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Le chemin dans la brume : Poésie de Franz Karl Ginzkey

Franz Karl Ginzkey (1871-1963) est un poète autrichien. Il fut officier de l’armée austro-hongroise, la kaiserliche und königliche [k. u. k.] Heer, « l’armée impériale et royale », ainsi nommée en raison des deux couronnes que réunissait l’empire d’Autriche-Hongrie encore célèbre en France aujourd’hui grâce aux films d’Ernst Marischka sur l’impératrice Sissi.

Depuis 1965, l’un des poèmes de Ginzkey, O Heimat, dich zu lieben… (Ô pays, t’aimer…), est, sur une musique de Beethoven, l’hymne officiel du Land de Basse-Autriche.

Sa poésie, versifiée, est qualifiée de néoromantique. Il est également l’auteur de romans et de nouvelles. Son livre Hatschi Bratschis Luftballon (La montgolfière d’Hatschi Bratschi), de 1904, est un des grands succès historiques de la littérature pour la jeunesse de langue allemande. Il s’agit d’ailleurs d’un conte en vers rimés, rareté digne d’être relevée : quelle autre œuvre pour la jeunesse, hormis les chansons, est-elle de nature à donner aux enfants le goût des vers et de la versification ? Ce livre est encore aujourd’hui réédité, non sous sa forme originale, cependant, mais avec des arrangements politiquement corrects : les sauvages rencontrés dans une île au cours du récit ne sont désormais plus des personnes de couleur mais des singes (il ne manque plus qu’à faire du Vendredi de Robinson Crusoé et de sa tribu anthropophage des singes également) et le terme « Ottomans » ou « Turcs » a été remplacé par je ne sais quelle expression vague. Le droit des éditeurs à publier un tel produit sous le nom de Ginzkey est parfaitement inconcevable : ils devraient être contraints de ne mentionner ce qu’ils publient là que comme étant « d’après F. K. Ginzkey », mais nous refermons cette parenthèse.

Les poèmes qui suivent sont tirés de l’édition de 1922, révisée, du recueil Befreite Stunde (L’heure libérée). Comme l’indique l’éditeur, des poèmes écrits pendant la guerre ont été retirés (la première édition date de 1917) et la seconde partie du volume est consacrée à des poèmes tirés de précédents recueils entre-temps épuisés. Dans notre sélection, ces poèmes plus anciens commencent avec le Chant de celui qui n’a pas eu de mère.

Portrait à la craie de Franz Karl Ginzkey par Anton Faistauer, 1922.

*

Chemin et destination (Weg und Ziel)

Mon chemin ne conduit vers aucune destination
car toute destination n’est qu’illusion et jeu.
Si je devais me confier au but,
je ne saurais pas regarder le chemin.

Le chemin est profondeur, est destin,
est moment accompli, parfait.
Les frivoles, la multitude
pâtissent à cause du but.

Précieux, fidèle chemin !
tu me conduis par-delà ponts et roches,
passant les bornes milliaires des années,
sans aucun but, dans le merveilleux.

*

Le livre (Das Buch)

Mon âme reçoit une visite :
un beau livre plaisant.

Je le porte avec précaution sous la lampe,
car peut-être y a-t-il un homme à l’intérieur ?

Mais les hommes naissent de menues graines.
Peut-être est-ce alors seulement un homme de lettres.

Mais non, pardieu, qui l’aurait dit,
c’est bien là un homme, qui pleure et qui rit.

Il passe avec moi ce moment,
plus vivant que s’il était présent.

Je découvre, apprends à connaître
les aspirations et les peines d’une âme.

(Ce n’est pas très éloigné
des nostalgies et chagrins de la mienne.)

Ainsi le chagrin se sent-il ému par le chagrin,
comme les vagues se heurtent aux vagues

et, tombée la dernière barrière,
déferlent dans le fleuve du monde.

Avec la gratitude d’une âme comblée,
je conduis ce nouvel ami dans la bibliothèque.

C’est là que sont mes amis.
Qui parle de solitude ?

*

Christ (Christus)

Comme est étrange ce qui m’arriva enfant :
bien que je ne comprisse rien de toi,
tu m’étais mystérieusement proche
et me tendis la main.

À présent, alors qu’au plus intime m’a touché
la profonde force de ta sagesse,
depuis longtemps tu planes au loin comme une bonne étoile
au-dessus de mon paganisme.

Pour l’âme qui réfléchit à cela
peu à peu se fait jour une certitude :
seul te gagne complètement
celui qui t’a d’abord perdu.

*

L’âme se meurt (Die Seele stirbt)

Leur chasse les conduit toujours en avant.
La fièvre de l’or est leur seule pensée.

Des millions d’hommes étouffent et crient :
C’est ici ! C’est là !

Pendant ce temps, dans chaque poitrine
sonne une petite cloche, entendue de personne.

La cloche est un avertissement, elle dit :
L’âme se meurt ! L’âme se meurt !

Mais nul n’en perçoit le tintement.
Leur folie les rend complètement sourds.

*

Jeune fille mourante (Sterbendes Mädchen)

Un nuage vole dans le ciel
au-dessus des montagnes et des plaines.
La lumière du soir est comme
une opale étincelante.
La jeune fille dodeline de la tête
tandis que le nuage s’éloigne.
En un merveilleux voyage
son âme le suit.

Elle sent un mouvement de berceau,
regarde autour d’elle comme en rêve,
voit à ses pieds
les paysages et la mer.
Dans son bateau argenté
à la fuite rapide,
ayant la nostalgie de son pays elle se hâte,
immobile dans la lumière rouge du crépuscule.

Reviendra-t-elle,
celle que nous avons tant aimée ?
Qui entreprend ce voyage
ne veut point de retour.
C’est à Celui qui tient tous les fils
de la conduire
hors de nos ténèbres,
où le veut Sa volonté.

*

Un olivier au lac de Garde (Ölbaum am Gardasee)

Dans les célébrations du jour finissant
l’olivier porte un habit lilas.
Dame soleil le lui a taillé
dans les parfums de rose et la neige.
En bruissant il la remercie
avant que dans le lac elle se retire.

De cet arbre, mon cœur, apprends
à être heureux dans la lumière et l’espace.
Car il a bu le soleil
jusqu’à la fin de son temps ;
à présent recueilli dans la gratitude,
il quitte son habit de gala.

*

Résurrection (Auferstehung)

Jamais le printemps n’a tant saisi mon cœur
qu’en ce jour, quand sous la glace a résonné
en cadences à la voix argentée
la joyeuse chanson de l’eau.

Et tandis qu’avec des craquements l’écorce rompait,
là-dessous le printemps criait d’une voix claire,
et la glace se mit à nager en suivant l’eau,
chantant d’une voix claire elle aussi.

Ô glace qui disparais en chantant !
Comme est grande, ô printemps, ta force !
Ô parole profonde qui renais
et proclames : Tout est accompli !

*

Solitude d’hiver (Winterliche Einsamkeit)

Dans l’agitation confuse des flocons
de cette grise journée d’hiver,
je regarde avec les yeux de l’amour,
appuyé sur mon bâton de marche.
Si c’étaient des âmes
qui volètent de-ci de-là,
s’engendrent dans l’air gris
et à la fin frissonnent dans leurs tombes ?

Parmi ces millions de particules,
mes yeux en ont choisi une,
et déjà je l’appelle mienne,
suivant sa trace tremblante.
Mais dans cette agitation confuse,
en dansant elle se perd
et la nostalgie de mon amour
ne voit plus qu’un océan de flocons.

*

Chansons de la vie conjugale (Ehelieder)

I

Il n’a pas connu les femmes,
celui qui n’en a vu que les danses légères
et les guirlandes de fleurs
qu’elles répandent d’une main pleine de grâce.

Un jeu charmant peut certes
unir des cœurs dans la joie,
mais dans les heures douloureuses
le désir voit peu de choses à son goût.

Seule la peine unit les âmes.
C’est elle qui les liera
de façon qu’ils surmontent facilement l’opprobre
qui s’appelle la vie de tous les jours.

II

L’homme dont une femme devient la maison,
celui-là connaît des merveilles,
comme un pèlerin qui après des années
est de retour car il ne s’est point perdu.

Et tout comme ne connaît sa maison
que celui qui en a la fidèle nostalgie,
l’amour se renouvellera sans cesse,
à chaque moment qui les sépare.

C’est donc une heureuse nouvelle
que se donnent toujours ces deux-là,
et c’est qu’ils surmonteront facilement l’opprobre
qui s’appelle la vie de tous les jours.

III

Pardonner vaut mieux qu’exiger.
Et cela ne doit point nous affliger
car s’exercer au pardon,
c’est devenir mûr pour l’amour.

Quand l’amour aspire à la durée,
il devient un doux jardin,
avec maintes fleurs
dont prendra soin une main attentive.

C’est quand l’amour parvient à cela
qu’il trouve sans difficultés la bonté
et surmonte avec confiance l’opprobre
qui s’appelle la vie de tous les jours.

*

Le chemin dans la brume (Weg im Nebel)

Plongé dans l’énorme sphère,
je marche en grelottant.
Au cœur de l’immense pellicule,
enveloppé de brume glacée.

Où je vais je ne saurais dire
car le monde passe près de moi
sans que j’en reconnaisse rien,
sans même savoir s’il monte ou descend.

Un étroit chemin au milieu du brouillard,
visible seulement par petits bouts,
va sous mes pas,
aveugle, comme absorbé en lui-même.

Et si quelqu’un me demandait
quel est le sens de mon voyage,
je lui dirais de moi la même chose :
je marche vers moi-même.

Car cette marche prisonnière de la brume
m’apparaît à présent comme un symbole :
chacun est à soi-même sur cette terre
le but de sa terrestre errance.

*

Chant de celui qui n’a pas eu de mère (Lied des Mutterlosen)

Ô celui qui n’aime point l’azur du ciel
supporte sans difficulté le crêpe des nuages.
Et celui qui ne sait pas ce qu’il possédait
ignore aussi ce qu’il a perdu.
Je n’ai pas connu ma mère, elle est morte
alors que j’avais seulement quatre mois.
On planta sur sa tombe un arbrisseau,
devenu un arbre aujourd’hui.

C’est là que depuis longtemps elle dort.
Sur sa sépulture une stèle
me dit : Celle qui repose ici
est ta défunte mère.
Ô si je pouvais m’affliger
au bord de ce tombeau.
Mais mon cœur ne peut pleurer
un être qu’il n’a jamais connu.

Aussi souvent que sa bouche pâle
ait touché mes jeunes lèvres,
aussi souvent que pour moi de ses yeux
soit tombée la bénédiction d’une larme,
aussi souvent qu’elle ait incliné ma jeune tête
contre son visage fiévreux,
aucune larme ne coule pour elle car,
hélas, je ne l’ai pas connue.

Tout comme demande l’aveugle de naissance :
Dites-moi comment est l’éclat du soleil,
mon cœur aveugle de naissance demande :
Qu’est-ce que l’amour maternel ?
Un pressentiment en moi répond
que c’est un bonheur sans nom,
le plus grand qui soit, que j’ai perdu
et qui ne reviendra jamais.

Mais quand, après les fatigues de la journée,
mon âme lasse va se coucher,
une femme pâle aux cheveux blonds
se tient la nuit près de mon lit.
Elle me regarde comme un personnage de conte
et contemple au fond de mon cœur.
Elle me fait signe de la main tristement.
Serait-ce ma défunte mère ?

*

Comment cela se fit (Wie es kam)

Il frappait à la porte des cœurs,
entendait qu’on disait : Entrez !
demandait alors un peu de pain.
On lui donnait une pierre.

C’est ainsi qu’il reçut pierre après pierre.
Il les ramena chez lui
et bâtit un mur
autour de son propre cœur.

*

À la tranquillité (An die Stille)

Comme tu me manques,
grande, sérieuse tranquillité,
quand je pressens en moi ton existence
et que ma volonté va s’endormir.

Ton royaume n’est pas de ce monde,
pourtant m’a souvent été donné
que tu m’accompagnes
de ta paix sublime.

Tu es si grande ! Qu’est-ce qui t’égale ?
Ah, tout croît et se traîne
péniblement vers la perfection.
Toi seule es parfaite depuis toujours.

Tu es si sainte ! L’âme est constamment
saisie de crainte
quand elle marche à travers tes solitudes,
pleine d’appréhension et de nostalgie pour son foyer.

Tu es si sérieuse ! Dans les lieux les plus calmes
tu t’offres en signe de bienvenue.
Là, aucun souffle, aucun soupir ne frémit,
tu viens du royaume des morts.

Comme tu es vraie ! Au royaume de Dieu,
quand ma volonté s’endormira,
qu’est-ce qui est à soi-même éternellement fidèle
comme toi, grande, auguste tranquillité ?

*

La violette (Das Veilchen)

Les jeunes filles sont au monde
ce qu’aux prés sont les fleurs.
Envole-toi, mon cœur, envole-toi,
cueille-t’en un bouquet.

Et mon cœur s’envola
pour cueillir un bouquet.
Comme est ce vaste monde
abondamment paré de fleurs !

Les roses, rouges de feu,
les lys, fervents et bons,
les primevères, belles comme un mois de mai !
Mon cœur volait, volait.

Sur une paisible prairie,
une violette dans la rosée.
Je ne sais comment cela se fit,
mon cœur n’en cueillit point d’autres.

*

Silence d’hiver (Winterstille)

Doucement, doucement tombe la neige.
Le monde est endormi.
Aussi loin que porte le regard
s’étend une tente blanche.

Doucement, doucement tombe la neige.
Comme sont silencieux la forêt et les champs !
Seule l’âme sent, quand elle rêve,
le souffle de la nature.

Doucement, doucement tombe la neige.
Parmi les flocons sans nombre flotte
une invisible main
tissant un linceul.

Doucement, doucement tombe la neige.
Tu peux entendre le bruit
que fait une larme qui tombe
ou le cœur qui se brise.

*

Hatschi Bratschis Luftballon, édition de 1933, Salzbourg, couverture et illustrations par Ernst von Dombrowski.

Noblesse et Décadence : La poésie de Josef Weinheber

Freunde? Keinen davon.

.

Pratiquement inconnu en France en dehors des cercles germanistes, le poète autrichien Josef Weinheber (1892-1945) est l’un des derniers maîtres de l’écriture poétique classique en langue allemande. Au sein des règles vénérables, il a même enrichi la prosodie, par exemple avec des cycles de quinze sonnets dont le dernier vers de l’un sert de premier vers au suivant, les quatorze vers ainsi doublés servant à produire, à nouveau répétés, le quinzième et dernier sonnet du cycle. Ceux qui connaissent un peu la versification se doutent du travail que cela représente. Deux exemples de cette technique de cycles de sonnets se trouvent dans son recueil Adel und Untergang (Noblesse et Décadence), de 1934, dans lequel nous avons puisé les poèmes qui suivent.

C’est ce recueil qui a rendu célèbre Weinheber (son premier recueil avait été publié en 1920). L’Autriche était alors, depuis 1933, sous le régime « austrofasciste », à savoir un État corporatiste (Ständestaat) et nationaliste opposé aux projets d’annexion de l’Autriche par le Troisième Reich, et où tant le parti communiste que le parti national-socialiste étaient interdits. Weinheber s’aligna sur les positions du régime ; un poème qu’il écrivit à la suite de l’assassinat par un militant national-socialiste du chancelier Dollfuß en 1934 fut lu devant le gouvernement dans son ensemble, dans la grande salle de la Wiener Musikverein. Weinheber était par conséquent, dans ces années-là, opposé à l’Anschluß, au rattachement de l’Autriche à l’Allemagne. Quand l’Anschluß eut lieu, en 1938, et que l’Autriche devint partie du Troisième Reich, Weinheber s’accommoda cependant de la situation.

La noblesse dont il est question dans le titre du recueil est celle de l’âme. Passablement dégoûté, peut-on déduire du contenu des poèmes, par l’insuccès de ses précédentes publications, c’est-à-dire par la quinzaine d’années passées dans une obscurité qui pourrait avoir été totale, le poète, dans le sentiment romantique exacerbé d’être incompris de son temps, exalte sa vocation jusqu’à des hauteurs assez vertigineuses, dont le choix restreint qui suit ne donne sans doute qu’un faible aperçu car on y trouve aussi par endroits l’accent de la résignation. Un critique a décrit Weinheber comme « un cultiste du moi en amok » („Amokläufer des Ich“) ; la formule est amusante mais manque l’essentiel, à savoir que cette « frénésie » s’inscrit dans l’histoire de la littérature, de la surdité de Beethoven isolé à la figure du poète maudit, en passant par la philosophie de Schopenhauer, que Weinheber cite dans son recueil : « Une vie heureuse est impossible : le point le plus haut auquel un homme puisse prétendre est une vie héroïque. » (Ein glückliches Leben ist unmöglich: Das Höchste, was der Mensch erlangen kann, ist ein heroischer Lebenslauf) (en exergue de la « Trilogie héroïque » insérée dans le recueil, trilogie qui comprend les deux cycles de sonnets dont nous avons parlé plus haut ; pp. 55 sq. de l’édition dont nous nous sommes servi, chez Hoffmann et Campe, 1978) et la philosophie de Nietzsche, que Weinheber avait également lue. Dans une telle conception, un étalonnement kierkegaardien dans lequel l’esthétique occupe le bas de l’échelle des valeurs spirituelles est écrasé par un pan-esthétisme grécisant où le feu sacré de l’inspiration poétique a quelque chose de surhumain, divin, accoucheur de mondes. C’est la figure de l’artiste en surhomme, dont, encore une fois, il nous semble voir dessinés les linéaments dans l’histoire de la culture, avec le « poète maudit » comme embryon. Il y a aussi la conception wagnérienne de l’art total, un art total qui ne serait pas simplement la totalité des arts dans un art mais un art couvrant totalement le monde, le monde de l’âme, un art totalitaire, donc, si l’on nous passe ce jeu de mots, lequel pourrait être éclairant. Tout cela, chez Weinheber, se mélange du reste à des sentiments religieux sincères, bien que vécus dans le trouble (si l’on en juge par sa conversion du catholicisme au protestantisme puis son retour au catholicisme).

Buste de Josef Weinheber à Vienne.

*

Des amis ? Aucun… (Freunde? Keinen davon…)

Des amis ? Aucun. Plût au ciel que j’eusse tourné le dos au receleur,
au voleur ! Le cœur commence à peine
d’accomplir son devoir : aller au fond
de sa solitude dans le silence.

Ce que vous lui avez fait, infamies ou gestes charitables,
fut fait à moitié, votre peur secrète ne l’a point vaincu ;
mon cœur meurtrier n’a laissé aucun choix
à votre dignité de pauvres.

Ô comme je suis entouré ! Parmi les morts,
comme je respire plus fort. Héroïque, sans m’agenouiller ;
et toujours dans l’admiration propre au respect,
en rêve parmi les miens.

*

Conduis-moi, chanson à l’ascension facile… (Führ, leicht steigendes Lied…)

Conduis-moi, chanson à l’ascension facile, conduis-moi, l’oiseau en vol,
ô rêve, hors de ce temps ! Trilles lointains et toi,
vent arqué, séduisez-moi, et
toi, nuage, prête secours à ma nostalgie.

Avec douceur ! Jamais, si dans les profondeurs
d’une rivière souterraine ne grondait la douleur noire,
ton front ne brûlerait avec une telle violence,
avec un tel amour.

Ce que la terre commande, l’entendre. Être patient,
souffrir : devoir qui doit échapper à ceux pour qui le chemin suffit.
Mais la liberté des dieux
se paye de chair et de sang.

*

La vocation du chanteur (Sache des Sängers)

La part du héros est de mourir, comme c’est
la part du serviteur de rester. Mais pour celui
à qui une peine plus profonde
dévoile notre étoile,

pour lui est prononcé l’appel, l’accusation, l’avertissement.
Et le voyant aux sombres visions éprouve
son don dans la souffrance qui en résulte,
mesure son amère victoire :

« Ce qui se produit est plus violent que ce que l’on voit.
Où bat un cœur, il sera brisé. Chaque
monde s’engendre du meurtre.
Et l’éphémère triomphe. »

Le deuil lui intime de parler ;
la mort de la valeur, de pleurer ; toujours,
que cette voix, ces larmes
reçoivent ou non une couronne dans les ténèbres.

*

À la jeunesse (An die Jugend)

Comme le voyageur qui, à son retour, le soir
devant la porte se retourne encore une fois,
encore une fois embrasse le paysage serein avant
que la nuit ne le lui prenne ;

vers ce plus beau pays, cette plus forte
vie, la pauvre âme harcelée par la peur
soupire de nostalgie, écoutant la pulsation
du cœur battre dans un silence plus profond.

C’est ainsi, jeunesse, que t’aimant plus fort car
tu n’es plus, à jamais n’es plus, et t’aimant pour la première fois
pleinement, douloureusement comme seul se peut aimer ce qui est mort
et ne reviendra pas –

je contemple, dans leur éclat éternisé,
ta douce compréhension de l’amère loi, ta joie,
ta puissance, tes forces,
ta sainte beauté.

Toujours mûrit et devient doux dans l’harmonie
âcre des chansons de la jeunesse le clair retour
d’Apollon, et s’élève le fils de Sémélé
dans des yeux ivres, bruns,

sauvages et doux comme un regard de biche.
Inaltérable résonne la séduction lointaine 
d’une harpe ; le toujours-aimé
chemine dans la campagne solitaire ;

ton charme atteint profondément celui qui vieillit ;
et, par la douleur de sa perte enflammé,
ah, il devine, frémissant,
un plus long automne pour l’humanité.

Où – gémit-il alors – demeures-tu, printemps attique,
jeunesse de l’homme, si bleue, qui enfanta des dieux
avant que l’obscur démon de la souffrance corrompe
en toi ton désir de lumière :

les dieux sont morts. Seule reste la faible trace
de leur mesure sereine ; et dans la solitude,
résonnant encore après la dernière strophe, la nostalgie chante
ce qu’elle reçut d’une plus noble origine.

*

Mourir sur son bouclier (Auf seinem Schild sterben)

Vous, combattants immobiles de plus noble patrie !
vous couronnez-vous déjà ? La sainte odyssée
n’est pas encore finie. Jamais notre part
n’eut pour nom vivre et revenir.

Une pauvre existence se sauve toujours
dans le vénal héritage d’un jour vénal : seul
notre sacrifice est grand. Même la terre
disparaît, même les dieux meurent.

Mais la mort a la durée. Ce qui se fait en vain
a la durée. La nuit qui nous enveloppe a la durée.
Il ne nous sied pas de poser des questions. À nous autres
il convient de tomber, chacun sur son bouclier.

*

L’arbre dans le givre (Baum im Frost)

Sur les monts revient la lune sereine.
Des tombeaux dans le val s’élève un son plaintif.
Mais la grande aile de glace tinte
redoutablement au-dessus de la tête. Les siècles

en murmurant l’ont mûri. Longtemps, longtemps, devant la maison
et le gué, il a lancé ses antennes dans la terre, devint mystère, fut
grand et plein dans les étés,
et des générations l’ont bercé de leurs vagues.

Ô la peur solitaire ! Ô l’abandon,
quand sur la pensée et la sève se répand une blanche immobilité.
Une ultime tempête réduira soudain ses racines au silence
et le ploiera vers le sol inexorablement.

Dans la frondaison habitée s’effraient les oiseaux dormants,
sans raison, s’élevant lourdement dans le ciel
nocturne en cercles confus
chassés loin vers la lune.

*

Es-tu femme… (Ob du ein Weib bist…)

Es-tu femme – je ne sais.
Ce qui en toi est corps, je ne veux point le savoir.
C’est ton immortalité que je souhaite sonder.
De loin je te pressens lumière,
toi qui de mon âme fourvoyée
es le second visage,
que je me tourmente à chercher.

*

Debout pour que le rêve… (Auf daß der Traum…)

Debout pour que le rêve puisse toujours te revivre.
Comme un paysage vu naguère dans l’enfance
rayonne plus profondément, dans un voile de vapeur,
car l’âme en tisse une image plus grande –

ainsi commencé-je d’être avec toi seulement quand je m’extirpe.
Et quelles retrouvailles quand, avec la douceur des larmes,
un rêve contrit, par son ample vol,
regagne une plus belle réalité ?

Le ciel n’était-il pâle, le paysage sombre
et incertain dans le souffle du crépuscule ?
L’arbre et la maison ne se mêlaient-ils ainsi que des spectres ?

À présent tout le pays respire dans une étincelle de lumière,
et le long du chemin gorgé de parfums d’été
brillent des roses rouges en la feuillée pensive.

*

Le chemin est dégagé… (Der Wegt liegt klar…)

Le chemin est dégagé, même si le cœur tremble souvent ;
il me conduit héroïquement à travers la solitude
vers ton sein. Ce siècle désert fait silence,
ton bras trace un cercle et, vois, je vis

dans un havre de paix :
quatre murs, foyer et lampe, laine et lin,
veille et sommeil, embrassement, pain et vigne
signifient un monde car tu les as consacrés.

L’ancienne patrie, nation des clans,
est devenue distance, étrangeté. – Comme le vent depuis la mer
l’agite, me cherchant autour de la maison tranquille.

Qu’était-elle, qui s’écoule comme le vent autour de la maison ?
Je m’accroche, apaisé, à tes yeux, à ta lèvre.
La patrie se ferme aux horizons étrangers.

*

Embrasser en maître la rotondité de la terre… (Das Rund der Erde meistern zu umfahnen…)

Embrasser en maître la rotondité de la terre
avec l’épée et le feu, l’amour et ses présents :
Ah, le vain songe, ah, l’outrageux dessein d’enfant –
L’homme a depuis longtemps rejeté ces rêves.

Il ne veut plus qu’un coin de terre
où vivre, semer, récolter.
Et, le soir, après la fatigue et la sueur,
le bonheur d’un repos réparateur.

L’ombre d’un banc devenu cher,
un vieux livre, un chemin loin du bruit,
et parmi des feuillages sombres au crépuscule

ta robe claire dans cette paix d’Arcadie.
C’est un don bien suffisant ! Mon amour, merci !
Les bras audacieux ont appris à se satisfaire.

*

Les bras audacieux ont appris à se satisfaire… (Die kühnen Armen haben sich beschieden…)

Les bras audacieux ont appris à se satisfaire.
Le monde plein de grâce qu’ils enserrent est mien.
Le vol dans le néant, la chute de l’Icaride
sont entrés dans le ciel de cette terre.

Et la variété de cette terre, de cet ici-bas,
est toujours grande, extraordinaire ;
et digne de s’y façonner un destin
et suffisamment douce pour y respirer.

Certes, j’entends encore parfois des bruits disparus
et je sens des ailes, de grandes ailes me caresser –
Alors je m’ébahis dans la nuit et ne peux dormir.

Comme avant, quand nous nous retrouvions dans l’obscurité
et que sur la colline mystérieuse
une lune silencieuse montait, que nous regardions timidement.

*

Une lune silencieuse montait… (Ein stiller Mond stieg…)

Une lune silencieuse montait, que nous regardions timidement.
Un été rayonne – Seigneur, laisse-nous le vivre !
Une mer sombre paraît, lisse comme un miroir.
Un bateau s’avance, blanc, dans le bleu profond.

Des fruits aigres-doux, et les roses sombres,
les roses emperlées de la rosée des larmes, aux feuilles claires,
c’est ce que tu nous as offert, Seigneur, sur le chemin
auquel, depuis cette lune, nous nous sommes donnés.

Commande, Seigneur, aux nuages, au vent !
Vois notre frêle esquif avec miséricorde !
Conduis-nous vers un automne clément !

Et quand tu nous auras blanchi les tempes,
fais-nous trouver ensemble notre accomplissement !
C’est le dernier mot contre toute folie.

*

Encore une fois, avant que… (Noch einmal, eh…)

Encore une fois, avant que s’éteigne la lumière du cœur,
flambe, volonté d’éternité !
Sois rêvé encore, noble rêve, dans la souffrance,
toi le pain bénit de la vie plus grande !

Et quand, aussi, le joug de la nécessité
menace d’écraser l’homme nu,
accroissez, ô dieux, par une détresse plus grande
la dignité de cet héroïsme !

À ceux qui rayonnent, réduits au silence dans la rumeur des tièdes,
dévorés par l’outrage, brûlés par le néant,
dans le vertige de ce siècle aliénés à soi –

donnez de redresser plus haut ce qui n’est que décombres,
donnez-leur – encore une fois –, dans le martèlement du poème,
la force fière, le farouche courage de faire face à l’horreur !

*

Michelagniolo

Ndt. Michelagniolo est le nom que se donnait Michel-Ange.

J’ai servi de nombreux maîtres et n’ai jamais servi.
Aucune gloire au monde ne peut acquitter l’injustice.
J’ai façonné le genou puissant et terrestre de Moïse
pour moi seul. C’est assez. J’ai créé, j’ai souffert.
J’ai vécu du feu qui m’enveloppait.
Pourtant dans ces flammes eux sont morts.

Je suis allé fièrement jusqu’à la limite de la nuit.
Ils voulaient, loque, envieux, mite et ver,
arrêter la tempête et voilà qu’ils se retrouvent dans la tempête.
Ils élevèrent leurs cierges vite allumés
tandis que les éclairs faisaient trembler le dôme et la tour,
et crièrent : C’est par nous que la lumière a été faite !

Trois vies durant j’ai été seul avec moi-même.
La tempête s’est dissipée, le tourment et la souffrance restent.
Ne rien voir, ne rien entendre : ultime bonheur. Cela suffit :
tant que l’outrage et l’humiliation prospèreront,
j’aimerai le sommeil, être absolument pierre,
comme les blocs dont j’ai tiré des rêves.

*

Chemin (Weg)

Non, nous ne mourons pas : encore
et toujours nous réveille l’horreur.
Nous ne devenons jamais muets : des chansons,
la souffrance omnipotente fait jaillir des chansons.
Nous ne devenons jamais aveugles : la nuit,
toute la vie nous devons regarder la nuit.
Nous ne devenons jamais sourds : les trompettes
du Jugement dernier retentissent
avec force à notre oreille.
Nous ne tombons pas malades : le cœur
est recouvert de terre et guérit –
Non, nous ne mourons pas : plus loin,
plus haut nous pousse la volonté –
sans attendre,
depuis toujours.

*

Pro Domo

Je ne cherche pas à rendre les hommes heureux.
Je ne cherche pas à élever des anges.
Je ne veux abattre aucun ciel.
Je veux l’art.

Les larmes nues sont laides.
Le bégaiement de l’ivresse est laid.
L’image d’un paysage est dépourvue de Dieu
sans la forme.

Tout mouvement est mauvais.
Dieu est le repos éternel.
Au plus profond atteignent les morts.
Que l’œuvre soit immobile !

Une seule vertu sied à l’artiste :
qu’il attende jusqu’à ce qu’il soit un homme.
Les enfants jouent et font du bruit,
l’art est silencieux et dur.

*

Fleurs (Blumen)

Vous qui vivez plus profondément que nous, plus près de la terre,
et plus loin que nous de son tourment, votre vie est pure.
Vous ressuscitez : pour nous la mort
est une douloureuse séparation à jamais.

Mourir, pour vous, est seulement un moment de repos. Et vos ailes
montent plus belles dans les brises caressantes,
et votre émail immortel nous fait profondément trembler,
nous, ombres mauvaises.

À vous ne fait pas peur la nuit, qui de nos péchés sans nombre
est la silencieuse accusatrice. Vous, calmes étoiles,
flottez, reflétées en grand dans l’aube
d’un regard d’enfant.

Parmi vous se trouve l’harmonie. Timides, vous pouvez
vous ouvrir à la rosée comme à la tempête des demandes d’amour.
Nous restons en dehors, au loin ;
orgueilleux, pleurant –

Et puis errant, tandis que vos racines, gardées
intactes, s’abritent fraternellement dans le sein de Dieu,
et votre recueillement baise Son front, au milieu
de notre abîme.

*

Dent-de-lion (Löwenzahn)

Aucun vase ne veut de toi. Aucun
amour n’est par toi illuminé.
Mais de tes graines la pure
et blanche boule rêve comme
un nuage, comme le noyau de la terre.

Souris ! sens-toi compris !
Fleuris ! C’est ainsi que le silence devient grâce.
Lait amer et duvet qui glisse :
Ô pas la haine – la sagesse élargit
le ciel. Immobilité. Patience.

Si tu étais né haut,
loin, rare, tôt,
devant le cours indifférent des Horae
tu ouvrirais, non pas perdue
mais tout grand, ta merveille.

*

Autoportrait en lan 1926 (Selbstbildnis aus dem Jahre 1926)

Esclave et lâche : trente-quatre ans
d’amère pauvreté que je porte sur le dos.
Un joug qui ne se laisse pas secouer, un véritable
et total enfer : flammes, martyre, perfidies,

déshonneur, raillerie, pitié, honte !
Le pain saumâtre de la patience muette.
Rester éternellement accroupi au bord de la route.
Dans le soir prématuré, la folie et la mort pointant.

Autour de moi un peuple de pygmées fantomatiques
conduits par des gredins et des analphabètes :
aussi ai-je le droit chaque matin d’entrer sur la pointe des pieds
dans le cercle saint de l’art.

Aussi ai-je le droit chaque matin de me préparer de nouveau
pour être le diligent laquais d’un laquais quelconque ;
et chaque soir de m’enorgueillir d’une liberté
qui dans le vin savoure son droit délirant.

Un haussement d’épaules de rigide fierté bourgeoise,
paysan encore par le sang, déjà dépendant des usines :
j’ai déployé toute une force de ramures et de tronc
pour une motte de racines.

Né dans un siècle impuissant,
je me débats à travers un rêve créateur ;
cyclope de quelque gris paganisme perdu
en ce monde égaré de vapeur et d’écume.

La foi, l’espoir, l’amour,
j’ai dû les étrangler et les ensevelir.
Dans la stérile tragédie de l’instinct de prestige,
c’est le rôle d’un assassin que je dois jouer.