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Vive la rex-publique : Poésie de Sanz y Ruiz de la Peña II
« Sé tu mesmo,
castellano de Castilla »
Le présent billet complète nos traductions du poète espagnol Nicomedes Sanz y Ruiz de la Peña (1905-1998) ici.
Il faut comprendre le titre de ce nouveau billet comme de l’ironie. « Rex-publique » est une invention de Nicomedes Sanz (rex-pública) qui figure dans le premier des trois « romances » qui suivent. C’est un pendant au néologisme « démocrature » dont l’origine est discutée, certains, par exemple la page Wikipédia en français rédigée pour ce terme, l’imputant au sociologue français Gérard Mermet (en indiquant l’année 1987 pour premier emploi), d’autres, comme l’encyclopédie italienne Treccani (le mot existe en italien ainsi que dans d’autres langues, dont l’espagnol – democratura – mais aussi l’allemand – Demokratur), en attribuant la paternité à l’intellectuel uruguayen Eduardo Galeano (sans indication de date). Si le terme date de 1987, le concept symétrique de Nicomedes Sanz, sa rex-publique étant un mot-valise de rex, « roi » en latin, et de « république », le précède, puisqu’il est tiré d’un recueil, Blasón de espuma (Blason d’écume), paru en 1981.
Ce recueil comporte cent poèmes, dont nous avons ici traduit les nos 13, 59 et 87.
En tant que président de l’Académie de Valladolid, Nicomedes Sanz institua les « Matins de la Bibliothèque » (Mañanas de la Biblioteca) : tous les dimanches matin, de mai 1955 à juin 2009, eurent lieu dans la bibliothèque de la maison-musée Cervantès à Valladolid, siège de l’Académie, des lectures poétiques, de textes anciens comme de poèmes contemporains. De grands noms de la poésie espagnole du vingtième siècle y furent invités, à l’instar de José María Pemán dont nous avons traduit des textes ici. La durée de vie de cette institution témoigne de son succès à l’ère de la télévision et d’internet.
Les trois poèmes traduits sont des « romances ». Le romance est un « poème espagnol en vers généralement octosyllabiques (les vers pairs étant assonancés et les impairs libres) et qui traite de sujets historiques, épiques, amoureux, etc. » (Cnrtl). Dans ce sens, le terme peut être en français féminin ou masculin (le terme espagnol romance est masculin).
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*
Vieux romance pour la Castille d’aujourd’hui (Romance viejo para la Castilla de hogaño)
Tu es déjà à ta place,
Castillan de Castille,
ils t’ont collé un nouvel emplâtre
pour accélérer ta ruine,
pour que tu payes sans murmurer,
que tu supportes plus d’hypothèques,
fraudes et gabelles,
outrages et mensonges
qu’ils accumulent
sur tes côtes chétives,
supérieurs à tes faibles forces
car elles sont sous-alimentées,
brisées à force de légendes
et d’histoires vides
de contenu opérant,
récitées spécieusement
en chœur de niais
ignares et demeurés
par de fourbes chevaux de Troie
prospérant sur les malheurs
qui t’accablent,
Castillan de Castille…
Ils t’ont toujours dit la même chose,
t’exaltant, victime
de leurs fraudes rhétoriques,
de leur infectieuse cupidité,
dont tu fus le marchepied
et le resteras si tu ne te dessales pas
et ne te sors une bonne fois pour toutes
de ce chevalet d’impudicité
où t’ont attaché
les politiciens et la politique,
les truands tutélaires
qui retournent leur veste
quand ils pensent que la marmite
s’évapore ou passe
des mandibules bleues
aux dynasties rouges
qui pactisent entre elles, car ils aspirent
à assouvir leur appétit dans le pré
et on leur offre sur un plateau
la paresse avec le pain,
sans qu’ils aient à se rompre le dos
pour l’obtenir…
Avant ils truquaient les élections
– mânes de la monarchie –,
ensuite ils nous donnèrent la rex-publique,
puis ils nous donnèrent des consignes…
À présent ils nous donnent des consensus
avec une malignité calculée,
tandis qu’ils entassent les prébendes
que bien sûr ils font fructifier,
pour brouter ras
nos fermes et nos vies,
car il ne s’agit de rien d’autre,
même s’ils disent tout autre chose,
se servant comme d’un appeau
de leur charité béatifique.
En somme, pour nous sauver
ils souffrent et se sacrifient.
Que pouvons-nous demander de plus,
Castillans de Castille ?…
Vieux chiens qui font peur
au troupeau avec les loups…
De peaux d’agneau
ils couvrent leurs bassesses,
pipant les dés pour l’électeur
tandis qu’ils déploient leurs serres
pour razzier les dignités,
nées dans l’indignité,
car leur dignité consiste
à donner du travail à leurs tripes
et, quand ils se sentent rassasiés,
tirer au flanc
et profiter de leurs rentes
placées dans des comptes en Suisse,
vieille leçon bonne à l’emploi,
aujourd’hui bien apprise.
Ceux d’hier et d’aujourd’hui…
Ceux qui viendront… C’est à ça qu’ils aspirent,
à récolter les moissons d’autrui,
à s’enrichir sans délai
– au cas où viendrait les foudroyer
le croquemitaine suscité –,
laissant cassés et en chemise
ceux qui les élèvent,
ce qui est ce qu’ont l’habitude de recevoir
les demeurés, les naïfs,
les pauvres lèche-cul
adulateurs…
Ils t’ont demandé la démocratie…
Tu as mordu à l’hameçon… Dieu te bénisse
comme crétin et simple d’esprit,
Castillan de Castille !
Tu dresses ton échafaud,
aiguises les lames
qui te couperont la tête
sous les rires, ignominieusement.
Ils te lâchent leurs réprimandes aux trousses
pour avoir été dans les rangs
du joug et des flèches
et des chemises bleues :
les chemises qu’ils ont enlevées
et que tu n’enlèves pas
car tu es honnête
et gardes une âme pure,
donnant des preuves de conscience,
constance et rébellion,
désertant la pitance
qui nourrit et tache le plus –
vautours qui sur la charogne
effilent leurs serres et becs…
Et la charogne, c’est toi,
Castillan de Castille,
c’est ta terre, c’est ta ferme,
c’est ton honneur et ta grandeur d’âme,
c’est la décence héréditaire
et la misère où tu niches,
sans courber l’échine
ni plier les genoux
pour qu’ils servent d’appui
aux fripouilles qui s’exercent
l’œil à voir de loin
le naïf qui approche,
et ils ne seront tes convives
que si tu payes le repas
car la fin ne sera pas autre
si tu ne te dégourdis pas, ne foudroies pas
de gibets ou de serpes
ceux qui t’incriminent
ou t’offrent des Eldorados
en faux or et percaline
pour que tu les élèves
à tes frais… Méfie-toi
des prédications véhémentes,
des promesses et des impudicités,
et dis-toi que ce sont des loups
portant des peaux de mouton qui guettent
le moment de te rouler
plus encore que tu ne l’es déjà,
s’il est possible de l’être davantage
avec tant de vilenies
qui pendent de ton âme
si muette et douloureuse,
pendant des siècles et des millénaires
saignant, castrée, timide,
à cause des buveurs
de plasma qui te rabaissent,
qu’ils s’appellent nobles, caudillos,
seigneurs de haute justice,
rois, mécènes ou bouquetins,
de ceux qui sont à la mode aujourd’hui
et cherchent à briller
sur ton ventre vide,
pour soutirer tout ce qu’ils peuvent
si quelque chose peut leur servir,
perdu dans les replis
de ton désastre et de ta ruine,
homme de la terre plane,
Castillan de Castille…
Oppose aux sicaires ton veto,
renais de tes cendres,
regarde derrière, regarde devant,
rectifie le pas,
commence à corriger les erreurs
sans perdre temps ni salive.
Il faut que soient plus efficaces
les fourches… Aiguise,
avec une fureur de sang et de moelle,
les outils flammigères,
abats-les sur ceux
qui t’écrasent et te menacent,
demandant des suffrages en or
pour des saletés opportunistes,
des folies d’imbéciles,
des escroqueries vieilles comme mes robes,
qui appauvriront plus encore
ton éminente pauvreté…
T’ont-ils donné un code nouveau
ou un onguent de pharmacie
préparé parmi les pots
avec des potions soporifiques ?
Ce sont des accords suspects
de petits caciques sophistes
qui vont faire leurs affaires,
leur trône, leur pacotille,
dont tu es le païen…
Ils te vendent, te crucifient
et, en arènes mal famées,
t’étripent avec les cornes,
détruisant ton honneur,
Castillan de Castille…
Chante les sublimes plaisirs
de la débile autonomie,
vivier de caciquisme,
discours creux et croche-pieds.
Tu auras le centralisme à outrance,
ils créeront toujours plus de bureaux,
et des légions de ronds de cuir affamés
mangeront à tes frais,
de ceux qui lèchent le poil
pour voir si l’excrétion soulage
les faims qualifiées
avec des bénédictions fructifères :
on cite des prébendes
pour amatrices de ragots,
pour bons à rien de second rang
qui en meute aboient
de joie d’attraper les restes
que leurs jettent les potentats
glanant les aboiements avec lesquels
ils mettent leur cupidité au tournebroche…
Ne flotte plus sur les arnaques,
Castillan de Castille.
Efface tout et refais les comptes,
châtie avec une rage civique,
écrase ces parasites hybrides,
fais-les disparaître de notre vue.
Rends-toi compte, Castillan,
qu’ils viennent pour toi, te cajolent
pour que tu leur donnes l’occasion
de se gorger de bons repas,
bonnes voitures, bons salaires…
Eux dépensent sans compter ;
c’est toi qui paieras,
en majorations ou pourboires.
Tu tiens la poêle par le manche
et c’est une chose connue
qu’ou bien tu assènes des coups de poêle
ou bien ils te saliront…
Refuse tout par principe,
ne donne aucun éloge, méfie-toi,
faisant une tête de chien
quand on viendra t’offrir des vengeances…
Cela leur est bien égal, à tous,
que tu souffres ou étouffes
de dettes et d’outrages,
de diminutions ou tyrannies.
Leur règle, c’est que tu les aides
à monter et, quand ils seront là-haut,
ils te demanderont encore des efforts
pour des entreprises moins licites…
Ceux qui disent seulement oui,
ils les canonisent comme parfaits crétins,
augmentant leurs portions congrues
de congres… C’est ce qui est à la mode
dans cet atelier de réparation
de virginités, d’entremetteuses…
Ils deviendront députés, sénateurs,
ils téteront à bouche que veux-tu,
avec les bajoues gonflées
de tant manger et procréer de mensonges.
Toi, tu resteras chez toi
avec ta faim de loup,
tandis qu’ils se récréeront
sans travailler… Ainsi va la vie,
même si tu cherches à te le cacher,
Castillan de Castille…
La raison est dans ta main,
impose-la, demande justice
et ne tolère plus les cataplasmes
ni les bassesses.
De nombreux siècles de peine,
beaucoup de douleur et de ruines
pèsent sur ton âme
avec une fictivité étudiée.
Réveille-toi, abrège la léthargie,
exige sans donner, provoque
l’occasion, mets-toi à ton poste,
Castillan de Castille…
Ils sont en train de dégrader l’Espagne
au nom d’autonomies…
Tu payeras la facture
si tu ne le préviens pas à coups de fouet,
car je ne trouve pas d’autre formule
aussi efficace et éprouvée
que celle que je préconise,
insistant pour que tu la suives.
Décide-toi, homme de paix,
Castillan de Castille.
Répare tes libertés.
Ton indépendance est en danger
et si tu retiens un pas
tu risques ta vie…
Tu es à ta place,
Castillan de Castille…
Envoie ces insanités au diable,
Castillan de Castille !
*
Romance de regret et lassitude (Romance de añoranza y tedio)
Retiens ton pouls, ne jette pas
au vent ta fortune et tes rêves.
Dans ce temps de ronces
mieux vaut rester tranquille,
voyant se répandre dans l’âme
absurdités et lassitude,
tandis que se dessèche la moisson
à peine arrivé février,
quand il n’y a pas encore de rumeur d’essaims
dans les brindilles du romarin
ni de petites fleurs précoces
dans les aulas de l’amandier.
C’est une mauvaise année,
cette année que nous vivons
avec un dégoût substantiel
plus que de bons désirs,
laissant trotter l’âme
dans un perpétuel abattement
en voyant comment nous tombe
le pain des mains
vers d’aristocratiques plumets
et compromis démocratiques :
l’essence renchérit, l’engrais
renchérit, ils sont plus occupés
à téter nos mamelles
stériles, ceux de l’agouvernement,
ceux des péroraisons hispides
et de la rédemption du peuple,
qu’ils couvrent de louanges toxiques
tandis que s’engraissent, croissent
sur notre blessure continûment
la fraude et les impôts.
Autant que ça et plus encore… Papiers
diaboliques et sinistres :
le tu tireras ce que tu pourras
en fouillant dans la bourse d’autrui,
fouines de publicains
mettant notre travail à l’amende
pour engraisser le trésor
impersonnel et vacant
de l’astucieux tire-jus,
pour la fraude et la corruption
grattant notre sueur
de pauvres travailleurs
qui triment dur
pour gagner leur pain,
ployés sur le sillon
avec la houe, s’usant
dans la friche aux chardons
qui poussent à l’envi
et qu’il faut arracher chaque jour
avec persistance et détermination,
sans recourir à des herbicides
inutiles… Même là
ces sans-âme nous volent
avec une paternelle inventivité…
Tout est faux, tout est triste
et malsain autour de nous,
paysan de Castille
à la récolte angélique,
qui donnes ton eau à la terre
pour remplir les riches greniers
dans une euphorie prochaine
aujourd’hui morte, exilée,
entérinée dans des mémoriaux
consignant faits glorieux,
sans occulter les pénuries,
le mal actuel, continu, endémique
pesant sur les vertèbres,
nous liquidant, nous enfonçant,
quand nous payons pour la politique
sans en manger ni en boire,
pour que s’engraissent les brochets
– éminents rastaquouères –
qui retournent leur veste,
toujours prêts
à manger à plusieurs râteliers,
à dévorer les soupes royales
que féconde notre sang
et que thésaurise notre labeur,
année après année,
faisant des millénaires…
Combien d’âges comme ça,
bataillant, mangeant mal,
la chemise déchirée,
écorchés, en guenilles,
nos illusions diluées,
nos squelettes crochés ?…
Je tourne les yeux vers le passé
– proche et lointain –,
compilant des marches
et déflorant des mystères,
où la race coule par le fond
en gloses et romanceros
filés par ceux qui
n’ont payé tribut de leurs poitrines
ni rompu leurs reins
du matin au soir, produisant
pour que grandisse le baron
et que se glorifient les bardes
chantant d’insignes exploits
qui ne sont qu’effondrements.
Ne te vante pas, Castillan,
rude et humble laboureur…
Ici tu n’as jamais rien été
et tu continues de n’être rien,
même si les sycophantes
te nomment centre
de l’honneur indivis
et fondement du droit.
Tu as toujours supporté des maîtres
qui t’ont exprimé la moelle
sans trop d’humanisme
et avec du mépris à revendre,
tantôt seigneurs de grand lignage,
tantôt royauté… Tous,
en conclave d’oppresseurs,
t’ont humilié, t’ont fait
esclave de leur avidité,
larbin de leur caste,
te raclant les entrailles,
usurpant tes efforts,
ton donner tout et ne rien recevoir,
jusqu’à perdre le souffle…
Regarde derrière toi, réveille les siècles,
ouvre des portes, déchire des voiles
et tu verras que ta grandeur
a de tout temps existé… Ce que nous voyons :
travailler la terre, souffrir,
faire le tour du même cercle,
ne jamais sortir de la misère
et mourir sur les mêmes
sillons, la houe en l’air
et la charrue répétant
sa marche à pas lent,
résigné, somnolent,
pour planter la graine
qui, si le ciel le permet,
donnera des feuilles, un bon fruit
pour servir d’aliment
non à celui qui travaille et se crève
mais à ceux qui viendront presto
en demander les résultats
avec oukases et dîmes,
du fait de quoi est nécessaire
boucher les trous
ouverts par les malins
pour que s’échappe au travers
ton travail, ta dignité,
les fondations de ta classe,
brisée et répandue,
sans chaux, sans graisse, sans bénéfices…
Continue, jeté sur le sillon,
n’arrête pas, ne regarde pas au loin,
accomplis les saints commandements,
meurs de rage et de peur,
angélise tes oraisons,
qu’on entende le chuchotement
de la prière rhétorique…
Ainsi vivras-tu content,
le corps enveloppé de désespoir,
l’âme bercée dans l’encens,
tandis que trotte le calendrier
avortant tes déroutes,
rimant ta renommée
sur les places et dans les causeries,
quand ils viennent t’halluciner
de leur art consommé et mauvaises actions…
Ils veulent adoucir tes peines,
te sortir de l’averne,
ils te farcissent de leur foutaises
et te traitent d’imbécile
dès qu’ils ont tourné le dos,
te laissant bouche-bée.
Eux voyagent, se divertissent,
naviguent à rebrousse-poil,
combinent des royaumes de taïfas1
atomisant les peuples
et, en sabbats de menteurs,
tirent le million pour cent,
pour mille et re-mille,
avec des importations ou des prêts
qu’il te faudra éponger
pour le compte du même conte.
Pour démembrer l’Espagne
faut-il payer si mauvais prix ?…
Est-il permis de s’élever
par des statuts et règlements,
d’écorcher la patrie
et ceux qui la défendent ?…
Pelés, oui, nos prédécesseurs…
Mais… Ce que nous voyons est-il mieux ?…
Tu as droit à la cajolâtrie, au vote,
tu te mets la laisse au cou
et ils disent que c’est ton mandat
qu’ils sont en train d’exercer
avec des bouffonneries féroces
et des scandales pantagruéliques…
Ton mandat, Castillan,
ton mandat… Durs coups
qu’ils nous assènent,
avec déconvenues et force injures…
Ils viennent t’implorer des louanges,
tu les leur donnes, ils repartent si frais,
martyrisent les routes :
l’office est accompli,
tu leur as servi d’étrier.
Ils chevauchent, empochent l’argent.
Ils gouvernent contre toi
et te serrent la gorge
avec des papiers, des sophismes,
des mensonges et des rodomontades ;
des raisons de mauvais aloi,
de poulailler impudique.
Les crimes restent impunis…
La loi… papier mort…
Celui qui forfait, ils le gracient.
Celui qui produit, ce niais,
ils le couvrent de taxes,
le laissant nu comme un ver,
pour qu’il digère les foutaises
dont ils le nourrissent
tandis qu’ils lui sucent le gras,
le lèchent de l’intérieur,
ce crétin, cet imbécile
qui bée devant leurs contes.
Reviens à toi, bon Castillan,
laisse cette crapule, sois sérieux,
exige tes libertés,
mets du prix à ton travail,
et qu’éclatent de colère
politiciens et parvenus,
ceux qui te plument,
font de toi leur incubateur,
te raillent, te martyrisent
et te laisseront pour mort
si tu ne mets le holà à cette euphorie
dans laquelle ils t’outragent…
Rends-leur la monnaie de leur pièce…
Gouverne, toi, qu’ils fassent eux
le travail que tu fais
sans repos… Attise le feu
de ton sang, fais-toi connaître…
Demande honneur et respect,
plutôt que de te perdre
parmi les immondices et le fumier…
Les outils de travail
peuvent mieux faire, c’est certain ;
les faux et les piques
sont des symboles manifestes.
Et tu progresseras, sans le moindre doute,
si tu leur donnes meilleur emploi…
Brandis-les… Fais qu’ils ruissellent
de lymphe rouge, abondante…
Guéris ta justice
des stigmates et mauvais torts,
refagotant l’Hispanie
avec des nœuds de fer…
N’es-tu pas las d’attendre,
triste Castillan de la vieille ?…
Arrête d’appliquer des consignes,
ne prête plus l’oreille aux fariboles,
fais lever les flammes de jadis
à nouveau, menaçantes.
En attendant, souffre et pleure,
travaille, prie, sois sage,
et que continuent de te marcher dessus
margoulins et pharisiens,
t’arrachant ta sueur
avec feintes et marchandages…
Tire des forces de la débilité
et ne dédaigne pas l’effort
ni de baisser tes chausses tuberculeuses
pour qu’ils te fessent… Oh ciel,
les raisons concluantes
mettent tes mérites à l’embauchoir,
Castillan de Castille,
sobre, recuit, ascétique !…
N’est-ce pas là ton auguste surnom ?…
Le mérites-tu ?… Je ne suis pas d’accord
et je t’invite à déserter
le passé et ce fumier
que tu habites aujourd’hui
en costume démocratique,
plus esclave civique
que barbu ibérique…
Arrête les bêtises,
lève le bras, abats le fer,
fendant des crânes malveillants,
rends-toi maître de ton effort…
Castillan de Castille,
triste Castillan de la vieille.
C’est toi qui as fécondé la patrie.
À présent tu vas
parmi des emplâtres démentiels
et des consensus alambiqués,
où une poignée de têtes de veau
maltraitent tes sentiments…
Active ta cervelle, réveille-toi…
Ton héritage le demande,
et les mânes de la race
te demandent ton bras et ton effort…
Couche-toi à Villalar2,
remets tes droits sur les rails !…
Haut les fourches et les faux,
l’esprit à l’affût.
Ne te soumets pas à leurs outrages…
Ne te rends pas, sois toi-même,
Castillan de Castille,
triste Castillan, mort
plutôt que d’abjurer ta foi
devant des épouvantails simiesques…
Politiciens et politique !…
Pour quoi demandons-nous cela ?…
Castillan de Castille,
triste Castillan de la vieille.
1 royaumes de taïfas : Le poète compare les tendances centrifuges des provinces espagnoles après la chute du franquisme au morcellement de l’Andalousie arabo-musulmane en petites royautés, les taïfas. C’est le même thème qu’au précédent romance quand il est question d’autonomie et d’autonomies.
2 Villalar : La bataille de Villalar en 1521, dans la province de Valladolid, opposa les « communes » à l’empereur Charles Quint et mit fin, avec la victoire de l’empereur, à la guerre dite des Communautés.
*
Romance de l’impatience de la Castille (Romance de la impaciencia de Castilla)
Encore une fois aux prises avec le doute,
encore une fois à mordre les alarmes,
encore à serpenter parmi les chaumes,
encore à boire des puits amers,
portant à l’extrême la glose émaciée
avec des ferments de stupeur calcinée.
Toi et moi, fragile Castille, nous nous connaissons
comme des entités en pacte discord,
partageant les déclins et les joies,
modulant les deuils et les peines
qui s’accumulent à chaque heure
en trios de passion et de cimetière.
Je suis venu ce soir te consoler,
boire ton hier, aujourd’hui pelé,
la force anguleuse de ton histoire :
Torozos, Val de Olid, Tierra de Campos,
où le soleil nourrit des yeuses phtisiques
et vibre dans les voix des oiseaux
avec un arrière-goût de blés jaunes.
Désolation et lassitude à profusion.
Tu t’es refermée sur toi dans le malheur
qui rutile dans le temps et l’espace…
Hier ?… Aujourd’hui ?… Ensuite ?… Les âges
passent avec d’éclatants mécénats,
la vie suit son cours et le destin commande,
des abîmes s’ouvrent, des failles réapparaissent
à chaque mutation des labours…
Seuls toi et moi sentons et pâtissons
une seule et même plaine monocorde,
une même tumeur à la croûte de chaux,
dans les sources où ne coule plus
qu’agonisme, converti en boue !
Je viens te revivre dans de nombreuses vies,
dans de nombreux saules aux qualités ancestrales,
de nombreuses trajectoires d’idéaux,
de nombreuses classes détrônées…
Je nourris ton histoire de mon sang antique…
Avec mon sang présent je t’ai arrosée
et je combats mes batailles sur le sillon
comme un laboureur, avec le pain rare,
apaisant ta boulimie permanente,
broutant des désenchantements postulants
de ne trouver le chemin que nous avons perdu
dans des ténèbres de fiel, nous Castillans.
Qui te donnons tout sans réserve,
le vrai d’unité, électrisé
pour tenter des chemins d’avidité,
mariant nos pas à la gloire,
le monde comme support de nos empreintes,
l’empire d’Europe pour tribune.
Nous donnons l’envol à la fantaisie,
nous nous lançons dans la grande entreprise,
tournés vers le plus ultra, élucidant des chasses
avec la quille virile de nos bateaux,
pour planter le verbe en d’autres terres,
dévoilant le mystère entrevu.
Notre foi, notre orgueil, notre courage
nous poussent jusqu’au trône de l’Eldorado…
Nous avons suivi l’étoile fulminante,
la langue déliée et le dard impatient,
donnant à la conquête détermination et désir véhément,
sous les piques de soldats intrépides,
enfouissant notre sève dans d’autres ventres :
héritages du viro castellano3
qui satura la peau du monde inconnu
arborant sa superbe et avançant,
en quête de renaissance, l’épée à la ceinture,
lance bien en main, le viatique fulminant,
les idéaux en sujétion d’amour,
avec une ténacité intacte et solidaire…
Et tout ça pour quoi ?… Pour qu’aujourd’hui
nos terres se couvrent de ciguë ?…
Nous avons vaincu au-dehors et péri chez nous…
Ils nous ont effacé notre identité,
insolites prisonniers du fisc,
exilés sur notre propre terre,
parias sans rédemption, toujours offensés,
l’âme saignant sur des friches.
Des hommes de bien, paysans tannés,
ouvriers d’atelier, des mains calleuses
empoignèrent l’épée rédemptrice,
laissant le mancheron de la charrue
pour imposer la loi au puissant,
exiger un respect légendaire,
la rage éclatant dans les consciences,
avec la Communauté élevant la voix,
la raison pour emblème substantiel,
le cœur pour régner hissé…
Jusqu’à ce que le malheur
nous pose son joug sur le cou, dédaignant
traditions, droits et justice,
souillant l’honneur de Castille,
quand la hache rouillée du bourreau
exécuta la Castille, sur son échafaud…
Villalar nous fait toujours mal, calcine
notre âme endeuillée, Castillans…
Les ruines de l’empire nous accablent encore,
nous purgeons encore l’outrage,
les siècles d’ignominie encore nous pèsent,
la rage nous étouffe encore, nous attendons toujours
que notre dur coup de poing et notre effort
nous tirent des sables mouvants où nous agonisons.
Nous sommes seuls à présent sur la brèche,
dans une enceinte de fissures et d’abattement,
les nerfs tendus par tant de vigie…
Épouvante la douleur et les désillusions
jusqu’à ce que les consciences se délivrent
et se décident à assiéger les châteaux forts
pour notre morte liberté,
pour nos chartes, pour dicter les chroniques
que notre histoire nous demande de réparer,
et en vérité il faudra que nous les réparions,
dans l’effort d’unité
qui est dans la terre en train de germer…
Ne plus ronger le frein de l’opprobre…
Il faut tourner les yeux vers le passé
et imposer notre férule puissante,
avant que ne se propagent les chefferies
et que ne se couche pour mourir notre conscience
qui trace des sillons et récolte des ruines.
Mettez vos cœurs en vigie,
la volonté sur le qui-vive, Castillans,
éveillez-vous à la lutte qui nous appelle
avec la voix du travail et de la liberté…
À Villalar a péri notre destin…
Le moment est venu de le sauver
des bras décharnés de la mort…
Hommes de bien, Castillans souffrants !…
3 viro castellano : « homme castillan » en bas latin, à moins que ce ne soit ici en espagnol médiéval ou dialectal.
Prisme au crépuscule : La poésie de Sanz y Ruiz de la Peña
Nicomedes Sanz y Ruiz de la Peña (1905-1998) est un poète espagnol de la « Génération de 1936 », dans son courant « enraciné » (arraigado), c’est-à-dire insensible au charme douteux des avant-gardes qui bourgeonnaient à l’époque. C’est le courant qui fut le moins influent des deux, l’autre, le « déraciné » (desarraigado), éponge ouverte à toutes les influences extérieures, à la mondialisation littéraire, devant naturellement prévaloir dans un contexte de décadence européenne ; et devant tuer la poésie puisque, depuis que Paul Valéry a prétendu qu’il ne fallait pas écrire en vers ce que l’on peut écrire en prose, on n’écrit plus en vers, n’ayant toujours pas trouvé ce qui ne pourrait s’écrire en prose.
Nicomedes Sanz resta toujours attaché à la versification classique ; il est d’ailleurs l’auteur d’un traité de versification espagnole, Iniciación a la poesía: Manual de composición y de la rima (Initiation à la poésie : Manuel de composition et de la rime), datant de 1940 et, fait inouï, réédité en 2005 (aux éditions Maxtor, à Valladolid) : il semblerait que ce soit son seul livre réédité récemment et il est intéressant qu’un traité de versification classique soit réédité dans les années 2000 où aucun poète connu (mais reste-t-il même encore ce que l’on pourrait appeler des poètes connus ?) ne sort plus guère du vers libre. Pour la masse, pardon, le grand public et les poétereaux qui lui courent après, l’image d’un manuel de poésie est immanquablement celle façonnée par un vulgaire film américain dans lequel le professeur de lettres invite ses étudiants à déchirer un de ces manuels comme contraire à la liberté créatrice.
Le recueil dont nous nous sommes ici servi, Prisma en el ocaso (Prisme au crépuscule), date de 1980 et est entièrement composé de sonnets. Le sous-titre en est Doscientos sonetos (Deux-cents sonnets). Ces sonnets sont par ailleurs tous en vers hendécasyllabiques, un vers privilégié de la poésie espagnole depuis son introduction par Garcilaso de la Vega durant l’Âge d’or, supplantant l’alexandrin, lequel en espagnol ne s’appelle que vers dodécasyllabique, l’alexandrin espagnol, el alejandrino, étant le vers de quatorze syllabes. Tout cela et bien d’autres choses encore figurent certainement dans le traité de prosodie de Sanz y Ruiz de la Peña.
Si le susnommé recueil de 1980 est entièrement classique dans la forme, le fond en est toutefois avant-gardiste, tendance surréaliste. Le poète écrivait à cette époque de manière plus ou moins automatique, c’est-à-dire que son œuvre, dans sa dernière partie, est une expérience d’écriture automatique dans les formes classiques. Du moment que l’écriture automatique est légitime en vers libre et en prose, il est certain qu’elle peut tout autant l’être en vers classiques, dès lors que cette forme devient chez ceux qui la pratiquent une forme aussi d’automatisme. La seule différence est que l’on prend le premier mot qui vient avec telle rime ou tel nombre de syllabes plutôt que le premier mot qui vient…
L’automatisme de l’écriture de Sanz y Ruiz ressort avec évidence de la profusion de son œuvre. Les sonnets du recueil « Prisme au crépuscule » sont datés : ainsi pouvons-nous voir que le poète écrivit quatre sonnets le 4 décembre 1977, six sonnets le 5 décembre, un sonnet le 6, cinq sonnets le 7, etc. Dans la même période, il écrivait aussi des poèmes plus longs répartis sur plusieurs autres recueils, à l’instar de son Blasón de espuma (Blason d’écume) de cinq cents pages in-quarto, sorti en 1981. En introduction à ce dernier, le poète explique avoir conscience que le rythme torrentiel de sa production ne laisse guère le temps au public et à la critique d’absorber celle-ci mais, comme il ne sait pas faire autre chose qu’écrire, c’est en écrivant qu’il occupe son temps. Le format de son « Prisme au crépuscule », un volume déjà considérable selon les critères habituels, est tout ce qu’il peut concéder aux amis qui lui prodiguaient des conseils de modération… Ceci alors que le poète avait près de quatre-vingts ans. Quelques années auparavant, en 1976, Sanz y Ruiz avait publié un recueil de deux mille sonnets (Suma y sigue: 2000 sonetos) écrits entre 1970 et 1976… La critique n’a tout simplement pas eu le temps d’absorber cette œuvre (trop occupée par ailleurs à gloser sur le ptyx de Mallarmé).
Sanz y Ruiz de la Peña était membre, entre autres sénats culturels, de l’Académie royale de la Purissime Conception, qu’il vint à présider, dans la maison-musée de Cervantès à Vallavolid. C’est sur le site internet de cette institution que nous avons trouvé le portrait du poète en académicien, ci-dessous.
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Portrait de Nicomedes Sanz y Ruiz de la Peña par Luis Vivero Salgado. Source : Real Academia de Bellas Artes de la Puríssima Concepción.
*
À la fin j’ai compris… (Al fin, he comprendido…)
Ne viens pas me gâcher mes délices…
Je vis ma solitude à pleines mains,
libre d’intimations et de chaînes,
seul avec la douleur qui me caresse…
Sans désir de monter, sans avarice.
Les greniers à blé ont été nourris et sont pleins
de pressentiments d’honneur et de condamnations,
et la terre à semer, cette année, n’est guère propice.
Ne changez point cette paix : angoisse et boue,
en profonde intimité absorbée,
sans effusion extérieure… Oui, à ma manière…
À la fin j’ai compris que la vie
peut aspirer à plus… Urne scellée,
avec le concept pur, à sa mesure…
*
Mourir de nombreux maux (Morir de muchos males)
Tu peux mourir, Amour, de nombreux maux…
Si nombreuses déjà sont les diminutions dont tu vis,
et elles marchent sur tes talons pour que tu presses
le pas et fortifies tes défenses naturelles…
De rien ne te serviront tes efforts
pour sauver les apparences.
L’ennemi fouillera dans tes croyances
et rasera les fortifications les mieux fermées.
J’ai et garde des preuves suffisantes
et peux donner de pertinentes leçons
sur l’attaque et la défense… Je ne me fie pas
aux louanges ni aux promesses… Il y a toujours moyen
d’écraser les toiles d’araignée…
Dans notre cabane l’Amour se meurt de lassitude !…
*
L’histoire est terminée… (Finó la historia…)
Plus rien à dire. L’histoire est terminée.
L’Amour a ouvert un nouveau cycle de surprises
dans une poussière de flammèches, sans sépulture,
et parmi des chaînes liant ensemble les souvenirs.
À ton lutrin tu chantes victoire
et hisses des étendards lunaires,
sans savoir, ou bien sachant, que ce sont là
les griffes qui pèlent ta mémoire.
La lumière nous aveugle dans le désert
de sables mouvants et de dégoût
où tout le passé a l’odeur de la mort…
Une fosse ouverte : ton calvaire,
sur lequel pèsent des blocs de vide,
près des feuilles sans voix du calendrier…
*
Temps perdu… (Tiempo perdido…)
Je n’ai pu être jeune, je n’ai pu
larguer les amarres de la vie sérieuse
ni briser les rhizomes du système veineux
qui mes leste les ailes et m’a fait plonger.
Ni espoir ni foi. Je me suis soutenu
en nageant dans des adducteurs misérables,
saignant en fatigues la matière
qui, à force de lutter, s’est appauvrie.
Sans espace vital. Sans libre champ,
sans diversion. Seulement un homme-science
avec l’intime terreur de vivre mort.
Et plongé dans un guignon éternel,
je fais à la rigueur examen de conscience
quand déjà le départ presse…
*
Je vis déjà sans vivre… (Vivo ya sin vivir…)
Je sais que je ne serai plus… Je sais que je n’ai pas été
autre chose qu’un masque triste, ruine rase
d’une classe noble en déclin :
elle retourne à la source d’où elle sortit…
Je vis sans donner de prix à ce qui n’a pas été vécu…
Le molosse du néant m’effraie
et je baisse un regard las et profond
vers les parties intimes du passé perdu…
Je voulais semer l’amour… J’ai récolté le chagrin
dans les portées musicales de la luzerne… La terre
m’enchaîne à mon devoir de paysan…
J’efface le fourrage des rêves
pour amender ma dette avec des jusquiames
et rectifier la douane du destin mauvais…
*
Ta vie avec ma vie… (Tu vida con mi vida…)
Je vais à ta plénitude pleine de grâce
avec la soif de vivre à toi enlacé,
catapulte du désir, percuté
en verbe galopant et aube avenante.
La tentation s’affine, s’enchaîne
à ta naissance en moi, clameur et nid,
quand condoléances et désir ont coïncidé :
deux ferments d’amour dans un seul chagrin.
La destinée ainsi : ta vie avec ma vie,
en tempête sans loi, tendre, ailée,
ondulant sur la terre promise…
La terre qui nous offre ferment et joie
pour hisser la voile et donner au pré
une occasion de charismes et de liesse.
*
Des nuages comme au hasard… (Nubes como al azar…)
Je ne sais par quel défilé se devine
la lumière de la source qui lutte. Ciel
versant un lever de soleil dans une somnolence
de couleurs en brise obstinée.
Des nuages comme au hasard, ombre lasse
tombant avec décision, à contrepoil.
L’espace modulant la ritournelle
de la harde ailée, chantante.
Combien de fois, Amour, s’est répété
ce renaître à la constance
avec le même malaise, la même signification ?
Comme nos pas à travers le destin
de vivre sans vivre, lançant une pétition
à la nuit totale, déjà ombre et mort.
*
Moine à la fenêtre (Monje en la ventana)
Vers le lys intérieur qui s’illumine,
le verbe s’impatiente, vole loin,
revêtant la campagne de vieux ors
d’une pâque mi-canonique mi-fatiguée.
Méditer et sentir !… Quelle loi domine
les besoins de veiller dans les reflets ?
De concert ils avivent les conseils
d’archanges envahissant le brouillard.
Depuis ta grande fenêtre, tu règles la vie
avec tant d’intensité absorbée
qu’est infuse en toi l’éternité.
Tu sens passer le temps, si muet
que tu interprètes les fondations du néant
au moyen de ton inégalable et glorifié silence…
*
Sans arguments !… (¡Sin argumento!…)
L’horloge s’est arrêtée, sans arguments
sur lesquels appuyer sa théorie…
Naître-mourir, se battre chaque jour
avec la désolation et le mécontentement.
Feuilles d’hier, vaguant dans le vent,
naufragées du passé qui devient aigre,
sans nouvel espoir, sans patience
pour imposer une direction au verbe…
Loi des aiguilles… Désillusions
sillonnant, mains en avant, de lentes années
sans sûre assise, sans attache.
Jusqu’au non-être de chardons vagabonds
accrochant les secondes,
ouvrant de vastes espaces à la quiétude…
*
Nuit de Noël sans haleine… (Nochebuena sin hálito…)
Dans cette nuit de grésil et de brume,
l’âme est descendue aux abîmes
de la désolation… Sommes-nous les mêmes
ou bien les ténèbres nous ont-elles obnubilés ?
L’âme n’a point de cadastre
dans ce purgatoire de chiffres,
cyniques à outrance, d’agonismes
fertilisant l’enfer qui nous habite.
Nuit de Noël sans haleine, perdu
le rite majestueux, le souvenir
du temps du rêve, désagrégé…
Dans le méandre où je me perds
cette nuit, sans clameur et sans nid,
quand je mords les braises du chagrin…
*
Matin triste (Mañana triste)
Le matin est venu triste,
avec tant de brouillard distillant la peur
que le moteur ne carbure pas et je ne peux
sortir de mes précipices de paresse.
Montagne grise en mouvement, plane
surface d’étouffement où je m’enlise
en devinant des murs, où je reste
plongé dans une végétation méridienne.
Comment lutter ici contre le sort
si sa ductilité est la plus forte
et s’impose avec un mutisme tacite ?…
Pressant l’occasion, je marche à tâtons
pour voir si tu viens dans le brouillard, mon amour,
tirer de l’abîme ma nostalgie…
*
Tout s’en est allé… (Todo se ha ido…)
Et il n’y a plus d’au-delà… Tout s’en est allé
à la forge intacte de la mort,
à force de te rêver et de ne point t’avoir,
luzerne sans cœur, femme-oubli…
Pur désir de créer, sans retenue…
Il additionne des sommes au destin,
sous le temps qui pourrit et se convertit
en flambées de vent déchaîné.
Tu parles d’éternité… Nous allons vers elle
perdus dans la nuit la plus obscure
des nuits de fiel où nous vaguons…
L’Amour est passé devant la porte,
ouvrant les diaphragmes au petit bonheur,
accablant de plus de glace l’âme transie…
*
Chanson aimée… (Canción amada…)
Avec toi le nouveau matin est venu
vider des alphas dans ma maison déserte…
La neige dorée scintille sur le jardin…
Le cyprès s’insurge dans l’air…
Neige albant la terre… Il neige… Il neige,
peuplant de fantômes l’incertain
glaçon de souffrance de l’air figé
en lice avec la lumière, où il s’engraisse…
Tu es avec moi, chanson aimée,
dans la maison dotale, dans la silencieuse
liturgie de mon angoisse de crépuscule…
La neige est plus classique et plus fleurie
quand nous nous revêtons du nid où niche
notre outrance infinie et absorbante…
*
Les rigueurs se surpassent… (Aprietan los rigores…)
Cette nuit de fantômes et de froid
où la lune presse les fenêtres
avec une furie de recettes hivernales,
une ardeur méthodique : glace farouche.
La lumière est plus dure ; il est plus brillant,
l’amas de silex ardents
cousant sa furie sur les vitres
avec des glaçons qui perforent le vide…
Les rigueurs se surpassent. Janvier crie
son angoisse de spinelles dans les flaques,
où l’eau se livre prisonnière…
Notre sang supporte les surprises,
et les outrances flottent, bateaux légers
à la gangue d’étincelles sulfuriques…
*
Par le défi d’hier (Por el reto de ayer)
Tu viendras à l’hémisphère de la rose
par les hourras du passé reverdi,
au glacier de l’amour, présomptueux.
Avec notre printemps il se marie.
Air tu seras, créneaux vaporeux
où les nymphes tentent Cupidon,
filant de l’or affligé dans la source,
te sentant papillon entre mes bras…
Ô céleste occasion, vive fontaine
où la lumière devient amie du canal
avec des rives cardant un limon actif…
Amphore contenante et contenue,
dans le calvaire de l’attente,
en périples de givre défini…
*
Combien de générations ?… (¿Cuántas generaciones?…)
Ô le dialogue trivial avec les miroirs,
dans la poudre des siècles oubliés
qui pendent aux murs décrépits
entre des poussières d’hier et des ors anciens !…
De notre ne-plus-être indigents reflets :
enfance et jeunesse… Ides écoulées
en lent advenir, dessins effacés
en vacuités fanées… Déjà si loin !…
Combien de générations sont passées
par votre lune intouchée, surprise,
par ce cœur abandonné ?…
Avec un arrière-goût d’ennui, vous filez l’histoire
unie à ma propre raison d’être,
mon blason se décharnant dans la mémoire…
*
Pleurer à vent furieux… (Llorar a viento airado…)
La Muse est triste, souffrante,
le regard ambigu et caressant,
fatiguée de supporter la croix douloureuse
avec laquelle le destin l’intimide.
Pleurant à vent furieux par la blessure
où la peine ambulante se fait glose,
ceignant d’épines de fer la rose
de l’idéal fané de sa vie…
Couronne de rigueurs est son martyre,
moulu sur la meule des heures
avec des nerfs en brasiers de délire…
Et la méchanceté se repaissant à profusion
d’effroyables piquants de rigueur
pour ajouter de nouveaux reproches à ses maux…
*
Vers ma plage… (Hacia mi playa…)
Dirige ta barque vers ma plage,
bien-aimée du chant et du pouls,
de la paupière en alerte et du souffrant
ouragan des préceptes et des bénédictions.
L’oiseau du verbe défaille,
poussant des soupirs depuis le nid
où toi, colline merveilleuse, tu n’as pas voulu
m’assujettir au joug de la brise nouvelle de ta robe…
Il y a une lumière effervescente sur le chemin
qui conduit au matin depuis la nuit,
sillonnant l’équateur de l’aiguille des minutes.
Où la mort inquiétante se tapit,
demandant à l’âme glacée de se cacher
sous le vol épais de sa cape…
*
À la dérive urgente… (A la deriva urgente…)
J’invente la nuit ambiguë de ton deuil
en cassant l’oraison en deux :
du côté de l’ombre, tempêtes
brûlant sur ton flanc agité…
Dans ma commanderie de coquelicots, je sens
palpiter le tournesol des âges,
amour antique, rite de nostalgies,
attachant la pensée à la rétine.
Tu t’approches, Muse, à la dérive urgente
et tu cordes de soleil couchant la cloche
dans le cloître d’honneur de l’âme enfuie.
Quand l’automne naît dans ma souffrance
et les braises de l’air font si mal
que le frisson du départ sue du sang…
*
Clément enfer… (Manso infierno…)
Cet enfer sans diable où nous vivons
surmontant des ouragans de mépris,
artifice oscillant avec le trapèze
où nous nous couchons et souffrons…
Volontairement, ou sans le vouloir, nous nous supportons mal…
À notre hostilité nous donnons du prix
et en bassesses de fiel nous étayons l’épave,
retirant toute occasion à ce que nous fûmes…
La discorde a gonflé des transes de ciguë :
unique rente dont profite l’amour
dans ce dépôt d’ossements vivants…
Enchaînés à l’infect carcan
de la désillusion, où je recèpe
deux oraisons, pour un mal, prisonnières…
*
Cautères stellaires… (Cauterios estelares…)
Mon malaise de vertèbres antiques
désorbite des cautères stellaires :
petites fleurs de chiffon sur les autels,
oraisons de poussière et processions de fantômes…
Toi, cœur dompté, tu te signes
avec les ailes en croix. Tes avatars
grandissant à contrepoil, tissant des hasards :
braises dont tu témoignes par des flammes.
Tu voles à ras de strophe, absorbé en toi-même,
exilé de ton olympe concret,
sans volonté ni charisme certain…
Sans que la lumière ne t’anime ni ne te secoure,
sans coup de fouet qui pousserait l’âme vide
à explorer le flux du temps mort…
*
Sais-tu, mon âme ?… (¿Sabes, alma?…)
Tu n’as pas même où mourir. Tu as perdu
jusqu’à ta qualité volitive
et vas, avec ta terreur, suspendu
à la dérive de ta propre inclémence…
Tu n’arriveras pas à bon port. Tu as décidé
de dé-naître dans la nuit punitive
le malaise de chardons qui t’active,
sans trouver quoi que ce soit de conforme à ta souffrance.
Monde sans paix, sans écho, sans promesses…
Lisse et desséché calame… Pas une étincelle ?…
Tu déambules sans souffle, désolé…
Avec une si lourde pierre tombale sur ta poitrine
que tu ne jouis de sépulture ni ne trouves de lit
pour étendre ton corps en déroute…
*
Que la lumière fait mal !… (¡Cómo duele la luz!…)
Je vis au carrefour des déroutes
accumulées avec incertaine avidité,
quand le bateau est confié au port,
coque immobilisée, voiles déchirées.
Les voyages nouveaux ?… Loin encore
sont les plages candides. En désarroi
la boussole imprécise, et toujours endormie
l’humeur dolente où tu t’émousses.
Que la lumière fait mal et que fait mal
la vie à contrevent, quand la parole
moud son excès de dulie.
Et penser et passer. Où allons-nous
quand nous désertons de notre impulsion
et que l’agonie nous fait sienne davantage… ?
*
À fleur de peau (A flor de piel)
Douleur à fleur de peau… Douleur de crépuscule…
Ne vibre-t-elle pas dans tes entrailles, causant une blessure
d’autant plus profonde que plus vieille
et avec plus de morsures d’échec ?
Pas de temps pour vivre… J’écourte le pas…
Cette volonté rétrospective de fuir
qui nous aigrit l’âme, déjà perdue
la faculté de marcher à ras de ciel…
Épines et rochers… Le chemin
nous conduit à la paix et je ne veux plus
persécuter la mort qui nous réclame.
La lumière se déshydrate… Seule vit
l’essence tutélaire que nous décrit
la faux rédemptrice en quid de flamme…
*
Le cœur de terre (El corazón de tierra)
Depuis l’abîme de mon néant, je sens
le cœur de terre, à toi dû,
à présent qu’il dort en rocher dur,
de bonheur privant la pensée.
La chair fait mal, la chambre fait mal,
de l’âme tuméfiée, lugubre.
Et tant de mort alentour m’intimide
que je me reproche des horreurs, assoiffé d’amour.
L’instinct est tombé au carrefour.
Je concerte l’au-delà avec ton absence,
la chair macérée dans le vide…
Cette misère que t’impose le monde,
dans laquelle je n’ai plus de présence,
pure friche l’âme sans fond…


