Lettre à mon âme et autres poèmes de Guilherme de Almeida
Un autre poète académicien du Brésil au vingtième siècle est Guilherme de Almeida (1890-1969). Il acquit la célébrité avec une poésie classique, avant de rejoindre l’avant-garde à l’occasion de la « Semaine d’art moderne », qui lança les nouvelles tendances littéraires au Brésil en 1922. Il fut ainsi le plus connu du groupe des innovateurs au sein de la poésie brésilienne, bien que son adhésion rencontrât l’incompréhension d’une partie de son lectorat. Cela correspondait néanmoins à son caractère, à ses goûts polyédriques : Almeida est également connu pour avoir introduit le haïku japonais dans la poésie brésilienne. Il fut élu Prince des poètes en 1959.
Les textes qui suivent, dans notre traduction, sont tirés d’une anthologie Melhores poemas de 2004, chez la maison d’édition Global Editora dont nous avons déjà dit ici le bien que nous en pensions. Le compilateur et présentateur de cette anthologie, Carlos Vogt, n’a pas réuni les poèmes choisis par lui sous le titre de leurs recueils respectifs mais en trois catégories, que nous nous bornons à suivre, relatives aux périodes de la poésie d’Almeida : I) « Première période : Le dernier romantique », II) « Deuxième période : L’esprit moderne », III) « Troisième période : Maturité » (ci-dessous I, II et III).
*
I
Les derniers romantiques (Os últimos românticos)
Quitte, pendant que le clair de lune blanchit l’espace,
au moyen de l’échelle de soie ton balcon…
Et viens, légère et chaude encore de ton lit,
comme un sommeil de tulle à mon bras…
Nous sommes le couple le plus poétique et parfait
des derniers romantiques… Ton pas,
chantant dans le jardin, marque le rythme
de ce cœur qui bat dans ma poitrine.
Puis tu pars et je reste. Et, en cachette,
sur la verte volupté des pelouses
mon ombre se confond avec la tienne…
Ah ! si nos vies pouvaient se fondre ensemble
comme se fondent nos deux ombres
sous le pâle mystère de la lune !
*
Sur les routes silencieuses… (Pelas estradas silenciosas…)
Sur les routes silencieuses
marchent en rêvant les amoureux…
Les anges penchés chantent
dans le ciel, sur la terre s’ouvrent les roses…
Les amoureux marchent en rêvant
sur les routes silencieuses…
Ô amoureux, prudence,
les anges peuvent pleurer !
Ô amoureux, prudence,
les roses peuvent se faner !
Dans le silence des routes
les amants s’embrassent, au soleil couchant…
Timide, le soir se cache le visage,
et là-haut les nuages sont de couleur vive…
Les amants s’embrassent au soleil couchant,
dans le silence des routes…
Attention, amants, attention,
les nuages peuvent vous voir !
Attention, amants, attention,
le soir peut souffrir !
Dans le calme des chemins
les amoureux marchent en pleurant…
Les étoiles scintillent, fleuretant ;
pleins de paix dorment les nids…
Les amoureux marchent en pleurant,
dans le calme des chemins…
Ô amants, pleurez tout bas,
les étoiles peuvent rire !
Ô amants, pleurez tout bas,
les nids peuvent sourire !
*
Félicité (Felicidade)
À ma porte elle frappa
et me salua, souriante, en montant l’escalier :
« Bonjour, vieil arbre sans plus de feuilles ! »
Et je répondis : « Bonjour, fille morte ! »
Elle entra et ne dit jamais plus rien…
Jusqu’au jour où (quand c’était, importe peu)
il y eut des chansons dans les ramures
et des groupes d’amoureux sur la route…
Alors elle m’appela et dit : « Je m’en vais !
Je suis la Félicité ! Vis à présent
du souvenir de ce que j’ai fait pour toi ! »
Et c’est ainsi qu’au beau milieu du printemps
je réalisai qui elle était seulement quand elle partit…
Et je n’ai plus jamais été heureux !
*
Fétichisme (Fetichismo)
Je suis fétichiste, j’adore tout
ce qui est à toi : la page marquée
d’un livre ; le sommeil de velours
de ton coussin langoureux ;
un œillet splendide et rouge
qui meurt ; la vie singulière
que tu as mise dans chaque miroir
par le sortilège d’un regard ;
cet accord, cette gamme
de ton piano qui reste suspendue
dans la résonance de cette salle ;
ta lampe ; la présence
impérative d’un parfum ;
ton chapeau… – tout, en somme,
ce qui vient de toi, te résume,
possède ton prestige émotionnel !
Et ce contact voluptueux
avec tant de choses évocatrices
est si sensuel, si délicieux
pour mon âme sensitive
que j’attends plein d’impatience
le moment où tu t’en vas,
et qu’il me vient même le souhait
que tu ne reviennes jamais !
II
Abracadabra
Nuit de sortilèges.
Entre les arbres
une fontaine
élève son jet d’eau
de cristal, qui est la baguette
d’un sorcier.
Et le sabbat se déploie
dans une sarabande
fatidique
d’ailes, de feuilles mortes,
de tortes ramures
et de poussière.
Et ce sont des galopades
d’échevelés
coups de vent…
Là-haut, les nuages sales
sont comme des chouettes
errantes.
Il vague des mauvais-œils
dans les ciels délavés
et grisâtres ;
sept étoiles bigles
scintillent entre les interstices
des branches.
Tout tourne,
fantasmagorie
de Cabale…
Dans un frémissement
une aile de chauve-souris
bruit.
Et au hou-hou d’un hibou
– léger feu-follet –
tu ressurgis,
ma belle Infante,
au clair de lune de sainte
Walpurgis !
Sous le ciel funeste,
qui est un pourpoint augural
d’alchimiste
ou de saint Cyprien1,
mon œil humain
t’aperçoit.
Je te vois et, au milieu
du tumulte
qui hurle et hulule,
ton habit noir,
comme une amulette,
tremble…
Et tremble… Puis tout,
lentement et en silence,
s’évapore
– sorcières, elfes, lutins –
sous ton regard…
Et maintenant
seul mon rêve dort
dans la nuit énorme :
dort comme,
sous un champignon
flasque et jaune,
un gnome…
1 Saint Cyprien : Saint Cyprien d’Antioche ou de Nicomédie passe pour être un sorcier qui se convertit au christianisme et laissa des grimoires, connus dans le monde lusophone et hispanophone. Au Brésil, le « Livre de saint Cyprien » est employé dans les religions afro-brésiliennes telles que le candomblé et le quimbanda.
*
Quelqu’un est passé (Alguém passou)
Quelqu’un est passé. Et son ombre,
comme un manteau qui tombe
d’un geste languissant, est restée sur mon chemin.
À présent s’en est allé le soleil, et la nuit tombe peu à peu.
Et cependant
l’ombre reste,
distincte et nue,
jetée à terre comme un manteau.
Il fait froid.
Sur mon corps passe un violent frisson…
Et le désir me vient, timide et fou,
de me blottir un peu
dans ce manteau d’ombre tiède…
Mais quelqu’un
revient dans la nuit pâle :
revient chercher son ombre oubliée.
Il fait jour. Sur la route aride et mélancolique
ma vie tremble de froid…
*
Épigraphe (Epígrafe)
J’ai perdu ma flûte sauvage
dans les roseaux du lac de verre.
Joncs inquiets de la rive ;
poissons d’argent et de cuivre poli
qui vivez dans la vie mobile des eaux ;
cigales des hauts arbres ;
feuilles mortes qui vous éveillez au pas ailé des nymphes ;
algues,
belles algues claires
– si vous trouvez
la flûte que j’ai perdue, venez, le soir,
vous pencher sur elle ! Vous entendrez les secrets
sonores que ma lèvre et mes doigts
ont laissés, oubliés, dans
les silences de sable de son ventre.
*
Le feu sur la montagne (O fogo na montanha)
Les bergers avaient allumé,
la nuit, un grand feu sur la montagne.
Ils gardaient les bras croisés sur la poitrine
et restaient assis dans l’ombre incertaine,
regardant le feu, écoutant l’histoire
nocturne, étrange
que la flamme sonore,
agitée comme une langue inquiète
leur contait.
Et la flambée était comme une danseuse
aux cheveux dénoués, dansant
entre les parfums barbares de la résine
et le crépitement des taureaux de cèdre dans l’argile
une danse de voiles furieux dans les airs…
– Car elle mettait une pupille
aux yeux vides qui n’avaient point de regards.
*
Le festin – I (O festim – I)
Note du traducteur. La perle dans la coupe de vin est une allusion à la légende de Cléopâtre, selon laquelle la reine égyptienne à l’occasion d’un banquet jeta une perle d’une très grande valeur, qu’elle portait en boucle d’oreille, dans une coupe de vin où la perle fut dissoute et que la reine but ensuite, pour montrer l’étendue de sa richesse ou sa supériorité sur elle. – Les commentateurs font remarquer qu’une perle ne peut se dissoudre dans du vin, qu’elle le peut en revanche dans du vinaigre au bout d’un temps assez long ; cependant, Cléopâtre but la coupe.
« Le festin » est un poème en quinze chants, dont trois se trouvent dans l’anthologie que nous avons utilisée et dont nous avons ici traduit le premier.
1.
Moi aussi j’ai jeté dans un verre de vin une perle de mon âme.
Tous les hommes jettent leur âme, comme un joyau, dans une coupe de vin.
2.
En tombant dans le sein léger de ce vin enivrant, pesantes de la nostalgie de la mer, les perles disparaissent,
et en vérité je vous le dis, chaque homme, pour retrouver la sienne, devra vider sa coupe.
3.
Les uns laissent rouler distraitement dans le verre plein la perle oubliée.
D’autres la lancent depuis le sommet de leur vie avec de grands gestes de tragédie, théâtralement.
4.
Les uns jouent leur perle comme quelqu’un qui jette un baiser sur la bouche généreuse du calice euphorisant.
Les autres comme quelqu’un qui pour dire adieu lève sa main distante, parce qu’entre les lèvres de la coupe une fleur de désir s’est fanée.
5.
Les uns jettent le joyau en regardant dans un miroir : il y a des intentions de beauté dans leurs gestes.
Les autres, en pleurant : et le joyau tombe de leurs yeux ouverts, entre des larmes, dans le vin pourpre.
6.
Les uns avec mépris, d’autres avec colère, d’autres encore avec tendresse ; les uns, pâles, avec lassitude ; d’autres, lents, avec calme :
tous doivent lancer le joyau de leur âme dans une coupe pleine de vin.
*
Prélude n° 2 (Prelúdio n° 2)
Que ma terre est belle !
Étranger, vois comme est beau ce palmier :
on dirait une colonne droite droite droite
avec un grand paon vert à son sommet posé,
la queue ouverte en éventail.
Et dans l’ombre ronde
sur la terre chaude…
(Silence !)
…il y a un poète.
III
Solitude (Solidão)
J’ai cherché mon semblable.
J’ai parcouru la vie,
parcouru le monde,
parcouru le temps,
parcouru l’espace.
Ténèbres. Ténèbres. Ténèbres.
J’allumai ma lampe.
Voile qui se détacha de mon corps,
rythme qui se détacha de mon geste,
un crêpe en vol
se jeta par terre,
escalada le mur,
se débattit contre le toit.
Même mon ombre
ne me ressemble pas.
*
Big City Blues
Nuit. Ennui. Phonographe.
Du disque noir une spirale se déroule
et se répand dans le ciel. Et sur cette corde tendue
toute ma tristesse
se balance
et danse…
Et sans bien savoir pourquoi
je me mets à t’écrire :
– « Comme je pense à toi dans cette nuit d’insomnie !
En bas, blanche de lune, la ville ronfle :
la ville qui fut ma ville…
Qui fut. Elle ne l’est plus. Aujourd’hui c’est une pauvre saudade,
une longue saudade de moi-même,
de toi, de nous deux, de tout ce que nous avons vécu
dans ces rues tristes, parallèles,
qui ne se croisent jamais… (Ne sont-elles pas
comme nous deux maintenant ?…)
Comme je me souviens, mon amour ! Depuis cette heure
où tes yeux pâles caressèrent
les miens, et mes yeux se fermèrent
un peu, comme pour
retenir cette claire jeunesse
qui passait par eux, comme passe
pleine de grâce
la jeunesse au cours d’une vie… »
Mais ma main s’est arrêtée. De la peine endormie
sont restés, sur le papier inerte où j’écris,
au lieu de mon amour ces vers sans nerfs…
Mes « diables bleus »2,
mon pauvre big city blues…
2 Mes « diables bleus » : « Meus ‘diabinhos azuis’ », qui est la traduction littérale de l’anglais blue devils désignant la tristesse, les idées noires, expression anglaise à l’origine du nom du blues comme genre musical.
*
Lettre à mon âme (Carta à minha alma)
Chère inconnue
Nous vivons
dans un monde si petit pour nous,
ensemble – sans pourtant nous connaître.
Vous ne connaissez pas même la couleur
de mes yeux, ni l’inflexion de ma voix,
ni la chaleur humaine
de mes pauvres mains de boue,
ni le parfum bleu de ma cigarette…
Moi je ne connais même pas la hauteur de votre ciel,
ni le vol si léger du voile
de vos rêves et de vos doigts,
ni le niveau de vos distractions,
ni la profondeur de vos secrets…
Cependant, un même toit bénit et couvre
nos vies étrangères
(comme est un l’abri du croyant et de la sainte) :
nous vivons de part et d’autre d’un mur mitoyen,
comme l’homme triste qui travaille
et la jeune femme bohème qui chante…
Nous sommes deux voisins anonymes.
Et bien que nous soyons « deux » en ce monde, bien que
nous soyons seuls de cette manière,
entre notre réciproque ignorance,
entre nous deux se trouve seulement la distance
du mur commun qui nous sépare
et qui s’appelle « la Vie ».
Elle seule nous divise – l’opaque indiscrète.
Contre cette intruse, pour la masquer,
de mon côté, le long de cette pièce
j’ai tendu sur une longue, longue étagère
toute une bibliothèque anesthésiante.
De votre côté, vous devez être vêtue
d’un châle de cachemire sur lequel
ronfle le creux d’une guitare endormie,
et quelque portrait intime et ancien, au crayon, s’efface,
avec une pâle fleurette des Alpes
émiettée dans le cristal…
Ainsi vivons-nous unis
et malheureusement sans nous connaître.
Aujourd’hui, je ne sais pourquoi,
j’ai eu envie de vous écrire,
de vous demander tout bas à l’oreille :
– Dites, pour que nous nous rencontrions,
faudra-t-il qu’un cyclone
s’abatte sur nous et détruise
le mur mitoyen qui nous sépare, la Vie ?
Ou bien est-ce – ce qui pour moi sera plus encore la mort –,
mon fil immortel, ma belle âme,
que nous nous sommes déjà rencontrés, un jour,
mais que nous avons passé notre chemin sans nous voir, sans nous reconnaître ?…
*
L’invitée (A hόspede)
Il n’est pas nécessaire que tu frappes en arrivant.
Prends la clé de fer que tu trouveras
sur le pilier à côté du portillon
et avec elle ouvre
la porte basse, ancienne et silencieuse.
Entre. Tu trouveras le fauteuil, le livre, la rose,
la cruche de terre cuite et le pain de blé.
Le chien ami
posera sa tête sur tes genoux.
Laisse descendre la nuit lentement.
Les draps riches
sentent l’herbe et le soleil dans l’armoire et les chambres,
et l’huile de la lampe a l’odeur d’un âtre.
Dors. Rêve. Réveille-toi. De la ruche
naît le matin de miel contre la fenêtre.
Ferme le portillon
et va. Il y a du soleil sur les fruits du verger.
Ne regarde pas en arrière quand tu prendras
le chemin somnambule qui descend.
Marche – et oublie.
*
Seconde chanson du pèlerin (Segunda canção do peregrino)
Vaincu, épuisé, quasi mort,
je coupai une branche de ton jardin
pour en faire mon bâton de marche.
Il fut ma vue et mon toucher,
fut constamment le pacte
que fit avec moi l’obscurité.
Alors, ni fantômes ni torrents
ni bandits ni serpents
ne prévalurent sur mon chemin.
Seulement les hommes, qui me voyaient
passer seul et riaient, riaient,
riaient sans que je sache pourquoi.
Mais, une fois, m’arrêtant un moment,
j’entendis crier : « Voilà le fou
qui tient un arbre dans sa main ! »
Et levant les yeux, je vis des feuilles, des fleurs,
des oiseaux, des fruits, des lumières, des couleurs…
– Mon bâton de marche avait fleuri.
*
Alibi (Álibi)
Je n’étais pas là
quand fut commis
le crime de vivre :
quand les yeux dévêtirent,
quand les mains se touchèrent,
quand la bouche mentit,
quand les corps tremblèrent,
quand le sang courut.
Je n’étais pas là.
J’étais dehors, loin
du monde, dans mon propre monde
petit et interdit
que j’enveloppais et attachais
avec les ficelles bien serrées
de mes méridiens
et de mes parallèles.
Les vers que j’ai écrits
prouvent que j’étais absent.
Je suis innocent.
*
Invitation à la poésie (Convite à poesia)
Extrait initial
Viens, mon Âme ! Laisse cette vie arithmétique
qui additionne, soustrait, multiplie, divise ;
qui croit en soi-même et feint le scepticisme,
et qui se trompe toujours, et tombe juste seulement par coïncidence !
Voici les formes que, nuit et jour, devant les autres je prends
(oui, parce que la nuit est un tableau noir et le jour une craie)
« plus grand que », « plus petit que », « est à … ce que », « ainsi que »,
« égal à », « fraction de », « logarithme de x »…
Laisse donc ces vaines nécromancies et le cachot
de la longueur, largeur et profondeur :
la quatrième dimension, dans l’inconnu où nous la retrouvons,
a plus de distance, plus de réconfort, plus de hauteur.
Sur trois colonnes dans l’air l’homme a posé son toit :
Progrès, Culture et Civilisation.
Préfère le piédestal de l’Architecte oublié :
monte à la Sagesse et donne-moi la main !
Argent ? loi ? morale ? patrie ? machine ? science ?
politique ? famille ? art ? littérature ?…
– ce sont des choses que l’homme fait et adore dans l’inconscience
du créateur se soumettant à sa créature.
Recherche la Sombreur, le Silence et la Solitude : trois S,
trois serpents de ton Paradis intérieur.
Goûte le fruit que tu t’offres toi-même :
il s’appelle la Pensée, est meilleur que l’Amour…

