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La chanson du bohémien et autres poèmes de Felipe Sassone

Felipe Sassone (1884-1959) est un écrivain de nationalité péruvienne qui fit l’essentiel de sa carrière littéraire à Madrid, en Espagne, où il connut le succès comme auteur de théâtre. Il était marié à l’actrice et cantatrice espagnole María Palou, qui joua dans ses pièces et zarzuelas ainsi que pour d’autres auteurs tels que Jacinto Benavente, Benito Pérez Galdós, les frères Álvarez Quintero… Sassone et Palou créèrent leur propre compagnie théâtrale.

Felipe Sassone était un ami intime de Francisco Villaespesa, sur la poésie duquel nous avons beaucoup travaillé pour ce blog (voyez par exemple ici, « Les nocturnes du Généralife »), et la poésie de Sassone a clairement subi l’influence de son ami. Les deux se rattachent au courant moderniste introduit en Espagne par le Nicaraguayen Rubén Darío, que Sassone connaissait personnellement et qui fut son maître. Sassone fait partie, avec Federico de Mendizábal (également traduit par nous ici) et quelques autres, de ce que l’on pourrait appeler une école ou un courant villaespésien au sein du modernisme.

Le père de Sassone était italien. Journaliste, Felipe Sassone fut correspondant en Italie pour plusieurs journaux espagnols.

Les poèmes qui suivent sont tirés d’une anthologie personnelle du poète, La canción de mi camino: Todos mis versos (La chanson de mon chemin : Tous mes vers), publiée par la maison d’édition Aguilar en 1954. Dans l’introduction, Sassone explique que, si le sous-titre du livre est « Tous mes vers », il s’agit en réalité d’un choix parmi les poèmes publiés de son vivant, auxquels s’ajoutent des inédits, et il ne souhaite pas reconnaître la paternité des autres. L’anthologie fait tout de même quelque 500 pages.

Felipe Sassone
La Samaritaine, portrait de María Palou par le photographe Kâulak (Antonio Cánovas del Castillo y Vallejo)

*

Mon père (Mi padre)

Sous le noble argent de ses cheveux blancs
se dessine serein son profil grec
comme une vivante expression
des vertus lacédémoniennes.

Le geste sobre, la parole énergique,
à la fois bienveillant et fier,
avec l’attitude héroïque d’un guerrier
et la barbe apostolique de saint Paul.

Ô mon père, noble, généreux !
Plût à Dieu que je te visse toujours
fort, dressé comme un vieux chêne,

car je t’aime d’un tel amour sans mesure
que malgré la dureté de mon sort
je t’ai pardonné de m’avoir donné la vie !

*

Villaespesa

Ndt. Francisco Villaespesa (1877-1936) : voyez notre introduction au présent billet.

Sur le front pâle que ronge la pensée,
les cheveux s’inclinent avec langueur ;
noirs comme les ailes du corbeau d’Edgar Poe,
ils confèrent au visage tourmenté la blancheur du marbre.

Le poète mélancolique forge des rimes sentimentales,
pour sa fiancée morte des poèmes passionnés,
et se presse le front dans ses mains ducales,
y sentant palpiter son cœur.

Et ses lèvres murmurent une poésie nostalgique
au beau rythme sonore et musical,
dans laquelle il évoque son Andalousie maure
et pleure les saudades du doux Portugal.

Soudain il s’interrompt, écoutant au loin
le son d’un clavier qu’il distingue confusément
mais qui lui rappelle la musique du piano
où sa fiancée pleurait des nocturnes de Chopin.

Et il reprend la même poésie,
les yeux perdus dans un songe
comme s’ils fuyaient affolés vers le lointain
pour voir le cœur mort de sa fiancée.

« J’ajusterai mes vers au rythme de ma vie. »1
C’est ainsi que le poète exprima l’idéal de son art,
et son ardente muse a une passion
à la fois romantique et sensuelle.

Son imagination exalte les êtres et les choses,
et son vers ailé de troubadour illustre
renferme un trésor de voix mystérieuses,
d’émotions de paysage et de peines d’amour.

Salut, ô salut, poète qui sus rimer
toutes les amertumes de ta souffrance horrible :
comme les élus, tu sus chanter
le chant d’une vie rêvée… sans vivre.

1 Citation d’un vers de Francisco Villaespesa, dans le sonnet « Prélude intérieur » que nous avons traduit ici (tiré du recueil La halte des bohémiens).

*

La chanson du bohémien (La canción del bohemio)

Chante, bohémien, chante !
Le sourire aux lèvres et des sanglots dans la gorge,
libre ton mètre, libre ton rythme,
chante, selon ton caprice, ta chanson !
Porte un toast avec, comme un verre plein de sang, ton cœur !

Que triomphe de la tristesse, bohémien,
le son clair de ton chant ;
chante, bohémien, la beauté,
chante l’amour, la rébellion.
Chante, bohémien, chante,
le sourire aux lèvres, des sanglots dans la gorge !

Alors, le front haut,
et plus haut encore le cœur,
le bohémien impénitent
fit retentir son chant.

Je suis le croisé du rêve, je suis un pâle bohémien,
je sens l’art pour l’art, sans chercher de récompense,
et fou d’idéalisme je hais la raison utile et sérieuse :
je suis le chevalier de la faim, du rire et de la misère.
Bien qu’on entende les lamentations de mon esprit qui pleure,
bien que le prosaïsme de la vie me blesse l’âme,
toujours triomphent les arpèges de mon rire rédempteur,
des roses poussent dans le sang de mes plaies.

J’ai en horreur la routine des formes désuètes,
en horreur le postiche des renommées usurpées,
et sous le rugissement des aristarques, dans l’air vibre, inquiète,
la rébellion sonore de mes rêves de poète.
Un peu iconoclaste, un peu excentrique,
des académies tyranniques mon bon goût m’émancipe
et je poursuis dans le ciel avec une ardeur de visionnaire
les capricieuses volutes que fait la fumée de ma pipe.

Des choses je n’aime que les relations occultes :
j’aime plus que les idées les sensations étranges,
car la pensée est pour le savant mais la sensation est pour l’artiste,
dans la doctrine illogique de mon credo moderniste.
Rebelle, sans abri dans mes nuits d’hiver,
je vague à la recherche d’une forme au loin aperçue ;
je caresse et bénis l’espérance qui me nourrit,
car mon âme rêveuse se chauffe à l’espérance.

J’aime le miracle gothique des vieilles cathédrales,
les lettrines historiées dans les missels,
la musique solennelle des chants grégoriens
et le dévot panthéisme des mystiques chrétiens.
Même si des savants fats, dans leur ardeur scientiste,
plaisantent du mystère et m’ordonnent de ne point croire,
Jésus-Christ fut un bohémien, un poète et un artiste,
douce est la doctrine du Rabbi de Galilée.

Ma subsistance est incertaine, les nuages me font un toit ;
mais je possède un grand trésor d’illusions dans ma poitrine
et je m’enorgueillis d’avoir la vertu et le courage
de pleurer avec mes idées et de rire avec ma pauvreté.
Illusions, espérances sont mon pain de chaque jour
et, douloureux et vaillant, je rêve beaucoup, vis peu ;
mais grâce aux faveurs de mon ardente fantaisie,
si je ne vis point ce que je rêve, je rêve tout ce que j’écris.

Avocat de l’absurde, de l’ivresse et de la folie,
avec mon feutre, qui est mon casque de Mambrin2,
chevalier, je joue sur le rythme de mon vers sonore,
comme ce fou de Don Quichotte galopait sur le dos de Rossinante.
Sans que la rudesse du sort parvienne à me ployer,
car la force de mon rêve est plus forte que ma fortune,
j’adresse mes plaintes amoureuses à la lune,
sur le chemin de la vie, chemin de la Mort.

Je vis seul, pauvre et fier.
Si je ne vis point ce que je rêve, je rêve tout ce que j’écris.
Toujours à la recherche d’une forme
qui doit devenir la règle de mon art ;
l’aimée,
la rêvée,
la toujours poursuivie,
jamais atteinte,
et en lutte avec le sort,
j’erre,
je vagabonde
sur le chemin de la vie, chemin de la Mort.
Sans repos, sans fortune,
j’adresse mes plaintes amoureuses à la lune ;
ma bohème se nourrit
des choses que lui conte
mon imagination exaltée,
et fier de mon rêve, de mon amour et de ma poésie,
je suis un roi en haillons, un picaro ayant de la noblesse ;
douloureux et vaillant, j’attends tout et ne veux rien
car la misère et la faim m’ont adoubé chevalier.

2 Mambrin : Roi maure des romans de chevalerie, que son casque magique rendait invulnérable.

*

La chanson du retour (La canción del regreso)

Loin de toi, chère patrie,
le souvenir t’a rendue plus belle, et mon affection
rêva que cette pauvre terre où je jouais enfant
était la terre promise.

J’aspirai l’odeur nostalgique
de candeur et bonté que tu émanes
et je reviens à toi, patrie où riait mon enfance,
pour verser des larmes d’homme triste.

Et pour faire une halte sur la route
si longue, si dure, si solitaire,
je viens avec mon bâton de pèlerin
chercher un arbre de mon jardin

et l’âtre de mes parents,
deux consolations, d’ombre et de tiédeur,
pour le soleil d’été de mes amours
et pour mes hivers de tristesse.

Dans une nuit bleue, majestueuse,
la baie fut une ligne de lumières,
comme une denture brillante
qui me voyant arriver souriait.

Mais j’abordai à ton rivage et suis peiné
car de loin je t’avais vue plus belle :
nul don ne vaut une promesse,
il n’y a pas de réalité comparable à l’espoir.

Je vague dans la ville, retrouve
ce que j’ai naguère connu,
mais en découvrant dans les visages amis
un air de lassitude qui ne s’y trouvait pas.

Je vois une rue barrée,
une maison à moitié effondrée :
la grille rouillée n’a pas de fleurs
et la belle promise ne s’y montre point !

La vieille maison où je suis né n’est pas à moi,
d’autres en sont maîtres, par un coup du sort ;
elle n’est plus celle qui fit un temps ma joie,
je ne peux plus dormir du même sommeil !

Je ne peux plus dormir car il m’accable
de revivre ma vie de folie ;
mon autre vie, avec les baisers de ma fiancée,
sans vanité ni littérature.

Et je suis triste, et ma mère affectueusement
me répète le saint nom de Dieu,
ma mère qui m’aime comme un enfant,
sans comprendre mes inquiétudes d’homme.

Et mon père, ce père qui m’adore,
puritain, sévère, moralisateur,
souffre, maudit, rougit, verse des larmes
à cause de mon amoral sensualisme d’artiste.

Tout est si différent, pourtant rien n’a changé ;
entre l’hier et l’aujourd’hui s’ouvre un abîme :
sont-ce les gens qui ont changé d’esprit
ou bien mon cœur n’est plus le même ?

C’est que le temps a passé, et son pas
a laissé son empreinte sur les êtres et les choses,
sillonnant de rides un teint de satin,
emportant le parfum de quelques roses.

Il m’a rempli l’esprit de vérités
et couvert la tête de cheveux blancs ;
au fruit vert de mes jeunes années
il a donné la maturité de la tristesse.

La nuit, dans l’obscurité qui m’entoure,
tandis que ma vie s’avance vers la mort,
je pleure sur le passé qui ne revient pas
et je sens que tout espoir s’éloigne.

Tout ce que j’emportais, je ne le ramène pas
de retour dans ma patrie ;
j’ai perdu mon pauvre cœur en voyage
et reste loin encore.

Mon pauvre cœur sans innocence
qui goûta de la pomme biblique
à l’ombre de l’arbre de la science
dans le jardin d’une courtisane.

Et je repartirai, telle est ma vie :
je m’immole à l’inquiétude de mon ambition ;
près ou loin de toi, chère patrie,
je serai toujours triste, toujours seul.

Toujours pleurant à cause des mêmes chagrins,
je soupire pour le Pérou en terre étrangère ;
« Italie » dit le sang de mes veines,
mais ici mon cœur me crie « Espagne ! »

Face à l’inconnu, je marche, décidé
à te revenir quand j’aurai perdu
la certitude d’être fort,
pour attendre dans la prison de ton oubli
la suprême liberté de la mort !…

*

Rosaire de douleur : In memoriam VI (Rosario de dolor: In memoriam VI) [Le dernier de six sonnets]

Morte de mon cœur, morte aimée !
bien que le sort de toi m’ait séparé,
tu es en moi tellement vivante que je crois te voir
sur mon lit d’amour, endormie.

Ne crains rien, non, mon âme ne t’oublie pas :
ton souvenir est si profond, si fort
que tu es toute la vie de ma mort
et tu es toute la mort de ma vie.

Repose en paix sous l’azur serein.
Je resterai triste et resterai bon
comme tu m’aimais, et si à ma porte un jour

frappe le charme mensonger d’un nouvel amour,
je saurai lui répondre, en larmes,
que j’aime une morte.

*

Métempsycose (Metempsicosis)

Ma pauvre âme, éternelle voyageuse,
prisonnière de la boue de ma chair,
à la fois si humaine… et si divine !
et toujours mélancolique et sincère.

Je ne sais quel mystère dirige ses actes
ni quelles tristesses inconscientes elle pleure,
où naquit la peine qui l’afflige,
ce qu’est la flamme d’amour qui la dévore.

Je sais seulement qu’elle est éternelle ; qu’elle a vécu
avant moi, pleuré avant moi,
qu’avant moi elle a joui et souffert
et que je suis la victime de son passé.

Et qu’en métamorphoses capricieuses
elle fut l’âme de choses bonnes et nuisibles,
qu’elle m’apporte aujourd’hui le parfum des roses
et la cruauté mortifiante des épines.

Je ne me souviens pas et nulle science humaine
ne peut me démontrer la vérité
de ma vie antérieure, mais dans la conscience
j’éprouve l’angoisse de son antiquité.

Et je pense au mystère indéchiffrable
de ses incarnations passées
qui pourraient expliquer l’inexplicable
de toutes mes sensations étranges.

…..

Où s’en est allée mon aimée la folie ?
Où ma sensibilité devint-elle malade ?
Où ai-je bu une telle passion pour l’aventure ?
une telle aspiration au bien et à la vérité ?

…..

Mon âme fut celle de Job, peut-être un jour
vécut-elle des heures bibliques et funestes
et rendit grâces à Dieu, pouvant encore
gratter au soleil la pourriture de ses plaies.

Ou bien elle fut guerrière et se couvrit de gloire
quand son corps s’exerçait dans les combats,
et elle fut la vélocité et la victoire
dans la pierre sacrée de David ;

puis, faite lumière et harmonie,
elle vola libre dans l’espace bleu
depuis la harpe où elle fut la musique
apaisant les colères de Saül.

…..

Ou bien elle fut grecque et confère, mystérieuse,
une hellénique dignité d’art à ma vie,
et la luxure animant le taureau
qui fit gémir d’amour Pasiphaé !

Et la délectable fraîcheur de l’eau claire
du lac où, impudique et téméraire,
se baignait une nymphe nue
tandis que Pan guettait, sa flûte à la main.

Plus tard, dans la fièvre de l’aventure,
elle entreprit les exploits de la conquête,
conduisant en Amérique dans sa caravelle
la croix du Christ et l’étendard d’Espagne.

Et comme Cortès brûla ses vaisseaux
et s’imposa, chrétien, espagnol,
mon âme aima une Indienne aux formes suaves
qui parlait quechua et adorait le soleil.

Elle célébra ses libres noces
avec une ñusta3 barbare et brune
parmi les trilles doux des troupiales
et la triste psalmodie de la quena.

C’est pourquoi je sens dans ma boue fragile,
image de ma lignée ancestrale,
l’indomptable férocité de Pizarro
et la douleur d’une reine détrônée.

Ensuite… je ne sais… peut-être… Une lagune
s’ouvre dans le vague de mon souvenir…
Mon âme vola-t-elle aux parcs de la Lune,
et c’est une folie lunaire dans laquelle je me perds ?

Pourquoi, autrement, noctivague et douloureux,
quand les nuits claires sont d’argent,
j’aime la Lune comme une confidente,
nouveau Pierrot d’une autre sérénade ?

Ou bien est-ce que mon âme, perdant son rang,
s’incarna dans le corps d’un animal
et fut un chien, apprenant de lui
à hurler à la lune et à être loyal ?

Ou fut-elle un chat noctambule et sagace
au dos électrique et sensuel
et suis-je sadique à la manière de ce félin
aux griffes contractées pour le mal ?

Ou bien une violette ayant poussé sur le cadavre
d’un homme saint et bon,
ou bien un serpent, héritant de son venin,
de sa sinuosité, de son poison ?

Ou faite ensemble d’ardeur et de fraîcheur
fut-elle lumière dans le soleil et eau dans la mer,
si bien qu’elle reste pleine d’amertume
et que mon cœur brûle comme une forge ?

Tout cela, et plus encore, pauvre âme, tu le fus :
tu volas vers l’azur, tombas dans la boue,
et c’est pourquoi je suis fatigué et triste,
c’est pourquoi je suis si mauvais et si bon !

Parce que tu es venue à moi trop tard,
je ne vis pas seulement du présent :
c’est pourquoi je suis parfois si lâche
et pourquoi parfois si vaillant.

En outre je ne suis plus maître de mes actes
car avant de t’incarner dans mon être,
dans la nuit des temps tu conclus un pacte
avec l’âme qui animait une femme.

Quand tu fus rose, elle fut rosée ;
quand tu fus lumière, elle fut couleur ;
quand tu fus le lit du fleuve, elle fut le fleuve ;
quand tu fus l’arbre, elle fut la fleur.

Elle fut trille quand tu fus oiseau ;
quand tu fus poème, elle fut chant ;
quand tu fus vent, elle fut navire ;
quand tu fus rivage, elle fut la mer.

C’est pourquoi il est forcé qu’elle réponde à ton amour,
c’est pourquoi ta passion est si amère,
il y a en elle la perfidie des vagues
et ton cœur comme la mer rugit.

Mais peu importe, voyageuse éternelle,
prisonnière de la boue de ma chair,
à la fois si humaine… et si divine !
et toujours mélancolique et sincère.

Quand tu fuiras la terre vers les hauteurs
pour réaliser tes rêves visionnaires,
libérée de mon corps, belle et pure,
et que dans les espaces interplanétaires

tu accroîtras l’harmonie des astres,
ton âme jumelle suivra ta trace
et cette sainte que tu adoras un jour
sera lumière avec toi dans une étoile.

3 ñusta : Princesse inca.

*

Le fantôme du maître (El fantasma del maestro)

Pourquoi, dans l’obscurité de la nuit,
revient le fantôme du maître ?

…..

Je ne veux pas penser à lui ;
mais toutes les nuits j’y pense,
j’entends son pas qui se traîne
et son bâton frappant le sol.
Pas et bâton dans la nuit
ont un rythme d’anapeste,
le vers qu’il me censurait
quand j’écrivais un sonnet.
Ah, s’il lisait ces lignes,
le terrible rhétoricien !

Il m’aimait affectueusement
et je ne pus jamais l’aimer.
Il n’aimait pas le vin comme Horace,
dont il aimait beaucoup les vers,
et voulait à tout prix
que je fusse un garçon sérieux.
Il était pénible et insistant
et je ne pus jamais l’aimer !

Pourquoi, dans l’obscurité de la nuit,
revient le fantôme du maître ?

Puisque les morts voient tout,
sait-il, ce mort,
à quel point mon affection était fausse,
de quelle manière je lui payais son amitié ?
Mais aussi pourquoi fut-il si antipathique,
étant si sage, si doux et bon ?
Je n’ai jamais aimé par gratitude,
j’aime seulement à qui je ne dois rien.
Mon cœur sent et ne pense pas,
ma volonté n’y commande point.
Pauvre vieillard antipathique,
pour moi si tendre et doux !

Je lui obéissais sans que l’aimât
le mauvais caprice de mes nerfs ;
je ne sais pas aimer qui me commande,
et ses conseils m’empoisonnent encore.

Pourquoi, dans l’obscurité de la nuit,
revient le fantôme du maître ?

– Que fais-tu ? Quelles bêtises !
Ce que tu écris là ne sont pas des vers !
Ce n’est pas ce que je t’ai appris !
– crie-il, troublant mon silence.

Et j’entends sa voix,
je l’entends et n’aime pas.
J’entends son pas et son bâton
imitant un rythme d’anapeste.

…..

Oh, je ne peux pas vivre ainsi,
je n’en peux plus :
que je meure sur le champ
ou que je tue ce mort !

*

Mon cœur est comme un chien (Mi corazón es como un perro)

Mon cœur est comme un chien
qui la nuit hurle aux fantômes ;
mon cœur est comme un chien
que j’entends haleter sous mon oreiller.
Mon cœur, à la fois sauvage
et humble, comme un chien de garde,
depuis la cage de mes os
surveille toutes mes actions.
Si j’entraîne mon âme vers le péché,
mon cœur m’avertit en aboyant,
et il enfonce ses crocs dans mon corps
pour sauver mon âme.
Mon cœur est comme un chien
qui la nuit hurle aux fantômes !

Mon cœur est parti dans ta poitrine
– c’était un noble chien dans une flaque –,
par le cou tu l’attrapas
car il n’avait pas de collier clouté.
Mon cœur, regardant le ciel
plein de lune dans une nuit claire,
mit une douleur silencieuse et tendre
dans l’humidité de mes regards.
Mon cœur a soif.
Mon amour, qu’as-tu fait de ton eau ?
Mon cœur est comme un chien
que j’entends haleter sous mon oreiller !
Mon cœur suit avec zèle
l’Illusion et l’Espérance ;
mon cœur est comme un chien
qui ne se fatigue jamais.
Mais une voix lui dira : Tais-toi !
Mais une voix lui dira : Ça suffit !
Mon cœur mourra
une nuit au pied de ta fenêtre.
Si son lit doit être un tas de fumier,
la lune lui fera son linceul.

Mon cœur est comme un chien !

*

La tristesse de compter (La tristeza de contar)

Je suis triste et j’ai peur
depuis que j’appris à compter.

J’étais joyeux et vaillant,
ne sachant pas compter.
Celui qui est fort, sain et jeune
ne s’arrête jamais pour compter.

Quand nous cueillons le jour
et que le bon soleil nous fait oublier,
les heures, comme nuages sur la mer,
passent légères sur nos âmes exaltées
qui n’apprirent à compter ;
mais dans la nuit mystérieuse,
quand le silence semble parler,
quand l’esprit est plein de souvenirs
et l’âme folle d’angoisse,
nous nous arrêtons effrayés
et nous nous mettons à compter.

La nuit est tombée sur mon chemin,
jamais le jour n’y reviendra…
Je compte, je compte
et voudrais pleurer !

Mais je ne compte pas l’argent que je gagne
ni celui que je donne,
ni les baisers que portent encore
à mon automne une bouche de fleur ;
je ne compte ni les soupirs
ni les heures d’amour,
je n’ai plus les biens prosaïques du monde
ni le miel que donne l’illusion :
non, je compte autre chose…
quelque chose de pire.

En quel détour du chemin
ai-je perdu ma jeunesse ?
Je la tenais dans mes mains
pour l’offrir à l’amour…
Je la tenais dans mes mains
et de mes mains elle tomba.

Pourquoi ma route rétrécit-elle,
quand si large elle avait de la place pour l’illusion ?
Pourquoi ma route rétrécit-elle,
pourquoi se change-t-elle en sentier ?
Pourquoi est-ce sur le chemin de la mort
que je marche ?

…..

Je compte un à un mes pas,
je compte le tic-tac de l’horloge,
de l’horloge que je ne vois pas mais que j’entends
dans ma poitrine en rumeur sourde,
et l’horloge qui est mon for le plus noble
dit : « Cœur ! cœur ! »

J’étais léger comme l’oiseau,
je savais voler et chanter ;
j’étais fier de mes ailes,
elles ne me servent plus à rien ;
elles volaient haut dans la vie
et tombent dans l’éternité,
tombent jour après jour, plume à plume,
et chaque plume est un jour de plus :
un jour perdu pour le vol,
gagné pour le repos.

…..

Mes plumes étaient légères, blanches,
comme l’écume de la mer !

Je ne sentais pas la rigueur des vagues,
ne sentais pas les jours passer,
je disais à mon âme : « Va tout là-haut, mon âme,
la vie c’est voler… et oublier. »

…..

Je n’oublie plus,
je me souviens,
j’éprouve le poids
des jours ;
ce qui était bleu
est noir, noir…
Je me sens avare
et je compte, compte…
Je compte les larmes
que je verse ;
je compte plein d’angoisse
les pensées
que je n’aurai pas le temps d’exprimer.
Je compte mes pas
et transi
je voudrais qu’ils fussent lents,
car ils m’entraînent
vers l’éternel
et dernier
rêve.

…..

Je compte les jours passés
depuis que je ne suis plus jeune ;
je compte les jours qui me manquent
pour être autre chose qu’un vieux,
pour être autre chose que chair,
pour voler vers d’autres cieux,
pour être moins qu’un homme,
être seulement squelette…
Et mon cœur doit s’arrêter,
heureusement,
quand il se fatiguera de marcher
vers la mort,
doit s’arrêter
en arrivant.

…..

Celui qui est sain, fort et jeune
ne s’arrête jamais pour compter ;
j’étais joyeux et vaillant,
ne sachant pas compter,
et je suis triste et j’ai peur
depuis que j’appris à compter.

*

Congestion cérébrale (Congestión cerebral)

À la mort d’Enrique Gómez Carrillo

Ndt. Le Guatémaltèque Enrique Gómez Carrillo (1873-1927) fait partie de ces écrivains latino-américains, comme Rubén Darío et Felipe Sassone, qui passèrent la plus grande partie de leur vie en Europe. Mort à Paris et reposant au cimetière du Père-Lachaise, il fut le premier mari de l’artiste d’origine salvadorienne Consuelo de Saint-Exupéry, femme de l’écrivain Saint-Exupéry. Dans les paroles que Sassone prête à Enrique Gómez dans ce poème, on perçoit un certain ressentiment envers Consuelo (« ton cœur est plein d’oubli »), Consuelo qui était la femme d’Enrique au moment de la mort de celui-ci et qui devint plus tard la gardienne de la mémoire de son époux français au détriment de celle de son époux guatémaltèque.

Et le maître, qui avait tué le sommeil,
avant de s’endormir pour toujours,
dans les flammes de la fièvre
dit ces paroles incohérentes :
« J’étais un ancien mousquetaire ;
Alexandre Dumas eut six fils :
un, l’amant de Marguerite4,
et de ses mousquetaires j’étais le cinquième5.
La neige dépose son coton sur le sang du crépuscule,
le ciel est mauve et chaud ; mais l’air, glacé.
Sur le carreau de ma fenêtre,
un bout de rue blanche comme un suaire s’est étendu.
De ma terre du Guatemala je vois la croix et le clocher,
je ne vois pas la cloche mais je l’entends, la devine.
Dans le silence du soir,
un chien de bronze pousse un hurlement.
La cloche est une femme,
elle a la forme de tes habits ;
on dirait ta robe,
mais les jambes se sont perdues.
Dis-moi, qu’as-tu fait de tes jambes ?
Ton buste et ton visage, où sont-ils ?
Tais-toi, ne dis pas que je suis fou,
que j’ai des visions et délire.
La cloche est vide à l’intérieur ?
Alors qu’elle est pleine de sons !
C’est ton cœur qui est vide,
car il est seulement plein d’oubli.
Tais-toi, la cloche vient
comme une vague de bronze liquide ;
elle résonne dans l’air
et me baigne dans ses notes.
Sa voix est lumière au crépuscule,
éther musical, lent et tiède ;
elle se répand, elle court…
Quand je serai mort, je veux ce battement,
cette chaude caresse
pour mes pauvres os froids.
Pourquoi es-tu venue de si loin
pour me chanter tes chansons ?
Non ; toi, non ; toi, non ; la cloche !
Tes baisers, non, car ils n’étaient pas à moi,
sur moi ou sur d’autres ils étaient tout le temps à toi ;
tu te donnais des baisers à toi-même, mais ce son,
ce son est seulement à moi,
car je suis le seul à pouvoir le déchiffrer ;
tu te donnais des baisers à toi-même,
je me comprends et sais ce que je dis.
Tais-toi, tais-toi, laisse chanter
la cloche de bronze liquide.

…..

Qui a retiré de la fenêtre la rue blanche ?
Qui a porté le suaire jusqu’à mon lit ?
Le carreau est tout noir.
Arrête, n’allume pas ces cierges.
Donne-moi la croix du clocher ;
donne-la-moi, te dis-je :
je veux porter parmi les ombres
comme une épée le crucifix.
Viens, Consuelo, n’aie pas peur ;
je sais qui tu es et qui j’ai été :
tu es la dernière fleur de mon automne,
moi, Enrique Gómez Carrillo. »

…..

C’est ainsi que le maître, vainqueur du sommeil,
s’endormit pour toujours.

4 l’amant de Marguerite : Alexandre Dumas fils fut l’amant de Marie Duplessis, dont il fit la Marguerite de son roman La Dame aux camélias.

5 j’étais le cinquième : On sait que les « trois mousquetaires » étaient quatre.

*

Rue de ville moderne (Calle de una ciudad moderna)

.

Maisons de cinquante étages,
servitudes colorées,
des millions de circoncis,
de machines, journaux, affiches,
et douleur, douleur, douleur.

Rubén Darío

.

Sous un grand vol d’aéroplanes,
la rue déroule ses bruits ;
la grande rue cosmopolite,
Noirs et blonds, Indiens et Chinois,
tous frères, tous Caïns,
tous distincts.
Des hommes impurs, qui ne s’aiment pas,
traversent le pur air libre,
bleu que l’envie tache de jaune.

Et l’air est plein de voix irradiées,
comme la terre de klaxons,
de sifflements,
de Noirs qui triturent de la musique
et la reconduisent au bruit primitif ;
bruit qui est plus bruit
car il possède un rythme,
est plus insistant et répété,
odieux, comme des assonances à la suite.

Les hommes élèvent des maisons de cent étages
et ne parlent plus aucune langue,
comme dans la Babel du châtiment biblique.
Les hommes ne s’aiment pas
et il semblait que le ciel allait les unir.
Dans mes oreilles vibre cette phonation :
oio, oio, oio, oio !

Dans la cuisine il n’y a pas de nourriture ;
au son de l’orchestre de casseroles
dansent les commensaux délirants,
et les vieilles grenouilles de Galvani
avec leurs pattes en tire-bouchon font des sauts dans le charleston.

Vénus athlétique en maillot de bain.
Des boxeurs ressemblant à des dentistes.
Des dentistes ressemblant à des boxeurs.
Des saxophones jouant au golf…
Oio, oio, oio, oio !

Le sanglier d’une motocyclette
passe en lançant ses grognements.
Les blonds jouent au football
avec la tête d’un Noir :
le pauvre Noir perd ses cheveux,
ses raisins noirs de Corinthe s’éparpillant sur la pelouse.

Fruits peints sans goût, fleurs peintes sans odeur,
gigantesques policemen de cirque.
Chez les barbiers on rase à l’ice cream soda
et l’on boit le savon liquide.
Les hommes ne sont plus ni hommes ni femmes
mais des êtres hybrides ;
elles se sont coupé les cheveux, eux les idées.
Homme et femme ne sont plus différents.

La rue a une lumière noire,
tant elle est profondément enfoncée sous le ciel de plomb.
On voit voler des oiseaux d’acier
et s’élancer des chemins de fer de trois étages.

Oio, oio, oio, oio !

Il n’y a plus de théâtre :
ce sont les photographies des films qui parlent.
Il n’y a plus de musique :
sur les gramophones croassent les disques ;
les hommes ont une voix de femme,
les femmes ont une voix de baryton.

Oio, oio, oio, oio !

Les maisons entassées
jouent aux dés du cubisme ;
les arêtes des coins de rue
coupent comme une lame.
Des couples passent en voiture,
s’embrassent et ne se sont jamais aimés.

Les cœurs sont-ils morts ?
on ne les entend plus battre.
L’air est plein de dérision, de haine,
de convoitise et de mauvais appétits.

Un bruit atroce :
Oio, oio, oio, oio !

Noirs à l’âme noire et au sang noir :
car nous sommes tous égaux, crie le socialisme.

Un cheval romantique passe comme une protestation,
trottant avec un rythme d’alexandrin :
il trotte, chantant avec une grâce rythmique,
rythme vivant, fringant et fier.

Il passe… et le bruit revient :
Oio, oio, oio, oio !

…..

Je ne sais que faire ; je mâche du chewing-gum
en pleurant, complètement ridicule.

*

Tachycardie (Tachicardia)

Sur le mur de la salle à manger, l’horloge
– cœur de la maison –
soumise au métronome du temps,
pas à pas, tic-tac, marche comme un soldat.

Parfois, après un gémissement de ses ressorts
– râle, toussotement ? – sa voix de bronze chante.

Sa chanson est triste,
car c’est la chanson des longues heures.
Mais elle ne chante pas à son gré, seulement quand
la baguette de Chronos le lui commande.

L’horloge de mon cœur va plus vite,
n’obéit pas, et l’émotion la fait sursauter.
Parfois elle bat des ailes comme un oiseau
et le médecin dit que c’est la tachycardie.

Mon cœur est un inquiet et sait
qu’on l’attend de l’autre côté :
ma mère, mon père et mon frère,
tendant leurs mains depuis l’autre rive,
mettent leurs doigts dans l’horloge de mon cœur
et l’accélèrent.
Mais le médecin, qui ne croit pas aux morts,
me dit que c’est seulement la tachycardie.

J’ai une nouvelle famille,
une femme douce et bonne ;
elle me regarde dans les yeux
mais ne voit pas à l’intérieur de moi.
J’ai une nouvelle maison
qui n’est pas comme l’ancienne ;
celle-ci, je la trouvai à ma naissance,
cette autre, je la loue.
C’est en vain que je cherche en elle un coin
où pleurer l’incompréhension de ceux qui m’aiment,
qui prennent soin de la santé de mon corps
et sont bons mais ignorent mon âme.

L’horloge de mon cœur est pressée,
et l’horloge du mur dit les heures longues.
Elles ne vont pas du même pas ;
mais toutes les deux se fatiguent.

…..

Malheur ! quand tous les cœurs du monde
seront atteints de tachycardie.

*

Isabel Flores Oliva, sainte Rose de Lima (Isabel Flores Oliva ¡Santa Rosa de Lima!) [Trois sonnets : complet]

I

Rose Flores Oliva, suave, douce,
nom qui tout à la fois oint et parfume,
divine plume du jardin liménien,
plume d’ailes angéliques et non d’oiseau.

Le vent a l’odeur du miel de ton rosier,
ta candeur frise les écumes du Rimac,
ta lumière céleste déchire notre brume
et du ciel péruvien tu es la clé.

De la sainte de Sienne, Catherine,
tu fis ton modèle, dans tes ferveurs transportée ;
mais autre fut la volonté divine,

qui souhaita que ta pieuse entreprise fût hispanique
et d’Avila t’envoya une hirondelle
avec l’habit et l’âme de Thérèse.

II

Si tu ne fus pas docteur parmi les docteurs
ni ne fis leurs vers ni leur prose,
les insectes, les oiseaux et les fleurs
écoutèrent tes paroles silencieuses.

Jésus fut l’amour de tes amours,
tu cherchas les épines d’une autre rose,
et généreuse tu donnas à mon drapeau
des couleurs de rose blanche et rouge.

Refuge d’infinie consolation,
reine de l’humilité dans la palestre,
soulagement des douloureux et des contrits,

toi, maestra du nocturne rossignol,
minime dompteuse de moustiques,
salut, douce Patronne et notre mère !

III

Étant Isabelle, comme Isabelle de Hongrie6,
la Vierge du Rosaire te fit Rose ;
encensoir de tes propres parfums,
tu répands une séraphique ambroisie.

Ton nom, clair comme la lumière du jour,
fit de ta ville son reliquaire ;
tu auras ici basilique et sanctuaire,
liménienne Rose de la sainte Marie !

Avec ta grâce tu viens à notre secours ;
dans nos poitrines fidèles n’enfonceront pas
leurs dards les péchés capitaux,

mais sept aiguillons de vertu,
sept abeilles qui butineront le miel
de la rose sans pareille de tes rosiers.

6 Isabelle de Hongrie : Isabel de Hungría. Le prénom Isabelle est emprunté à l’espagnol, où Isabel est une altération du prénom Élisabeth sous lequel cette sainte est connue en France, à savoir Élisabeth de Hongrie.

*

Les roses de la guerre (Las rosas de la guerra)

Ndt. Ce poème fait partie d’une série consacrée à la guerre civile espagnole, pendant laquelle Sassone prit parti pour le camp nationaliste, dont il se fit l’avocat depuis le Pérou après avoir échappé à la mort en Espagne.

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Les fleurs du romarin,
enfant Isabelle,
aujourd’hui sont des fleurs bleues,
demain seront du miel.

Luis de Góngora

.

Les blessures de la guerre,
reine Isabelle,
aujourd’hui sont des roses de sang,
demain seront du miel.

Miel de paix victorieuse,
sainte résignation
de mères qui adoucirent
le sel de leur douleur.
Miel d’abeilles héroïques
qui butinèrent la fleur
triple des trois clous
du doux Rédempteur.

Les ombres de la guerre
demain seront lumière,
par la croix de l’épée
et la divine Croix,
et dans cette Espagne qui naît,
enveloppée de tulle blanc,
sur la terre imite le ciel
chaque chemise bleue.

Les hélices des avions
produisent le tourbillon ;
du tonnerre garde l’écho
la peau du tambour,
et dans la brume dense
de poudre et de bruit,
des aigres clairons
en chantant sort le soleil.

L’Espagne était endormie ;
incube de Satan
fut le sanglant prélude
du réveil violent ;
réveillée, la grande nouvelle
sera portée au monde
dans les cinq directions
des flèches de son faisceau.

Lie dans ta gloire, Espagne,
avec des branches de laurier
le joug de Ferdinand,
les flèches d’Isabelle,
car les blessures de la guerre,
tragique floraison,
aujourd’hui sont des roses de sang,
demain seront du miel.

*

Dernier rêve (Último sueño)

Je rêve mon dernier rêve de poète
car mon destin s’accomplit.
Longue ou courte, la vie est un chemin
qui nous conduit tous à la même destination.

Bien que je connaisse la recette de la vie,
l’envie de m’en servir diminue :
quand manque la force, l’adresse ne sert à rien
pour esquiver la dernière flèche.

L’âme lasse, engourdie,
j’aspire à la mort et dédaigne de vivre,
sentant en moi la jeunesse perdue.

La lutte pour la vie est une vaine entreprise
puisque vivre est seulement rêver la vie,
mourir est s’éveiller d’un songe.

La halte des bohémiens : Poésie de Francisco Villaespesa VI

Nouvelles traductions d’œuvres du poète Francisco Villaespesa, avec des textes tirés à présent de trois recueils : La halte des bohémiens (1900), Le belvédère de Lindaraxa (1908), dont le titre est fourni par un toponyme de l’Alhambra de Grenade, et Andalousie (1910).

Pour la précédente entrée de cette série de traductions, voyez « Tambourins sévillans » ici.

*

La halte des bohémiens
(El alto de los bohemios, 1900)

.

Prélude intérieur (Preludio interior)

Je vivais dans un éden de chimériques amours
quand, par son langage éloquent et tentateur,
enroulé sur l’arbre, le serpent m’incita
à mordre dans la pomme de la connaissance.

Je fus esclave de la terre. Son harmonie légère
offrit une source impure à mes chants lascifs,
et dans les sillons stériles je gaspillai les semences
de ce qui fleurissait en moi.

Je fuirai seul au désert. Je vivrai dans ma caverne,
aux pieds de mon âme, l’éternelle tourmentée ;
tandis qu’elle, docile, oubliera ma noire histoire,

en un livre j’enfermerai les souvenirs dispersés,
et plutôt que d’accorder ma vie au rythme de mes vers,
j’ajusterai mes vers au rythme de ma vie.

*

La halte des bohémiens (El alto de los bohemios)

La lampe répand son éclat ténu ;
agile et nerveuse, ta main pâle
éveille sur les touches du vieux piano
une chanson de lointaines amours.

Un hymne d’hirondelles salue l’aurore,
et les préludes s’élèvent de la sérénade ;
des feuilles mortes s’envolent, une fontaine verse,
monotone et vacillante, des larmes d’argent.

Les clochettes tintinnabulent, les lévriers aboient ;
à la fête joyeuse convie la cloche ;
parmi grelots et tambours de basque
s’approchent les musiques d’une caravane…

Bohémiens farouches, rois en haillons
qui traversez du monde les vastes confins,
toujours pensifs et tristes, les yeux cernés,
sanglotant des amours sur vos vieux violons…

Arrêtez-vous un instant sous ma fenêtre
et par vos chants apaisez mon amertume,
car je veux te montrer ma main, ô gitane,
pour que tu me dises la bonne aventure !

Adieu pour toujours, visages émaciés,
barbes hirsutes, yeux assassins !…
Votre dernier chant, le vent l’emporte
avec les feuilles mortes sur les chemins !

Pâle bohémienne, errante devineresse,
qui en ce jour gémis des amours sous ma fenêtre…
Dis-moi, écho léger, fugace tourterelle :
sous quels balcons gémiras-tu demain ?…

Où vas-tu, inquiète et habile joueuse
d’une harpe qui vibre dolente derrière ma grille ?…
Quelque chose en mon âme soupire et pleure
et s’éloigne avec l’écho de ta voix !

Cheveux d’or, visage vacillant,
lèvres maladives, grands yeux clairs
que mon espoir un instant contempla,
le long de quels chemins vous verrai-je à nouveau ?…

La musique errante s’en va lentement
comme la rumeur d’une sérénade,
et l’on n’entend plus que la voix de la fontaine
mourant en un fil de scintillant argent.

*

L’ombre des mains (La sombra de las manos)

Ô maladives mains ducales,
odorantes mains blanches…

Quelle peine me donne vous regarder,
immobiles et croisées,
entre les jasmins fanés
couvrant le noir cercueil !

Main de marbre antique,
main de rêve et nostalgie,
faite de rayons de lune
et de pâleurs de nacre !

Reviens soupirer d’amour
sur le clavier oublié !

Ô charitable main mystique !
Tu fus un baume sur les plaies
des lépreux ; tu peignis
les cheveux emmêlés
des pâles poètes ;
tu caressas la barbe
fleurie des apôtres
et des vieux patriarches ;
et dans les fêtes de la chair,
comme un lys, diaphane,
tu fus entre les bras par un baiser
exténuée de plaisir…

Ô mains repenties !…
Ô mains tourmentées !…

En vous ont flambé
les charbons de la Grâce.
Sur vos doigts de neige
l’émeraude rêva d’amour,
les diamants fulgurèrent
comme des larmes étincelantes
et les rubis entrouvrirent
leurs pupilles écarlates.

Près de la couche nuptiale, fleurie,
dans une nuit d’épithalame,
en tremblant vous dénouâtes
les sandales d’une vierge.

Vous allumâtes dans le temple
les encensoirs d’argent ;
et au pied de l’autel, immobiles,
vous vous élevâtes, croisées,
comme une poignée de lys
adressant une prière.

Ô main exsangue, endormie
parmi les fleurs funèbres !…

Les splendides robes de soie,
attendant ta venue,
vieillissent parmi les ombres
de l’alcôve solitaire…

Au rouet d’argent où
tu filais des songes dorés,
à présent, mélancoliques, tissent
leurs tristesses les araignées.

Ouvert, le piano t’attend ;
et ses touches poussiéreuses
gardent encore la marque blême
de tes doigts pâles.

Dans le jardin, les colombes
sont tristes et silencieuses
et gardent la tête cachée
sous leurs ailes blanches…

Sur le tombeau le poète
incline son front pâli ;
et ses pupilles vitreuses
restent ouvertes au fond du cercueil,
espérant ta venue…

Blanches ombres, blanches ombres
de ces mains si blanches
qui sur les chemins fleuris
de ma jeunesse luxuriante
effeuillèrent l’impollue
marguerite de mon âme !…
Pourquoi pressez-vous dans la nuit
ma gorge ainsi qu’un garrot ?

Blanches mains !… Lys
par mes mains effeuillés…
Pourquoi vos ongles fins
s’enfoncent-ils dans mon cœur ?
Ô maladives mains ducales,
odorantes mains blanches !…

Quelle peine me donne vous regarder,
immobiles et croisées,
entre les jasmins fanés
couvrant le noir cercueil !

*

Le jardin des baisers (El jardín de los besos)

Nous ne marchons plus dans le jardin sombre
le long de l’étroite allée solitaire…

Le cruel vampire de l’automne s’abreuve
du sang des roses effeuillées ;
au fond du parc, cascadant
comme une caresse d’ailes subtiles,
l’écho mourant de tes baisers
chante nos impossibles amours.

Et si dolente est la chanson, que l’air
tremble, craintif, entre les branches fanées ;
les chouettes, ces yeux de la nuit,
cachent leur tête sous leur aile,
et la lune, jaune et tremblante,
glisse dans l’azur comme une larme.

Ô tes joyeux baisers !… Ils ont ri
dans la solitaire alcôve nuptiale,
sous les augustes voûtes du temple
et sur les sanglants champs de bataille.

Ô tes charitables baisers !… Ils se sont posés
sur le sein de tous les malheurs,
sur les lèvres de toutes les blessures
et sur le front de toutes les nostalgies.

Ô la divine musique harmonieuse
de tes baisers !… Elle roucoule entre les branches
des citronniers en fleur ; dans la fontaine elle jette
son panache de fraîches euphories ;
comme un essaim de rires elle bat des ailes
sur le rosier égayant ta fenêtre ;
elle dort dans l’archet du violon ; elle soupire
dans l’errante et nocturne sérénade,
et sur les blancs rideaux de mon lit
elle glisse, paresseuse et lente,
comme une rumeur de dentelles qui s’éloigne
et se dissipe sur les tapis du salon…

La lune meurt dans l’azur… La brise
s’endort trémulante parmi les branches ;
seuls troublent le silence funèbre
de l’obscure avenue solitaire
les tremblements de la mousse, où palpite
le cœur mystérieux de l’eau.

*

Tarentelle (Tarantela)

Aux timides caresses
d’une main fine et pâle,
d’une main moribonde, paraissant celle du Christ
détachée de la croix,
sur les touches de l’harmonium se sont réveillées, sanglotantes,
les cadences oubliées de la vieille tarentelle.

Alors, au rythme de l’ancienne mélodie,
de leurs lugubres toiles sont descendues les araignées,
et dans les hauts clochers, au crépuscule ont psalmodié
de leurs bronzes sépulcraux les cloches fatidiques.

Les araignées sont amies des ruines. La fatigue
se reflète dans le regard de leurs yeux languides ;
et de leur pas indolent, tristement elles reproduisent
la marche de l’errante caravane
qui rêvant aux fraîches citernes
traverse lente et fatiguée les étendues solitaires.

Ô poètes, tisserands silencieux,
mélancoliques araignées,
que dans les filets de vos vers se mêlent prisonniers
tous les rêves traversant l’azur de vos âmes !

Chantez le mobile, l’errant,
ce qui passe fugacement !…

Les joues qui rougirent
quand se croisèrent les regards,
les yeux qu’en passant nous vîmes
briller derrière une fenêtre !…

Vibrations fugitives, mélodies passagères
de chants et de baisers, de musiques lointaines,
qui au détour d’un chemin se perdirent à jamais
parmi l’écho des fontaines et le murmure des branches…
Où sont allées vos notes ? Sous quel balcon fleuri
entonnez-vous à présent, bohémiens, votre vagabonde sérénade ?

Triste chanson qui par une nuit
de lune, gémissant placidement,
retint mon pas erratique
devant une grille entrouverte…
Reviens troubler le repos
des rues solitaires !

Rouges violons des tziganes,
qui évoquiez mes nostalgies
en ce soir joyeux
de souvenirs et d’espérances…
Revenez gémir des amours
sous ma fenêtre !
Ô voix miséricordieuse, voix clignotante,
voix de cristal et de larmes !…
Pourquoi tes rires n’égayent-ils point
le silence de mon âme ?

La blanche main du Christ disparaît dans l’ombre ;
l’harmonium gémit et se tait ;
et parmi l’or du crépuscule une pâle bohémienne
en chantant et dansant passe sous mon balcon
et se perd, en même temps que le sanglot lyrique des violons,
le long du chemin que parfument les acacias !

Il y a dans l’air une sonore efflorescence de colombes ;
et, au battement argentin des cloches,
sur les blancs rideaux de mon lit solitaire
– doux nid que défit la fureur de la bourrasque –
dans leurs filets d’or tissent, tremblantes, les araignées
un poème de caresses et d’éphémères amours.

*

Le belvédère de Lindaraxa
(El mirador de Lindaraxa, 1908)

.

Le belvédère de Lindaraxa se trouve à l’Alhambra de Grenade. Le recueil fait donc fond, en partie, sur l’inspiration arabo-andalouse chère à Villaespesa, que nos traductions ont soulignée. Le document ci-joint, tiré de la préface aux œuvres poétiques complètes du poète par Federico Mendizábal aux éditions Aguilar (1954), est intéressant de ce point de vue. La légende de la photographie indique : « Francisco Villaespesa aux côtés du ‘calife’ (jalifa) Muley Hassan lors de la cérémonie d’inauguration d’une stèle à la mémoire d’Alhamar, fondateur de l’Alhambra, stèle sur laquelle l’inspiration de l’illustre poète a inscrit l’une de ses plus belles pages. » (Le jalifa était un haut responsable du protectorat espagnol du Maroc, exerçant son autorité par délégation du Sultan et avec le haut-commissaire espagnol.)

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Kassidahs (Kasidas)

I

Je suis comme un rêve qui vient d’Orient
sur un dromadaire chargé d’aromates et de perles d’Oman.
Le soleil d’Arabie a bruni mon front large
et je chemine ébloui de magnificence et de lumière.

Ô vierge brune ! sous le lin fragile
de la tente nomade, je t’ai vue mourir de passion entre mes bras !…
Les grelots tintinnabulants d’une caravane passaient,
les astres scintillaient, et l’on entendait au loin le lion rugir.

Mon chant ressemble à la chanson dolente
qu’entonnent les Bédouins à dos de chameau,
cherchant une source parmi les sables :
elle est toute sensualité, sang, amour et jalousie, et fatalité.

Les chacals ont vu mon ombre sous la lune,
lance à la main et mon blanc burnous flottant au vent,
voler au combat à travers les dunes,
mon noir coursier au galop, la crinière ébouriffée.

Tandis que sous la lune s’ouvre le nard et chante la fraîche fontaine,
sultane, je viens, sourd d’harmonies, aveugle de lumière,
rythmer avec toi mes rêves d’Orient
sur les jets d’eau et les myrtes d’un patio andalou.

J’apporte sur les bosses de mes dromadaires
des joyaux fabuleux : tous les trésors du ciel et de la mer.
Mes vers dorés sont comme des encensoirs
qui brûlent leur myrrhe, leur encens et leur ambre au pied de ton autel.

Je suis de cette tribu de nobles guerriers
dont les alfanges sèment la terreur dans la bataille acharnée
mais qui, s’ils se voient prisonniers d’une paire d’yeux,
pâles et tristes meurent d’amour.

II

La fortune ? Que d’autres érigent sur le sable
des palais que le vent ou le temps emportera !
J’ai répandu prodigue l’or à pleines mains.
Mon affection donne tout, sans savoir ce qu’elle donne.

C’est un palmier dressé sur les chemins arides,
offrant l’ombre de sa fécondité ;
son fruit assouvit la faim du voyageur,
son tronc est un refuge contre la tempête.

La rumeur des nids fait vibrer sa frondaison,
sous son ombre les chameaux font la sieste ;
et quand la foudre le touche, ses gémissements tragiques
rythment les formidables strophes d’un chant.

Un soir, l’ont vu, grinçant, échevelé,
les lentes caravanes qui vont jusqu’à Damas
lutter dans un nuage de sable calciné,
jusqu’à étouffer entre ses bras la voix de la tempête.

Parfois, dans la brise il aspire les effluves
d’un autre palmier dressé dans une autre solitude,
alors l’amour bourdonne sur sa chevelure blonde
et frémit de volupté !

*

La tristesse du soleil (La tristeza del sol)

II

L’ardeur d’un rouge soleil d’été
dessèche mes jardins d’Orient.
Le jet d’eau des fontaines reste muet, de soif,
et les rosiers, de soif, perdent leurs feuilles.

Même le rossignol dont les chansons
parfumaient de rêve mes veilles,
hier je l’ai trouvé mort, couvert de fourmis,
entre les herbes noires et calcinées.

Pas un seul écho errant de voix n’égaye
la torpeur infinie du paysage…
Tout meurt et, en même temps, tout s’oublie…

Seule l’ombre d’une araignée noire
file parmi le squelette des ramures
l’ennui fatigant de la vie.

XI

Sous le soleil boitant éteinte,
un œil bandé, l’oreille languide,
autour de la noria qui geint
tourne lentement la vieille jument.

Les ferrures disjointes grincent,
ses sombres naseaux fument,
et sur les sanglantes blessures du harnais
bourdonne un essaim de mouches voraces.

Parfois elle renifle, dans l’air immobile,
une lointaine odeur d’avoine
fraîchement coupée… Elle s’arrête un instant.

Son ventre squalide frissonne dans les sangles,
elle agite sa queue flasque, hennit,
et se remet à tourner lentement.

*

Les jardins tragiques (Los jardines trágicos)

I

Vieux jardin, ton atmosphère est attristée par un mystère
inexorable comme la tristesse de la vie.
Tu ressembles, dans le crépuscule, à un vieux cimetière
où résonne encore un ultime adieu.

La lumière de ta beauté fatale nous domine…
Tout, en toi, est oubli… Et le cœur se sent
feuille morte sur l’arbre, rosier le long du mur
et goutte d’eau de ta mauresque fontaine.

Tu es, dans l’enchantement de la lumière d’or et de rose,
comme une vieille musique odorante et chaude
à laquelle chacun donne ses propres paroles.

Et quand s’avance l’énigme noire de la nuit,
celui qui pénètre tes solitudes taciturnes
s’abandonne sur le seuil, tout espoir perdu.

IV

Lente comme le soir, je sens en cette heure
perdre son sang ma vie dans le jardin obscur.
Une lointaine douleur pleure dans ma pupille
et quelque chose fait pâlir mon corps de froid.

Je ne sais quel souvenir me revient à la mémoire.
Pour baiser un songe ma lèvre s’ouvre,
tandis que le pied vagabond tout à coup s’arrête
et l’âme s’envole, errante, ainsi qu’une feuille morte.

Ce fut ici. À cette heure, sous la verte ramure,
nous avions rendez-vous. Je devais être son captif ou son page ;
elle, une sultane du vieil alcazar maure.

Nous nous embrassâmes… Alors mes cheveux se dressent sur ma tête,
comme si je sentais soudain contre mon cou
le coup aigu et froid d’une alfange d’or.

V

Dans le jardin endormi flotte quelque chose d’indéfinissable
et un cri d’agonie en déchire le silence,
comme l’éternel adieu d’un amour impossible…
Une âme pleure d’amour avec la mienne.

Où es-tu, mon âme sœur ? Peut-être qu’à présent
la destinée t’enserre dans l’une de ces formes ailées
qui passent fugaces, sans laisser sur la terre
que l’ombre triste de leurs noirs regards.

Un frisson parcourt ma chair mortelle…
Cœur, dis-moi : qu’espères-tu ? Il me semble entendre
un cœur battre à l’intérieur du mien…

Je me perds dans les labyrinthes du passé,
avec la somnolence de ceux qui aimèrent beaucoup
et ne peuvent plus aimer qu’en souvenir.

XI

Vieux jardin obscur, si triste est ta beauté,
il pèse sur toi une sentence tellement inexorable
qu’elle paraît nous dire : « N’espère pas, car il n’existe
aucun remède à tes maux : ta blessure est incurable.

Tout est inutile. Souffre la loi de ton destin,
La consolation est un mythe et ton espoir est vain…
Aveugle, pourquoi donc t’arrêter en chemin
si bien plus qu’aujourd’hui tu dois demain souffrir ?

Sois inconscient comme une feuille qu’emporte le vent.
Ton pire ennemi est ta propre pensée.
Étouffe tes sentiments de ta propre main

de crainte qu’ils ne viennent dans leurs griffes t’étrangler,
et pense à cela, qu’en toi tu portes, vivants, les vers
qui demain dans la tombe doivent te dévorer. »

*

Les élégies de Grenade (Elegías de Granada)

I

Humaine grandeur :
orgueil, beauté,
pouvoir, sentiments,
tout, tout est du vent,
de la fumée qui passe…

Sur les vieux murs,
en traits sûrs,
un jour ancien
le grava une main
aujourd’hui poussière…

Le savent les fleurs
ainsi que les rossignols ;
le cyprès le sent
et la fontaine le dit :
« Il n’y a de Dieu qu’Allah ! »

C’est en vain que voulut planter
le chrétien sa croix
sur tes tours… Rien…
Grenade est Grenade…
Et le sera toujours !

Le savent les fleurs
ainsi que les rossignols ;
le cyprès le sent
et la fontaine le dit :
« Il n’y a de Dieu qu’Allah ! »

*

Andalousie
(Andalucía, 1910)

.

Gloses d’amour et de jalousie (Glosas de amor y de celos)

III

La pureté est comme la neige ;
si la moindre tache y tombe,
personne ne peut l’enlever
car cela ne se lave point.

Et ta pureté est plus pure
que la pureté d’un ange !

Je voudrais être un rayon de soleil
pour entrer par ta fenêtre
te donner un baiser sur le front
sans te briser ni salir !

IV

Ni bonne ni mauvaise… Tu es
la fille des circonstances ;
une girouette de clocher,
prétentieuse et hautaine,
qui tant que dure le vent
tourne, tourne sans s’arrêter !

Aujourd’hui tu tournes comme ça… Dieu sait
comment tu tourneras demain !
Plume qu’on a jetée au vent
et que le vent emporte dans son vol
sans savoir sur quel chemin
il la laissera oubliée…

Aujourd’hui ici, là demain…
C’est ainsi que tu passes ta vie,
passant de main en main
comme de la fausse monnaie !

V

Un pauvre aveugle, un pauvre aveugle
appuyé contre le mur
ou demandant de porte en porte,
c’est ce que je suis à présent, à cause de toi…

Mais bien que je meure de faim
et que la soif me tue,
ne viens pas m’apporter
les miettes que d’autres ont laissées…
Pourquoi voudrais-je de tes champs
si d’autres en ont fauché les blés ?

VI

Goutte après goutte, petit à petit,
l’eau casse les pierres.
Mais moi, j’ai beau le vouloir,
je ne parviens pas à te rendre bonne…
car le poison naît mauvais
et c’est sans le vouloir qu’il empoisonne.

Parmi mes moissons tu as poussé
comme une mauvaise herbe,
et tout ce qui naît près de toi
se dessèche à ton ombre.

VII

Tu rends amer le pain que je mange,
saumâtre l’eau que je bois,
et jusqu’à l’air que je respire,
tu l’empoisonnes de ton souffle.

Tu envenimes ma joie ;
quand je suis content
et veux porter à mes lèvres un verre
de vin mousseux,

comme une mouche, y tombe
au fond ton souvenir,
alors j’écarte le verre de ma lèvre…
et répands le vin au sol !

XI

« Mon âme ! Mon âme ! »
Je ne connais de parole
plus douce ni qui soit
si profanée.

« Mon âme, mon âme ! »,
nous dit toujours l’infamie
quand elle nous tend les bras
pour nous frapper dans le dos.

Ne m’appelle pas ton âme…
Pourquoi me donnes-tu ce nom
puisque tu sais que je te connais
et que je sais que tu n’as point d’âme ?

Si, moi, j’étais ton âme,
de ton corps je m’échapperais,
parce que je ne pourrais habiter
une maison si mal famée.

Ton corps est beau, très beau…
N’est-ce pas pitié
qu’une si jolie maison
ne puisse être habitée !

« Mon âme, mon âme ! »
Je ne connais de parole
plus douce ni qui soit
si profanée.

XIX

Chevelure noire, comme
les ailes de Lucifer,
qui dans l’obscurité brilles
d’être si noire,

et rends son visage plus pâle
et plus brun son teint,
donne-moi une poignée d’ombres
car je veux me faire une corde

pour l’attacher à mon cou
et me pendre avec…
Chevelure noire comme
les ailes de Lucifer !

*

Dits et sentences (Sentencias y decires)

V

N’envie point celui
que le sort élève ;
plus haute est la tour,
plus vite elle doit tomber.

Celui qui possède quelque chose à garder
a des nuits sans sommeil ;
quand il s’endort,
le moindre bruit l’éveille.

Tandis que celui qui n’a rien,
comme il ne se méfie de rien,
il dort la nuit en paix, même quand
sa porte est grande ouverte.

*

Nouveaux chants (Nuevos cantares)

XII

Tu me parles si peu
mais même ce peu de paroles,
je ne peux t’en être reconnaissant
car tes paroles sont fausses !

XVI

Où sont tombées tes larmes
un rosier a poussé,
et celui qui en respire les roses
pleure sans savoir pourquoi.

XXXVI

Sur cent qui traînent une chaîne au bagne,
quatre-vingt-dix-neuf au moins
la traînent sans être coupable
mais à cause d’une femme !

*

Portrait posthume de Francisco Villaespesa par Jesús de Perceval (1947). Source : Museo de Arte de Almería