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Lettre à mon âme et autres poèmes de Guilherme de Almeida
Un autre poète académicien du Brésil au vingtième siècle est Guilherme de Almeida (1890-1969). Il acquit la célébrité avec une poésie classique, avant de rejoindre l’avant-garde à l’occasion de la « Semaine d’art moderne », qui lança les nouvelles tendances littéraires au Brésil en 1922. Il fut ainsi le plus connu du groupe des innovateurs au sein de la poésie brésilienne, bien que son adhésion rencontrât l’incompréhension d’une partie de son lectorat. Cela correspondait néanmoins à son caractère, à ses goûts polyédriques : Almeida est également connu pour avoir introduit le haïku japonais dans la poésie brésilienne. Il fut élu Prince des poètes en 1959.
Les textes qui suivent, dans notre traduction, sont tirés d’une anthologie Melhores poemas de 2004, chez la maison d’édition Global Editora dont nous avons déjà dit ici le bien que nous en pensions. Le compilateur et présentateur de cette anthologie, Carlos Vogt, n’a pas réuni les poèmes choisis par lui sous le titre de leurs recueils respectifs mais en trois catégories, que nous nous bornons à suivre, relatives aux périodes de la poésie d’Almeida : I) « Première période : Le dernier romantique », II) « Deuxième période : L’esprit moderne », III) « Troisième période : Maturité » (ci-dessous I, II et III).
*
I
Les derniers romantiques (Os últimos românticos)
Quitte, pendant que le clair de lune blanchit l’espace,
au moyen de l’échelle de soie ton balcon…
Et viens, légère et chaude encore de ton lit,
comme un sommeil de tulle à mon bras…
Nous sommes le couple le plus poétique et parfait
des derniers romantiques… Ton pas,
chantant dans le jardin, marque le rythme
de ce cœur qui bat dans ma poitrine.
Puis tu pars et je reste. Et, en cachette,
sur la verte volupté des pelouses
mon ombre se confond avec la tienne…
Ah ! si nos vies pouvaient se fondre ensemble
comme se fondent nos deux ombres
sous le pâle mystère de la lune !
*
Sur les routes silencieuses… (Pelas estradas silenciosas…)
Sur les routes silencieuses
marchent en rêvant les amoureux…
Les anges penchés chantent
dans le ciel, sur la terre s’ouvrent les roses…
Les amoureux marchent en rêvant
sur les routes silencieuses…
Ô amoureux, prudence,
les anges peuvent pleurer !
Ô amoureux, prudence,
les roses peuvent se faner !
Dans le silence des routes
les amants s’embrassent, au soleil couchant…
Timide, le soir se cache le visage,
et là-haut les nuages sont de couleur vive…
Les amants s’embrassent au soleil couchant,
dans le silence des routes…
Attention, amants, attention,
les nuages peuvent vous voir !
Attention, amants, attention,
le soir peut souffrir !
Dans le calme des chemins
les amoureux marchent en pleurant…
Les étoiles scintillent, fleuretant ;
pleins de paix dorment les nids…
Les amoureux marchent en pleurant,
dans le calme des chemins…
Ô amants, pleurez tout bas,
les étoiles peuvent rire !
Ô amants, pleurez tout bas,
les nids peuvent sourire !
*
Félicité (Felicidade)
À ma porte elle frappa
et me salua, souriante, en montant l’escalier :
« Bonjour, vieil arbre sans plus de feuilles ! »
Et je répondis : « Bonjour, fille morte ! »
Elle entra et ne dit jamais plus rien…
Jusqu’au jour où (quand c’était, importe peu)
il y eut des chansons dans les ramures
et des groupes d’amoureux sur la route…
Alors elle m’appela et dit : « Je m’en vais !
Je suis la Félicité ! Vis à présent
du souvenir de ce que j’ai fait pour toi ! »
Et c’est ainsi qu’au beau milieu du printemps
je réalisai qui elle était seulement quand elle partit…
Et je n’ai plus jamais été heureux !
*
Fétichisme (Fetichismo)
Je suis fétichiste, j’adore tout
ce qui est à toi : la page marquée
d’un livre ; le sommeil de velours
de ton coussin langoureux ;
un œillet splendide et rouge
qui meurt ; la vie singulière
que tu as mise dans chaque miroir
par le sortilège d’un regard ;
cet accord, cette gamme
de ton piano qui reste suspendue
dans la résonance de cette salle ;
ta lampe ; la présence
impérative d’un parfum ;
ton chapeau… – tout, en somme,
ce qui vient de toi, te résume,
possède ton prestige émotionnel !
Et ce contact voluptueux
avec tant de choses évocatrices
est si sensuel, si délicieux
pour mon âme sensitive
que j’attends plein d’impatience
le moment où tu t’en vas,
et qu’il me vient même le souhait
que tu ne reviennes jamais !
II
Abracadabra
Nuit de sortilèges.
Entre les arbres
une fontaine
élève son jet d’eau
de cristal, qui est la baguette
d’un sorcier.
Et le sabbat se déploie
dans une sarabande
fatidique
d’ailes, de feuilles mortes,
de tortes ramures
et de poussière.
Et ce sont des galopades
d’échevelés
coups de vent…
Là-haut, les nuages sales
sont comme des chouettes
errantes.
Il vague des mauvais-œils
dans les ciels délavés
et grisâtres ;
sept étoiles bigles
scintillent entre les interstices
des branches.
Tout tourne,
fantasmagorie
de Cabale…
Dans un frémissement
une aile de chauve-souris
bruit.
Et au hou-hou d’un hibou
– léger feu-follet –
tu ressurgis,
ma belle Infante,
au clair de lune de sainte
Walpurgis !
Sous le ciel funeste,
qui est un pourpoint augural
d’alchimiste
ou de saint Cyprien1,
mon œil humain
t’aperçoit.
Je te vois et, au milieu
du tumulte
qui hurle et hulule,
ton habit noir,
comme une amulette,
tremble…
Et tremble… Puis tout,
lentement et en silence,
s’évapore
– sorcières, elfes, lutins –
sous ton regard…
Et maintenant
seul mon rêve dort
dans la nuit énorme :
dort comme,
sous un champignon
flasque et jaune,
un gnome…
1 Saint Cyprien : Saint Cyprien d’Antioche ou de Nicomédie passe pour être un sorcier qui se convertit au christianisme et laissa des grimoires, connus dans le monde lusophone et hispanophone. Au Brésil, le « Livre de saint Cyprien » est employé dans les religions afro-brésiliennes telles que le candomblé et le quimbanda.
*
Quelqu’un est passé (Alguém passou)
Quelqu’un est passé. Et son ombre,
comme un manteau qui tombe
d’un geste languissant, est restée sur mon chemin.
À présent s’en est allé le soleil, et la nuit tombe peu à peu.
Et cependant
l’ombre reste,
distincte et nue,
jetée à terre comme un manteau.
Il fait froid.
Sur mon corps passe un violent frisson…
Et le désir me vient, timide et fou,
de me blottir un peu
dans ce manteau d’ombre tiède…
Mais quelqu’un
revient dans la nuit pâle :
revient chercher son ombre oubliée.
Il fait jour. Sur la route aride et mélancolique
ma vie tremble de froid…
*
Épigraphe (Epígrafe)
J’ai perdu ma flûte sauvage
dans les roseaux du lac de verre.
Joncs inquiets de la rive ;
poissons d’argent et de cuivre poli
qui vivez dans la vie mobile des eaux ;
cigales des hauts arbres ;
feuilles mortes qui vous éveillez au pas ailé des nymphes ;
algues,
belles algues claires
– si vous trouvez
la flûte que j’ai perdue, venez, le soir,
vous pencher sur elle ! Vous entendrez les secrets
sonores que ma lèvre et mes doigts
ont laissés, oubliés, dans
les silences de sable de son ventre.
*
Le feu sur la montagne (O fogo na montanha)
Les bergers avaient allumé,
la nuit, un grand feu sur la montagne.
Ils gardaient les bras croisés sur la poitrine
et restaient assis dans l’ombre incertaine,
regardant le feu, écoutant l’histoire
nocturne, étrange
que la flamme sonore,
agitée comme une langue inquiète
leur contait.
Et la flambée était comme une danseuse
aux cheveux dénoués, dansant
entre les parfums barbares de la résine
et le crépitement des taureaux de cèdre dans l’argile
une danse de voiles furieux dans les airs…
– Car elle mettait une pupille
aux yeux vides qui n’avaient point de regards.
*
Le festin – I (O festim – I)
Note du traducteur. La perle dans la coupe de vin est une allusion à la légende de Cléopâtre, selon laquelle la reine égyptienne à l’occasion d’un banquet jeta une perle d’une très grande valeur, qu’elle portait en boucle d’oreille, dans une coupe de vin où la perle fut dissoute et que la reine but ensuite, pour montrer l’étendue de sa richesse ou sa supériorité sur elle. – Les commentateurs font remarquer qu’une perle ne peut se dissoudre dans du vin, qu’elle le peut en revanche dans du vinaigre au bout d’un temps assez long ; cependant, Cléopâtre but la coupe.
« Le festin » est un poème en quinze chants, dont trois se trouvent dans l’anthologie que nous avons utilisée et dont nous avons ici traduit le premier.
1.
Moi aussi j’ai jeté dans un verre de vin une perle de mon âme.
Tous les hommes jettent leur âme, comme un joyau, dans une coupe de vin.
2.
En tombant dans le sein léger de ce vin enivrant, pesantes de la nostalgie de la mer, les perles disparaissent,
et en vérité je vous le dis, chaque homme, pour retrouver la sienne, devra vider sa coupe.
3.
Les uns laissent rouler distraitement dans le verre plein la perle oubliée.
D’autres la lancent depuis le sommet de leur vie avec de grands gestes de tragédie, théâtralement.
4.
Les uns jouent leur perle comme quelqu’un qui jette un baiser sur la bouche généreuse du calice euphorisant.
Les autres comme quelqu’un qui pour dire adieu lève sa main distante, parce qu’entre les lèvres de la coupe une fleur de désir s’est fanée.
5.
Les uns jettent le joyau en regardant dans un miroir : il y a des intentions de beauté dans leurs gestes.
Les autres, en pleurant : et le joyau tombe de leurs yeux ouverts, entre des larmes, dans le vin pourpre.
6.
Les uns avec mépris, d’autres avec colère, d’autres encore avec tendresse ; les uns, pâles, avec lassitude ; d’autres, lents, avec calme :
tous doivent lancer le joyau de leur âme dans une coupe pleine de vin.
*
Prélude n° 2 (Prelúdio n° 2)
Que ma terre est belle !
Étranger, vois comme est beau ce palmier :
on dirait une colonne droite droite droite
avec un grand paon vert à son sommet posé,
la queue ouverte en éventail.
Et dans l’ombre ronde
sur la terre chaude…
(Silence !)
…il y a un poète.
III
Solitude (Solidão)
J’ai cherché mon semblable.
J’ai parcouru la vie,
parcouru le monde,
parcouru le temps,
parcouru l’espace.
Ténèbres. Ténèbres. Ténèbres.
J’allumai ma lampe.
Voile qui se détacha de mon corps,
rythme qui se détacha de mon geste,
un crêpe en vol
se jeta par terre,
escalada le mur,
se débattit contre le toit.
Même mon ombre
ne me ressemble pas.
*
Big City Blues
Nuit. Ennui. Phonographe.
Du disque noir une spirale se déroule
et se répand dans le ciel. Et sur cette corde tendue
toute ma tristesse
se balance
et danse…
Et sans bien savoir pourquoi
je me mets à t’écrire :
– « Comme je pense à toi dans cette nuit d’insomnie !
En bas, blanche de lune, la ville ronfle :
la ville qui fut ma ville…
Qui fut. Elle ne l’est plus. Aujourd’hui c’est une pauvre saudade,
une longue saudade de moi-même,
de toi, de nous deux, de tout ce que nous avons vécu
dans ces rues tristes, parallèles,
qui ne se croisent jamais… (Ne sont-elles pas
comme nous deux maintenant ?…)
Comme je me souviens, mon amour ! Depuis cette heure
où tes yeux pâles caressèrent
les miens, et mes yeux se fermèrent
un peu, comme pour
retenir cette claire jeunesse
qui passait par eux, comme passe
pleine de grâce
la jeunesse au cours d’une vie… »
Mais ma main s’est arrêtée. De la peine endormie
sont restés, sur le papier inerte où j’écris,
au lieu de mon amour ces vers sans nerfs…
Mes « diables bleus »2,
mon pauvre big city blues…
2 Mes « diables bleus » : « Meus ‘diabinhos azuis’ », qui est la traduction littérale de l’anglais blue devils désignant la tristesse, les idées noires, expression anglaise à l’origine du nom du blues comme genre musical.
*
Lettre à mon âme (Carta à minha alma)
Chère inconnue
Nous vivons
dans un monde si petit pour nous,
ensemble – sans pourtant nous connaître.
Vous ne connaissez pas même la couleur
de mes yeux, ni l’inflexion de ma voix,
ni la chaleur humaine
de mes pauvres mains de boue,
ni le parfum bleu de ma cigarette…
Moi je ne connais même pas la hauteur de votre ciel,
ni le vol si léger du voile
de vos rêves et de vos doigts,
ni le niveau de vos distractions,
ni la profondeur de vos secrets…
Cependant, un même toit bénit et couvre
nos vies étrangères
(comme est un l’abri du croyant et de la sainte) :
nous vivons de part et d’autre d’un mur mitoyen,
comme l’homme triste qui travaille
et la jeune femme bohème qui chante…
Nous sommes deux voisins anonymes.
Et bien que nous soyons « deux » en ce monde, bien que
nous soyons seuls de cette manière,
entre notre réciproque ignorance,
entre nous deux se trouve seulement la distance
du mur commun qui nous sépare
et qui s’appelle « la Vie ».
Elle seule nous divise – l’opaque indiscrète.
Contre cette intruse, pour la masquer,
de mon côté, le long de cette pièce
j’ai tendu sur une longue, longue étagère
toute une bibliothèque anesthésiante.
De votre côté, vous devez être vêtue
d’un châle de cachemire sur lequel
ronfle le creux d’une guitare endormie,
et quelque portrait intime et ancien, au crayon, s’efface,
avec une pâle fleurette des Alpes
émiettée dans le cristal…
Ainsi vivons-nous unis
et malheureusement sans nous connaître.
Aujourd’hui, je ne sais pourquoi,
j’ai eu envie de vous écrire,
de vous demander tout bas à l’oreille :
– Dites, pour que nous nous rencontrions,
faudra-t-il qu’un cyclone
s’abatte sur nous et détruise
le mur mitoyen qui nous sépare, la Vie ?
Ou bien est-ce – ce qui pour moi sera plus encore la mort –,
mon fil immortel, ma belle âme,
que nous nous sommes déjà rencontrés, un jour,
mais que nous avons passé notre chemin sans nous voir, sans nous reconnaître ?…
*
L’invitée (A hόspede)
Il n’est pas nécessaire que tu frappes en arrivant.
Prends la clé de fer que tu trouveras
sur le pilier à côté du portillon
et avec elle ouvre
la porte basse, ancienne et silencieuse.
Entre. Tu trouveras le fauteuil, le livre, la rose,
la cruche de terre cuite et le pain de blé.
Le chien ami
posera sa tête sur tes genoux.
Laisse descendre la nuit lentement.
Les draps riches
sentent l’herbe et le soleil dans l’armoire et les chambres,
et l’huile de la lampe a l’odeur d’un âtre.
Dors. Rêve. Réveille-toi. De la ruche
naît le matin de miel contre la fenêtre.
Ferme le portillon
et va. Il y a du soleil sur les fruits du verger.
Ne regarde pas en arrière quand tu prendras
le chemin somnambule qui descend.
Marche – et oublie.
*
Seconde chanson du pèlerin (Segunda canção do peregrino)
Vaincu, épuisé, quasi mort,
je coupai une branche de ton jardin
pour en faire mon bâton de marche.
Il fut ma vue et mon toucher,
fut constamment le pacte
que fit avec moi l’obscurité.
Alors, ni fantômes ni torrents
ni bandits ni serpents
ne prévalurent sur mon chemin.
Seulement les hommes, qui me voyaient
passer seul et riaient, riaient,
riaient sans que je sache pourquoi.
Mais, une fois, m’arrêtant un moment,
j’entendis crier : « Voilà le fou
qui tient un arbre dans sa main ! »
Et levant les yeux, je vis des feuilles, des fleurs,
des oiseaux, des fruits, des lumières, des couleurs…
– Mon bâton de marche avait fleuri.
*
Alibi (Álibi)
Je n’étais pas là
quand fut commis
le crime de vivre :
quand les yeux dévêtirent,
quand les mains se touchèrent,
quand la bouche mentit,
quand les corps tremblèrent,
quand le sang courut.
Je n’étais pas là.
J’étais dehors, loin
du monde, dans mon propre monde
petit et interdit
que j’enveloppais et attachais
avec les ficelles bien serrées
de mes méridiens
et de mes parallèles.
Les vers que j’ai écrits
prouvent que j’étais absent.
Je suis innocent.
*
Invitation à la poésie (Convite à poesia)
Extrait initial
Viens, mon Âme ! Laisse cette vie arithmétique
qui additionne, soustrait, multiplie, divise ;
qui croit en soi-même et feint le scepticisme,
et qui se trompe toujours, et tombe juste seulement par coïncidence !
Voici les formes que, nuit et jour, devant les autres je prends
(oui, parce que la nuit est un tableau noir et le jour une craie)
« plus grand que », « plus petit que », « est à … ce que », « ainsi que »,
« égal à », « fraction de », « logarithme de x »…
Laisse donc ces vaines nécromancies et le cachot
de la longueur, largeur et profondeur :
la quatrième dimension, dans l’inconnu où nous la retrouvons,
a plus de distance, plus de réconfort, plus de hauteur.
Sur trois colonnes dans l’air l’homme a posé son toit :
Progrès, Culture et Civilisation.
Préfère le piédestal de l’Architecte oublié :
monte à la Sagesse et donne-moi la main !
Argent ? loi ? morale ? patrie ? machine ? science ?
politique ? famille ? art ? littérature ?…
– ce sont des choses que l’homme fait et adore dans l’inconscience
du créateur se soumettant à sa créature.
Recherche la Sombreur, le Silence et la Solitude : trois S,
trois serpents de ton Paradis intérieur.
Goûte le fruit que tu t’offres toi-même :
il s’appelle la Pensée, est meilleur que l’Amour…
Invocation du port natal et autres poésies de Ribeiro Couto
Rui Ribeiro Couto (1898-1963) est un poète brésilien, membre de l’Académie nationale. En même temps que la voie des lettres, il suivit la carrière diplomatique, ce qui s’exprime volontiers dans sa poésie par le mal du pays, un sentiment d’errance (voyez par exemple Lamentation du vagabond et Invocation du port natal ci-dessous). Il avait toutefois un sens aigu de la relation entre le Portugal et le Brésil et de l’unité du monde lusophone (voyez Adieu à la rue Castilho et Monocorde camonien sur un quai de Lisbonne [« camonien » est l’adjectif formé à partir de Camoëns]). Ce fut également un amoureux de la langue française, qui publia deux recueils dans notre langue, Rive étrangère (1951) et Le jour est long (1958), ce dernier récompensé par le Prix des Amitiés françaises.
Les textes qui suivent sont tirés d’une anthologie Melhores poemas de 2018 chez Global Editora, qui réalise un remarquable travail d’anthologisation des poètes brésiliens, rendant accessibles, de manière certes fragmentaire, des œuvres qui souvent ne sont plus autrement rééditées.
*
Le jardin des confidences
(O jardim das confidências, 1921)
.
La joie de la terre sous l’averse (A alegria da terra sob o aguaceiro)
Du ciel de cendre la pluie filtre en longs fils…
Le parc est mouillé. Quelle joie sur la terre !
Le paysage tout entier boit l’eau de la bonne pluie
tandis qu’une brume subtile erre entre les arbres.
Qu’il fait bon ! C’est quand il pleut qu’il fait bon… Je sens
que quelque chose se réveille dans mon cœur.
Quelque chose… Peut-être une souffrance éteinte.
Peut-être même une autre vie, une autre vie incertaine…
Écoutant le battement de la pluie sur les toits,
j’éprouve un désir triste, un désir douloureux
de vivre seul, de vivre parmi des livres aimés,
dans une ville que vaguement j’imagine…
Je regarde désenchanté les eaux de la baie :
sur la mer, que la pluie rend un peu plus distante,
s’éloigne une voile en quête du quai.
Et d’un point minuscule, très effacé, là-bas,
une fumée dit adieu… « Je ne reviendrai plus !… »
Je regarde à nouveau le parc. Parmi les arbres erre
la brume légère qui les enveloppe et les caresse…
La brume a une longue volupté froide…
Comme si la brume était le geste amoureux de la terre,
un geste languissant de désir et de nostalgie
pour la tendre feuillée sous l’averse…
*
Petits poèmes tendres et mélancoliques
(Poemetos de ternura e de melancolia, 1924)
.
Sourdine (Surdina)
Ma poésie est toute calme.
Je ne gesticule ni ne m’exalte…
Mon tourment sans espoir
a trop de pudeur pour parler haut.
Cependant, les yeux souriants,
j’assiste dans la vie dehors
au couronnement de l’éloquence.
C’est normal : la voix sonore
enflamme les foules ravies.
Quant à moi, je suis de la minorité.
En voyant les foules ravies,
je pense, presque sans ironie :
« Bénie soit l’éloquence
qui vous donne tant de joie. »
Pour ne point blesser le souvenir
ma poésie a des égards…
Elle est si douce, si douce
qu’elle se pose sur les cœurs en peine
comme un baiser sur un enfant.
*
Soirées (Serões)
Monotonie des soirées bourgeoises
après le dîner silencieux…
Monotonie des longs bâillements
pendant les conversations tranquilles,
à la lueur des belles lampes…
Monotonie des soirées bourgeoises
en ouvrant les journaux avec paresse,
dans l’habituelle curiosité des nouvelles dramatiques.
Monotonie des soirées bourgeoises
quand entre par la fenêtre le vent de la nuit
et qu’un bras lent de femme
caresse une tête d’homme, lasse…
*
Portrait de l’adolescent oublié (O retrato do adolescente esquecido)
Qu’est devenu cet adolescent
à la frêle expression timide,
qui parmi de gros livres de classe
s’inclinait sur la table d’étude ?
Comme si de ses yeux roulait
une douceur féminine.
Ô portrait de l’adolescence,
pourquoi viens-tu ce jour
me remémorer la vie absente ?
Me voilà tout mélancolique,
presque en larmes, de seulement avoir
vu cette photographie.
Adolescent à l’air fragile,
dans tes yeux humains brillait
un peu de feu divin.
Il te fallait encore attendre des années…
Et dans ton cœur d’enfant
que d’impatience et d’amertume !
Dans cette pauvre pièce tranquille,
à quatorze ans je pleurais
car je me sentais poète,
mais les sonnets que je composais
(qu’elle était profonde, cette douleur secrète !)
ne disaient pas ce que je cherchais.
Ah, l’éveil de la pensée !
Ma main n’obéissait pas
à cet élan vague et violent.
Et dans ma cervelle était
une confuse effervescence
d’incommunicable poésie !
Ô gamin oublié
à l’air fragile, au regard triste,
entre les gros livres de classe
tu voyais monter ton beau rêve
comme un brouillard qui se répand !
Et dans ce rêve tu t’endormais
sur les gros livres de classe.
*
Un homme dans la foule
(Um homem na multidão, 1926)
.
L’invention de la poésie brésilienne (A invenção da poesia brasileira)
J’écoutais l’homme merveilleux,
le révélateur tropical des nouvelles attitudes,
le maître des transformations en cours :
« Il faut créer la poésie de ce pays de soleil !
Pauvre poésie que la tienne et celle de tes amis,
pauvre poésie nostalgique,
poésie de faibles devant la vie forte.
La vie est force.
La vie est une affirmation d’héroïsmes quotidiens,
d’enthousiasmes isolés dont naissent des mondes.
Une femme passe… Il pleut sur la vieille place…
Pauvre poésie de malheureux à leurs fenêtres !
Je veux du soleil dans ta poésie et celle de tes amis !
Le Brésil est plein de soleil ! Le Brésil est plein de force !
Il faut créer la poésie du Brésil ! »
J’écoutais, les yeux ironiques et calmes,
le maître ardent des transformations à venir.
Il se mit alors à pleuvoir doucement
dans le soir monotone qui s’effaçait.
Par la fenêtre de mon salon éteint
nous regardâmes la place sous la pluie lente.
Nous restâmes silencieux un moment…
Et une femme passa sous la pluie.
*
Poésie (Poesia)
Ils t’entoureront d’attitudes sinistres,
désireront secrètement ta mort,
jetteront sur ta tête
le rire facile des incompréhensions.
Cependant, en toi, indifférentes
comme la pluie calme qui tombe sur un jardin,
les paroles mélancoliques de la poésie
béniront la tragique douceur de la vie.
*
Verger à l’abandon (Pomar abandonado)
Dans le verger à l’abandon
où les vieux pêchers se courbent vers le sol,
des chèvres avides, debout sur leurs pattes de derrière,
rompent les branches couvertes de fruits verts
puis mâchent tranquillement les feuilles.
Les chevreaux plaintifs
vont et viennent autour des mères indifférentes.
Parfois ils se jettent sur les pis
et tètent, à coups de museau assoiffé.
Les chèvres mâchent tranquillement les feuilles
et se remettent debout sur leurs pattes de derrière,
tentant d’atteindre les plus hautes branches,
couvertes de fruits verts.
*
Les marais (Os brejos)
À la tombée de la nuit,
quand l’ombre glacée se répand sur la campagne,
il monte des marais
une respiration légère et rythmique,
un râle vague et sonore :
c’est la timide musique des crapauds dans le soir.
Quelle mélancolie dans cette cantilène monotone !
C’est la saison des pluies.
Des mois durant les averses
couvriront de boue les routes et les champs.
Et tous les soirs, à la tombée de la nuit,
il y aura cette musique dans la campagne,
triste râle des marais
qui semble monter d’une grande poitrine en peine.
*
Province
(Província, 1934)
.
Bruit de pluie sur les feuilles (Barulho de chuva na folhagem)
Il s’est mis à pleuvoir sans que personne le voie.
À la fenêtre sur le jardin,
une haleine chaude venant de la nuit
m’apporte l’odeur de la terre.
Sur les feuilles creuses des caladiums et des courges
la pluie bat, rapide,
avec des gouttes dures qui ne semblent pas mouiller.
Comme si elle avait des pieds minuscules, invisibles,
dansant nerveusement
sur la peau tendue d’un tambour d’enfant.
*
Chansonnier de l’absent
(Cancioneiro do ausente, 1943)
.
Tu parlas de la mort… (Falaste da morte…)
Tu parlas de la mort d’une voix douce,
parlas de la mort comme un enfant
qui suit des yeux le vol d’un oiseau.
Tu parlas de la mort en souriant si calmement,
si délicatement qu’il semble à présent
que la mort ce soir est à ma recherche.
La mort, si elle venait maintenant, serait
comme une hirondelle étonnée dans le jardin.
*
Lamentation du vagabond (Lamentação do caiçara)
Mon enfance est un port, navires et pavillons.
C’est devant un débarcadère que je suis né.
La gesticulation des mâts en partance
me donna le goût des traversées pleines d’aventures
et l’adieu monotone mugi par les sirènes
me faisait rêver à des terres étrangères.
La nuit, le quai somnolent était long.
Des lueurs rouges émaillaient l’obscurité
et une odeur de lointains arrivait dans le vent.
Je songeais – réflexions d’enfant –
qu’au-delà de cette nuit, au-delà de cette mer,
un certain bien attendait ma destinée,
le bonheur qu’en partant je trouverais.
Ce bien espéré, aujourd’hui encore je ne le possède pas,
mais je suis allé de par le monde et me suis même perdu.
À présent c’est sur un autre quai que je viens méditer
et le port où je suis né se trouve sur une autre mer.
Vont-elles jusqu’à lui, ces vagues passant légères ?
Emporteront-elles mon corps sur une plage de palmiers ?
Si elles l’y conduisent, je peux mourir ici.
*
Invocation du port natal (Invocação do porto natal)
Le port où je suis né ! J’étais enfant
quand tu me vis un jour, les yeux vers la mer,
demander mon destin à la mer incertaine.
La mer m’entendit. Mon destin est d’errer.
Où que j’aille, en suivant ce destin,
entre ma mère et moi se trouve la mer.
Enfin, si le bateau dans lequel un jour je reviendrai
doit couler par le fond, que ce soit
devant le port que j’aimais tant.
Et que mon corps inerte, dans le balancement
des vagues retrouvant le bercement maternel,
puisse avoir le repos dans ce port-là.
*
Entre mer et fleuve
(Entre mar e rio, 1952)
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Adieu à la rue Castilho (Adeus à rua Castilho)
Tu ne verras plus le Tage ni les couleurs
qui se ravivent au soleil dans le pâté de maisons.
Bientôt, sur les terres où tu es parti,
tu éprouveras la nostalgie de l’entre mer et fleuve.
Même sur un sol où poussent des fleurs identiques
ou sous un ciel du même azur tendre,
et même en trouvant d’autres amours,
ton cœur battra plus froid dans ta poitrine.
Car dans la pierre antique de Lisbonne
se trouve la raison de vivre de ta race,
la voix qui blâme mais ne trahit pas,
se trouve ce je ne sais quoi de ferme et d’obscur
qui vient de loin et passe dans ta poitrine,
passé qui est présent et qui est avenir.
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Loin
(Longe, 1961)
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Monocorde camonien sur un quai de Lisbonne (Camonocόrdia num cais de Lisboa)
Le rocher de cristal, Camoëns. Nous autres,
irisations de soleil, pauvre poussière.
Langue qui fut aux uns et fut aux autres,
langue de continents, navigatrice,
langue de Blancs, de Noirs et d’autres encore,
qu’il est bon que l’on t’aime comme nous !
Peintres, musiciens et autres artistes
se font comprendre du monde entier,
sur des lieues et des lieues de pays autres.
Mais pas les poètes. La langue est prisonnière.
La voix par laquelle nous chantons les uns et les autres
sera toujours pour ceux d’ailleurs voix étrangère.
Enfants de la citadelle occidentale, nous autres,
fidèles à tant d’effort, tant de fatigue,
aux biens de la renommée comme à tant d’autres
nous savons renoncer, l’âme sereine :
en échange de cet amour, plus grand que les autres,
c’est assez que de pouvoir chanter à notre façon.
*
Celui qui n’a pas voulu naître (Aquele que não quis nascer)
Celui qui n’a pas voulu naître
et aurait eu ta douceur,
c’était comme si je le sentais
dans mes bras en train de s’endormir.
Dans la brume légère,
la nuit, les maisons éteintes
cachaient aussi des tendresses
et des secrets du village.
Dans les prés qui au bord des chemins
s’emperlaient de rosée dans l’air froid,
des vaches à la belle étoile
meuglaient après leurs veaux.
Pays ingénu de Minas
depuis longtemps en déclin ;
les grandes maisons du temps passé
n’étaient plus que ruines.
Dans les hauteurs l’église massive ;
le forum de la rue en bas,
et des jardins buvant au ruisseau
avec leurs plates-bandes de légumes.
Dans ces commencements de route,
la pauvreté elle-même était poésie.
La richesse qui ne viendrait pas
fut un berceau près de la cheminée.
Celui qui n’a pas voulu naître
me paraît quand même vivant,
il continue de s’endormir dans mes bras
et j’ai peur de le perdre.


