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Le chant de la jeunesse : La poésie de Blanche Shoemaker Wagstaff
Dans notre billet sur George Sylvester Viereck (ici), nous avons évoqué son amitié avec la poétesse, comme lui new-yorkaise, Blanche Shoemaker Wagstaff (1888-1967). Fille d’un baron du rail, Blanche Shoemaker Wagstaff publia son premier recueil à dix-sept ans, ce qui en ferait un équivalent féminin d’Arthur Rimbaud sous le rapport de la précocité. Ce recueil est Le chant de la jeunesse, dont sont tirées la majorité des traductions qui suivent. Le recueil est monothématique, s’agissant de poèmes d’amour, d’une fraîcheur délectable. Ces textes montrent par ailleurs, pour autant que nous puissions en juger, une bonne maîtrise de la forme. Il n’est sans doute pas excessivement rare que des adolescents se mettent à écrire ; il est en revanche moins avéré que, lorsqu’ils décident de s’astreindre à la contrainte formelle de la versification classique, ils parviennent rapidement à des résultats satisfaisants, même si nous croyons savoir que la prosodie en langue anglaise n’est pas tout à fait aussi contraignante que celle en langue française. Il serait donc plus facile à un adolescent anglo-saxon de parvenir à des résultats qu’à un adolescent français, et, dans ces conditions, le mérite de Rimbaud serait plus grand. Sans avoir d’éléments précis à ce sujet, il me paraîtrait fortement crédible que Verlaine ait apporté quelques conseils au jeune poète sur ses vers, en particulier des conseils spécifiques sur tel ou tel poème, tels ou tels vers. Il ne s’agit évidemment pas de placer les deux personnalités, Rimbaud et notre poétesse américaine, sur un même plan littéraire pour des raisons de technique formelle. (D’autant moins qu’il est de notoriété publique, du moins chez les critiques contemporains, que c’est le génie de Rimbaud qui lui a fait renoncer aux formes périmées du vers. Si l’on poussait un peu plus loin le raisonnement, on pourrait dire aussi que c’est son génie qui lui a fait cesser très tôt d’écrire…)
La poésie de Blanche Shoemaker, plus tard et pour la postérité Blanche Shoemaker Wagstaff, à la suite de son mariage, s’inscrit dans les derniers feux, crépusculaires, de l’époque connue aux États-Unis sous le nom, forgé par Mark Twain, de Gilded Age. Je ne sais comment mieux décrire mes sentiments qu’en en appelant aux impressions de ceux qui auraient lu un jour Francis Scott Fitzgerald immédiatement après avoir lu Oscar Wilde : quelque chose s’est perdu, dans la Lost Generation. Et ce n’est pas, ou pas seulement, que l’un de ces écrivains est de l’ancien monde et l’autre du nouveau ; c’est un phénomène temporel, une perte générale de l’atmosphère d’élévation où vivaient les esprits cultivés d’une époque, l’épaississement de l’autre époque. En un mot, le monde de la culture est devenu vulgaire.
S’agissant de notre poétesse, il semblerait que, pour elle comme pour Rimbaud, l’âge, la maturité ait été contraire à l’inspiration poétique. Son premier recueil nous paraît en effet le plus intéressant, ceux qui suivent étant dans l’ensemble moins « spontanés » (les guillemets servent à rappeler qu’aucune poésie, surtout quand elle est versifiée, n’est en réalité spontanée, dans la mesure où il s’agit toujours d’un travail), moins authentiques ; nous parlons de deux autres recueils de 1907 et 1909, où la poétesse était encore fort jeune mais apparemment déjà quelque peu atteinte, en tant que femme inspirée, par le prosaïsme de la vie. Si ses recueils ultérieurs sont parvenus à retrouver un souffle plus authentique, nous l’ignorons. Cependant, en 1933, son nom fut considéré pour l’attribution du Prix Nobel. Et pourquoi pas ? Le prix fut bien attribué au poète Sully Prudhomme, qui n’est aujourd’hui guère plus connu.
Le portrait ci-dessous, par le peintre français Théobald Chartran, date de 1905, l’année de la publication du premier recueil de la poétesse.
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Le chant de la jeunesse
(The song of youth, 1905)
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Proximité (Proximity)
Je serai plus près de toi, dans l’éloignement ;
car l’injustice du monde et de sa loi stupide
chaque jour nous contraint, quand nous sommes ensemble.
Mais dans le silence des longues nuits
les visions nous rapprocheront, jusqu’à ce que
je n’aie plus conscience que ma joie n’est qu’un rêve.
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Les visages de la mer (Sea-change)
La tristesse de la mer
est venue jusqu’à moi,
parlant d’heures oubliées,
d’heures qui ne sont pas
et d’heures qui ne pourront plus jamais être !
La nostalgie de la mer
est venue jusqu’à moi,
parlant d’aspirations vieillies,
de désirs gardés secrets
et de rêves qui ne pouvaient se réaliser.
La mélancolie de la mer
est venue jusqu’à moi,
parlant de moments passés,
regrets qui durent
jusqu’à ce que les souvenirs soient emportés !
Le contentement de la mer
est venu jusqu’à moi,
parlant de félicités à venir,
d’amour éternel,
du bonheur qui nous attend.
Le grand amour de la mer
est venu jusqu’à moi,
remplissant mon cœur de joie !
Plus doux que cela
ne pourrait être le paradis !
*
Réticence (Reluctance)
Mon amour, je ne veux pas te perdre !
La vie n’a pas encore été vécue, alors laisse
la vie et l’amour rester un peu,
jusqu’à ce que nous en ayons tous deux goûté.
Alors, tu pourras laisser la vie et l’amour décliner.
Mon ami, je n’ai pas le courage de mourir aujourd’hui,
quand ton amour souhaite que je reste,
nous avons une vie à vivre et moi
je ne vis que pour ton précieux amour –
mon amour, je n’ai pas le courage de mourir !
De l’avenir je ne sais rien,
hier est bientôt oublié,
mais aujourd’hui la vie est à nous.
L’amour est bon à aimer et attester.
Mon amour, je n’ai pas le courage d’être seule !
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La maturité de l’amour (Love’s maturity)
J’ai rêvé que l’amour avait atteint sa maturité
et qu’il se tenait, adulte et parfait, près de moi,
avec des désirs apaisés, des passions comblées,
douce personnification de l’extase.
Avec une fierté maternelle et aimante, je regardais
l’être que j’avais élevé à la perfection,
symbole de toute la joie gagnée par mon âme.
Mais quand je m’agenouillai devant le sanctuaire
de cette vision, en moi s’élevèrent
de violents, tempétueux désirs… Je me réveillai
de ce bonheur et vis que mon amour n’était encore qu’un enfant !
*
Silence (Silence)
Le silence est fait pour l’amour.
La mer d’été n’a point de chants,
l’âme dans l’attente retient son souffle,
les longues heures en émoi sont muettes,
le silence est fait pour l’amour.
Le silence est fait pour l’amour.
Le chant des hirondelles se tait,
à travers le pays d’amour chemine la langueur,
la caresse d’une main aimante est sans paroles,
le silence est fait pour l’amour.
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En échange (Return)
Mon ami, je n’ai rien à t’offrir
en échange de toute la poésie
que ton amour m’a donnée.
Je n’ai ni présents dorés
ni façons glanées dans le ciel ;
nous disons que l’amour est divin,
alors, mon ami, je t’offre mon amour ;
aussi peu que ce soit, je te donne
chaque heure de ma vie.
Chacun des battements de mon cœur est pour toi –
âme et sens, désir et parole,
tout ce qui est à portée de l’amour,
je le dépose sur son autel.
Sois heureux, mon ami, je donne tout
ce qu’il est en mon pouvoir de demander.
*
L’éternité de l’amour (Love’s eternity)
Ne doute pas de mon amour, mon aimé, il est trop grand.
C’est un monumental projet de bonheur
à l’abri duquel, en repos, j’attends
la certitude de la joie à venir. À moins que
tu ne choisisses de m’aimer plus que cela,
ne doute pas de mon affection, car elle est aussi profonde
qu’un invincible projet de bonheur s’avançant
indifférent à la neige et aux tempêtes. Je pleure
de joie à la pensée de tant t’aimer, car
nous vivons dans la divine éternité de l’amour.
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Compensation (Compensation)
L’herbe chaude sous mon sein ;
au-dessus de moi le ciel si beau,
des chants d’oiseaux égayent l’air,
passent des ombres légères
– mon âme consciente
que toi et moi sommes séparés.
L’herbe qui pousse sur mon cœur,
mon corps dans la terre ;
les chants d’oiseaux finis et l’air
déserté par l’amour
– mon âme consciente
que nous ne sommes plus séparés.
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Conclusion (Conclusion)
Mon ami, que la vie prenne fin avant que décline l’amour,
pauvre ombre négligée à nos côtés,
muette et pâle, dont la vue suscite le sarcasme
des moments passés de folle réalité
quand l’amour était doux et ne semblait ni triste ni dérisoire.
Que la mort recouvre nos âmes en amie bienvenue,
nous épargnant la tristesse de voir notre amour finir –
lèvres contre lèvres, dans une étreinte compatissante.
Et que vienne la mort… Épargnée nous sera la peine
d’un pauvre amour à l’agonie, d’un amour moribond.
*
Les heures d’après (After hours)
De quoi l’amour est-il suivi ? Comme après
les heures dorées du jour, de près vient la nuit,
fanant la vie et ses chers plaisirs,
ainsi en va-t-il de l’amour pour qui le goûte.
Il nous faut en subir les conséquences et faire
que le souvenir nous le rende.
De quoi l’amour est-il suivi ! Hélas, nous savons
trop bien quelle solitude nous attend,
lèvres séparées, cœurs vides de toute sympathie,
nos yeux abandonnés par toute lueur d’amour.
Ô désir défunt, douceur d’aimer perdue –
le souvenir peut-il nous le rendre ?
*
Le summum (The climax)
Mon amour, quelle sera la fin de notre joie ?
Quel paroxysme de plaisir nos âmes atteindront-elles ?
Quelles mesures prendrons-nous à la fin
pour préserver l’amour en nous ?
Après des années de lutte, nous parviendrons
sur quelque doux sommet d’extase de l’âme :
que nous réservent les heures qui viendront après ?
La découverte d’un nouveau monde ? ou des soupirs sur nos joies passées ?
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Raillerie (Mockery)
Heures qui avez été si douces, ah ne riez pas de moi !
Ne regardez pas avec mépris mes jours privés d’amour.
À présent que mon état est changé, ai-je oublié
les heures joyeuses qui furent à moi ?
Ô souvenirs du temps passé ! ô sympathie
sublime et perdue – perdue avant d’être ressuscitée.
Heures naguère si douces et qui passâtes, ah ne riez pas de moi !
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Folie de la foi (Faith’s folly)
Folie de la foi parfaite – hélas ! même si
nous nous inclinons devant l’autel du dieu le plus sublime,
l’heure viendra où notre idolâtrie
n’aura servi de rien, et nous verrons, à genoux,
les débris fracassés de notre autel foulés aux pieds.
Ne place point ta confiance dans les choses présentes,
aie foi dans la venue d’une aube qui n’est pas née encore !
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L’occasion (Opportunity)
Regarde comme la vie passe, heure après heure, mon ami,
et nos cœurs sont pleins d’espoir mais sans paroles.
Le fruit de la vie est à portée de main
mais nous sommes aveugles et ne voulons pas voir.
À chaque moment, la joie diminue, la jeunesse s’éloigne,
l’ombre estompe le mystère de l’avenir,
tandis que le temps se consume rapidement sur des ailes de feu
au-dessus des braises de nos cœurs vieillissants.
La vie est si courte ! et l’occasion
n’est que le souffle d’un moment qui meurt sans aliment,
et l’amour se fanera devant mes yeux
avant que j’aie reçu la part qui m’en revenait.
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Tissé de rêves
(Woven of dreams, 1907)
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Le déclin (The lapse)
Ah, que le bonheur doive mourir au mois de mai,
quand le printemps a changé la nuit en jour,
chassé l’affliction de l’hiver.
Ah, que le baiser non donné doive s’effacer
et les espoirs longtemps retenus
pâlir comme l’ombre d’un saule au crépuscule.
Ah, que la joie qui était dans mon cœur
doive mourir, comme une étoile rejetée du ciel.
Ah, pâles plaisirs, pourquoi cette disparition ?
Ah, que mon rêve doive prendre fin avant
de l’avoir vécu ; que l’amour doive mourir
quand le printemps est là, et la jeunesse pas si loin !
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L’héritage (The heritage)
Je rêvai qu’une main me faisait signe,
guidant mes pas à travers
un beau jardin de fleurs gracieuses.
De pâles, délicates lavandes parsemaient l’herbe,
les rayons du soleil semblaient de l’ambre éparpillé sur le chemin.
Près d’une fleur merveilleuse, verte comme la mer,
dont les pétales fragiles se berçaient dans la brise,
je m’arrêtai ; et me penchant sur elle j’entendis ces mots :
« Cette fleur est à toi, pour que tu la protèges ;
c’est l’héritage qui te vient du ciel. »
Et quand je me réveillai et sentis que le rêve s’était dissipé,
j’en compris le sens profond : ton âme
me fut donnée par les cieux, présent sans prix
à protéger avec amour et tendresse jusqu’à la fin.
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La récolte (The reaper)
Moi qui ai vécu, je veux dormir !
La torpeur des désirs tempérés, la nuit
de l’obscurité silencieuse, apaisante, qui estompera le plaisir
et dispersera les parfums des fleurs d’amour, étouffera le besoin des regards d’amour,
bannira les souvenirs que je garde.
Moi qui ai vécu, je veux dormir ;
qu’après les plus grandes joies de la vie, je n’aie à récolter le chagrin !
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Subliminal (Subliminal)
Mon âme ne possède qu’une seule image
et ne peut en produire ou contenir aucune autre
dans les longues journées et les nuits sans fin.
La lumière de l’âme luit en adorables reflets
dans le cerveau engendrant ses multiples visions.
Ainsi, dans les profondeurs de mon âme,
se trouve une illumination ;
elle brille sans discontinuer,
douce et forte, incessante :
le grand amour qui délecte mon existence,
rendant tout le reste trivial, insignifiant.
Le reflet de mon âme erre dans mon esprit,
jusqu’à ce que je n’aie plus d’autre pensée que toi,
jusqu’à ce que toute chose soit oblitérée
hormis ton image qui demeure
adorable et claire comme l’apparition soudaine de la lune
dans une nuit de vent et de tempête.
Là, dans les profondeurs de mon âme,
en image tu vis dans mon esprit.
Que tout le reste fasse place,
tristesses, séductions, joies ou projets ;
tant que tu seras renfermé en moi,
je ne veux rien d’autre de ce monde.
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Apogée (Finality)
Ô serre-moi dans tes bras ce soir,
donne-moi le plus grand ravissement,
car je suis hantée par une vision
de l’heure fatidique où nous serons perdus pour l’amour.
Ne me prive d’aucune parcelle d’amour, mon aimé,
ne garde pas ta foi pour des mondes divins à venir
car tout ce que nous savons de la vie est l’heure présente ;
au-delà de son domaine, nous n’avons aucun pouvoir.
Ô donne-moi la joie suprême de toute une vie
et noie nos peurs de séparation dans un baiser ;
renonçons à l’avenir, abandonnons le passé,
nous n’avons qu’aujourd’hui – et aujourd’hui ne dure pas…
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Atys, une idylle grecque et autres poèmes
(Atys, a Grecian idyl and other poems, 1909)
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Coucher de soleil sur la mer Ionienne (Sunset on the Ionian sea)
Derrière les îles améthystines, le soleil
descend, dans un silence régulier, tandis que
sur les sombres hauteurs de l’imposant Hélicon
les ailes cramoisies du jour continuent de battre,
parsemant les pentes blanches comme neige de ruisseaux roses
qui se dissipent dans les rêves sans lune du vallon
en teintes pâlies, dans l’abri de chaque colline.
La violette vespérale de la mer contemplative
s’empourpre dans la persistance du soleil
jusqu’à ce que, parmi les vagues de l’air, un oiseau solitaire
s’envole, effrayé soudain, car il a entendu
le pas de la nuit agiter les profondeurs de la forêt.
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L’amour était une fleur (Love was a flower)
L’amour était une fleur aspirant aux plus tendres soins,
doux, fragile amour qui bien traité devient plus beau,
parfums de pétales pleins de rêves comme un ciel clair-obscur,
illuminant la vie plus que le clair matin.
Miroitante éclosion au trousseau doré,
l’amour était une fleur.
Les vents froids de la mer soufflent sur la côte d’ambre
où ne brillent plus les fleurs blanches au bord du sable…
Car les bourgeons flétris ont ployé sur une branche stérile,
notre pauvre amour a péri sans soins.
Né pour être éternel, il n’a duré qu’une heure.
L’amour était une fleur.
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Quand les tulipes lèveront leurs têtes écarlates (When tulips raise their scarlet heads)
Il ne viendra pas, cette année, quand les tulipes lèveront
leurs têtes écarlates aux regards de l’Aurore ;
le printemps sera rongé par un manque cruel,
rien sur terre ne peut ramener le disparu
vers mon cœur abandonné.
Il ne viendra pas.
Le gai mois de mai dressera la fête dans les prés,
illuminant le monde qu’à présent Niobé recouvre,
mais lui est enterré avec une rose de l’an dernier
sous un hyacinthéen sépulcre de neiges.
Bientôt le printemps sera là mais sa voix joyeuse restera muette.
Il ne viendra pas…
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Pour celles et ceux qui sont intéressés par la poésie des États-Unis d’Amérique, nous renvoyons, en plus du billet déjà cité relatif à George Sylvester Viereck, à nos traductions de poésie nord-américaine en langue suédoise (x) et de poésie chicano révolutionnaire (x).

