Tristesse de la lune : La poésie de Juana de Ibarbourou

La poétesse uruguayenne Juana de Ibarbourou (1892-1979) compte parmi les voix poétiques fameuses d’Amérique latine. Née Juana Fernández Morales, elle est connue sous le nom de son époux d’origine basque française. En 1929, au Palais législatif de l’Uruguay, elle reçut pour son œuvre littéraire le titre honorifique de Juana de América des mains du poète Juan Zorrilla de San Martín (l’auteur de Tabaré, publié en 1888 et considéré comme l’épopée nationale de l’Uruguay, qui, à la manière de La Araucana du poète conquistador Alonso de Ercilla au Chili, s’inspire des faits de la conquête espagnole en Uruguay [pour un résumé de l’histoire des belles-lettres en Amérique latine, voyez l’introduction à notre livre Le mythe des conquistadores dans la littérature latino-américaine ici]).

Les poèmes suivants sont tirés du premier recueil de Juana de Ibarbourou, Las lenguas de diamante (Les langues de diamant), de 1919. Il existe déjà peut-être quelques traductions de certains de ces poèmes en français, puisque l’écrivain Francis de Miomandre a publié en 1928, sous le titre La touffe sauvage, une traduction complète du recueil de 1922 Raíz salvaje (Racine sauvage, dans une traduction plus littérale) accompagnée de quelques autres poèmes de la poétesse ; nous n’avons pas consulté ce livre et ne savons pas quels autres poèmes s’y trouvent. (Dans le n° 19 de la revue Repertorio Americano de novembre 1928, le critique Luis Eduardo Nieto Caballero a trouvé à redire à la traduction de Miomandre, notamment au titre que ce dernier a choisi, où ne se retrouve pas du tout l’idée d’enracinement qu’a voulu exprimer la poétesse.)

Cette poésie s’inscrit dans le courant moderniste de langue espagnole auquel le présent blog a déjà rendu hommage par des traductions, pour l’Espagne (Francisco Villaespesa) comme pour l’Amérique (Ricardo Jaimes Freyre).

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Juana de Ibarbourou
(Source : Wikipédia)

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Les langues de diamant
(Las lenguas de diamante, 1919)

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La petite flamme (La pequeña llama)

J’éprouve pour la lumière un amour de sauvage.
Chaque petite flamme me ravit, me transporte.
Toute lumière n’est-elle pas un calice qui recueille
la chaleur des âmes passant dans leur voyage ?

Il y en a de petites, bleues, tremblantes,
comme les âmes tristes et bonnes.
Il en est d’autres presque blanches : éclairs de lys.
D’autres presque rouges : esprits de roses.

Je respecte et j’adore la lumière comme si c’était
une chose vivante, qui ressent, qui médite,
un être qui nous contemple, devenu feu.

Aussi, quand je serai morte, à tes côtés il me faudra
être une petite flamme d’une douceur infinie
pour tes longues nuits d’amant inconsolable.

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L’attente (La espera)

Ô lin, mûris, car je veux tisser
les draps du lit où dormira
mon aimé, qui doit bientôt me revenir !
(Avec le printemps il reviendra.)

Ô rose, déploie ton bourgeon encore fermé !
Il faut que tu sois le flacon de senteur embaumant sa chambre.
Concentre tes couleurs, rassemble ton parfum,
dilate tes pores, car mon bien-aimé arrive.

J’entraverai ses jambes de chaînes d’or,
de chaînes légères de l’acier le plus pur.
J’ai pressé le forgeron Amour
de les faire brillantes et inaltérables.

Et je sèmerai tout le jardin de coquelicots.
Qu’il ne puisse se rappeler aucun chemin !
Fatigue, sur ses nerfs presse tes bandeaux.
Mollesse, sois le chien qui garde la porte.

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Mélancolie (Melancolía)

La menue filandière brode sa dentelle obscure
avec une étrange anxiété, une patience amoureuse.
Quel prodige, si cette dentelle était de lin pur
et si, au lieu d’être noire, l’araignée était couleur de rose !

Dans un coin du jardin odorant et sombre,
la filandière velue brode sa toile légère.
Sur celle-ci la rosée suspendra ses diamants,
et l’aimeront la lune, l’aube, le soleil, la neige.

Amie araignée, je tisse comme toi mon voile d’or
et dans le silence cisèle mes joyaux.
Nous sommes unies par l’angoisse d’un même labeur.

Mais tes veilles te sont payées par la lune et la rosée
tandis que Dieu sait, amie araignée, ce que je recevrai pour les miennes !
Dieu sait, amie araignée, quelle récompense m’en reviendra !

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Les violettes (Las violetas)

Elles émaillent la bordure tout entière de la source
et sont comme des brûle-parfums embaumant son eau.
En les cueillant je souffre, par mon désir avide,
qu’elles ne puissent entrer toutes dans mon panier.

Un magicien les a plantées pour que les jeunes femmes
qui remplissent à cette source leurs amphores de faïence
éprouvent la tentation de s’en orner le buste
comme un étrange vase opulent et mordoré.

En veux-tu une ? Respire-la. Comme elles sont semblables au miel
et laissent longtemps leur parfum sur la peau !
Presse-la contre tes lèvres. Quelle saveur piquante !

On jurerait que leur calice est plein d’amour.
C’est peut-être pour cela qu’un magicien les a plantées au bord de la source,
pour préparer quelque philtre avec l’eau claire.

*

Inquiétude (Inquietud)

Cette inquiétude… Cette inquiétude… Quelle main obscure
m’a donné la flamme et l’ombre
de cette folle effervescence cachée
qui monte avec un goût de sel à ma bouche ?

Cette inquiétude, cette inquiétude constante
que ne calment point les lèvres de l’aimé…
Mains tendues vers l’astre, âme dressée vers le ciel,
corps de chaux et de scories auquel l’envol est refusé…

Anxiété qui ne se résout ni en bourgeon ni en braises…
Feu invisible et vif qui brûle sans étincelles…

Âme en lambeaux, quelle source réclames-tu pour ta soif ?
Racine ignée, qu’attends-tu pour éclore en flamme ?

*

L’inquiétude fugace (La inquietud fugaz)

J’ai mordu dans les pommes et j’ai baisé tes lèvres.
Je me suis enlacée aux sapins odorants et noirs.
J’ai plongé, inquiète, mes mains dans l’eau qui court.
J’ai fureté dans la millénaire forêt de cèdres
qui traverse la prairie comme un lourd serpent.
Et j’ai couru par tous les chemins de pierres
qui ceignent comme des rubans le mont ventru.

Ô mon aimé, ne t’emporte pas contre mon inquiétude sans trêve !
Ô mon aimé, ne me gronde point parce que je chante et ris !
Un jour il faudra bien que je me tienne tranquille,
pour toujours, hélas, pour toujours !
Les mains croisées, les yeux fermés,
les oreilles sourdes et la bouche muette,
et ces pieds, aujourd’hui remuants, en perpétuel repos
sur la terre noire.
Et il sera brisé, le verre de cristal de mon rire
dans la fissure obstinée de mes lèvres closes !

Alors, quand tu me diras : Viens ! je ne viendrai pas.
Quand tu me diras : Chante ! je ne pourrai plus chanter.
Je m’effriterai dans le calme et le silence
sous la terre noire,
tandis qu’au-dessus de moi la vie continuera de bourdonner
comme une abeille enivrée.

Ô laisse-moi goûter la douceur du moment
fugace et inquiet !

Ô laisse la rose nue de ma bouche
se presser sur tes lèvres !

Elle sera bientôt poussière sous la terre noire.

*

Énigme (Enigma)

De quel jus noir, de quel suc amer,
de l’eau de quel puits taciturne et large
se nourrit mon âme, acide et saumâtre
comme un vin conservé dans des timbales de cuivre ?

Quelle sève, ô dieux, fut absorbée par ses racines
tordues et grises
comme les branches d’un figuier
qui n’a point bourgeonné, le printemps venu ?

Chardon de l’ennui, qu’enduisit la pénombre
de son huile noire, et que jamais n’émerveille
la lumière avec ses dagues, l’angoisse l’a desséchée
comme une corolle qui flétrit à l’approche d’une flamme.

Et le pollen d’or devint pollen de chaux
et la sève douce devint sueur de sel.
Elle se rida, bourgeon encore, vida sa fleur naissante,
et ne donnera jamais plus, jamais, de parfum.

…..

Si un jour à nouveau elle fleurit, sera-t-elle
un lys encore une fois, ou bien donnera-t-elle
un calice étrange, noir, tourmenté,
portant un dard cloué parmi ses feuilles ?

Ô Dieu, que sera
la fleur de mon âme tellement amère ?

*

Lassitude (Laceria)

Ne convoite pas ma bouche. Ma bouche est de la cendre
et mon rire, un son creux de cloches.

Ne me prends pas les mains. Elles sont de la poussière,
en les serrant tu touches l’aliment des vers.

Ne tresse pas mes cheveux. Mes cheveux sont de la terre
avec laquelle doivent se nourrir les plantes de la montagne.

Ne caresse pas mes seins. Ils sont de glaise, les seins
que tu t’évertues à voir comme des iris hâlés.

Et pourtant, tu m’aimes, amour ? Pourtant tu demandes mon corps
et tends vers moi tes mains, agrandies par le désir ?

Tu convoites encore, mon amour, la chair mensongère
qui est cendre et se couvre d’apparences de rose ?

Bien, alors embrasse-moi. Ô lassitude !
Poussière qui cherche la poussière sans connaître sa misère !

*

Fiel (Hiel)

Ma tristesse est stérile comme un désert de sable.
Ma tristesse est la sœur des déserts de pierre.
Mon amour, de moi n’attends ni bourgeons ni fleurs,
saumâtres sont les sèves que la douleur m’a données.

Et je refuse obstinément toute autre eau,
je fuis obstinément les fontaines et me livre à son sel.
Ô la volupté de mes sucs amers
et de mes racines menaçantes comme cent poignards !

Et tu demandes le pollen acide de mes fleurs,
toi qui à portée de main possèdes les fruits prometteurs ?
Et tu convoites ma bouche, aigre comme le sel,
toi dont les lèvres cachent un trésor d’abeilles ?

Même si je dois mourir d’inanition, je refuserai ton miel.
À présent que je me suis faite au goût du fiel,
je ne veux plus aucune douceur. Je ne pourrais, après
que le rayon s’est desséché, m’habituer de nouveau

aux pluies amères. Et je sais, ah ! je sais
qu’aucun rayon ne peut donner un miel éternel !

*

L’impossible (Lo imposible)

Ah si je pouvais être de pierre ou de cuivre
pour ne plus souffrir !
Pour que cesse de couler
la citerne saumâtre
de mon cœur.

Pour que mes yeux s’éteignent
comme deux charbons mouillés.
Convertir en métal l’argile vivante,
l’argile misérable et sensible
où fait son nid la vipère noire,
éternelle de la souffrance !
Ah ! Elle pourrait bien mordre, alors, cette vipère !
En riant je lui donnerais par défi
mon cœur glacé comme le marbre d’une fontaine.
Mon cœur de cuivre
où aurait cessé de couler
la citerne saumâtre !

Et dans ce cœur mon amour pour toi ne serait
rien d’autre qu’une étrange stalactite gelée !

*

La tristesse de la lune (La tristeza de la luna)

Je hais la lune. La lune m’envoûte
et me rend triste avec son visage de sorcière.
Elle me rend si triste qu’il semble parfois
que dans mon âme se balance un noir cyprès.

Dans sa claire lumière, mon âme reste inerte
et c’est comme une guenille à l’odeur de mort.
Dans sa claire lumière, mon âme est stérile
comme un pré noir couvert de poix.

Blanche fossoyeuse, avec sa pioche elle creuse
le puits obscur de ma peine profonde
et de ses grandes mains de cristal
verse à poignée le sel sur mon chemin.

Même si je recouvrais les braises de mon angoisse intense
de cendres grises, la sorcière d’en-haut
me jette son souffle et ravive le feu,
aveugle à toutes larmes, sourde à toute prière.

Je ne pourrai oublier
tant qu’il me faut regarder la lune !
Je demande la cécité !
Qui me donnera de ne plus jamais voir sa lumière ?

*

Magnétisme (Magnetismo)

Dans tes yeux sombres je me suis vue
comme dans l’eau de deux lacs noirs,
alors un vertige d’abîme ténébreux
m’a fait trembler d’angoisse.

Ah, si je tombais au fond de ce précipice !
Si dans ces lacs ténébreux je tombais !
Je sais qu’aucun miracle
ne pourrait m’en retirer.

Je sais qu’à tout jamais l’abîme ensorcelé
de tes pupilles profondes
me retiendrait comme une guenille
accrochée aux griffes des ronces.

…..

Ô n’écarte pas de moi tes grands yeux,
car je tremble de froid et de tristesse !

…..

Je veux le mal de tes pupilles ! Donne-moi
ce mal qui fait du bien à mon âme.

…..

Lac ensorcelé de ses yeux, engloutis-moi !

*

La bonne journée (El buen día)

Je me vêtirai de blanc, me parfumerai de roses,
et nous irons par les chemins qui sentent le serpolet,
comme une jeune bergère avec son pastoureau
à la recherche de lointaines chapelles miraculeuses.

Il faut que j’aie les mains fraîches comme l’eau,
il faut que tu aies les lèvres douces comme les fraises.
Et dans l’ourlet froufroutant de mon blanc jupon
les herbes folles laisseront cent épines odorantes.

Les laboureurs, s’arrêtant pour nous regarder, diront :
La petite bergère brune au sourire enchanté
avec son pastoureau aux yeux enchantés et tendres
s’en va sur la route et oublie son troupeau.

Et nous rirons, nous rirons émerveillés
d’être libres et joyeux, d’être fous et chastes,
maîtres indiscutables de toute l’herbe,
des mûres pleines et des pâturages vallonnés.

Puis, à notre retour, comme nés à nouveau,
le teint rubicond, l’âme claire, le front pur et serein.
Et dans nos regards droits, encore extasiés,
une lueur imprévue de bonté nazaréenne.

*

Sauvage (Salvaje)

Je bois à l’eau pure et claire du ruisseau
et vais par les champs en m’appuyant
sur une branche de caroubier lisse, forte et polie,
qui dans ses frondaisons abrita la douceur d’un nid.

C’est ainsi que je passe les jours, brune et sans soucis,
sur le doux tapis de l’herbe odorante,
mangeant la pulpe juteuse des fraises
ou cherchant de capiteuses grappes de framboises.

Mon corps est imprégné par l’arôme intense
des pâturages mûrs. Ma sombre chevelure
répand, quand je la dénoue, une odeur de soleil et de foin,
de sauge, de menthe et de fleurs de seigle.

Je suis libre, saine, joyeuse, juvénile et brune,
comme la déesse de l’avoine et du blé !
Je suis chaste comme Diane
et j’ai l’odeur de l’herbe claire née le matin !

*

Les premières roses (Primeras rosas)

Aujourd’hui j’ai vu une haie couverte de roses
et suis rentrée à la maison folle de joie.
Aujourd’hui j’ai vu une haie couverte de roses !
Quelles impressions de fête d’amour, mon âme !

Je suis rentrée tellement contente,
comme quand on revoit son bien-aimé
pour qui l’on a soupiré chaque instant
après qu’il fut parti très loin, si longtemps.

Moi qui aime les forêts, les champs, les prés,
les longs chemins verts et magiques,
l’amour sans obstacle dans la paix de la campagne,

voilà que je rêve à de douces fêtes amoureuses
devant cette précoce floraison de roses
dans la sombreur d’une barrière sylvestre.

*

Sur le chemin du rendez-vous (Camino de la cita)

Comme est joyeux le chemin, sous les branches
souples et dorées des genêts,
si bien fleuries que le sentier
est pour les prés une cassolette.

Les abeilles avides sont à la fête
dans le joyau vivant de la forêt.
Quel bon magicien en cette vallée a façonné le trésor
de si opulents genêts d’or ?

Mes tresses sont pleines de l’odorante
pluie de leurs corolles. Quand mon aimé
posera sur elles ses lèvres, il y prendra

le parfum de genêt de mes cheveux,
comme une âme fragrante, radieuse et folle,
que la saveur du rendez-vous mettra sur sa bouche.

*

Fuyarde (Fugitiva)

Avide des premières mûres,
il fait nuit quand je retourne au village,
lasse d’avoir arpenté tout le jour
la forêt à la recherche de mûres.

Radieuse, satisfaite, échevelée,
avec un bouquet de fleurs sur la tête
je ressemble à une satyresse brune
égarée sur le chemin des acacias.

Mais alors je ressens la crainte
d’être suivie par un faune caché dans la pénombre :
tout près, et mon oreille déjà soupçonne
l’écho de son pas furtif.

Et je fuis en courant, palpitante et folle
de peur, car il paraît si proche
que mon bouquet de fleurs d’acacia tressaute,
frôlé par les poils de sa barbe.

*

Une trêve à la campagne (Tregua en el campo)

Femme qui viens l’âme comprimée
par l’existence acide et brutale de la ville,
guéris-toi dans le silence, aime ta maison isolée,
bénis cette parenthèse, suave, de solitude.

Redeviens ce que tu fus autrefois, douce et sans soucis,
oublie que tu connais la fatigue et la satiété.
Que sous ton écorce grise de civilisée
ressurgisse la paysanne endormie par la ville !

Dans ce printemps si doux, ensoleillé,
que te fasse honte, ô femme, ta mélancolie !

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La nouvelle espérance (La nueva esperanza)

Tu reviens à moi, espérance, ainsi qu’une touffe d’herbes
odorantes coupées à l’aube.
Tu as la timidité des fleurs humbles,
humbles et menues comme celle de la sauge.

Tu arrives à pas lents. Une légère fragrance
te précède. Je cède et t’accueille
avec un geste bouleversé de mendiante. Je n’ai
pas même le courage de lever les yeux.

Mais je sens que sous mes paupières vaincues
la clarté s’accroît, ton aura s’élargit,
et il me vient aux lèvres une saveur de violettes,
et l’air qui m’entoure prend une teinte bleutée.

Mais tu me rencontres amère, et dans la lumière qui m’inonde
je ne peux encore me donner tout entière au miracle !

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