Divine Chimère : La poésie d’Eduardo Guimaraens
Tout comme son homologue bolivien Ricardo Jaimes Freyre (dont nous avons traduit ici plusieurs poèmes), le grand représentant du symbolisme brésilien Eduardo Guimaraens (1892-1928) est l’auteur d’une poésie d’esprit entièrement européen, raison pour laquelle, sans doute, on parle aujourd’hui dans son cas de poète (relativement) « oublié » au Brésil, où les courants littéraires qui n’allaient pas tarder à se faire jour au moment où il écrivait, que ce soit l’« anthropophagisme » (1928) d’Oswald de Andrade ou les mouvements Verde-Amarelo (vert-jaune, 1925) et Anta (1927), plus radicaux encore, ont « nationalisé » la littérature pour la rendre moins dépendante des influences européennes et plus enracinée dans les réalités du Nouveau Monde. Guimaraens, né soixante-dix ans après l’indépendance du Brésil, serait donc encore un poète portugais, si l’on veut.
Son européisme n’est d’ailleurs pas restreint à la mère-patrie lusophone, puisqu’il a traduit en portugais Dante et Baudelaire. Il est l’auteur de deux recueils, dont nous avons utilisé le second, Divina Chimera (1916), pour les traductions qui suivent. Sa mort précoce après seulement deux recueils poétiques apparente sa biographie à celle du poète Gonçalves Crespo (voir ici). Plusieurs de ses poèmes ont paru de son vivant au Portugal dans la revue Orpheu de Fernando Pessoa et Mário de Sá-Carneiro. À titre posthume, et tout récemment, ont paru des poèmes qu’il écrivit en français (Poemas, 2018, édition bilingue avec traduction portugaise) et dont ceux que nous avons pu lire en ligne, en vers classiques, ne manquent pas de mérite. Si ses vers français ont été dûment traduits en portugais, il ne nous semble pas qu’il existe des traductions françaises de ses vers portugais.
Guimaraens est son nom de plume, son véritable nom étant Eduardo Guimarães. Il a donc francisé son nom en remplaçant le signe diacritique de la nasalisation -ães par une forme en -ens, à la manière de l’orthographe Camoëns en français (pour Camões), qui se lit comme dans les noms du Midi de la France tels que Laurens. On trouve le même choix chez un autre poète brésilien, Afonso da Costa Guimarães, dit Alphonsus de Guimaraens (1870-1921).
La divine chimère est composée d’un prélude, d’un final et de cinq parties, dont nous avons traduit ci-dessous la première intégralement. Cette première partie est la plus longue du recueil, en termes de poèmes (dix-sept) comme de pages.
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Divina Chimera
(Première partie)
1
Si la vie est belle, ardente et forte,
fièvre et délire, désir et passion,
pourquoi adoré-je la mort sans raison,
pourquoi attends-je en vain, un cri aux lèvres ?
Un cri sur les lèvres balbutiantes
de l’âme qui pour vous a souffert en vain,
l’âme qui souffre et, palpitante,
rêve à genoux près de vous…
Qui souffre encore, à la lumière perdue
d’un lugubre Éden de souffrance
où dans les mains de l’ange de la vie
comme une épée brille l’amour !
Et dont je suis peut-être le proscrit
qui depuis son fatal exil
lève les mains, raide et convulsé,
vers votre âme virginale,
votre âme où vous avez senti
que l’amour, souriant, enfin descendait
et que mon doux et triste rêve
était la splendeur à vous donnée par Dieu.
*
2
Douceur d’être seul quand l’âme se tord les mains !
– Oh ! douceur que toi seul, silence,
sais donner à qui rêve et souffre d’être l’absent,
dans le cours si lent des heures inutiles !
La douceur d’être seul quand quelqu’un pense à vous !
D’aimer, et d’évoquer la splendeur secrète
et pâle d’une heure où sur sa lèvre inquiète
fleurit, comme un lys étrange, Sa voix !
La douceur d’être seul, le banquet terminé !
(Et la mélancolie réveillant les voix qui se sont tues !
Et les candélabres oubliés qui se sont éteints !
Et les lustres de cristal ! Et les claviers d’ivoire !)
La douceur d’être seul, muet et sans personne !
Dolence d’un murmure en fleur qu’exhale l’ombre,
dans la lueur nocturne auréolée d’opale
qu’une urne d’astres d’or sur le sein bleu retient !
Douceur d’être seul ! Silence et solitude !
Ô fantôme que viens du rêve et de l’abandon,
donne-moi de dormir à tes pieds d’un sommeil profond !
Prends entre tes mains mes mains de frère !
*
3
Parfois, quand tard je marche, quand
je fuis à travers la nuit vers cet amour qui couvre
d’un voile ténu de brume le visage de mon rêve
aux lèvres infantiles sans cesse murmurant
une plainte, comme de quelqu’un que l’on maltraite,
un murmure que vous seule pourriez
comprendre, je regarde les jardins solitaires
ornant le calme bleu dans lequel je marche.
Et quelquefois je m’arrête et rêve devant un cyprès ;
ou bien j’envie l’exaltation des tristes platebandes
de lys blancs et claustraux qui embaument et brillent
comme de fantasmagoriques encensoirs d’argent.
D’autres fois, quand la lune marche sur les chemins sombres
et que les fleurs prennent l’apparence d’ex-voto funéraires,
chaque allée est comme un ruisseau scintillant
où quelque Ophélie à l’habit impondérable et candide,
blonde et froide, s’est noyée, morte d’amour et de rêve.
Sur les grilles hostiles enclosant les jardins,
qui dans l’effulgence de la lumière sont d’or, de bronze ou d’argent,
je pose souvent mes longues mains froides.
Et tandis que la lune évoque des scènes extatiques
de paysages polaires et change en vert soyeux
le bleu dont les nimbe la tristesse du ciel,
à travers les grilles, comme au travers d’un rêve
de prisonnier pour qui se transfigurent
les objets du monde extérieur, j’ai la vision exacte
de la nuit qui convie aux grandes nostalgies.
Je suis le doux frère des jardins solitaires,
celui qui connaît leur douleur, qui les voit dans l’ombre, regardant
par le désolé, triste et vert regard de quelque cyprès…
Quelques-uns sont faits de tout ce qu’il y a dans mes rêves.
Et c’est pour cela peut-être que parfois ils flamboient et brillent
et parfois sont tristes comme des vitraux d’argent
où le Christ tend vers Dieu ses mains longues et froides.
Je suis le doux frère des jardins solitaires,
de ces jardins que j’exalte, aime et célèbre quand
je marche aux heures mortes, quand de l’amour qui me couvre
d’amertume je fuis, au fil de mon rêve.
Et, au fil de mon rêve, les jardins s’enclosent
de larmes ! (Ah ! sur ces grilles d’argent
quand viendrez-vous poser vos mains longues et froides ?
Quand ouvrirez-vous, en souriant, les jardins solitaires,
vous qui me devez aimer un jour et que j’attends ? Ô quand ?)
*
4
D’où veniez-vous ? De quel immortel paysage
un jour a fui la forme en fleur de votre image
si fragile, possédant un charme douloureux,
une divine pâleur, ardente et lumineuse,
comme faite d’après une estampe ancienne
dans un missel d’autres temps, sur laquelle souffrit
la fatigue sans repos d’un moine ? D’où veniez-vous ?
D’un rêve mystique ? De la lumière magnifique et triste
d’un Éden d’étoiles dont vous gardez le souvenir ?
Ou du mystère bleu des nuits d’Idumée† ?
† Réminiscence de Mallarmé : son Don du poème commence par le vers « Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée ».
*
5
Quand, loin de vous, loin de votre enchantement,
exilé dans la nuit glacée,
je songe que la peine pourrait voiler votre regard
ou que vous pourriez, tombant soudain malade,
souffrir ou revivre quelque chagrin
loin de moi, de mon amour absent,
vous n’imaginez pas quelle torture infantile
suffit à me blesser, quelle nostalgie mortelle
porte dans les vagues splendeurs de la nuit
près de moi votre image
pâle. Et, grand, lumineux et doux,
je me rappelle, d’abord, votre regard fuyant,
qui a le mystère singulier de la nuit
et que je cherche anxieux comme le marin
perdu un astre au-dessus du vieil esquif
inutile en train de couler. Yeux du rêve
d’un Aladin qui échangea
sa lampe magique pour cette
lumière à l’étrange éclat qui les divinise !
Et de beauté ! d’éternelle beauté !
Et vos mains, ensuite. Comme du fond
sombre d’un autel illuminé
par la clarté liturgique de la pompe
catholique, surgissant, sans un geste,
je me les rappelle ainsi, magnifiques, oui,
mais pâles…
Ô douloureux Dante,
je veux l’ivoire de ta Vita Nuova
ou des tercets de ton Paradiso
faits, comme les missels du Moyen Âge,
de pierres précieuses sur parchemin,
pour enfermer la magie musicale
de Ses mains ! Comme je l’envie, quand
dans la sévère solitude du cloître
meurent les lys, sous le calme éthéré
du crépuscule elle demeure, amoureuse
et pensive, oubliant les cordes
de sa harpe d’or et d’argent,
sainte Cécile !
Je me rappelle, ensuite, votre bouche
merveilleuse, votre bouche toujours
pure et faite de la rose d’un sourire
divin ! Si je pouvais, à l’aide d’un sortilège,
entendre si mon nom entre ces lèvres
fleurit à l’heure où le sommeil, murmurant,
dans le berceau douillet de votre lit
parle de moi, de mon inutile baiser,
de ma nostalgie et de mon vague
désir, au cœur que j’attends en vain
mais que je sens battre et donner le rythme,
près de moi, à chaque vers de ce
nocturne, en vain, que le silence
écoute seul, que la nuit seule entend,
que seul connaît l’amour ! Et vous avec lui.
*
6
Dans la nuit bleue et froide il y a une longue tristesse languissante
et les jardins rêvent leur premier rêve de printemps.
Quel étrange parfum se répand, au chant uni d’un psaltérion,
comme d’une rose splendide faite de rêve et de mystère ?
Entendez-vous ? Les longs spasmes dans les alcôves de l’ombre,
dans les alcôves immenses et pleines de silence et d’ombre…
On dirait que passent des religieuses dans des cloîtres couverts
de grands lys ouverts, blancs et tristes, ouverts…
La lune est encore là ; mais déjà derrière les arbres paraît
une fête nuptiale, un voile blanc qui splendit,
comme si la terre était une fiancée pâle et nue
recevant son voile de mariée des blanches mains de la lune.
De toutes parts vague une grande, languissante nostalgie de printemps !
– Je suis comme un qui rêve, souffre, se souvient et attend.
Et qui sent, en cette heure où la nuit est comme l’ombre d’un grand battement d’ailes,
que votre âme s’endort, larmoyante, entre les bras de mon Désir !
*
7
Insomnies d’âme ! En vain ! Tout est insomnie, tout !
Notre histoire n’a-t-elle pas été une insomnie suprême,
un cauchemar sans sommeil ? Et ce qui doit venir, la dernière
veille d’un rêve joyeux qui m’illusionne ?
Et la fièvre ardente, mon cœur ? Et les lèvres muettes ?
Que vous importe, pourtant, le bronze qui m’enchaîne ?
Je ferai de mon délire votre plus belle guirlande !
De ma douleur, un lit de velours :
et vous dormirez ! Dormir ? Que vaut le sommeil ! Ce vous fut
une insomnie sinistre et lugubre que le passé…
Regardez : l’ombre console le chagrin de ce qui vit !
Et, tout au fond de votre mal que la nuit rend la plus triste
et la plus étrange heure d’angoisse et d’amour oublié,
écoutez le souvenir, comme un minuit !
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8
Sur la tristesse du passé
quelle ombre étrange va descendre ?
– Lys entre les lèvres du Plaisir,
fane le désir abandonné.
Je souffre immobile à vos côtés.
Je vous regarde et vous vois souffrir…
sur la tristesse du passé
quelle ombre étrange va descendre ?
– Fasse le ciel que ce soit le rideau de l’oubli
que l’amour même ne saurait lever !
(Oh, dormir pour toujours
d’un grand sommeil las
sur la tristesse du passé !)
*
9
Il passe dans le paysage, languissamment,
comme une affliction d’automne froid ;
ou comme un sinistre et long frisson
venu de l’horizon d’un ciel dormant.
(Que faites-vous en ce moment ?) Du marcheur
l’ombre paraît à peine. Quelle paix recueillie !
Il n’y a rien d’autre, autour de moi, qu’un saule vert
qui se reflète au fond d’une eau morte.
Sur un lit d’or, opaque et sombre,
meurt le soleil sanglant. Nuit douloureuse !
Il passe dans le paysage, languissamment,
comme une affliction d’automne froid,
comme le rythme lent d’un dernier
accord solitaire qu’entrecoupe l’air,
comme le sanglot vert de ce saule
qui se reflète au fond de cette eau morte.
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10
Donnez-moi souvenir de vous, comme si c’était un rêve.
Sous le mutisme ardent de mon triste regard,
il y a peu vous passâtes près de moi, indifférente.
Mon amour vous a suivie de loin, en secret.
Ô l’incroyable tristesse, la souffrance sans cause,
pour un doute indicible, incertitude
inexprimable comme, la nuit, la fièvre
qui fait de ma voix une longue lamentation
douloureuse ! Ombre et souffrance ! Grave et lent,
comme sur le clavier lugubre, étouffé
d’un orgue, sur un piano agonise un nocturne.
Ensuite, un silence. Un vague accord. Et maintenant
une voix, redisant le chagrin qui l’endeuille,
s’élève à travers la nuit et raconte le charme
d’aimer et de souffrir, aux larmes unissant la beauté…
Nuits d’amour et nostalgie ! Solitaire,
je rêve. L’ombre n’est-elle pas un orgue funèbre
que vos mains, où sanglote l’âme d’un lys,
font souffrir aussi, au délire lucide
de cette nuit d’août hivernale et triste ?
Donnez-moi souvenir de vous comme si c’était un rêve !
*
11
Des voix, mais d’un autre amour, d’un autre rêve radieux,
d’un autre temps qui fut un futur espéré,
un avenir qui passa, le désir amoureux
d’un futur aujourd’hui, comme de tout, passé !
Des voix mais d’un autre âge où l’on chante et s’agenouille,
où tout, autour de nous, a seulement quinze ans ;
voix d’idylle triste et de mélancolie,
sans accords fébriles de musique vermeille ;
voix, comme un crépuscule bleu et froid
qui dans la poitrine endort les chagrins d’amour :
un requiem nostalgique à l’agonie de la vie !
Des voix, mais d’un autre amour, d’un autre rêve fané,
des voix comme la chanson d’un automne lointain
que dit à mon âme votre lèvre adorée ;
voix d’une luxure étrange et douloureuse
qui parlent encore de l’amour, du rêve et du passé !
Voix qui rappellent la splendeur des heures mortes !
Voix qui parlent d’une douleur oubliée…
Voix qui parlent comme tombent les feuilles mortes !
*
12
Je ne veux me souvenir de rien. Que l’oubli, sur votre épaule,
soit un manteau d’ombre ! Ombre est notre histoire.
On dirait qu’est entre nous un ange endormi.
N’évoquons pas le sortilège qui n’est plus !
Pourquoi l’inutile deuil des larmes doit-il
mouiller, encore maintenant, le regard qui n’a point souri ?
Si c’était une ombre, la voix qui s’est défaite dans le vent !
Si c’était seulement un rire, la bouche qui s’est ouverte !
Je ne me rappellerai point, par conséquent, ma triste exaltation !
Ni les nuits d’insomnie où l’illusion est morte !
Ni mon rêve en fleur qui fut, sous votre propre rêve,
la fleur qui s’est fanée, que nul n’a cueillie !
*
13
Que soient oubliés la souffrance, l’heure effacée, l’enchantement
passé ! Vous ne verrez jamais la fleur des larmes
naître de la terre morte où l’illusion s’est fanée :
vous aurez un jour à la bouche une triste amertume,
mystère d’amour pour la Passion d’un rêve
qu’un sourire annonça, qu’un autre crucifia !
Qui sait ? Un jour, l’éternelle insomnie du passé
fera veiller la douleur de votre oubli
près de la fébrile agonie de mon baiser nuptial…
Pour moi vous serez toujours une âme allumée :
peut-être fus-je seulement, à vos lèvres, la tristesse
d’un vers obscur lu dans une heure de passion.
Vous vous souviendrez un jour de moi, altière et triste, à l’ombre
d’une saudade, sur la pelouse douloureuse
embaumant d’étrange silence votre jardin…
La nuit descend. – J’imagine votre long abandon !
La nuit descend et avec elle un désir de sommeil…
Vous saurez alors pourquoi je vous aimais comme je l’ai fait.
*
14
Ah, vous ne direz pas, certes,
que je ne vous ai pas aimée, que je n’ai pas souffert !
Votre âme fut pour moi comme un salon désert
où certaine nuit je me perdis ;
sur le sombre tapis mourait une rose
que votre main avait, sans douleur, laissé tomber.
L’ombre pourpre des rideaux tremblait…
Dans chaque miroir était un souvenir.
– Et mon cœur exalté, douloureux était,
dans le chagrin puéril qui l’avait déjà rendu muet,
un vieux piano endormi,
que personne n’accordera plus !
*
15
Souffrir ! Souffrir, et après ? On souffre comme on aime.
Comme on aime, peut-être, mais d’un amour silencieux,
fait de la solitude d’un rêve brûlant et vague.
Comme on aime un obscur passé. Comme on aime
une vieille gavotte. Un vers. Comme on aime
un souvenir, le parfum respiré
d’un mouchoir apportant l’adieu d’un geste aimé…
Comme on aime la torpeur d’une nuit d’été !
Souvenez-vous ! Fermez les yeux ; un parfum, le passé :
respirez-le ! Vous souffrirez mais comme si vous aimiez encore
une fois, et pleuriez encore une fois, avec sur les lèvres froides
le même vers inoublié, triste
que d’autres lèvres ont gardé, mais en souffrant et rêvant,
comme si vous reviviez le paroxysme, la suprême souffrance
de ce qui fut, de cette immense et indicible tristesse
de tout ce qui est terminé, de tout ce que résume
une heure musicale de rêve et de beauté ;
de tout ce qui a existé et qui, maintenant encore, existe
dans la quintessence immémoriale et vague de ce poème
qui est lui-même comme un mouchoir, un adieu et un parfum !
*
16
Un jour, quelqu’un, une illusion que je supportais mal,
m’emmena loin, m’ouvrit le vague, la mer.
C’était par un mois de décembre bleu de nostalgie,
un mois de brume et de sons de cloche.
Mon rêve s’en souvient. En cette heure d’agonie,
que disait au destin la voix de ma douleur ?
Tout, autour de moi, était adieu, s’en allait…
Mon amour seul ne quittait point mon âme !
Seul ne quittait mon âme ce qui la faisait souffrir.
La nuit tombait. Et le passé était un mouchoir qui faisait signe,
un mouchoir blanc qui s’agitait au loin,
un mouchoir au loin que je voyais encore !
Je sentais bien que je n’oubliais pas ma douleur,
que la séparation, au fond, était une pâleur vague !
Et à l’heure où la nuit bleue tombait sur les eaux,
ah, combien de fois j’entendis mon amour vous parler !
Combien de fois j’écoutai la voix qui vous disait
le vain désespoir ne pouvant oublier !
La nuit qui s’approchait le sut, le brouillard, la ligne glacée
de l’horizon que venait baiser la lumière de l’aube !
La vie le sut, la nostalgie, la mort qui souriait !
Seul ne le sut point votre désir en fleur…
– Ou peut-être saviez-vous qu’un jour je reviendrais
et qu’avec moi reviendrait mon amour ?
*
17
Je revins. Vous revis. Et le charme que je n’essaie plus
de fuir ravive ce qui prit ici fin :
donnez-moi, encore une fois, la même étrange souffrance
de cette heure où je vous quittai, de l’instant où je partis.
Je voulus vous oublier. Regardant la mer, écoutant le vent,
je rêvai. J’ai vécu d’intense désir ! En vain. Je ne vous ai pas oubliée.
Et c’est avec ennui que je me rappelle l’indiscrète lamentation
des mers sillonnées et des chants entendus !
À quoi cela servit-il ? Sous le vaste firmament
mieux eût valu sans but errer au rythme lent
de l’eau qui la nuit gémit et le jour sourit !
Et pour toujours oublier le vieil accablement !
Et ce désir de malade ! Et ce fatal tourment !
Et le désir de la mort ! Et la nostalgie de vous !
*



« Réminiscence de Mallarmé : son Don du poème commence par le vers Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée.»
Dans la poésie latine, les palmes du palmier étaient connues sous le nom de palmes d’Idumée, du nom d’une contrée au Proche-Orient, ou palmes idumées. Ainsi, dans les Géorgiques de Virgile : « le premier, je te rapporterai, ô Mantoue, les palmes d’Idumée, et dans ta plaine verdoyante je bâtirai un temple de marbre, au bord de l’eau » (primus Idumaeas referam tibi, Mantua, palmas ; / et viridi in campo templum de marmore ponam / propter aquam). Pour Mallarmé dans son poème, comme pour Guimaraens dans le sien, cela n’a qu’une importance tout à fait secondaire. Il s’agit seulement pour nous ici d’indiquer d’où sort ce nom, d’usage ancien en poésie, et que Guimaraens pourrait à la rigueur avoir pris aux sources antiques elles-mêmes. Plus vraisemblablement, charmé par l’emploi atypique que fit Mallarmé dans son Don du poème de ce nom que devait connaître Guimaraens par ses lectures de poésie antique, il le perpétua.