et le mépris choit,
convertissant chaque homme en frère.
II
Il est venu du fond du peuple une femme
comme une perle scellée dans son coquillage
cimenter l’union entre les pauvres :
fanal de lumière et myrrhe de beauté.
Le Chef lui donna feu et bréviaire.
Vérité dans sa voix et grâce dans sa tendresse.
Son idéal solidaire est drapeau
en frénésie de fleuves et de plaines.
Eva Perón dont la voix, ointe de lumière et d’écume,
crie jusque dans les lointains.
Quelle est son amertume ? Quel mal est le sien ?
Seulement la douleur de la patrie souffrante !
Défenseuse civile, elle a donné son affection
à l’ouvrier, aux pauvres et aux parias.
Aux humbles mères, aux enfants.
C’est-à-dire au troupeau sans chemise.
Et elle est descendue dans le cœur des plus tristes,
elle a voulu connaître le secret de leurs drames.
La charité de Dieu lui dit : Insiste !
elle fut l’ange tutélaire de l’espérance.
Son modèle était Saint François
– frère loup et frère serpent –,
et rien ne peut tant l’émouvoir
qu’un visage baigné de larmes.
Elle vit le froid exploiteur sans âme
– le maître avec son or et sa violence –
avec sa loi de la cravache et du talion
sans amour de la patrie ni miséricorde.
Et l’impossible, alors, fut possible :
Caa-Yari, la déesse légendaire,
prit la forme fragile et sensible
d’une jeune femme de notre race.
Son évangile de pain, eau et grain
déplace la mer et perce la montagne.
Et sa vérité simple s’établit
sur tout le continent américain.
Et comme elle est Caa-Yari, au travailleur
elle tend ses deux mains comme des ailes,
étanche sa soif, éponge sa sueur
et allège le poids énorme de sa charge.
Et elle trouve la mesure qui équitablement
rémunère le labeur quotidien
et introduit dans la conscience collective
l’alléluia de la cause nouvelle…
Puis elle se rend auprès des enfants opprimés
qui n’ont jamais connu la pitié chrétienne
et comme ils sont les élus du Chef
elle leur apporte une cité de conte de fées.
Et enfin au vieillard dont la lumière
peu à peu s’éteint, triste et oubliée,
elle offre un refuge de paix sans tourments
dans une harmonie d’oiseaux et de cloches.
Alors le miracle fut possible
– parfois les rêves se réalisent –
la déesse est vivante et se préoccupe des salaires
et de son plus beau sourire chasse le mal.
Sa vigile, sentinelle pérenne,
garde son évangile et notre blason.
Eva Perón est Caa-Yari réveillée.
Ce qui était légende est aujourd’hui réalité.
*
Poème de celui qui conduit (Poema del que conduce) par María Alicia Domínguez
Debout dans l’Histoire, le regard tourné vers l’Avenir
avec les ailes de la Foi surmontant tous les murs
triomphateur de l’inerte, de ce qui n’existe déjà plus
luttant pour que personne n’ait soif ni ne soit triste
dans sa Doctrine s’accomplit la Béatitude
qui au malheureux augura son jour d’espérance.
« Les forces de l’esprit guident l’homme » ; il est certain
que des idéaux communs le sauvent d’être mort
et qu’un destin isolé le limite et l’enferme
alors que Dieu est à tous et se trouve partout sur la terre.
« User de la tolérance contre l’intolérance »
créer des ponts humains qui contractent la distance,
considérer en chaque destin possible
un dépassement heureux ; telle est son œuvre visible.
Conception de poète qui voit dans l’Humanité
un fertile et renouvelé sapin de Noël
qu’un amour conscient ranime et décore
avec les pures conquêtes de l’humaine pitié.
Il soumet les vagues nombreuses à la digue
d’un sens d’amour plus ample capable de magnifier
les élans isolés, afin qu’ainsi le plus fort
soit celui qui aime la Vie sans peur de la Mort.
Et le privilège insigne qu’il confère au petit
donne foi dans la bonté rayonnante de son entreprise.
Sa soif d’innovations poursuit la racine
avec la foi de celui qui ne cherche que le fruit heureux.
Quand il tourne un regard plein de fermeté vers le Passé
c’est pour voir que celui qui pleurait ne pleure plus
et que dans le Bien avec amour partagé se sont accomplis
la justice oubliée et l’oubli du moi.
C’est lui qui a recueilli dans son âme généreuse la clameur
des vies silencieuses que laminait la douleur
et le gémissement profond qui vient de la Mort :
« Nous demandons que dans cette Vie se partage la chance ;
que pendant que les uns souffrent les mains vides
la fortune ne comble pas les jours stériles
de ceux qui sont nés sans crainte de l’échec
parce qu’un destin injuste les a conduits par le bras.
Nous demandons le droit que le meilleur triomphe
et le repos complet pour chaque labeur
et la récompense de la constance des mérites
que l’injustice éreinte de ses vents et froidures. »
C’est lui qui a entendu le gémissement profond de la terre
qui se plaint en ses fruits, car en eux est renfermée
l’injustice constante d’un obscur passé
où ils n’étaient pas à ceux qui les avaient semés.
Et aujourd’hui de sa main il partage tous les épis
comme quelqu’un qui reconnaît le droit du travail.
C’est pourquoi ceux qui étaient auparavant oubliés ne l’oublient pas
et que le protègent ceux qui étaient auparavant sans protection ;
c’est pourquoi répand sur lui sa grande lumière
le cœur enflammé d’une loyale multitude,
et que s’universalise la pitié de son nom
qui reconnaît unanimes les droits de l’homme.
C’est pourquoi quand on dira Perón
à jamais s’imposera une parole triomphale : le cœur.
*
Poème du voyage fraternel (Poema del viaje fraternal) par María Alicia Domínguez
Note. Le poème est une évocation des relations cordiales entre l’Argentine et le Chili pendant les présidences de Juan Perón et Carlos Ibáñez del Campo (1952-1958).
I. Le chemin
C’est le même chemin, recommencé ;
un chemin d’amour qui triomphe et s’élève
au-delà de la pierre et du nuage
avec une impétuosité d’amour, depuis le Passé.
Les limites n’existent plus ; le paysage
–précipice, faux pas, sommet solitaire–
s’agenouille devant le symbole du voyage
qui ouvre de nouvelles portes à la Cordillère.
La pierre sévère dans ses entrailles obstinées
sent sourdre des baptêmes de versant
et si la montagne avait une âme
son symbole serait le soleil naissant.
Car en vérité un soleil touche le sommet
le plus excellent et hermétique des Andes ;
il n’existe pas de plus grande clarté
que celle de l’amour quand il se répand.
Un amour fraternel, parfait, humain,
qui sait s’arracher à soi-même
et adopte l’attitude de la main
qui jette des arcs de lumière sur l’abîme.
II. Le voyage
La montagne se souvient dans sa dormeuse
sérénité du Héros légendaire
qui prit le vent andin par la bride
puis égrena le courage comme un rosaire.
Celui qui leva vers le ciel une noble épée
ointe par la lumière d’une nécessaire clarté ;
le héros d’aujourd’hui, à la marche tranquille
s’en vient armé de la paix de son sourire.
(Il apporte aussi, occulte comme la forêt,
la morsure tenace d’une blessure ;
mais surmonte comme l’horizon,
pour les autres, l’angoisse de sa vie.)
Pour les autres, il entreprend un noble voyage,
pour l’amour humain, devant ses pas
le paysage prend une intensité nouvelle
comme les Andes sous les étoiles.
Et sa main déployée devant les gens
dans l’attitude bénie qui répare
les omissions, répand les semailles
d’une profonde et claire fraternité.
Comme celui qui fut escorté par l’attente
des peuples d’hier, celui-là, qui à présent
annule la distance entre deux peuples,
dans sa suite a également l’Aurore.
III. L’accolade
Et dans le Peuple profond, clair et bon,
dans le Peuple vaillant face au destin,
s’accomplit l’unité du Chilien
authentique et de l’authentique Argentin.
Par la parole – musique dans le vent –
par le sourire de qui les réunit
ils recouvrent le chant du sentiment
qui fut jusqu’à présent harmonie muette.
Ils se reconnaissent comme des frères
qui voyagèrent loin de chez eux,
semblables dans leurs âmes et dans leurs mains
sous la vieille vigne de leur race.
C’est la joie avec laquelle les ruches
confondent leurs essaims laborieux,
celle de ces peuples aux espoirs mûrs
dans la prospérité de jours généreux !
Et sur le signe d’unité triomphale
darde son symbole un autre lien :
celui de ceux qui ont fait de leur accolade
d’amitié un stimulant continuel.
La Montagne, les Peuples sont témoins
de ce geste d’amour qui commence un monde
par la fraternité de deux amis
et la foi d’un fort attachement.
Perón, Ibáñez, tant de noble effort
jusqu’alors comme enseveli !
(ainsi sous la neige perd le chêne,
toujours caché, la grâce des nids.)
Après le jour de ceux qui sont partis
avec la douleur du rêve reporté,
O’Higgins, San Martín, eux ont cru
à leur parente destinée dans le Passé.
La Cordillère dans son dégel aperçoit
depuis la clameur de chaque pierre blessée
l’idéal qui triomphe de la mort.
C’est l’œuvre de qui a foi en la Vie !
*
Deux éloges et deux commentaires (Dos elogios y dos comentarios) par Fermín Chávez
Notre dame, reste ici
dans ces lignes fugaces.
La fleur de lin s’en est allée
pour que toi tu puisses rester.
Notre dame, reste ici
si tu préfères notre assaut.
Nos cœurs marchent
avec ton cœur au milieu ;
Notre dame, reste ici :
nous accomplirons tes commandements.
Comme rayonne ton sourire
sur les sans-chemise !
Notre dame, reste ici
tellement pure et illuminée.
Comme brille ton blé
sur ma chaumière lézardée.
Eva Perón, notre dame, est farine du peuple,
farine et miel du peuple de cette douce Argentine.
Eva Perón, notre dame, tient Dieu dans ses mains,
dans ses mains vit l’ange de la farine.
Eva Perón, notre dame, est une braise jeune
qui reste jusqu’à l’aube pour allumer le jour.
Eva Perón, notre dame, a le cœur clair,
cœur à la portée de ta main et de la mienne.
Notre dame, je te dis braise
pour que tu réchauffes ma nuit
et mon chemin et ma maison.
Je te dis lune, je te dis
lune croissante pour te demander
l’illumination du blé.
Eva Perón, notre dame, parle de choses simples.
Ses moindres battements de cœur se montrent au dehors.
Pour que nous les voyions. Pour que nous les regardions.
Elle a, notre dame, un sourire vrai.
Eva Perón, notre dame, préfère le pauvre peuple
et sous son regard nous perdons tout orgueil.
Je parle d’elle, notre dame, car je suis peuple aussi.
Je fais moi aussi partie de ce peuple qui est le sien.
*
Chant plénier (Canto pleno) par Julio Elena de la Sota
Ndt. L’allusion au mois d’octobre, dans ce poème et quelques autres, renvoie à la date du 17 octobre 1945, Jour de la loyauté (Día de la lealtad) dans l’imaginaire péroniste, où des masses de citoyens argentins descendirent dans la rue pour réclamer la libération de Perón alors prisonnier de la dictature, ce qui conduisit à sa libération et à la tenue d’élections en février 1946, que Perón remporta. Dans le poème Paroles pour Eva Perón, plus bas, le rôle d’Evita dans cette journée est précisé.
Nous étions enfants de nostalgie et enfants de silence
et notre jeunesse était comme une question sans objet
qui ne devait dans notre vie trouver d’autre réponse que l’écho.
Nous étions enfants de nostalgie et enfants de silence
j’aime ma ville ; j’ai toujours été habitant de la peur,
de la peur immense de vivre si seul dans une localité déserte
avec un trésor d’amour, avec un énorme, un sauvage désir
de transformer ma vie en entreprise ardente et fraternelle.
Mon amour était l’amour qui conduit le fleuve à l’océan lointain
j’aime ma ville ; je l’aime dans ses habitants, dans sa pierre, dans son ciel,
dans son enfance de fruit et dans ses filles l’âme au vent,
dans ses matins blonds et ses soirées qui nous viennent de loin
avec un lent va-et-vient, une délicieuse cargaison de souvenirs,
où le jasmin embaume la glycine et où répand
sa cannelle sonore la chanson du boulanger.
Comme était loin alors, et menaçant, le ciel !
Car ma ville se trouvait – comment dire ? – loin,
loin de moi et de tout le monde, prisonnière de chaque poitrine.
Et chaque poitrine était une douleur, une dispersion,
goût de solitude, d’amertume et de peur.
Le miracle attendait sur ce lent mois d’octobre,
en marche vers les portes pondéreuses du printemps.
Soudain la voix… la ville offrait
un grand corps gisant tourné vers les étoiles.
C’était une voix d’enfant perdu, une clameur désemparée
de solitude, de tendresse et de prière.
C’était comme ces voix surgies des rêves
qui poignent le cœur d’émotion, et répandent
dans l’air pur une âme prisonnière…
elle nous frappait la poitrine comme une aile chaude.
Une colombe blessée nous appelait à la guerre !
Je vis la multitude et une femme avec elle.
Que de mains tendues vers son doux feu de joie !
C’était la clé musicale qui réunit la note dispersée
et notre solitude se consumait dans sa flamme fraternelle.
Pour nous sentir frères davantage nous nous aimions en elle,
car le sortilège de son nom anéantissait les ténèbres.
Depuis ce mois d’octobre miraculeux, toute la lumière s’appelle Eva.
Eva Perón, miroir des joies et appeau du chant,
qui la voit la chante, y compris par le silence ;
Eva Perón, sœur de la rose et du feu,
quand elle passe les sourires prennent leur envol ;
Eva Perón, ardent, délicat mystère
d’un visage façonné de l’intérieur par l’âme ;
douce voix de ma Patrie qui fut ordre et prière
et fit de tous une seule et même poitrine solidaire ;
en la regardant, je m’en rends compte, je crains ma propre mort…
pour l’admirer, alors, il y aura deux yeux de moins.
*
Le cœur en la cigale (El corazón en la cigarra) par Juan Carlos Clemente
« Ce que nous avons de meilleur, c’est le peuple. »
Je suis l’homme de la rue,
des champs, de la ville.
Le journalier, l’ouvrier,
l’étudiant, l’apprenti,
le vieillard, le jeune, le petit
bourgeois, l’inventeur,
le niais, le voyou,
la lie,
font partie de moi.
La femme de l’usine,
du bureau, de l’atelier ;
celle chargée d’enfants
et celle enceinte une seule fois,
la libertine, la concubine,
la mendiante aussi
font partie de moi.
Je sème, je récolte,
j’extrais les minerais.
Par mes mains se meuvent
les machines, se pétrit
le pain, se cousent les vêtements.
De mes entrailles naissent les savants,
les artistes, les héros.
(De même les Conducteurs
naissent de mes entrailles.)
J’ai gagné ma propre indépendance,
mais j’ai aussi combattu pour celle des autres.
J’ai perdu mon sang en guerres
civiles, et j’ai bâti
sur mes propres ruines ma grandeur.
Je suis généreux, viril,
sentimental, matérialiste.
Je connais les tyrans,
les chaînes, la faim,
les promesses, les moqueries
de ceux qui hier me trahirent.
Je sais souffrir, attendre,
pardonner, oublier.
Mais je sais aussi me révolter,
prendre des Bastilles, défendre
les barricades, dresser des gibets,
faire justice et m’apaiser.
Je suis le peuple,
j’aime la liberté.
*
17 Octobre (17 de Octubre) par Alfonso Ferrari Amores
Avant cette date, dans nos vies
les sépultures des grands hommes, les épopées mortes.
Il y avait les statues et les épées,
et les hymnes épiques, la preuve digne de foi,
Ô Patrie ! Simulacres ! Germes congelés !
L’antique gloire absente, aucune gloire nouvelle.
Ton sang sucé, les vampires de Crésus
contemplaient, ô Martyre ! ta veine jadis héroïque
à sec. Et s’en réjouissaient. Les enfants de ta tristesse
plongés dans des léthargies de momies et papyrus.
Ce n’était plus l’austère Espagne mais le nordique Midas
qui consumait ta force, sourde au clairon ;
et c’est en vain que de furieuses Némésis réclamaient
la seconde croisade de notre San Martín.
En vain ! L’adipeuse indolence du cipaye
somnolait à l’ombre d’un pavillon étranger,
et des rouges franges descendait jusqu’à sa veste
un baptême zébré de caméléon neutre.
Cela pouvait appartenir à Sodome et Gomorrhe,
à l’abjection finale, cela ne pouvait être nôtre.
Dieu veillait et il voulut, par-delà le coma,
comme Lazare nous relever, d’une main ferme et capable.
Cette main eut un nom : ton nom, Juan Perón !
Et, puissant, dans un espace sans obstacles, se répandit
le Peuple, le Peuple, clameur de rédemption.
Bras faits colonnes, têtes faites béliers !
Recréateur de la Patrie, nettoyée du caudillisme,
ton inspiration sacrée eut elle aussi un nom.
Notre dixième Muse, celle du justicialisme :
Ton nom, Eva Perón !
Le regard du magnanime nous reconnaît à nouveau ;
ses yeux de bronze s’humectent à nous contempler.
Si longtemps sans nous voir !
Si longtemps sans nous embrasser !
Ô Patrie restaurée ! ton cri recouvre le globe :
Dix-sept Octobre ! Dix-sept Octobre !
*
La neuvième Béatitude (La novena Bienaventuranza) par Pedro M. Larocca
…….Comme sur toute la terre,
le Sermon sans égal de la Montagne,
divin, magistral, profond et serein,
apporta jusqu’ici sa résonance insolite.
Les mains s’ouvrirent d’espoir,
le cœur éleva son battement
et les harpes des Béatitudes
firent entendre leur musique.
Huit phrases de Dieu pour les existences
saturées de pénurie et de nuits sans sommeil.
Huit clés d’or promises
pour parvenir au Royaume des Cieux.
Mais la douleur de l’homme divergeait
de la félicité d’outre-tombe :
moins de souffrances ici, sur la sombre
terre fertile en larmes et douleurs.
Et elle vint, comme si le fils
revenait vivre sur la terre.
Elle prit sa Croix et dit aux pauvres :
« J’ai moi aussi faim de la même faim que vous. »
– (Au côté du grand Conducteur,
bâtisseur de la nouvelle Argentine ;
son professeur et son amour,
au nom de qui elle parlait,
comme si lui-même parlait,
chaque jour lumineux
où le Justicialisme
célébrait ses triomphes ;
svelte, légère, délicate, fine
– le beau et le vrai en harmonie –,
elle levait sa blanche main ardente
sur la Place de Mai
marquant le véhément
verbe évangélique,
tranchant comme l’éclair,
contre le pervers) –
« Je sais depuis l’enfance combien le probe
est accablé par l’injustice,
et de quelle monnaie paye le loup
celui qui a faim de pain et de justice. »
« Où se trouve le loup de l’homme, celui de la satiété
nous épie constamment ;
celui qui opprime et écrase.
Celui à qui l’Écriture proscrit les cieux
avec son pieux message,
dans la difficile analogie
du chameau et du chas de l’aiguille. »
Celui qui inspira le Sermon
mit la main sur les huit clés miraculeuses
– Les Béatitudes,
qui donnent au cœur
ses lumières et espérances
pour parvenir aux cieux –
et forgea son appeau,
et depuis deux mille ans il continue
de tourmenter avec une satanique impudence
l’affamé de pain et de justice
pour entrer dans les cieux avec un rossignol de cambrioleur. »
« Mon sans-chemise, camarade,
sans pain sur la terre où le blé
féconde d’or les chaudes entrailles,
et remplit à craquer la cale
du navire étranger ;
sans table et sans foyer
pour la communion du pain ami
sur ta propre terre, qui te reste étrangère,
après tant de luttes. »
« Mon sans-chemise, exténué
par un labeur intense et accablant
qui te contracte les poumons et t’ôte le sommeil ;
mal nourri, spolié,
pour ajouter des écus au trésor
du marchand heureux et du fabricant
importateur de toile,
sans un chiffon pour couvrir ta pudeur
ni le froid de ton nourrisson. »
« Quelle main prépotente te refuse ainsi
ce que verse ton sang,
ce que tisse ta main ?
Et toi, ma sœur,
toi qui peux être mère et être aimée
avec un rayon de lumière sur le front
heureuse et amoureuse ;
noyée, souffrante,
subissant ta peine et ton agonie
sans pouvoir obtenir ni pain ni travail…
tu le demandes portant enveloppé de guenilles
ton enfant dans les bras. »
« Camarade épuisé, vieilli ;
ouvrier de rebut, congédié ;
vieillard qui cherches de porte en porte
sur le seuil sordide des maisons
– après une vie de labeur, incertaine,
qui t’accable et t’use –
une croûte de pain pour tout dîner
et un refuge contre le froid
où dormir, dans l’espoir
d’en finir dans la mort avec ton désastre. »
« Enfant brun ou à la tête blonde,
qui te fatigues quand tu joues à la guerre,
et te fatigues quand tu danses dans la ronde
comme les autres enfants de la terre. »
« Pâles, tristes enfants, mais beaux,
amenés par Dieu pour réjouir la fête
de leurs mains pleines de lumières,
et que la misère assombrit. »
« Enfants sans souliers
pour attendre les généreux Rois mages
à l’apparat fantastique,
qui parce qu’ils étaient Rois ne voulurent approcher
les petits anges en haillons
du bidonville. »
« Mon sans-chemise,
plongé dans la pénombre
sous ce ciel bleu,
où la Croix du Sud
avec ses étoiles nomme,
désigne et marque
la paix d’une contrée,
berceau de liberté,
où des hommes lointains
– frères en ta douleur
et d’égale solitude –
rêvent de venir un jour
jouir de ces biens
désirés, précieux,
avec une joie insolite,
avant que le monde ne disparaisse. »
« Jouir de ces biens,
de ces mets et de ce pain succulents,
qui abondent ici
mais dont tu es privé… »
« Je viens te rendre
l’amour de la vie
sans peur de la mort.
Ta dignité perdue.
Ta liberté à présent humiliée.
Ton pain chaud.
La terre fécondée
par ta sueur répandue. »
« Je t’annonce le miracle
de ta maison et de ton champ. »
« Que le chant du coq te trouve
ouvrant la fenêtre à la lumière
du soleil nouveau de l’heureux foyer
après la grise agonie du bidonville. »
« Pampa étendue et compagne riante.
Champ de lumière avec enfants en fête.
Crépuscule sans inquiétude, illuminé
en sillon ouvert et portail pimpant. »
« Quand Il touchera tes tempes,
à la fin vaincues, tranquilles,
après la jouissance de biens terrestres
cent anges parés
pour le cérémonial, de leurs trompettes
salueront ta blouse de bleu pur,
ton cœur sans tache,
et les huit clés d’or du sermon
t’ouvriront les cieux promis. »
« Le Christ – et son sermon, espoir et consolation
après le passage terrestre triste et dur –
approuvera le troupeau paisible
au travail digne et au pain sûr. »
« Le bien-être terrestre qui s’accomplit
– Rédemption de la blouse de bleu pur ! –
c’est la neuvième Béatitude
et la Bible sociale de l’avenir. »
Tel fut son message. Et si s’est déchiré
son bel habit terrestre,
son Message d’amour, son rêve ardent
reste avec nous. Et plus jamais
ne s’éteindra la lumineuse et pure
flamme céleste de son tison.
*
Navires vers le sud (Navíos al Sur) par Rodolfo I. Turdera
Ndt. Le mois de mai, dans ce poème et quelques autres, renvoie à la date de l’indépendance de l’Argentine, le 25 mai 1810. D’où le nom de Place de Mai (Plaza de Mayo) qu’on a vu plus haut, nom de la place principale de Buenos Aires où se trouve la Casa Rosada, le palais présidentiel.
Ce sera quelque jour de l’Histoire,
mais ce jour viendra !
Des ports tranquilles de la Patrie
partiront vers le sud nos navires
pour défier la furie des mers
et recouvrer ce fragment perdu
de notre terre qu’usurpe la force
du despotique Empire léonin.
Dix mille Croisés du Droit
seront prêts à combattre avec héroïsme
pour libérer la terre malouine
que nous légua l’Espagne, avec ses domaines,
lorsque dans l’heureux réveil de Mai
notre Patrie se donna son destin
et traça ses frontières de son propre sang,
le sang fécond de ses fils.
Le Droit est invincible vérité
qui surpasse la marche des siècles,
et pour nous viendra
la justice avec la paix, ou bien le sacrifice,
mais cette terre redeviendra nôtre,
et dans ses ports les mâts dressés
arboreront notre pavillon azur et blanc
flottant au vent des mers algides.
Les navires au sud ! c’est le mot d’ordre
stimulant notre esprit argentin
qui ne renonce pas devant le pouvoir usurpateur
ni ne capitule ni ne laisse fléchir son optimisme.
Et un jour viendra où notre peuple
chargeant de justice ses navires
dirigera leurs proues vers les mers du sud
en quête d’un rêve de vérité, sacrés.
Tôt ou tard le soleil des Malouines
baisera les étendards argentins !
*
Tant de choses ! (¡Tantas cosas!) par Antonio Nella Castro
Il y a des années de cela, camarades, je disais :
« Ma terre est vaste et profonde ;
au nord, les labourages, les guitares ;
au sud, la mer sonore, nos côtes.
Un homme à l’odeur de bois de palo santo
sème dans les sillons, chante, et tombe amoureux. »
Il y a des années, camarades, je disais…
Mais il s’est passé tant de choses !
Ils arrivèrent parmi les balles. Fusillant.
Pleins de fiel. De malédictions. De croûtes.
Ils venaient l’âme empoisonnée,
l’entrejambe et la bouche écumant.
C’étaient les bons garçons. Les étudiants.
Les dames huppées. Et « catholiques ».
Celles qui pensent que l’Église et les autels
sont un commode et chic salon de mode.
Et leur offrande fut une gerbe de cadavres.
Pauvre Córdoba !
Ils souillèrent les cloches. Les missels.
Pauvre Córdoba !
Et au nom de Jésus les rues
se remplirent de sang. Pauvre Córdoba !
Elles se couvrirent de dépouilles populaires !
Pauvre ! Pauvre Córdoba !!!
Le temps les suivit comme une vipère.
Et la vipère finit par mordre l’histoire.
Leurs noms resteront comme celui de Judas
et leurs enfants auront les mains rouges.
Videla Balaguer1. Nausée du monde.
Hyène pourrie. Hypocrite cagot.
Le ciel de la patrie sera nettoyé
quand tu pendras fétide au bout d’une corde !
D’autres vinrent après eux. Ce fut la même chose !
Quel accouplement malade leur donna naissance ?
Capitaines gorilles. Assassins.
Déshonneur des Armes ! Pieds et bottes !
La terre effile les poignards !
Le vent cherche les carotides !
Capitaines gorilles. Assassins !
Voyez, voyez la patrie, comme elle pleure !
Ils vendirent la Nation par lots. Ils brisèrent tout.
Couvrirent de fumier ses colombes.
Et le peuple, notre peuple, le peuple tout entier,
fut à la disposition de la « Couronne ».
Les hommes de la Force Armée. Les marins,
– misérables serviteurs de la Loge –
arborèrent leurs uniformes de protocole,
firent étalage de leur sale aristocratie cipaye.
– Il ne nous reste plus – me disait
une humble fille de la Boca,
– Il ne nous reste plus rien, camarade,
sinon les yeux pour pleurer notre déshonneur. –
Femmes du pays ! Hommes créoles2 !
Nous savons qui ils sont. Quelles sont leurs manœuvres.
Nous connaissons leurs noms. Ceux de leurs commanditaires.
Et nous comprenons aussi pourquoi ils nous haïssent.
Mais soudain le temps s’arrêta.
Et c’est la même heure qui dure depuis lors.
Une heure longue, interminable, aride.
Heure mesurée par une montre d’ombres.
Et là restèrent Valle et Ibazeta,
leur sang suspendu à la gloire.
Et là resta Cortines. Et Cogorno3.
Fondus dans la patrie et l’histoire.
Et là nous restâmes tous, fusillés,
sans plus de cœur, âme, mémoire.
Mais un des nôtres est en exil.
Un homme au parfum de chose à soi
qui leur marque les jours, les minutes,
prend les mesures de leurs fosses
et un beau matin reviendra pour que le vent
chante à nouveau parmi les roses.
1 Videla Balaguer : le général dont le coup d’État renversa Perón en 1955.
2 créole : Le terme français créole vient (à moins que ce soit le contraire) de l’espagnol criollo, où il peut désigner, comme en français, les Noirs nés dans les territoires d’outre-mer, ou bien, comme dans ce poème, les descendants d’Européens.
3 Valle, Ibazeta, Cortines, Cogorno : Juan José Valle, Ricardo Ibazeta, Alcibíades Eduardo Cortines et Oscar Lorenzo Cogorno sont des militaires péronistes argentins qui se soulevèrent contre la dictature en 1956 (« Levantamiento de Valle »), sans succès. Ils perdirent la vie lors de cette tentative.
*
Paroles pour Eva Perón (Palabras para Eva Perón) par Antonio Nella Castro
…….À présent que ta faveur m’est interdite
– Air dans l’air suspendu et lisse –
je veux offrir ma voix,
ma voix sans tache
à l’ample latitude de ton ciel haut.
Je n’ai pas été ton Ronsard. Je suis ton peuple.
Cela qui aime sans qu’on le lui demande.
Celui qui aime parce que c’est comme ça.
Celui qui voyage selon son impulsion. Et voyage.
Je suis un peu éternel.
Comme le bœuf dans les semailles.
Comme l’air dans le soir.
Comme le temps.
Je n’ai pas été ton Ronsard. C’est certain. C’est certain.
Je te regardais tranquillement.
J’étais si proche… mais j’étais loin.
Et c’est peut-être pour cela,
parce que j’étais avec les autres,
que j’ai pu voir ton cœur de l’intérieur.
Je marchai tes pas, chaque jour,
peut-être sans le savoir,
car tous tes pas coïncidaient
avec les denses allées et venues du peuple.
Je marchai tes pas
depuis si longtemps,
que je me sentis père de mon père
et me sentis grand-père de mon grand-père.
Depuis des siècles je vais avec chaque sanglot,
avec chaque bout de faim,
avec chaque enfant nouveau
sur ta route de lutte.
Remplissant de protestation les silences.
Je marchai tes pas.
Ou toi les miens.
C’est la même chose, finalement, je suis le peuple.
Tu marchais par ses rues et ses places
comme une pièce détachée,
jointe dans ta douleur de multitudes
et sentant tes pas comme étrangers.
Tu marchais par ses rues et ses places.
Tu allais comme moi.
Comme eux.
Tu es venue d’en bas, lentement.
Tu connaissais la couleur du ciel
et la couleur de la terre.
Tu connaissais les arbres du parc
et le tremblement de l’arbre vrai.
Tu es venue d’en bas.
Depuis le centre
du mot peuple.
Où l’on sait par amère hérédité,
sans dictionnaires ni cahiers,
que la faim est un enfant triste et maigre
et l’appétit un monsieur obèse.
Tu es venue d’en bas.
Du peuple.
De l’ouvrier à la froide retraite.
Des maisons des vieux quartiers.
Du foyer des employés pauvres.
Des enfants du football et des terrains de jeu.
Tu es venue d’en bas.
De la chaleur humaine de la pot-bouille.
Des matins aux douces chapelles,
des tables sans gong. Des ouvriers
aux tramways et aux usines lointaines.
Du peuple.
Et tu ne le quittas jamais.
Et tu allas le chercher lorsque sentant
quelque chose crier dans ton sang
il fut nécessaire de le secouer tout entier.
Et tu allas le chercher dans les ateliers,
aux champs, dans les usines…
Et tu lui touchas l’âme depuis l’Histoire.
Et tu lui tendis en pains de ta chair
les roses semées par ses ancêtres.
Et tu allas le chercher.
Et tu le trouvas.
Comment ne l’aurais-tu pas trouvé puisque tu étais toute peuple.
Puisque tu venais d’en bas comme l’arbre,
qui pousse,
qui jette son ombre sur les éreintés,
t’offrant en fruit aux affamés…
Et offrant ta vie comme du bois de cheminée
pour réchauffer leur hiver.
Comment ne l’aurais-tu pas trouvé puisque tu étais toute peuple.
Puisque tu étais dans les sillons avec le blé.
Dans la récolte avec les journaliers.
Dans les rues endurcies de la ville.
Et à la frontière émotionnelle de la poitrine.
Comment alors ne l’aurais-tu pas trouvé,
franc, ouvert,
chantant des joies meunières
ou de paysannes terres d’entre-ciel.
Comment alors ne l’aurais-tu pas trouvé
venant à ta rencontre,
puisque ta douleur était la douleur de tous,
puisque ton espoir était de si longtemps…
Puisque ton eau était la soif des humbles
et ton pain le pain de chaque toit.
Je fus toujours avec eux.
Je fus à tes côtés
blessé de colombes et de foulards.
Je n’ai pas été ton Ronsard. Je suis ton peuple.
Celui qui sent les 20 et 25
que tout se brise dans le souvenir.
Celui qui pleure ta mort avec la pluie.
Celui qui porte en deuil le sentiment.
Celui qui t’a véritablement aimée, profondément,
et presque sans le savoir.
Il était si naturel d’aimer ce qui est à nous,
de chérir ce qui nous appartient.
Tu étais tellement quelque chose de propre à notre vie,
que peut-être, sans le vouloir,
nous sommes tous, ensemble avec toi,
un peu morts aussi.
Je n’ai pas été ton Ronsard. C’est certain. C’est certain.
Je te regardais tranquillement.
J’étais si proche… mais j’étais loin.
Et c’est peut-être pour cela,
parce que j’étais avec les autres,
que j’ai pu voir ton cœur de l’intérieur.
Je n’ai pas été ton Ronsard. Je suis ton peuple.
*
Parole du poète absorbé en lui-même au général Perón (Palabra del poeta ensimismado al general Perón), Anonyme
J’ai vécu la solitude en moi ; j’ai bâti
des tours à mon existence inconsolée.
Mais aujourd’hui j’intègre le débit de mon sang
dans le fleuve de ton Peuple épris.
Je chantais au bosquet vert dans sa clôture
sans voir l’arbre et en oubliant l’Homme ;
aujourd’hui je veux être la Multitude convertie
qui délire d’amour sous ton nom.
Je refusais la foi qui nous trompe
et l’idéal qui est un terme variable ;
aujourd’hui me dévore le feu de ton idée
qui est un volcan d’amour interminable.
J’éludais la vérité, parce que ce monde
se complaît à la mettre à genoux ;
aujourd’hui je communie dans la tienne, dans le drapeau
que tu as dressé et que tu n’humilies jamais.
J’ai honte de ma triste tour
et de mon soliloque hagard,
quand j’écoute ta voix sur l’enclume
de ton dire profond, passionné.
De quel droit me réfugiais-je dans l’ombre
pour invoquer les cieux étoilés,
sur cette terre où tu apportais
l’Aube des jours insignes ?
De quel droit m’évadais-je en des paysages
étrangers, gris de mélancolie,
quand tes mains fortes conquéraient,
Perón… Perón, « le pain de chaque jour » ?
Pourquoi pleurais-je ma petite larme
tandis que ton cœur incandescent
jetait sa lumière sur la souffrance de tous
et consumait leur douleur brûlante ?
Tu édifiais sur mon égoïsme
la clarté d’un jour nitescent ;
je refusais mon existence de pierre ;
tu répandais ton torrent humain.
Je m’assis à l’ombre du chemin
après avoir moissonné mon unique épi ;
toi, dans la mer des récoltes continues
debout sur ton ombre et ta fatigue.
Et aujourd’hui je te confesse dans la rougeur qui chauffe
mon cœur d’artiste conquis :
c’est beaucoup de vivre le rêve, mais le faire
vivre à un peuple c’est plus que tout ce qui est rêvé.
Je sais que doivent encore te renier
l’impur et celui qui vit absorbé en lui-même ;
mais je vois dans ton sourire compatissant
ta pitié pour le cygne empaillé.
Je t’attribue la vue pénétrante,
semeur pour qui le grain stérile
compte pour rien dans la récolte,
tu sentiras mon chant, véritable.
Tu sentiras le fleuve qui déborde
depuis la ferveur avec laquelle en ma foi je te jure
un cœur attaché à ta Doctrine
comme la lumière l’est au pur acier !
Et pour atteindre le centre que je poursuis
et qui sous mon front était une abstraction,
je m’intègre à la Vérité que tu symbolises
et de goutte je deviens torrent…
*
La fille du 17 (La muchacha del 17) par Alfredo Carlino
Son nom est venu à moi
comme une émeute.
J’étais presque un enfant et militais.
Son nom m’apparut derrière l’aurore.
C’était l’aube à Buenos Aires,
la chaleur nous frappait et la passion préparait son incendie.
Le jour allait paraître,
fruit plein, debout et pour toujours,
nous allions tout inventer.
La foule,
cette fille voluptueuse,
le Colonel pour toujours.
Le raconter aux autres,
une vie durant,
comment c’était, ce qui fut, pour l’éternité.
Le jour allait paraître et ce serait le 17
et nous n’en savions rien.
Elle vint à moi depuis la lutte.
Elle, avec ses yeux drapeaux
et sa peau d’alouette…
Elle chantait comme une flambée
à en blesser l’espace.
Elle vint à moi depuis le sang,
avec la mort Passaponti4,
cette adolescence mutilée qui rêvait.
Elle vint à moi depuis l’air et le chant,
depuis la rixe et la blessure,
depuis la vie et la mort,
depuis l’éternelle tendresse révolutionnaire,
si pleine d’amour,
si pleine de guitares,
de colombes et de chansons populaires,
de vieilles en guenilles,
de vieillards, impossible de dormir dans la rue.
Elle vint à moi invaincue, mémorable et victorieuse.
Elle vint à moi sans le savoir,
c’était l’histoire
et l’on participait comme si de rien n’était.
Elle vint à moi comme tout,
dans le tumulte de la rue,
et au milieu de la lutte.
Belle et totale, vêtue d’étoiles,
des violons sur le visage.
Vitale de haines
car elle aimait, tellement, son peuple.
Elle vint à moi avec ses soleils,
ses gestes, tout elle.
Jamais la pureté n’eut tant d’identité
qu’en son beau nom.
Sa tendresse continue de croître
et possède toujours la même rébellion.
Elle, l’invaincue, la fille du 17,
depuis fut nôtre éternellement,
elle continue de flamboyer dans la foule
et de chanter
comme une flambée.
4 Passaponti : la muerte Passaponti, la mort Passaponti, s’il ne s’agit pas d’une coquille et omission pour «la muerte de Passaponti». L’étudiant Darwin Passaponti, mort le 17 octobre 1945, « Jour de la loyauté », est le premier martyr du péronisme.
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Devant un discours du général sur Martín Fierro (Ante un discurso del general sobre Martín Fierro) par Alfredo Carlino
Te souviens-tu, général ?
des théoriciens de la poésie intimiste,
ces poètes sans intimités ni extrémités,
ceux qui tentèrent de ruiner l’affection du peuple
pour Martín Fierro et le tango,
ceux des concours et anthologies,
ceux qui rejetèrent les rixes et les rêves de la lutte,
les exempts de fièvre,
ceux qui voyaient passer la vie du poème à côté d’eux.
Ceux qui vilipendèrent
l’oraison pratiquée avec son propre sang
lui opposant l’art pour l’art et par décret,
les mêmes qui nous infligèrent au pilori
des suppléments littéraires
les raseurs de la parole hermétique.
Les écoliers en gémissements et petites angoisses
à la recherche du salut individuel.
Te souviens-tu, général ?
Ils gisent aujourd’hui
dans les dernières pages de livres qui n’existent pas.
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