Pensées X
Le Choix de vie matérialiste (Remarque : les lignes qui suivent ne sont pas une contribution au débat sur le primat de la matière). Le choix matérialiste est celui qui fait se pâmer la grand-tante des Alpes. Si le petit neveu qui la rend si fière pour être entré dans l’administration, voire pour travailler avec ces messieurs les ministres ou ces messieurs les députés, avait plutôt écrit la Neuvième Symphonie, tout en vivant chichement de leçons de piano, elle lui cracherait dessus.
La culture du méritocrate s’arrête là où la culture décrit la grand-tante comme une arriérée stupide, c’est-à-dire que sa culture ne va pas bien loin. Pas plus loin que l’administration.
Certains services administratifs sont presque de purs services d’enfants de paysans. Parfois, je me demande si le méritocrate n’est pas plus fier d’être un paysan que d’être là où il est.
C’est la société d’abondance (les Trente Glorieuses : souviens-toi, lecteur, tu les as peut-être connues !) qui, par la massification du système éducatif, a permis l’avènement de la vraie méritocratie. Puis, la méritocratie n’a pas empêché la fin de la société d’abondance. Quel est son mérite ?
Une chose est sûre : nous n’avons pas à remercier nos aînés – ces aînés-là !
Souviens-toi, lecteur, c’était l’« exode rural ». Les petits paysans quittaient le pais et faisaient carrière dans la capitale ou les autres grandes villes, grâce à leur intelligence. Ils étaient comblés qu’on soit fier d’eux au pais, que les fantômes du pais les saluent, que les incultes les honorent. C’est leur idéalisme à eux.
Aujourd’hui, bien sûr, au cœur de l’implacable marasme, ils ne « peuvent pas se plaindre » (et entre nous, s’ils ont un métier bien payé et bien affreux, c’est surtout Bobonne qui n’a pas à se plaindre).
Je dis non au matérialisme, non aux géniteurs méritocratiques, non à Bobonne (quel que soit le bureau de son émancipation), et s’il y avait un Dieu je lui dirais m…
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Ces bourreaux qui vous vendent des blousons. Les employés doivent rester des heures debout, sur place. J’ai reçu le témoignage d’une ancienne victime. Elle en aurait pleuré de douleur. Le seul soulagement possible était de s’appuyer discrètement contre un bout de mur, mais cela n’était même pas permis et elle ne pouvait le faire en présence de l’employeur-bourreau ou de ses espions. Essayez de pratiquer chez vous ce fakirisme dément et pensez-y quand vous flânerez pour votre shopping.
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J’ai lu récemment (très en diagonale) un article de journal au sujet de deux jeunes Pakistanaises victimes d’un réseau de prostitution à Dubaï, et j’avoue que je n’admire pas ces fins limiers qui prennent l’avion pour voir des choses identiques à celles qui se passent au coin de leur rue.
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Pour l’homme à Bobonne, le solitaire est un prédateur, le ravisseur en puissance de sa Bobonne. Il est d’ordinaire impulsivement agressif, et cette agressivité s’exprime de telle façon qu’elle le donne à connaître comme le roquet à sa Bobonne.
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Saint-Évremond est, si je ne m’abuse, le seul Français reposant à Westminster. Il paraît qu’il a écrit des choses, dans différents genres et sur divers sujets. En tout cas, c’est grâce à lui que les Anglais ont découvert le champagne. Les autres gisants doivent apprécier.
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En jugeant d’après sa propre pauvreté, on peut facilement prendre pour un grand sacrifice ce qui ne coûte trois fois rien. Le riche est à peu de frais admiré du pauvre, qui prend des broutilles pour de belles actions morales. On ne peut même pas lui ouvrir les yeux car il n’a pas l’expérience, donc aucune notion, de la richesse.
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Où est passée la terreur de l’apocalypse nucléaire ? C’était, il n’y a pas si longtemps, une véritable philosophie de la vie, une Weltanschauung. Les arsenaux existent pourtant toujours. Juste un phénomène hystérique ?
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Le bétonnage du littoral permet à un plus grand nombre de personnes de profiter du littoral – c’est-à-dire d’un littoral bétonné.
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Think Global. Pour ne pas aggraver le problème de la surpopulation mondiale, il convient de supprimer les congés de maternité. Le congé de maternité (comme, du reste, le congé de paternité, si ça existe chez vous) est typiquement une mesure chauviniste et impérialiste. On encourage, en vue d’un intérêt purement local, des naissances non souhaitables à l’échelle du monde. Il ne suffit pas que la réprobation attachée dans une culture féministe à la femme fertile soit implicite, morale, culturelle : il faut que tout ce qui encourage un tant soit peu la fécondité soit aboli et subisse la sévérité de la loi.
Vous me demandez si cette répression doit être indiscriminée. Je réponds que ma fibre sociale m’inclinerait à conserver de telles mesures pour les femmes de ménage, mais en tout état de cause : pas de congé maternité pour les femmes de bureau.
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Je crains, pensant aux thuriféraires de la liberté d’expression, que dans la société libérée du travail on ne pourra pas trop faire l’apologie du travail (ou alors c’est qu’on appellera travail le temps libre). J’ai déjà de la peine pour eux.
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Liberté, Liberté, qu’est-ce que ça peut me faire si je n’ai pas de temps libre ?
Juillet 2014