Saudade, joie de l’amertume : La poésie de Virgínia Victorino
“Oh saudade! alegria da amargura”
De la poétesse Virgínia Victorino (1895-1967) il est dit que sa gloire fut aussi retentissante qu’éphémère. Étoile de la poésie portugaise de son époque, elle n’a pas sombré dans l’oubli pour autant, mais il est indéniable qu’elle n’a guère aujourd’hui l’envergure de sa compatriote Florbela Espanca, en particulier à l’étranger, où elle est restée quasiment inconnue.
Le terme « éphémère », cependant, est en partie trompeur puisque Victorino a joui d’une grande popularité tout au long de sa carrière, dès son premier recueil, un des plus grands succès éditoriaux de la poésie portugaise encore aujourd’hui. Après trois livres de poèmes, elle publia six pièces de théâtre, qui furent toutes jouées au prestigieux Théâtre Dona Maria II, à Lisbonne. Par ailleurs, elle compte parmi les figures pionnières de la radio portugaise, avec l’animation de programmes littéraires de 1935 à 1951. Elle reçut en 1938 le prix national Gil Vicente. Un théâtre à son nom fut inauguré dans les années trente à Praia, capitale du Cap-Vert.
Ces choses se passaient pendant l’Estado Novo, qui dura, rappelons-le, de 1926 à 1974. Ce genre de situation est d’ailleurs à peu près inévitable, dans bien des pays voisins de la France, quand on cherche de la poésie moderniste (c’est-à-dire les ultimes tendances de la poésie classique à la veille ou à côté de l’avant-gardisme). On comprend que les exilés politiques aient la préférence de nos maisons d’édition, mais ignorer tous les autres pourrait bien être une erreur, au plan littéraire, si ce mot, « littéraire », veut dire quelque chose.
Certaine critique croit pouvoir situer Virgínia Victorino (dont le nom est parfois modernisé en Vitorino) aux « antipodes » de Florbela Espanca, mais, s’agissant de l’œuvre poétique respective de ces deux femmes de lettres, plutôt que de leur biographie – trois mariages et un suicide pour l’une, célibat pour l’autre –, cette affirmation paraît sans fondement. Nous pensons au contraire que leurs poésies présentent de nombreux points communs.
Les poèmes qui suivent sont tirés du premier recueil de Virgínia Victorino, Namorados (1920), et de son troisième et dernier recueil, Renúncia (1926). Cette poésie amoureuse rappelle parfois fortement la manière baroque espagnole jouant sur les paradoxes de l’amour, manière dont Juana Inès de la Cruz, dans la Nouvelle-Espagne du dix-septième siècle, est un exemple parmi les plus représentatifs.
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Amoureux
(Namorados, 1920)
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Je ne sais pas (Não sei)
Pourquoi t’aimé-je tant ? Je ne saurais dire.
Je te vis un jour et à peine cela fut-il arrivé
que mon cœur se donna tout à toi,
si bien que j’ai peur de le perdre.
Pourquoi est la couleur de tes cheveux est-elle si belle ?
Pourquoi ta bouche rit-elle ?
Comment savoir pourquoi je t’ai vu,
Dieu sait-il pourquoi il t’a fait si beau ?
L’amour est toujours vagabond, toujours errant.
Il dit beaucoup, c’est vrai, mais jamais assez ;
il est tout et rien ; il est croyant mais ne croit pas.
Pourquoi suis-je amoureuse de toi ? Que m’importe !
Je vis dans ce mystère, toujours ;
je vis de t’aimer, sans savoir pourquoi.
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Alléluia (Alleluia)
Avant de te connaître, je ne vivais pas.
Je ne saurais même dire qui j’étais.
J’allais à la suite d’un rêve, de chimères,
tout le temps te cherchais et ne te voyais point.
Tu es le tronc, je suis le lierre.
Dans ma nuit, tu es la clarté du jour.
Tu donnes de la joie à ma tristesse,
tu apportes le printemps à mon hiver.
Comment saurais-je pourquoi tu me procures cette passion…
Donne-moi des roses, des œillets, des lilas…
Je veux que ma vie soit toute changée.
Comme on finit par trouver le bien que l’on cherche !
Mon passé, je l’oublie : c’est la nuit noire.
J’ouvre à présent les yeux et c’est l’aurore.
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Bonheur (Ventura)
Nous aspirons tous à quelque chose,
à quelque rêve dans la vie.
Qui n’a point cela ne peut avancer,
sans force son cœur s’arrête de battre.
Nous conduisons la vie par la main
quand un grand rêve se met à chanter en nous.
Courir après les rêves sans s’arrêter
et sans même savoir où ils vont !
Heureux celui qui meurt en désirant.
Il n’obtint pas ce qu’il aimait le plus
mais il gardait toujours espoir.
Un rêve se réalise-t-il ? Il ne dure point,
le bien a fui. Pourquoi ? Parce que le bonheur
est bonheur seulement tant qu’on ne l’atteint pas !
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Les œillets (Os cravos)
Les œillets que tu m’apportes chaque jour
sont les mêmes. Ils ont la même couleur.
Œillet incarnadin qui veut dire « amour »,
amour partagé. – Le savais-tu ?
Mais parmi eux s’en trouve toujours un plus grand,
aux feuilles plus longues, plus élancées.
Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce un baiser que tu m’envoies ?
Est-ce de la tendresse ? Je ne sais. Quoi que ce soit,
il me plaît. Il est beau. Il étincelle.
On dit qu’offrir un œillet, c’est être fidèle.
On dit aussi que c’est une insulte…
Pour ma part, je ne sais même pas – vois quelle folle ! –
si voyant ces œillets je pense à ta bouche,
si voyant ta bouche je pense à ces œillets !
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Différents (Differentes)
« Parle-moi, mon amour. Dis-moi tout. »
C’est ce que disait ta belle lettre.
Saudade que souffrent ceux qui s’éloignent !
Et comme je suis heureuse, m’illusionnant !
Il m’en a coûté que tu partes. Et pourtant,
en l’apprenant, je murmurai : « Qu’il parte.
Si je le fatigue, moi-même je me sens lasse.
Et s’il a changé, je changerai aussi. »
Tu es parti… Tu écris… Peu de vérités…
Tu me racontes sans la moindre nostalgie :
« Je me promène… je tue le temps en faisant ci… en faisant ça… »
Il en va presque de même de mon côté ;
mais, au lieu que ce soit moi qui tue le temps,
c’est le temps qui me tue moi.
*
Ce que je ne te dis pas (O que eu te não digo)
Mon intention était de t’envoyer une lettre
pleine de couleur, d’éclat, de relief,
dans la petite feuille de couleur rose
de ce papier simple sur lequel je t’écris.
Des paroles de tendresse ? Je n’ose pas.
Si je pense une phrase affectueuse,
je m’en repens : « Non… je ne dois pas… »
Et la page reste froide, douloureuse.
Tu le déplores. Je sais bien que tu as raison.
Je veux écrire, parler, et ne le peux.
Vois un peu quel émoi déstabilisant !
Pourtant il te faut comprendre
ce que, malgré tous mes efforts, je ne dis pas ;
ce que je suis incapable de t’écrire.
*
Une seule fois (Uma vez)
On n’aime qu’une fois. Plus d’un amour
ne sert de rien et rien ne le justifie.
Un seul amour absout, sanctifie.
Qui n’aime qu’une fois, aime mieux.
Une personne, quelle qu’elle soit,
quand elle se dévoue à une autre,
par cette seule tendresse sera riche
et jugera toute autre sans valeur.
Deux amours ? Quel est le véritable ?
S’il y en a un second, qu’en est-il du premier ?
Qui donc introduisit cette contradiction ?
Celui qui aime ainsi pense peut-être qu’il a aimé ;
mais il peut croire aussi qu’il s’est trompé
ou la première ou la seconde fois.
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Mon amour (Meu amor)
Je ne sais même pas pourquoi je pleure à tes pieds,
alors que tu as pris mes larmes en dégoût.
Je pleure, peut-être, l’amour que tu avais pour moi,
je pleure ton cœur que j’ai perdu.
Ton visage était triste ; à présent il rit,
content du mal que tu m’as fait.
Si tu as oublié ce que j’ai été pour toi,
moi je n’ai pas oublié ce que tu as été.
Pourquoi t’aimé-je encore, mon amour,
si tu ne comprends point une telle horreur ?
Pourquoi cette suffisance me captive-t-elle ?
Regarde-moi bien : si les larmes tombées
à tes pieds sont peu nombreuses, sont mensongères,
crois au moins à celles que tu ne vois pas !
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Un mal plus grand (O maior mal)
Je ne sais pas bien ce que je ressens. Le mal dont je souffre
vient de très loin, est très ancien.
Je suis accablée de douleur, ne sais ce que je dis,
je sais qu’il n’y eut jamais de maux si grands !
Je n’en peux plus ; étranger, affligé,
mon cœur a besoin d’un abri.
D’un autre cœur qui marche avec moi,
qui sache où je vais et d’où je viens !
Parfois je désespère ; mais si je pense,
je vois un tourment plus intense
et cruel dans cette existence qui nous est dévolue.
Quand un mal est grand, il en existe un plus grand encore.
Et être triste, au fond, n’est pas aussi triste
que de feindre parfois de ne pas l’être !
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Malheur (Desgraça)
La tristesse a sa raison d’être.
Dans toute vie se trouve un malheur,
marque terrible tracée par Dieu,
et chacun de nous doit souffrir.
Il domine, a la force d’un devoir,
nous étouffe la voix – bâillon cruel !
Il ne se laisse pas éloigner, il nous entrave,
ne nous permet pas de crier, marcher, courir !
Qui pourrait avoir un remède à la douleur ?
La cause de l’infortune, où se trouve-t-elle ?
Je veux crier et ne connais point ma voix !
Et pourtant il est si facile de vaincre :
le remède consiste à trouver
plus malheureux que soi.
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Non (Não)
Ne viens pas me voir, non. À quoi bon ?
Je n’ai même pas assez de courage pour cela.
Je le voudrais, c’est vrai, mais l’enchantement
de ta longue absence prendrait fin.
C’est te perdre à nouveau. Un jour,
tu repartiras, encore, et les pleurs,
faibles ou abondants, peu importe,
jamais une heure de joie ne peut les compenser.
Mais si je ne puis avoir d’autre désir !
Si, ne te voyant pas, je ne vois plus rien !
Comment se peut-il, dans cet état, ne pas te voir bientôt ?
Mon âme émue te répond :
il vaut mieux souffrir sa vie entière un mal
que de gagner un bien et de le perdre.
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Doute ! (Duvída)
Ton amour ne me connaît pas encore.
Doute davantage de moi ! Tout ce que je ressens
pour toi est un profond labyrinthe
où je mets à l’épreuve ton affection…
Tu ne peux comprendre. Défaut d’instinct…
Tu diras peut-être : « Je ne sais où commencer. »
Et ton désir petit à petit s’estompe.
Tu ne sais même pas si je t’aime ou te mens.
Méprise-moi. Doute ! Dans le tourment aussi
il est possible de trouver un contentement.
Je veux souffrir par toi et personne d’autre !
Un grand amour est fou, est injuste.
Si c’est un bien qui peut parfois nous faire du mal,
c’est aussi toujours un grand mal qui nous fait du bien.
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Cendres (Cinzas)
Un grand amour se résume à peu de choses.
Et le nôtre, comment fut-il ? Grand et petit.
Il n’a pas duré plus que l’ombre d’un parfum.
Il fut mauvais et bon, baume et poison.
Nous restent les cendres de ce qui ne fut pas même un feu.
Ah, comme je me rappelle cet agréable enchantement !
Si chaque plainte traduit un pardon,
comme je me sens bien en te condamnant !
Je te vis, je souris… – Serait-ce l’amour ? –
Je ne pus te parler, perdis mes couleurs,
et tu restas à me regarder, triste et silencieux.
Nous nous aimions. La preuve en est faite.
Cet amour était tout, aujourd’hui n’est plus rien.
Il n’est plus rien à présent, étant tout encore.
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Naguère (Outr’ora)
Rien n’a changé, tout est pareil.
Tout parle de toi à chaque pas.
– Les chemins suivis à ton bras,
les hirondelles riant sur les toits…
Ô comme je t’aimais ! Mon âme
était un cristal. Plus tard, une gêne.
Amertume transformée en lassitude,
et notre amour prit fin, tristement et banalement.
J’ai la nostalgie des mots que nous nous sommes dit.
Ce en quoi l’on a cru est toujours bon.
Je crus un mensonge. Je suis femme…
Ah, ce que nous nous sommes dit ! Quelle agitation !
Mais surtout, amour, quelle nostalgie
de ce que nous n’avons jamais réussi à dire !
*
Saudade
Saudades ? Voir des roses, c’est voir des épines.
En un seul mot, la vie tout entière.
Saudade ! compagne attendrie
de ceux qui vécurent tristes et solitaires.
Même quand étaient noirs les chemins
suivis aux heures de lassitude,
dans la saudade ils apparaissent de façon
qu’il nous souvient seulement : il y avait des roses… des nids…
Saudade ! livre d’heures où les gens
lisent le passé et l’avenir et lisent le présent
sans y trouver commencement, milieu ni fin…
Ô saudade ! joie de l’amertume !
Jour de soleil, ô ma nuit obscure !
Qu’est-ce qui t’a fait naître en moi ?
*
« Toujours la même chose » [Titre en français et entre guillemets dans l’original]
Mais ce qu’il y eut entre nous est fini.
Notre histoire est facile à raconter :
baiser qui meurt avant d’avoir été donné,
rose fanée avant d’être éclose.
Ah, ce que j’étais ! ce que je suis maintenant !
Je fus saisie par la lumière de tes yeux ;
et cette lumière qui vint m’éclairer
est ce qui m’a rendue aveugle en s’éteignant.
Plus l’amour est grand, moins il se plaint.
Je sais que je t’ai aimé car j’ai souffert ;
tu vois bien que cette douleur n’est point mensonge.
Et tout ce qui s’en va, que nous laisse-t-il ?
– Un mystère de moins pour toi.
– Une mélancolie de plus dans ma vie.
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Renoncement
(Renúncia, 1926)
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Suavité (Suavidade)
Ce fut par un jour tranquille aux heures douces
que ton regard se saisit de ma vie !
– Et dans le vieil amandier refleuri
le chant des oiseaux monta plus haut…
Les nuages étaient des temples, des navires
flottant au-dessus de la terre endormie…
Au loin tintait la cloche d’une église,
sonnant une oraison de notes graves.
Tu ne cessais de me regarder ; et je fus prisonnière
de ce divin poème de tristesse
que je sentais s’ouvrir pour moi !
Depuis ce moment ton regard mélancolique
tombe sur le mien, si frais et lumineux,
comme un clair de lune dans un jardin…
*
Attendre (Esperar)
Trois ans ! Mon amour, qui nous aurait dit
que des cœurs humains peuvent tant !
Trois années infinies, oui, trois ans
pendant lesquels je crus ne jamais te revoir.
Jour après jour, heure après heure, je formais
mille certitudes, mille doutes, mille plans…
J’allais d’espoir en découragement,
avec beaucoup de vaillance, beaucoup de lâcheté !
…..
Encore trois jours. Tu vas venir. Et à présent
j’éprouve la lenteur de chaque heure
dans une indicible impatience !
Trois ans ! Oui, je les hais, ces trois années.
Mais je hais bien plus l’éternité
de ces trois jours encore avant de te revoir !
*
Vanité (Vaidade)
Je suis venue au monde, prédestinée !
Ce que je sens planer dans mon destin
possède, par l’enthousiasme et la profondeur,
la chaleureuse vibration d’un hymne !
Je ne me contiens pas en moi-même. Je ne me définis pas.
– Je regarde la mer sans chercher à en mesurer la profondeur…
Quand je vois la clarté d’une flamme divine,
cette divine clarté m’inonde tout entière !
Vivre ! Je veux vivre ! Que la souffrance
soit une fumée emportée par le vent
et que je réalise cette félicité que je sens en moi !
…..
– Sur la route de l’orgueil allaient mes pas…
Et au bout du compte – le vois-tu ? –me tombent les bras,
je suis lasse et demande à Dieu : Pourquoi suis-je née ?
*
Ignorance (Ignorancia)
Combien se jugent en amour malheureux
car, insatisfaits de ne pouvoir assez comprendre
qui ils aiment, ils cherchent dans certaines crises
un labyrinthe amer et torturant.
Que soit libéré le cœur des cicatrices
qui rappellent sans cesse un mal ancien !
Cueillie la fleur, qu’importent les racines ?
Ignorer est la fortune de l’ignorant…
Pourquoi ne jamais faire taire le désir éternel
de brûler dans une amertume d’enfer
le bien si chèrement acquis ?
Connaître ! Ambitieux ignorant encore
le drame des amants qui s’adorent
mais se connaissent déjà trop !
*
Consolation (Consolação)
Le cœur douloureux, l’âme transie,
c’est ainsi qu’un jour tu croisas ma route.
Les mains froides, les cheveux en bataille,
éteinte la flamme des yeux.
Et moi, devenue meilleure, je devine à présent
la page lointaine et malheureuse
que laissa gravée dans ta mémoire
la sensation d’une épine vénéneuse…
Tu t’étonnes que dès ce moment
je t’aimai comme je t’aime aujourd’hui,
dans un rêve chaste, détaché et nu.
C’est que, malgré la neige que tu apportais,
tu as réchauffé quelqu’un à ta chaleur,
quelqu’un qui était beaucoup plus triste que toi.
*
Tristesse majeure (Maior tristeza)
Quand parfois tu t’étonnes que je ne rie pas,
que je ne sois pas plus gaie pour te rendre gai,
tu penses peut-être que je vis dans un monde à part,
où ton âme me chercherait en vain.
Mais vois ! qui ne possède rien ne peut rien donner.
– Et je n’ai rien d’autre que ces heures d’agonie…
Mon amour ! pourquoi me demandes-tu de la joie
quand c’est justement ce que je ne peux donner ?
Ma propre peine me blâme
de ne savoir guérir une amertume
parce qu’il en existe une plus grande en moi.
Mais, en plus de cette tristesse, hélas ! qui saurait
dire à quel point m’attriste
cette immense tristesse d’être triste !
*
Vers à ma mère (Versos à minha mãe)
J’arrive de loin, cheminant, incertaine.
Je viens désenchantée – le regard las…
Je viens pour voir si peut encore en moi
se ranimer l’émerveillement lumineux du passé.
Le tohu-bohu de la ville m’a contrite.
Peinée, abattue, me voilà revenue,
ayant soif de tranquillité,
dans la maison tranquille où je suis née.
En la voyant, si silencieuse, si petite,
quelle tendresse me réchauffe le cœur !
Comme se transfigure ma peine
en quiétude consolatrice !
Je laisse derrière moi les chemins de pierres…
Je revis tout enfin, me rappelle tout :
– les jours de juin, ardents et parfumés,
les nuits si froides de décembre…
La vie était si belle en ce temps-là !…
Et je me mets à penser… Ô mère,
donne-moi ta mélancolie attendrie,
avec moi souviens-toi…
C’est là, dans ce coin, que je jouais ;
je dormais dans cette chambre ; à ces fenêtres
je restais des heures entières
captivée par l’énigme des étoiles…
Étais-je heureuse alors ? – Difficile de savoir…
Tu dis que j’avais un rire clair et franc,
et que tu me promenais toujours vêtue
de tabliers de coton rayé bleu et blanc…
En ce temps-là, la force de la tristesse,
ô mère, était moins grande que ta force,
car tu me berçais dans la certitude
que le monde était seulement… cette rue.
Dans ce que la vie m’a par la suite apporté
– désillusion, tristesse et fatigue –,
j’appris, avec toujours plus de conviction,
ce que vaut le refuge de tes bras !
Et aujourd’hui je ne crains pas la douleur ; et l’amertume
n’a pas le pouvoir d’assombrir mon sort.
Vis ! La lumière calme et pure de tes yeux
me rend joyeuse, équilibrée et forte !
Parmi tant de chimères passagères,
seul cet amour brille éternellement !
C’est la beauté suprême dans l’histoire de ma vie…
– Loué soit Dieu pour ce bonheur
de me permettre d’être ta fille !
*
Piège (Cilada)
Pour qui s’éprend du bonheur,
il est rare que le bonheur n’apporte pas un mal…
Et nul ne sait de quel prix il paiera
le fugace enchantement d’une heure !
Toute promesse est trompeuse et fuyante.
Près de nous le bien ne reste pas…
L’illusion bénie qu’on adore un jour,
le lendemain fait souffrir comme une blessure !
Mais le plus grand piège du bonheur
est qu’il se montre au désir qui le cherche,
comme un rêve privé de sens ;
le cœur, dans l’ombre où il dort,
ne le comprend pas, ne le savoure pas…
Il l’adore seulement après l’avoir perdu.
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Chagrin (Magua)
Moi qui suis arrivée à connaître cette joie
avec la possession de ton cœur !
Moi qui pensais éternel le temps
du voluptueux amour qui nous unissait !
Je suis, les dernières illusions éteintes
et mort l’émerveillement dans lequel je vivais,
une aveugle qui, se rappelant la lumière du jour,
trouve encore plus noire l’obscurité.
Tu m’as donné le bonheur le plus parfait ;
je l’ai perdu, et t’ai donné la flamme insatisfaite
de cette immense passion avec laquelle je t’aimais…
Aujourd’hui, ce que je ressens, inutile, révoltée,
ce n’est pas le chagrin d’être une infortunée
mais la peine d’avoir été si heureuse.
*
Printemps (Primavera)
La terre, hallucinée, renaît ! Les nids
se réveillent peu à peu. Avec emportement,
dans une folle étreinte, une étreinte ardente,
les racines s’embrassent sur les chemins !
Quelles vibrations d’amour ! Seuls
et chantants volent des baisers dans l’air. Frémissant,
le sang s’exalte, rouge et chaud,
pris dans la volupté de vins inconnus !
Divin, lumineux printemps !
Résurrection ! Glorieuse résurrection !
Éternel refleurissement d’un songe éternel !
Aie pitié de ceux qui sont tristes ;
de ceux qui, t’entendant proclamer que tu existes,
s’enfoncent plus profondément dans la douleur d’un long hiver !
*
Jour de soleil (Dia de sol)
Ce jour lumineux et chaud me fait souffrir.
Tant de lumière, tant de soleil, tant de joie
sont comme une despotique ironie
pour qui souffre en silence.
Ciel bleu ! Ciel bleu ! Cette grande orgie
étourdit, éblouit le monde…
La lumière chante ! Et, mon Dieu, personne ne pressent
que l’on pourrait mourir à cause d’un jour pareil !
Cependant, si l’on regarde autour de soi, combien de vies,
comme un cortège d’âmes oubliées,
vont en ce moment passer près de nous,
l’une après l’autre – vagues ombres du calvaire ! –
à la recherche d’un coin solitaire
où, seules, elles pourront enfin pleurer !
*
La forge (A forja)
La rue est noire, étroite. Dans l’air se répand
une lueur diffuse, incertaine, imparfaite.
Des enfants sans couleurs, dans une joie morne
jouent parmi la poussière sur des tas de limaille.
Une rumeur monte de la forge. Et s’arrête… Et revient…
– Une rumeur de fatigue et de travail… –
Sur le corps soumis de l’enclume,
le fer chante dans le martèlement du maillet.
Des étincelles sautent, folles, effarées…
Le fer retentit encore et encore, en les crachant
comme des essaims d’abeilles chassées…
Qu’êtes-vous ? – demandé-je, curieuse de les comprendre.
Bagues de sueur des mains noircies ?
Gouttes de sang ? Multitudes d’étoiles ?
*
Renoncement (Renúncia)
J’étais jeune, mais j’étais triste ; je suis seule à savoir
comment est passée pour moi cette époque !
Chanter était le devoir de mon âge…
J’aurais dû chanter et ne chantai pas !
J’étais belle. J’étais aimée. Et je méprisai…
Je ne voulus boire le philtre du désir.
Aimer était le destin, la clarté…
Je devais aimer et n’aimai point !
Hélas ! ni saudades, ni rêves,
ni cendres mortes, ni chaleur de baisers…
– Je n’ai rien su, n’ai rien voulu saisir !
Et que me reste-t-il ? L’amertume infinie
de voir que pour mourir il est trop tôt encore,
et déjà bien trop tard pour vivre !


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