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Ecrit avec du sang goth : La poésie de Concha Espina

monumental pergamino
escrito con sangre goda

Concha Espina (1869-1955), femme de lettres espagnole, est surtout connue pour ses romans. Elle fut la première femme en Espagne à vivre de ses revenus d’écrivain [Ajout 24/1/24 : cette affirmation semble fausse : voyez notre note en partie Commentaires de ce billet] ; je ne donne pas ce fait, en soi, comme la preuve d’un mérite littéraire mais comme celui d’un mérite commercial. Dans l’édition de ses poésies (à peu près) complètes (Ediciones Torremozas, 2019), le préfacier explique que la plupart des gens qui lisent les romans de Concha Espina ne savent pas qu’elle a écrit de la poésie.

C’est pourtant par de la poésie qu’elle commença, et c’est en envoyant des poèmes aux journaux, qui les publièrent, qu’elle se vit suggérer, car elle avait une bonne plume, d’écrire des romans. La même anecdote se rencontre chez d’autres auteurs et l’on peut en conclure que le déclin de la poésie dans les lettres occidentales est dû à ceux qui publient de la littérature pour gagner de l’argent, car la prose se vend mieux. Ceux qui vivent de la littérature ont détruit la fibre poétique de ceux qui vivent pour la littérature. Très prise par son activité de romancière à succès, Concha Espina a écrit relativement peu de poésie : trois recueils et quelques poèmes épars dans les journaux. Les éditions précitées ont publié un volume de l’ensemble de son œuvre poétique (ou presque, s’agissant des poèmes épars : on peut lire sur internet des poèmes qui ne se trouvent pas dans ce volume, dont le titre est donc un peu trompeur), Poesía reunida.

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*

Mes fleurs
(Mis flores, 1904)

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À la Vierge de mon autel (A la Virgen de mi altar)

Image à la beauté si douce
qui demeures parmi les fleurs de mon autel,
ton aimable visage tourné vers les cieux
comme pour de leur grandeur implorer
remède à mes douleurs.

Lorsque j’étais heureuse encore,
je te consacrais mon bonheur et mes chants
et te cherchais aussi, et je t’aimais…
À présent que je souffre et pleure, ma Mère,
apaise mon chagrin !

Ô Vierge à l’immaculée pureté,
au manteau bleu comme le ciel,
rayon de lumière éclairant mon voyage,
de l’âme contrite qui te cherche
exquise consolation !

Je ne sais si sur le chemin de la vie
existe une douleur plus profonde que la mienne ;
pleurant l’absence de ma mère,
je sais seulement que dans mon âme est une blessure
que le monde ne guérit pas.

Et dans le doux enchantement du nom de Mère
je sens grandir ma peine chaque jour ;
cherchant quelqu’un qui puisse adoucir ma perte,
je viens arroser tes pieds de mes larmes,
en disant : Ma Mère !

Je sens, ô Reine, que tu m’accordes
tout ce que de ta pitié je sollicite ;
pour moi tu seras deux fois mère…
Que de raisons pour murmurer dans mes prières
ce nom béni !

Promesse, espoir si riant
comme cette image de toi qui sourit,
étant en ton nom maîtresse de mon autel :
laisse une âme rêvant de toi
se confier à ta pitié !

Que jusqu’au dernier moment de ma vie
m’embrase le feu saint de ton amour ;
que ma pensée te cherche,
t’apportant dans chaque parole un soupir,
un baiser dans chaque phrase.

Dirigeant mon vol vers les hauteurs
où cette affliction en joie se changera,
quand tu me couronneras dans le ciel,
avec quelle passion, avec quel élan béni
je te dirai : Ma mère !

*

La Vierge de l’Espérance (La Virgen de la Esperanza)

À l’entrée de mon village,
au pied de vertes collines,
il y a une petite église abandonnée
où dans la nuit silencieuse
s’abritent les colombes.

Ce lieu solitaire
jouit d’une paix si riante
que l’âme en rêve
et souhaite aller trouver
les ruines du sanctuaire.

Il y vit une belle plante
qui de ses fleurs atteint
et couronne, dévouée,
le trône où repose
la Vierge de l’Espérance.

Et cet arbuste exubérant
qui l’entoure de fleurs
est, par un art miraculeux,
l’oracle d’amour
des jeunes filles du village.

Pas une qui, amoureuse,
n’ait, contente, trouvé
dans la petite église abandonnée
pour chaque fleur effeuillée
un rêve couleur de rose…

J’étais la proie du chagrin,
rêvant à mille chimères,
et me rendis un jour à l’ermitage,
mon âme en pèlerinage
cherchait l’espoir.

La plante, indulgente,
me gratifia de la faveur
de son innocent secret,
m’accordant une illusion radieuse
dans les pétales d’une fleur…

À présent que l’amour me comble
de joyeuse sécurité,
je pense à la petite église du village
et dis : Bénie soit
la Vierge de l’Espérance !

*

À la Vierge des Douleurs (A la Virgen Dolorosa)

Autrefois, avec ferveur
je venais, ma Reine, à tes côtés
chercher un doux réconfort
sous ton manteau bleu,
manteau couleur de ciel.

Aujourd’hui qu’en lancinante agonie
tu rends tribut à la douleur,
je viens te tenir compagnie :
comme tu es triste, ma Mère,
en ce manteau de deuil !

Noir comme tes douleurs
et tes angoisses mortelles,
s’il n’y a pas de fleurs dans ses plis,
il s’y trouve un trésor d’amour
et de larmes célestes.

Tu portes la palme du martyre
en cet habit mélancolique,
l’âme pleine d’amertume
et, gardant un calme saint, un poignard
enfoncé dans le cœur…

Quand dans mon ciel paraissent,
mêlées de joies,
des tristesses qui l’assombrissent,
comme elles me paraissent petites
auprès des tiennes !

Si tu lèves vers le temple
tes yeux fatigués de pleurer,
tu le trouveras triste,
comme la lumière de ton autel
et le manteau dont tu te couvres.

La pure lumière de tes yeux
résiste aux ténèbres ;
tu peux, Mère sans bonheur,
égayer l’église obscure
et l’âme tellement triste.

En ce jour, versant des pleurs amers,
tu me présentes dans ton deuil
la même sainte consolation
que je trouvais sous le manteau
couleur de ciel.

Gardant en ta pitié
l’espoir de la félicité,
les chagrins fuient l’un après l’autre,
car aucune ombre n’atteint
où parvient ta lumière.

Et je me réjouis dans ta joie
et suis heureuse de tes gloires ;
dans ton agonie lancinante,
ma Mère, je veux poser mes lèvres
sur la frange de ton noir manteau.

*

Ce que je souhaite (Mis anhelos)

À mon fils

Espérance bénie qui m’apparais
dans les paisibles lueurs matinales de ma vie ;
fleur parfumée qui croîs à mes côtés ;
illusion embellissant mes heures ;
ange de mes amours.

Enfant dans le candide regard de qui
brillent des joies du ciel ;
tandis que je couvre de baisers ton visage de rose,
entends la voix qui, tendre, affectueuse,
te dit mon souhait.

Écoute, ma vie, le doux accent
par lequel mon affection ardemment cherche
à donner former à ta pensée innocente
et remplir de sentiments d’amour
ton cœur d’enfant.

Aujourd’hui je ne désire rien d’autre, mon petit,
que t’endormir tranquillement contre mon sein,
me voir dans tes yeux couleur de ciel,
attendre que tu récompenses mes veilles
en m’embrassant.

Plus tard, ta bouche de corail
essaiera la douceur d’une phrase,
et en sourires célestes
écloront sur tes lèvres virginales
des paroles de tendresse.

Alors, avec cette maladresse ravissante
qui accompagne les premières années
et possède tant de doux mystères,
te berçant dans mes bras comme à présent
je t’entendrai dire : Espagne !

Espagne ! Saint nom qui résonne
pour moi comme une délicieuse musique ;
nom que j’écoute pleine d’enthousiasme ;
doux souvenir qui transporte
de délectation mon âme…

Bien que Dieu voulût que tu naquisses
loin, bien loin des lares de ta patrie,
sans que tu le comprennes, te parleront
d’Espagne mes agréables caresses
et mes pauvres chants.

Quand tu seras homme, je veux
que tu vives amoureux de ta patrie ;
que sa colossale grandeur t’émerveille ;
qu’à son nom glorieux soit uni
ton orgueil de soldat.

Que tu ceignes l’épée
au service de cette belle patrie
et, s’il le faut, que ce soit ton bonheur
de risquer ta vie avec courage,
jusqu’à mourir pour elle.

Valparaíso – Chili

*

Sourires (Sonrisas)

Quand, fatigué de jouer avec moi,
tu t’endors en souriant contre mon sein
tandis que je te prodigue de douces caresses,
avec quel immense plaisir je te bénis !
avec quel amour je te serre dans mes bras !

Près du berceau plein de mystères,
en veillant j’attends ton sourire
et, le cherchant sur ton visage serein,
je passe ainsi les heures, étrangère à la fatigue,
tenant compagnie à ton ange gardien.

Quand brille dans tes yeux rêveurs
l’aube souriante de ma vie,
comme je suis illuminée par leur éclat
en faisant avec ferveur
le signe de la croix sur ton front !

Et du centre du foyer où elle règne
et qu’elle baigne de chatoiements,
ton charmant sourire accueille
la belle image que vénère ma foi…
la Sanctissime Patronne d’Espagne.

*

Aux mères des soldats espagnols combattant à Cuba (A las madres de los soldados españoles combatientes en Cuba)

Ndt. Évocation de la guerre entre l’Espagne et les indépendantistes cubains, qui dura de 1895 à 1898. Les indépendantistes étaient soutenus par les États-Unis, et l’Espagne perdit au cours de cette guerre, devenue entre-temps la guerre dite hispano-américaine, ses dernières possessions coloniales en Amérique Cuba et Porto Rico ainsi que dans le Pacifique les Philippines et Guam. Cette défaite et ces pertes territoriales provoquèrent un grand traumatisme en Espagne. (L’Espagne ne conservait plus que sa colonie africaine de Guinée équatoriale mais allait bientôt s’emparer d’une partie du Maroc.)

Santiago du Chili, 1896

Mères, vous qui d’un fils
pleurez l’absence,
tremblant à toute heure
pour sa vie ;
vous qui l’avez vu partir
sans verser une larme
pour ne point troubler le calme
du jeune homme vaillant ;
aujourd’hui mon chant veut
souffrir avec vous,
pauvre expression d’une âme
qui vous aime tant !
Pleurant en un pays lointain
vos chagrins,
je vous envoie mon affection
avec mes strophes.
Ce n’est pas une voix seule
qui m’appelle vers vous ;
je vous aime comme mère,
comme Espagnole,
comme amie de l’affligé,
du malheureux,
avec une profonde tendresse,
lien sacré
qui m’unira
à vos infortunes
tant que durent, liées aux vôtres,
celles de ma vie.

…..

Quand vient la nuit,
claire ou sombre
mais toujours touchée
de poésie,
en ces heures pleines
d’un calme doux
où la mère dans un baiser
met toute son âme,
tous mes contentements
deviennent infimes,
car je pense à vous
et à vos fils,
et je dis bien des fois
avec amertume :
« Que peuvent faire ces mères
de leur tendresse ? »

…..

Mais, séchez vos larmes,
donnez du répit au deuil,
car toujours l’espérance
brille dans le ciel
et peut-être, un jour
proche et solennel,
embrasserez-vous ceux
par qui vous vient votre agonie.
À son retour, avec quel orgueil
le soldat déposera
à vos pieds la gloire
qu’il aura conquise !
Que de baisers, gardés
pour ce moment !
Vous n’écouterez plus alors
les phrases consolatrices,
car, prodiguées
à pleines mains,
vos joies seront plus grandes
que vos tristesses.

…..

D’autres mères tristes,
pauvres femmes !
verront leurs souffrances
s’accroître encore.
D’autres fils reviendront
pleins d’honneurs,
mais pas ceux
de leurs amours !
Mères, pour vous
il n’est aucune consolation ;
vous ne donnerez de paix aux larmes
ni de répit au deuil.
Et, pourtant, dans
votre douleur profonde,
le monde versera
ses rayons de gloire.
Les braves que la patrie
a sacrifiés,
en pages éternelles
elles les glorifie ;
dans son livre, même après
que les ans ont passé,
les noms des héros
ne s’effacent pas !
dans ses pages brillantes
elle garde
pour vos nobles fils
un lieu sacré.
Aucun Espagnol n’ignorera
leurs exploits,
tous prieront pour eux,
tous les pleureront ;
et vos larmes peut-être
couleront plus lentes
en pensant à leur gloire,
de savoir que dans votre peine
vous n’êtes pas seules ;
et pensez que vous êtes mères…
mais Espagnoles !

*

Covadonga

Ndt. Covadonga, dans les Asturies, est le lieu où l’avancée des armées omeyyades fut arrêtée en 722 par le roi Pélage (Pelayo en espagnol), qui put alors fonder le royaume d’où devait partir la reconquête de l’Espagne. Le site sert par conséquent de lieu de mémoire. La « sainte grotte » (Santa Cueva) de Covalonga est un sanctuaire. Concha Espina écrit ce poème alors que l’Espagne est « sur son triste chemin » : cela décrit la situation du pays après la défaite de 1898 (voir la ndt [note du traducteur] au précédent poème).

En montant à la grotte

Quand sur ta splendide étendue
je pose mon pied incertain,
j’éprouve sur les piliers
de tes rochers séculaires
le vertige de la hauteur.

En muette contemplation,
surprise, admirative,
je ne sais, dans cette vision,
où fixer mon attention,
où poser mon regard.

Tant de beautés me séduisent
toutes plus les unes que les autres,
et mon imagination vogue
dans l’harmonie silencieuse
de si noble grandeur…

Aujourd’hui, sur son triste chemin,
se tourne vers toi l’Espagne tout entière,
ouvrage d’un artiste divin,
monumental parchemin
écrit avec du sang goth.

Le torrent qui se déchaîne
sur tes escarpements
depuis ton lac d’argent
semble encore conter
les exploits d’autres âges.

En toi brille l’éclair lumineux
de l’histoire de nos ancêtres
qui pour la mémoire éternelle
illuminera de sa gloire
le sépulcre de Pelayo.

Et j’humilie mon front devant Dieu,
à l’éclat immaculé
de la lumière céleste de qui
triompha de l’Arabe le Caudillo
de ta légende immortelle…

Pèlerine que n’arrête point
l’âpreté de la route,
je cherche parmi le lierre
les escaliers de pierre
qui mènent à la grotte…

Covadonga ! il n’est que trop juste
que je porte ton amour dans mon âme,
moi qui dans mes jours meilleurs
cherchais tes fleurs au printemps
et ta neige en hiver.

C’est de la joie, à mes yeux,
que les brumes de ta couronne,
et tes chardons sont des reliques
depuis qu’à genoux j’ai prié
aux pieds de ta Patronne !

*

À la mer (Al mar)

Tu berças le couffin de mon innocence
et désignas leur route à mes destins,
ô mer, des soupirs pérégrins de qui
est plein le chant de mon existence !

En accents de candide éloquence
tu m’apportas de divins contes d’amour,
quand expatriée sur d’âpres chemins
j’aspirais à la présence de mon littoral.

J’ai traversé la surface de ton gouffre
et senti de ta colère les déchaînements
quand le calme était rompu de ta beauté.

Aujourd’hui, que tes rumeurs soient paisibles ou sauvages,
de ma tendresse je te consacre la ferveur
sur la mer cantabrique de mes amours.

*

À Séville (A Sevilla)

Sur les marches de ton autel,
sous ton ciel divin,
je viens pincer les cordes de ma lyre :
voici mon chant
pérégrin, devant tes portes !

Ouvre-moi, Séville :
sur le seuil de ta magnificence
un cœur qui t’aime appelle,
car tu es fleur d’un rameau
qu’il porte en lui enraciné.

Noble cité de Séville
que, seule, j’ai rêvée
merveilleusement couronnée
de la classique mantille
des dames espagnoles.

Bénis soient de tes chants
les sentimentaux accents,
et les châles de flamenco
dans lesquels prennent les cœurs
tes femmes idéales.

Bénies soient, belle matrone,
les riches et fines dentelles
de la gracieuse couronne
qui me livre dans ses rets
à tes pieds ravissants.

Bénies soient les délices
de ta campagne somptueuse,
qui dans ses riantes images
me montre les dents
de ta peineta gitane…

Tu ne trouveras pas en mes chants
ta chaleur méridionale ;
échos de mers lointaines,
ils porteront chez toi
leur tristesse originelle.

Histoires faites en vol
par des échos mélancoliques,
derrière le voile immatériel desquelles
mon ciel pâle est
défait en blancs lambeaux.

Voix dont l’accent possède
des sentiments purs
et dont le rythme s’accompagne
des peines de ma Montagne,
des ombres de mes noyers…

Dans des tendresses que tu ne convoites pas,
laisse-moi jouir des tiennes ;
tu feras bien si tu te fies à elles,
elles valent peu pour être miennes
mais beaucoup pour être cantabriques !…

Des gouttes d’eau salée
de cette mer veulent mourir
de tendresse amoureuse
dans le courant bleuté
du doux Guadalquivir.

Des baisers de brises languides
du trésor de Cantabrie
cherchent les sourires de ton soleil,
volant en aimante hâte
jusqu’à la Tour de l’Or.

Des nuages légers de la plaine,
notes dont le rythme se chauffe
au cers du mont voisin,
dans ton Alcazar souverain
demandent ta Giralda…

Permets donc que fassent la cour
avec douce obstination,
en transports amoureux,
mes pauvres brumes du Nord
à ta lumière du Midi.

*

La maison triste (La casa triste)

Anniversaire

Il y a un an, annonçant
les blandices de l’été,
naissaient en Cantabrie
des milliers de fleurs,
quand la fleur la plus belle
de ma vallée
expira doucement,
rêvant d’amours.

Depuis lors, la maison
où sereine
régnait sa joie,
pur enchantement,
a une vague et plaintive
rumeur de chagrin
qui fait monter aux yeux
des nuages de larmes.

Si la brise matinale
de la montagne
comme avant
pose ici son vol,
c’est qu’elle pleure l’absence
à la fenêtre
de la chambre de l’enfant
qui est au ciel.

Si, pour qu’on ne puisse
le taxer d’ingratitude,
le soleil porte dans la maison
ses rayons magnifiques,
ils sont tous pour le nimbe
de son portrait,
tous pour les traces
de son souvenir.

Et son jardin luxuriant,
son bosquet ombreux
vêtent tristement désormais
leurs opulentes beautés,
car elle est loin
de ma vallée,
la princesse de ses charmes
et de ses fleurs.

Bien que grimpent les fraîches
roses de mai,
escaladant la maison
avec vaillance,
là-haut les attend
une triste déception,
car elles couronnent
une jalousie fermée.

L’hymne que chante
la saison du printemps,
la beauté qu’en elle
Dieu réunit,
est dans la maison triste
une voix monotone,
qui, appelant l’enfant,
soupire et pleure…

Et pendant ce temps les âmes
qui l’adoraient
vont par le monde
sans consolation,
cherchant ces yeux,
qui se fermèrent,
dans les lumières divines
du ciel, là-haut…

De nombreuses années passeront
comme a passé celle-ci,
succession de joies
et de chagrins,
et toujours elles laisseront
triste la maison
où est morte l’enfant
de mes chansons !

*

Entre la nuit et la mer
(Entre la noche y el mar, 1933)

.

Saeta

Ndt. Une saeta est une chanson religieuse composée pour les processions de la Semaine Sainte.

Aie pitié, Seigneur,
de l’oiseau qui chante
et du papillon venu
se poser sur mon nid ;
de la douleur secrète
qui dans mon sang s’effraye
avec un gémissement sourd,
et du vent qui porte dans sa gorge
le son terrible
de la mer qui se lève.
Aie pitié, Seigneur,
de tout ce qui naît,
de toute plante vivante
où le frère Amour
palpite caché.
Tiens dans ta main pure
la rose et l’animal, le squelette
dont un travailleur triture toujours les os
de sa houe inquiète,
pour en donner de meilleures semailles
à la récolte, à la fleur
et à l’enfant.

Pour les choses qui ne veulent point naître,
ni surgir,
et pour tous les êtres tristes
qui doivent souffrir
et mourir,
aie pitié, Seigneur,
de ce monde que tu fis
avec amour !

*

Devant ma statue (Delante de mi estatua)

I

Femme aux yeux qui n’ont point pleuré,
femme dont la chair n’a point souffert,
tu n’as pas une chevelure légère
messagère de rêves merveilleux,
ni lèvres rouges, ni pied blessé.

Tu n’as jamais rugi comme une folle
ni ne t’es enflammée telle un brasier ;
tu n’as pas connu le goût du sang dans ta bouche,
nectar du baiser qui désespère
car il prend fin quand on le touche.

Tu ne connais pas les convulsions
de la caresse enracinée ;
tu n’as pas vaincu les ailes pures ;
tu n’as point enfanté ni éclairé
la peine humaine des enfants.

Tu ne donnes pas tes tresses en nœud ferme
au col ami, comme témoignage
de t’être donnée avec un plaisir muet.
Tu n’offres pas ton sein clair et nu
à la pointe aiguë des poignards.

Tu n’as jamais eu le front enflé
par les douleurs de la pensée
et n’as jamais ouvert, comme une blessure,
la source vive du sentiment,
torrent assoiffé de vie éternelle…

II

Marbre froid qui montres des veines
où ne coule aucune passion forte,
vase aux lignes chastes et sereines
où ne gémit point, triste dans ses chaînes,
l’oiseau rouge du cœur.

Donne-moi ta glace, pour mon esprit ;
pour mon âme, ta rigidité ;
donne-moi ta pierre dure, innocente
pour mes lèvres, pour mon front,
comme un pansement de candeur.

Donne-moi la paix immobile de tes mains
que tu ne veux ouvrir à aucun prix ;
ni à la lecture des mystères,
ni aux roseraies du printemps,
ni au serment de l’avenir.

Donne-moi la frange de ta robe
qu’aucun vent ne peut agiter,
pour mon habit qu’ont secoué
les bourrasques noires et furieuses
sur la terre, sur la mer.

Pour tout un vaste rêve de gloire
donne-moi ton signe de jeunesse ;
inutile emblème de victoire,
donne-moi ta grâce pour ma lie,
donne-moi tes épaules pour ma croix…

*

Mon enfant (Mi niño)

Mon enfant brun
comme un Nazaréen,
tu t’en es allé !

Ton chant perdu,
ta poussière endormie,
quelle tristesse !

Ton sourire était
un vol d’ailes sans le moindre
empressement ;

ton regard, un plaisir,
un puits candide
de lune ;

ta voix une goutte,
séraphique note
du ciel ;

ta grâce, un enchantement
pareil au chant,
pareil au vol…

Plus personne ne dit ton nom ;
ta vie, dans l’ombre
s’achève ;

Ton ombre est une mésange ;
mon chagrin est un cri
qui s’enfuit.

Dans l’obscurité répand
sa cendre blanche
ton argile ;

mais, immobile et muet,
pour moi tu n’es
pas du tout mort.

Que vivent, par une
fortune inouïe
d’abîme,

sur le même sommet
ta neige et ma lumière
ensemble…

La flamme qui crépite
est mon âme infinie
qui supplie ;

ma chaude étoile
allume ta trace
sonore.

Et en moi, fleuri,
joyeux, ailé,
tu subsistes…

La flamme et la glace,
ton rire et mon deuil…
Quelle tristesse !

*

La seconde moisson
(La segunda mies, 1943)

.

Santander

Cest en vain que te persécutent les tempêtes,
les colères de la mer sur les falaises rongées,
toi, vieille terre de capitaines,
bruyère de caravelles et de pilotes.

Flammes, vagues, écumes, éperviers
de ton héraldique sont, génies inconnus,
une aube de rudes clans primitifs,
destin de siècles pour toi lointains.

En vain les éléments rebelles
mordent ta chair avec une violence traîtresse ;
tes forces sont de bronze et de roche,

souffle vital de l’invincible Espagne,
et plus rapide et plus haute que les vents
est l’étoile qui dans le ciel t’accompagne.

*

Complainte (Endecha)

Une goutte de lumière tomba sur la branche
où dormait le rossignol farouche
et l’oiseau réveilla sa mélodie
qui était elle aussi goutte et flamme.

Plus tard, le soleil au zénith alluma
le brasier d’une violente mi-journée,
et l’oiseau cacha son chant
dans l’ombre que le bois prodiguait.

Aube de clarté matutinale,
ainsi la complainte bleue de mes amours,
également à cheval sur le ponant,

fuit-elle les aveuglants midis :
aube et lune pour seules délices,
voix de poètes et de rossignols.

*

Au cœur divin (Al divino corazόn)

Cœur immense,
cœur oint,
qui répands sur le monde
ton saint battement.

Cœur torche,
qui es allumé
dans l’éclat de tous les astres,
pour les créatures, sur les abîmes.

Cœur s’écoulant
comme une source
où sourd la veine profonde
de l’amour infini.

Cœur ouvert,
cœur blessé
qui t’offres comme une promesse
de chemin éternel…

Jésus de Nazareth,
Seigneur qui connais
toutes les misères
de tous les hommes.

Doux voyageur
qui jamais ne déplaces
le triste horizon
de la vie humaine,

car tu cherches toujours
de nos douleurs
les confins où pleurent les enfants,
où souffrent les pauvres,

les obscures ténèbres
des cœurs
qui gémissent pleins de larmes,
malades d’amour…

Permets moi d’aller, sûre et vagabonde,
sur l’humble chemin, dans la marge occulte
où la rumeur de la terre acquiert
un profond mystère de mer insondable.

Permets-moi de te sentir
comme un pouls divin dans ma chair,
dans mon entendement comme une étincelle
qui jamais ne s’éteindra,

sur ma route comme un drapeau
de linge blanc,
qui me conduise au pays des âmes,
vaincue la mort sur la vallée noire.

Laisse-moi te suivre, laisse-moi t’atteindre !…

La tête de Vasco et autres poèmes de Gaspar Octavio Hernández

Le poète afro-panaméen Gaspar Octavio Hernández (1893-1918) est mort à vingt-cinq ans d’hémoptysie. Malgré la brièveté de sa vie et la grande pauvreté de son milieu familial, il laisse une œuvre poétique reconnue.

Il est l’auteur d’un des poèmes les plus marquants de la littérature hispano-américaine, son poème La tête de Vasco, évoquant le conquistador Núñez de Balboa qui traversa les forêts vierges de l’isthme de Panama et fut le premier Européen à voir le Pacifique. Exemple hallucinant de « légende rose » de la Conquête espagnole (par opposition à la beaucoup plus répandue « légende noire »), introduisant le fantastique le plus débridé des Lusiades et de l’Antiquité dans cette évocation historique à visée nationaliste, le poème est entièrement subaquatique et met en scène une tête tranchée, celle du conquistador éponyme, ainsi que des sirènes et monstres marins, tout en donnant une âme à la flore, aux minéraux des fonds océaniques, aux vents, à toute la nature de l’Amérique centrale dans le chœur de cette tragédie. Signe de sa place dans l’imaginaire du Panama, ce poème a inspiré une toile au peintre Humberto Ivaldi, autre Afro-Panaméen, tableau que nous avons inséré à la suite de notre traduction. Alors que nous avons purgé ce blog de toute nudité picturale, le poème suscite en nous un tel labyrinthe de pensées que nous avons décidé de faire une exception pour ce tableau qui s’en inspire (et qui représente les sirènes, non avec des queues de poisson, mais comme des naïades nues).

Les poèmes qui suivent sont tirés de deux anthologies différentes, l’une de poésie du Panama où, avec dix poèmes (intégralement traduits ci-dessous), Octavio Hernández occupe une place de choix, l’autre du poète lui-même. L’anthologie de poésie panaméenne est l’Antología general de la poesía panameña, réunie et commentée par Agustín del Saz, avec l’aide du poète panaméen Rogelio Sinán, et publiée en 1974 (ci-dessous au ch. I). L’autre volume est En un golpe de tos sintiό volar la vida: Gaspar Octavio Hernández, Obras escogidas, anthologie réunie par Johnny Webster, avec une préface de ce dernier, et publiée en 2003 (ch. II).

*

I

Ego sum

Vous ne verrez orner mes traits
ni teint de nacre ni cheveux d’or,
ni ne verrez briller dans mes yeux
l’éclat du saphir, céleste et pur.

Avec la peau basanée d’un Maure de bronze,
avec des yeux noirs d’une fatale noirceur,
dans la ceinture vert-obscur de l’Ancon1
je suis né face au Pacifique sonore.

Je suis un enfant de la Mer… Car en mon âme
il y a – comme sur la mer – des nuits de calme,
d’indéfinissables colères sans nombre

et le désir véhément de lutter avec moi-même ;
lorsque je m’abîme en des tourments cachés,
je crois être une mer changée en homme !

1 L’Ancon : nom de la colline qui surplombe la capitale du Panama.

*

Aria de gratitude (Aria de gratitud)

À Demetrio Korsi

Tu te trompes ! Mon adoration
n’est point pour tes cheveux d’or
ni pour ton teint de neige,
ni pour les mélodies
de grelots
qu’il y a dans ton rire bref…

Je t’adore parce que tu sais
oindre l’âme brisée
des baumes suaves
nés de ta tendresse.

Je t’adore car tu désires intensément
verser tes harmonies
dans les nefs sombres
du temple de mon âme
où depuis si longtemps,
dans un calme sinistre,
gisent mes joies.

Âme céleste et triste,
âme qui as souffert,
comme le doux Jésus,
d’extraordinaires outrages
– les lèvres abreuvées de fiel –
clouée sur une croix ;

âme qui, détachée
de la croix de la Douleur,
offris à ma vie
ton amour comme une fleur ;

je t’adore car, une nuit
que mon âme évoque
avec un déchirement infini,
tu fus comme un rayon d’or
fendant les ténèbres ;
tu fus un arc-en-ciel de lune
souriant dans mon ciel !

*

L’agonie du guerrier (La agonía del guerrero)

Avec des yeux trahissant le chagrin,
prostré, le capitaine contemple, suspendue
au mur décrépit, la splendide épée
avec laquelle il réduisit des peuples en esclavage.

Il lui semble revoir le mont moussu
– baigné de sang frais et de larmes –
où son poing armé de fer
inspirait la terreur à la foule ennemie.

– Inutile d’espérer ! s’exclame-t-il,
et, comme un serpent saisi par la colère,
il se retourne brusquement dans son lit.

La patrie, avilie ; ma dame, infidèle ;
ma lame, immobile ; ma couronne, brisée…
Du fer de mon épée transpercez-moi le cœur !

*

Havoc

Tous ! tous sont tombés dans la fosse,
précipités avec rage par le Sort :
ma mère, reine de bonté, mon père,
homme fort, ainsi que ma grand-mère affectueuse.

Arbuste brisé par la catastrophe
déchaînée, je restai timide, inerte,
ô maison ! ô nid de mon bonheur, en te voyant
pleine de poussière, obscure et silencieuse…

Accablé de tristesse, je regardai
les courtines du lit maternel
où je poussai mon premier cri.

Et au moment de partir je fondis en larmes,
car la douleur profondément réprimée
comme un poignard me lacérait la poitrine !

*

Ballade du sonneur de la cloche d’or (Balada del campanero de la campana de oro)

À Guillermo Andreve

What a world of merriment
their melody fore tells!
(Poe)

I

Gloire, sonneur de cloches ! Cours
à la tour la plus haute
et de la tour la plus élevée
appelle à la joie, à la fête !
Fais vibrer dans le sonore
lever du jour nouveau
ta cloche d’or ! L’or
chante seulement la joie !
Sonneur, sonneur,
sonne ta campane d’or,
pour que sa mélodie
chante mon triomphe sonore :
aujourd’hui – comme un magicien de jadis –
d’une femme toute acier
je fis une femme en or !

II

Sonneur, monte vite
à la tour la plus déserte
pour, avec une cloche gémissante,
sonner le glas !

Sonne ! sonne ! Dans le sombre
commencement de l’aube,
fais interpréter ma peine
à la voix de ta cloche.

Sonne ! sonne, sonneur !
Ma foi se meurt…
Sous une dolente étoile,
un oiseau de mauvais augure gémit,
car agonise ma foi.

La belle qui hier était acier
est restée la même, étant en or…

Sonne, sonne, sonneur,
car je m’abîme dans le désespoir
en voyant que l’or est pareil
à l’acier !

Dis, dans ton battement sonore,
que ni le Mal ni le Bien n’existe,
et que l’étoile d’or
que les Rois mages virent
monter au loin
dans le ciel de Bethléem,
plus que messagère de joie
fut messagère de l’agonie
du Roi de Jérusalem.

Dis qu’un poignard poli
du plus poli argent,
tue
autant qu’un poignard de cristal
ou qu’un poignard d’agate ;
que le métal précieux tue
comme tue le vil minéral.

III

Ah ! La femme qui fut acier
est restée la même, étant en or !
Conte mon affliction, sonneur de cloches !
Raconte, dans ton battement sonore,
qu’une femme toute en or
est pareille
à une femme toute acier ;
et que par destinée fatale
une femme toute en acier
ou une femme toute en or
est rivale
d’une femme de cristal !

IV

Écoute maintenant, sonneur :
ne laisse pas gémir ta cloche
quand s’éteindra l’étoile
d’une vie humaine, fugace.

Fais sonner à ta cloche
un chant de victoire ;
fais-la chanter d’une voix libre
et toujours : Gloire !

Qu’elle ne prenne pas une voix funèbre
mais soit une volée sonore,
car les cloches d’or
sont faites pour l’hymne triomphal !

Chante joyeuse ! Que le jour nouveau
entende ton chant sonore,
ô cloche d’or ! L’or
chante seulement la joie !

*

Chant au drapeau (Canto a la bandera)

Le jeune homme s’immobilisa sur la côte, devant la mer transparente. Le matin commençait de répandre ses lumières. Sur l’un des bateaux d’Aguadulce2 ancrés dans le port, un marin herculéen couleur de bronze – chantant une joyeuse chanson populaire – hissait le pavillon tricolore de l’Isthme.

Le jeune homme se sentit soulevé d’enthousiasme : l’enthousiasme le fit poète et lui inspira ce chant.

Voyez comme au-dessus de la mer s’élève l’étendard
qui reflète dans ses couleurs vives
la mer et le ciel de l’isthmique patrie !
Regardez ! C’est le drapeau du Panama,
splendide comme un beau manteau de fleurs !

Voyez comme s’élève le mât du voilier
ondulant en languide harmonie
à la lumière de l’astre matinal,
tandis que chante un robuste marin
à la voix rude des chants de joie !

Le zéphyr de l’Ancon, pur et parfumé
comme un baiser de vierge, caresse
la soie ténue du pavillon flottant,
et le drapeau commence une tendre idylle
avec le vent sur la mer sonore.

Drapeau de la patrie ! Avec des nuages colorés
de pourpre, avec des fragments
de ciel des paysages de l’Isthme
et d’écume marine en dentelle,
nos vierges ont tissé ton étoffe !

Drapeau de la patrie ! Les étoiles
sur tes couleurs répandent leur éclat,
pérennement vives. Par leur présence
les hommes durs, les belles femmes
s’enflamment de fervent patriotisme !

Dans nos cœurs forts,
elles aviveront la flamme de l’héroïsme
quand au cri martial des canons
un clairon ennemi fera retentir ses notes
sous le soleil ardent de notre Isthme !

Elles raviveront dans nos âmes
l’amour de nos fertiles campagnes
semées d’orangers et de palmiers,
où – après le combat – des filles nubiles
nous ceindront le front de myrte et de palmes…

Drapeau de la patrie ! Monte…, monte
jusqu’à te perdre dans l’azur… Alors,
quand tu flotteras dans le pays des chérubins,
quand tu flotteras près du voile des nuages,
si tu vois que le Destin aveugle
a mis de la couardise dans les cœurs panaméens,
descend, en feu converti, sur l’Isthme
et détruis avec fébrilité
ceux qui aimèrent ta splendeur un jour !

2 Aguadulce : Localité du Panama.

*

La tête de Vasco (La cabeza de Vasco)

Ndt. Voir en introduction quelques remarques au sujet de ce poème.

Détachée du tronc, la noble tête
du noble Vasco Núñez de Balboa
à la mer fut jetée par Pedrarias. Et le sang
qui coulait en gouttes purpurines,
– devenant solide dans le gouffre –
en rameaux de roses marines se transforma,
en faisceaux de coraux nitides,
brillants et roses coquillages.

De leurs alcazars de perles
montèrent des sirènes mélancoliques,
et dans le marbre du visage ensanglanté
imprimèrent leurs bouches.

Imprimèrent leurs bouches comme un maître orfèvre
incruste dans des coupes ciselées
d’or et d’ivoire ou d’ivoire et d’or
des cornalines de pourpre flamboyante.

Les sirènes chantèrent ! Et leur chant
fut une averse de notes si dolentes
qu’en écoutant leurs tristes vibrations
les rochers de douleur tremblèrent.

Vasco ! dirent les Sirènes, Vasco !
réponds à notre voix.
Te souviens-tu de notre voix ? ne te souviens-tu pas
que dans tes funèbres nuits d’angoisse,
lorsque tu maudissais ton inclémente destinée
parce que ton étoile avait naufragé dans les ténèbres,
en nos doux chants nous recueillîmes
les éplorés échos de tes plaintes profondes ?
Baise nos lèvres, les baisers de ta bouche
retentiront comme un hymne de gloire !
Parle-nous, tes paroles de vaincu
nous diront ta douleur à chaque note !
…..
Pas de baisers… pas de paroles… Quelle cigüe
a empoisonné ta bouche rose ?
…..

Alors, emprisonnant dans leurs mains pures
la tête du Héros, rigide et blonde,
les aimantes sirènes du Pacifique
disparurent sous les vagues.
Et, le chœur des sirènes se submergeant,
dans les ondes claires se répercuta,
comme un ramage de plaintes et de baisers,
la crépitation du battement de leurs queues.

Quand, sous le fouet des éclairs,
la mer se hérisse dans les nuits tempétueuses,
du fond de l’abîme surgissent des accents
de sainte indignation et de sainte colère.

Accents qui paraissent venir
d’une harpe de fer gigantesque et rauque ;
accents qui paraissent la protestation
des vaincus qu’immole la souffrance ;
accents plus terribles que les tonnerres
qui font trembler la voûte de saphir
dans les moments d’horreur ; accents rudes
comme la rumeur de la tempête sonore !

Nobles cris sans doute ! Peut-être les cris
de sainte indignation et de sainte colère
par lesquels protestent les monstres de la mer
parmi les rochers sous-marins
en voyant détachée de son tronc la noble tête
du noble Vasco Núñez de Balboa !

.

La cabeza de Vasco (1945) par Humberto Ivaldi

.

*

Les arbres au bord du chemin (Árboles de la orilla del camino)

Enfant !

Lorsque sur un chemin isolé
tu ne vois qu’épines et cailloux,
quand sur un chemin lugubre tu soupires
après un aimable compagnon,

pense qu’au bord de la route sombre
il se trouve toujours un être qui protège ton destin :
c’est l’arbre qui sur le bord du chemin
à tous offre sa sympathie.

Pense qu’au bord de la route calme
où tu vas, prostré de craintes,
le bel arbre tend des arcs de fleurs
pour t’offrir dans chaque fleur son âme.

L’arbre est amour ! Sous ses frondaisons,
sous ses vertes branches fleuries,
qui sait combien de vies endolories
trouvèrent consolation à leurs peines profondes !

Ah, combien de fois, en regardant le nid
dans les branches de l’arbre du chemin,
la nostalgie d’un voyageur n’a-t-elle évoqué
les ruines augustes du foyer perdu !

Et l’affligé ne s’est-il abrité, dans son chagrin,
sous la ramure ombreuse de l’arbre haut,
et n’a-t-il mêlé de gouttes de rosée
les gouttes pures de ses larmes ?

Combien de fois l’arc-en-ciel de la lune
ne fut-il un sourire au voyageur
qui à l’ombre de l’arbre du chemin
rêva d’épouser la Fortune !

L’arbre est amour ! N’ignore jamais
que sur la route qui connaît tes fatigues,
tandis que d’autres versent mandragores et orties,
lui dans un paisible labeur répand des fleurs !

Enfant, prend soin de l’arbre ! De son fort
tronc vigoureux et de ses branches prend soin !
C’est un berceau : l’arbre a protégé ta vie !
C’est un cercueil : l’arbre t’aimera dans la mort !

Arbre ! pur symbole d’une aspiration
que l’illusion maintient dans nos âmes,
nous voulons vivre comme toi sur la terre
et comme toi le visage tourné vers le ciel.

*

Le pressentiment de l’arbre (El presentimiento del árbol)

La nuit tombait. Je m’arrêtai sur le chemin. Le vent humide secouait les ramures. Je m’arrêtai sur le chemin, devant un arbre sans fleurs. Haute comme le chêne le plus haut, sa frondaison se perdait dans les nuages. De cet arbre venaient des voix mélancoliques. Je les comprenais. Car l’arbre souffrait, et il faut savoir que tous ceux qui souffrent parlent la même langue, d’où qu’ils soient et même s’ils appartiennent à différents règnes de la Nature.  L’arbre souffrait. Cependant, il gardait espoir. Il pressentait qu’une colombe viendrait se poser sur ses branches et…

L’arbre dit : « Je suis un arbre sans fleurs
qui dans le jardin natal a grandi dans l’oubli ;
jamais, jamais les oiseaux chanteurs
– en voyant mes branches orphelines de fleurs –
sur mes branches n’ont fait leurs nids.

Tous les cers m’ont fustigé. Il fallut
que, faible, j’incline ma ramure,
bien qu’elle montât comme nulle autre
(si près des nuages, des nuages qui
sont aujourd’hui nuage et demain seront source).

L’éclair voulut me foudroyer. Un jour,
quand passa la tempête en criant
au-dessus du murmure de ma cime ombreuse,
tandis que l’éclair rugissait devant moi,
je chuchotais, chuchotais…

Qu’il est doux de répondre avec un doux accent !
Qu’il est doux de répondre avec douceur
aux rudes apostrophes du vent !
Quand m’offense la tempête violente,
que de musique je verse dans l’espérance !

Je suis un arbre orphelin de fleurs,
orphelin de nids. Il n’y a encore
dans ma ramure ombreuse ni floraisons
ni passereaux chanteurs ;
mais demain, au lever du jour,
parmi les rayons colorés du matin,
une colombe égayera ma pénombre ;
ses ailes seront comme deux fleurs,
deux ailes comme des lys tremblants,
deux lys d’une blancheur d’eucharistie…

Et la colombe, en se voyant mienne,
saura que mes murmures sont des caresses ;
et quand elle verra que dans mon tronc, un jour,
une hache a ouvert une plaie douloureuse,
elle m’oindra du miel de son harmonie ;
et dans la désolation de mon agonie,
pour égayer mes ultimes souffrances,
à elle seule elle répandra plus de musique
qu’une joyeuse troupe de rossignols… »

*

Berthe de l’Alcazar (Berta del Alcázar)

Dans la pénombre
d’un matin d’hiver,
la pluie sanglote
et chante d’une voix douloureuse
à son aimé le cers une chanson funèbre.

D’un piano
lointain
on entend les romances…
Ah, le clavier gémit
avec un son tremblant
une longue histoire désespérée,
l’histoire d’une illusion perdue.
Oui, le clavier gémit profondément, gémit
avec le son dolent d’un sanglot humain,
le sanglot d’une enfant malade, de qui
d’inclémentes sorcières oppriment l’âme et le cœur.

Berthe de l’Alcazar, la blonde phtisique
qui dans ses jours de plaisir fut une beauté triomphale,
regarde depuis son lit les gouttes de pluie
laver les carreaux de la fenêtre ;
et Berthe, en entendant
cette voix soupirante et monotone
avec laquelle parle la pluie, se met à gémir,
adresse à Dieu des phrases de supplique…
Puis, elle tousse… tousse… et sa toux est singulière.

Berthe de l’Alcazar fut actrice, la plus belle de toutes…
Sur scène
elle semblait une étoile,
semblait une étoile de grâce et de génie.

Il n’y avait point de fraises
plus belles que celles
qui donnaient à ses lèvres le carmin des cerises.
Lèvres qui avaient le parfum des lys,
lèvres tentatrices
où les promesses
étaient d’intangibles oiseaux chanteurs
jouant dans une corolle de couleurs rouges.

Nul ne vit cheveux
plus blonds que ceux
qui la couronnaient de soie et d’étincelles.

Quand Berthe paraissait sur scène,
la muse Harmonie venait à elle,
lui soufflant des roucoulements de paix et de joie…

Et les vocalises de la célèbre actrice
étaient comme les notes d’un chant mystérieux
dormant sur de fins pétales de rose.

Mais, écoutez : l’actrice
par une nuit fatale tomba
en faiblesse d’amour ;
cette âme idéale
fut malheureuse.

Nul ne sait quel jeune homme
fut le premier à souiller
d’une passion cruelle
cet œillet luxuriant
qu’apportait le jardin de l’art.

Ah ! Mais personne n’ignore
que depuis cet instant tragique
Berthe souffre, Berthe pleure,
en voyant que son visage
rapidement perd ses couleurs.

En voyant que, pauvre et malade,
elle n’aura bientôt
pas même un lit où puisse dormir
sa silhouette faible et stérile
dont l’aspect épouvanterait la Mort.

La nuit tombant, et la pluie suspendant
sa longue chanson funèbre,
Berthe de l’Alcazar, la blonde phtisique,
sentit en elle une fatigue mortelle.
Elle toussa… Et dans sa toux
il y avait de vagues suppliques à Dieu.

Berthe se souleva sur le lit
dans un geste de confusion
et, se souvenant de son bien-être détruit,
elle sentit en son sein
un profond désespoir.

Elle cacha son visage
dans ses mains tremblantes
– dont la Beauté
avait fait deux roses légères –
et s’exclama tristement :

Pourquoi s’enroule en moi le serpent noir
des souffrances ? Quelle infamie, quel crime
souille mes mains de sang ?

Quel blasphème plein de fiel vous a jeté ma bouche
pour que vous me blessiez ainsi,
Seigneur qui endeuillez le monde ?

Vous qui pouvez tout, vous qui, un jour,
vîtes Marie Madeleine vous caresser
pour que vous la nimbiez de pureté.

Vous qui à la manière d’un astre brillant
avez traversé le ciel des siècles
en répandant de sereines clartés ;
rendez-moi la paix – la paix seulement !

Ce n’est pas la beauté des pompes triomphales
que je demande. Car je hais à présent
cette beauté qui m’a valu des lauriers,
beauté mensongère. Je ne désire plus rien
sinon que vous rendiez la quiétude à mes entrailles.

Oh Dieu !… Berthe se tut… Puis son corps fragile
avec une soudaine violence trembla…
Elle toussa beaucoup… toussa… et des flots de pourpre
dissolution imitèrent les rubis
sur l’exsangue blancheur de sa beauté.

*

II

Chanson d’arbres (Canciόn de árboles)

Arbres en fleur
sur le lointain sentier,
je suis votre frère,
arbres frais et fleuris.

Comme en vous, adhère
en moi le désir sacré
d’avoir – déchirant le voile de l’air –
le front à fleur de ciel,
les pieds à fleur de terre.

Et tout comme vous,
en fraternelles amours
je laisse tomber sur d’autres êtres,
qui sont mes frères, mes fleurs.

Arbres en fleur
qui, dans le pré bleu,
êtes des nids de fleurs tissés
par la Fée Printemps.

Dans vos ramures j’ai vu
s’ébattre les rossignols
comme batifolent en moi
les pensées d’amour.

Arbres en fleur
sur le lointain sentier,
arbres frais et fleuris,
je suis votre frère.

Et tout comme vous répandez aux vents
vos fleurs, vos feuilles,
au vent je donne mes pensées,
mes souvenirs et mes angoisses.

Je viens d’en bas,
de l’obscurité où commence
toute montagne. Mon âme n’a point
porté la triste grandeur

de l’être qui naît sur les sommets
et, dans l’oubli de soi,
se perd parmi la multitude
comme une rivière dans l’abîme.

Je viens d’en bas. Mais il me fallut
comprendre que vaut mieux
l’arbre qui jusqu’aux nuages
élève sa ramure en fleur,

vaut mieux que le ruisseau
qui, né sur un glacier
– tout près du ciel –,
s’en va mourir dans la mer.

Arbres en fleur
sur le sentier lointain,
arbres frais et fleuris,
je suis votre frère.

Ah ! je serai votre frère
jusqu’à la nuit glorieuse
où de la grossière chenille
naîtra le bleu papillon.

*

Guirlandes pour une morte (Guirnaldas para una muerta) [Est ici traduit le premier de trois sonnets.]

Je l’appelle en mes heures de silence et chagrin,
quand en moi ressuscitent de douloureuses rancœurs
en pensant que, douce et bonne comme elle était,
les dieux la couchèrent – sur un lit de fleurs.

Je l’appelle en mes heures de silence et fatigue,
quand sous le coup du deuil mon orgueil se dissipe ;
quand brille dans les brumes de ma pensée
le candide éclat d’un souvenir de son esprit.

Je l’appelle d’une voix où vibre le gémissement
le plus dolent et le plus profond, le plus sincère et le plus triste
jamais né de poitrine affligée.

Et, l’appelant sans entendre sa belle voix, je me suis mis à croire
qu’elle m’attend, qu’elle tremble encore de passion, qu’elle existe encore,
mais cachée et silencieuse, pour voir si je l’oublie.

*

Douleur de sirène (Dolor de sirena)

Avec toi, muette et pâle voyageuse
qui de cet océan où tu partis
à la recherche de corail ramenas seulement
tes illusions et ton drapeau détruits ;

avec toi, errante et jeune enchanteresse,
sœur de ce qui est grave et triste,
qui depuis un rivage stérile as conduit
ta barque en lent voyage vers ma rive,

avec toi est venue sur la plage de saphir et d’or
une agile sirène à la queue argentée ;
et, comme elle vit que, versant des pleurs

d’amour, je posai ma main à ta ceinture,
elle chanta : « Moi seule connais l’amertume
d’être pour toujours amoureuse et… seule. »

*

Le cercueil aux fleurs (La caja de las flores)

Il n’idolâtra point les charmes de sa chère femme
sauf une nuit, quand il la trouva exsangue, sans vie
sur le misérable lit d’un hôpital de folles
où l’avaient conduite son amour et ses souffrances ;
où meurent tant de bouches exaltées
en comprimant de pauvres et puérils bouts de phrases amoureuses ;
où meurent tant de seins ayant du miel de fleurs
sans donner leurs gouttes à des lèvres d’enfants.

Et quand il la trouva morte, il gémit en la voyant
si pâle, comme une perle claire
sans éclat. Elle ressemblait à la statue
d’une femme taillée dans un ivoire brillant…

Quand elle était chair vivante,
quand elle était femme entre les hommes,
elle gardait toujours le silence, pensive…
Elle fut la sœur des lys que répand sur le bord
du ruisseau le printemps.

Et vécut comme une colombe timide
dans le sombre jardin de la souffrance ;
et se dissipa comme une note,
et se dissipa comme un parfum
qui s’en va poussé par le vent
à travers la mer, la vallée, la colline…

Personne ne lui donna d’affection. Elle idolâtrait
celui qui soupirait après une autre et ne parlait que de celle-là.

Il ne l’aima point. Cependant, quand il vit le solitaire
cadavre, il versa des larmes. (Il était son bourreau.)

Et il alla dans les champs à l’odeur de réséda ;
et il alla dans les jardins de jasmin. Et il alla
chercher dans la pénombre d’un bois épais
des roses blanches et des roses de rubis et des roses-thés.

L’amant voulait, délirant dans sa douleur,
couvrir la dépouille non d’un linceul de soie
mais d’un frais manteau de fleurs naturelles.
Il les apporta. Et de fleurs il borda le corps fané…

Une lumière blanche et ténue, de l’azur infini
descendit. Elle mit un éclat de nacre sur la bouche
de la morte ; se répandit sur elle tout entière ;
et cette lumière était comme un impalpable voile
nuptial ; et cette lumière était comme un voile
subtil ; et cette lumière était comme un voile
à l’orient de perle, à la blancheur d’étoile.

L’amant devint fou. Il voulut dans sa démence
fabriquer un cercueil avec les fleurs les plus albes et de la plus riche essence.
Je ne sais comment l’amant fabriqua ce blanc cercueil
ni ne sais comment l’amant produisit un linceul
avec les fleurs les plus albes à l’odeur la plus véhémente.

(Et la lumière blanche et ténue se fit plus transparente
pour briller plus pure sur le front pur.)

Et dans le linceul étrange et dans la bière rare
la femme était le symbole de la beauté transie
disparue en pleine jeunesse…

Et dans ce linceul et cette bière
il l’enterra… Et ce frénétique avec elle enterrait
l’enthousiasme de sa jeunesse.

…..

Quand un jour on exhuma les restes
de la malheureuse méprisée, quand
sans cacher leurs intimes ressentiments
vinrent à son sépulcre, en pleurant,
des amis pleins de bonté
et d’affection, ils virent avec stupeur
des lys et des jasmins sur le sein endormi,
des jasmins et des roses sur les dormantes épaules !

Elle était intacte, belle. On aurait dit
que la mort elle-même vénérait
cette chair indestructible et rare.
Sur ce tombeau fleurissent encore
le jasmin et la marguerite ;
et quand l’étoile vespérale paraît,
quand déployant le satin et l’or
le soir couleur de rose va dans son char,
l’étoile murmure dans sa langue
de lumières :

« La pauvre…
elle est morte comme une colombe languide
qui meurt malade d’un tourment ignoré.
Ni marbre ni croix, personne ne pose
des couronnes de myosotis
sur l’albe sépulture de la belle ;
le souvenir du monde l’abandonne,
mais sur sa tombe ma lumière étincelle
et… une lumière vaut mieux qu’une couronne. »

*

Châtiment olympien (Cástigo olímpico)

Et tu méprisas le nid, le pauvre nid
de roses où je voulus te retenir
et… tu t’envolas en riant, pour te perdre
dans les cieux d’un pays inconnu.

À présent que tu reviens au verger florescent,
effrayée par des rafales mortelles,
mon amour peut seulement compatir
et te laisser voler jusqu’à l’oubli.

Ô malade hirondelle ! hirondelle
qui méprisas mon nid de fleurs
pour partir en quête de pompes inaccessibles !

En quittant mes collines bleues,
tu ne rencontras que des oiseaux perfides
qui arrachèrent des plumes à tes ailes…

*

Un oiseau blessé chante pour un bouton de rose blanche (Un pájaro herido le canta a un botόn de rosa blanca)

I

Je suis un oiseau sombre, tombé
dans les ronciers qui sur le bord du chemin
entremêlent leurs branches d’épines…
Un soir, un chasseur habile me blessa
à l’instant même où je quittai le nid
chantant la chanson de mon premier amour…

Mon nid était une branche en fleur
sur un grand acacia… Le vent me disait
en échevelant la ramure dans l’ombre :
« Vers d’autres cieux l’Amour t’appelle…
Sous un autre soleil une amante inconnue
avec d’érotiques accents te réclame
et murmure – palpitante de désir –
qu’elle te pressent seulement et… t’aime déjà ! »

À la lumière d’un crépuscule
qui mettait aux châteaux dorés de l’Occident
son dais de velours carmin,
dans un élan jubilatoire je pris mon vol…
Je tendis les ailes vers le ciel lointain,
pensant à l’amour et répandant mes chants…

Destin fatal de celui qui naît avec des ailes !
Les coups secs des projectiles imprévus
m’envoyèrent à terre, les ailes brisées !…

II

Depuis les ronciers aigres de mon affliction,
je te voir surgir, sur la branche ombreuse,
parmi les dépouilles de corolles fanées,
ô pâle et beau bouton de rose !

Délicat bouton de rose blanche !
Que jamais ne te frappe le vent furieux,
le vent des chagrins, celui qui arrache
les feuilles et les fleurs avec violence…

Délicat bouton de rose ! Que jamais
ne vienne le temps de te changer en rose !
La main du jardinier coupe toujours,
plutôt que la branche débile, la fleur luxuriante.

Dans les pétales fins et tendres
qui déploient des pompes de beauté florale,
les hivers font de grands ravages
et la tristesse paraît plus triste…

Continue de répandre ton parfum subtil !
et prie pour que l’oiseau tombé
ne soit point consumé de souffrance intérieure ;
pour qu’il recouvre sa vigueur perdue
et reprenne sa quête de la belle colombe
qui chante pour lui depuis un arbre au loin.

*

Excelsior

Ne construis pas ton nid dans les ruines
de temples ou d’alcazars décrépits
ni dans les branches de fragiles arbustes
où pour chaque fleur on compte cent épines.

Fais ton nid sur les sommets des montagnes,
d’où tes yeux puissent contempler
les cieux, les mers désertes, les horizons !
Où puissent tes colères sacrées
lancer des cris en chœur
qui retentiront comme un puissant clairon doré
ou comme la rumeur de formidables lyres
de fer et d’ivoire, de bronze et d’or !

Fais ton nid sur les sommets
des montagnes aux neiges lumineuses,
qui dans l’éclat des crépuscules
sont jaunes, violettes et roses ;
sur les sommets des lumineuses montagnes
qui semblent des colonnades éclatantes
où soutiennent les toits célestes
des arches de saphirs et de diamants !

Fais ton nid sur la crête
de la montagne ; là où s’entend,
comme les vibrations d’un orchestre infernal,
le battement d’ailes des condors : voix de combat,
le rugissement de la tempête : voix de protestation !

Seules les hirondelles
font leur nid dans les ruines,
sous le dais frais du lierre glauque ;
pour exhaler soupirs et plaintes,
elles s’abritent dans les humides retraites
qu’offre le mur de vieille pierre.

Seuls les rossignols
font leur nid parmi les fleurs
qui répandent des parfums dans la roseraie tremblante ;
sur des troncs débiles et dans les ruines
chantent les rossignols, chantent les hirondelles,
et avec les hirondelles soupirent les colombes.

Mais le condor et l’aigle impavides
ayant l’habitude de planer autour des nuages
doivent ériger leurs nids dans les hauteurs,
loin des bourbiers et près du ciel ;
sur les monts dressés des inatteignables cordillères,
qui voient, au-dessus de leurs sommets altiers
dans des nuages d’azur, des triomphes d’ailes
comme les triomphes d’autant de hauts drapeaux.

Vis toujours sur les sommets. Et si quelque jour
tu éprouves la tentation de l’abîme,
de ton sein une mélodie jaillira,
te disant : ne tombe pas encore,
victime de ta propre imagination :
l’abîme fatal n’est autre que toi-même.

*

Inadaptabilité (Inadaptabilidad)

Né sur un bord de mer sonore et claire,
toujours je contemple la distance de l’horizon,
attendant l’heure où dans un jour lumineux
un esquif ami m’apportera l’encens et l’or.

Né sur un bord de mer vibrante, j’aime
les îles qui resplendissent comme de vertes pierreries
et les perles qui semblent dans leur mélancolie
les larmes gelées de sirènes vierges.

Je voudrais quitter le rivage, partir loin
des amis, et des ennemis, vers les purs reflets
de la lune où la solitude est effrayante,

et là-bas me souvenir, seul, que j’étais
dans les forêts humaines un oiseau perdu,
un esprit désolé, étranger sur la terre.

*

Chanson de l’âme errante (Canciόn del alma errante)

Je suis une âme qu’un vil destin a condamnée à toujours errer,
toujours errer à la poursuite d’une clarté fantasmagorique ;
je ne crains rien des pierres ni des ombres du chemin,
mon bâton est l’espoir, ma lampe est le soleil.

Mon bâton est l’Espoir, et le Soleil une lanterne dorée
avec laquelle j’éclaire les sentiers que mes pieds fouleront
jusqu’au jour où m’appellera vers la vie éternelle
celui qui donne leur nectar aux fleurs et le sel et l’iode à la mer.

Je sais lire dans les étoiles les énigmes de l’avenir ;
et, par une nuit lumineuse, la Croix du Sud m’annonça
que si j’erre aujourd’hui sur une route aride, obscure,
demain je trouverai des chemins de fleurs et de lumière.

Laissez-moi… Je vais seul ; je ne veux ni ne vous demande rien.
Seulement un peu de silence, c’est tout ce que je désire !…
Et demain ?… Sur mes traces viendra peut-être l’oubli.
Et demain ?… Les étoiles vous diront peut-être qui j’étais.

Je suis une âme qu’une mauvaise fée a condamnée à toujours errer,
à toujours errer à la poursuite d’une fantastique clarté de chimères…
Mais il importe peu car j’ai l’Espoir pour bâton
et sur les chemins lugubres le Soleil est ma lampe d’or.

*

Atavisme (Atavismo)

Je fus dominé par le désir de tout connaître,
d’être à la fois trouvère et paladin ;
ivre de mon exaltante curiosité,
je portai l’épée à la ceinture et la mandoline à la main.

Mes pieds foulèrent les fleurs, marchèrent dans la boue,
j’entendis des soupirs de lyre et des cris de clairon ;
et tandis que j’avais la furie d’un belliqueux Ostrogoth,
je gémissais en entendant les trilles d’un violon.

En folles aventures je passai près de la mort
portant une amulette que la Fée du Sort
m’avait donnée pour que jamais maux ne m’atteignent.

Et maintenant que je regarde, inutiles, ma cithare et mon glaive,
alors que commence l’angoisse de mon agonie, je meurs
en modulant les notes d’un chant de triomphe.