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Le sabbat des sylphes et autres poèmes de Mattia Limoncelli

Dans les vers qui suivent, tirés du recueil Fiamma chiusa (Flamme renfermée) de 1907, paru chez l’éditeur Nicola Zanichelli à Bologne, le poète italien Mattia Limoncelli (né en 1880), montre une philosophie pessimiste proche de celle de Giacomo Leopardi dans son Zibaldone, nourrie d’études anthropologiques darwiniennes et, selon toute apparence, lombrosistes sur le déclin des races. Ainsi que les poètes futuristes, Limoncelli semble avoir souffert des décrépitudes d’une culture fin-de-siècle moribonde, stagnante, spécifiquement dans le monde « latin », sans cependant rejoindre les tentatives de rénovation avant-gardistes des poètes autour de Marinetti. Tant les futuristes, dans leur grande majorité, que le plus traditionnel Limoncelli devaient cependant adhérer à l’essai politique de rénovation de l’Italie de la première moitié du vingtième siècle : Mattia Limoncelli fut député de 1929 à 1934.

Auteur de recueils et d’essais, il fut critique littéraire de même que critique d’art, et dirigea l’Académie des Beaux-Arts de Naples. De 1949 à 1958 il fut en outre président du « Cercle artistique polytechnique » de la même ville. (Limoncelli était originaire de Salerne, en Campanie, région dont Naples est le chef-lieu.)

Portrait de Mattia Limoncelli par Paolo Emilio Passaro, 1955. Source : MUSAP – Fondazione « Circolo Artistico Politecnico », Napoli.

*

Flamme renfermée
(Fiamma chiusa, 1907)

.

Accablement (Sconforto)

Je sais que je suis le fils d’un peuple malade
et que je porte sur la nuque le poids d’un péché

que je n’ai pas commis. Je suis le fils d’une fausse ardeur,
le fils d’un art muet qui est enfant de la douleur.

Et j’ai aimé tout ce qui tombe, décline
sans laisser même un signe, un vestige, une empreinte…

car je sens en moi un feu qui ne durera pas,
comme un bourgeon inutile qui se fane sans mûrir ;

car mon cri douloureux, incertain passe
sans être entendu, ainsi qu’une voix dans le désert ;

car je suis l’enfant de la lente ruine,
de l’immense agonie de la race latine.

**

Nous autres poètes d’une décadence inquiète
sommes les rares symboles d’un autre âge à venir

et sur nos lèvres lentement se développe
un chancelant idiome qui meurt et se dissout,

et nous mourrons avec lui, notre douleur
mourra avec la parole cherchant sa perfection.

*

En vain (Invano)

Si doux, Marie, comme étaient tendres
alors mes chants ;
pauvre amie, vois, je ne saurai plus jamais
faire de tels vers.

Je créais des héros dans mes contes,
créais des héros
dont les tristes fronts avaient des rides
que je n’avais pas encore !

Pour ma parole la lumière suffisait
de ton clair visage ;
elle ne suffit plus, il me faut un flot
de gens assemblés…

Et je n’ai pas ces gens. Je veux la franche
vérité pour emblème ;
le chant qui part comme une flèche
et méprise les délais.

Le vin qui pétille et ne s’évapore point,
la belle et sincère ardeur,
la vérité qui n’a pas encore été dite,
et… je ne sais la dire !

En vain demandé-je un chant à ma vie,
un port à la mer en courroux ;
une parole qui ne soit accompagnée de larmes,
qui ne soit de découragement.

Une religion fervente, sûre
d’espérance et de douceur,
une vérité qui ne soit pas nouvelle découverte
de nouvelles faiblesses.

Je m’attaque à la vie qui passe,
je clame : Force !… et somnole.
Plus je dis qu’il faut être fort et plus je suis débile…
Marie… quelque chose m’a fait vieux !

*

Préraphaélites (Preraffaellite)

Mes doux rêves
sont des grâces fantaisistes
de triptyques flamands – des monts
et d’ingénus horizons
d’un bleu égal,
comme en peignait le Pérugin.

Ce sont les fantômes paisibles, virginaux
que sur fond d’or
dans son travail silencieux
portraiturait Gentile da Fabriano :

Vierges sans poitrine, extasiées
en un rêve lointain,
Madones créées
par une légère agitation de l’imaginative,
aux cheveux d’or, au pied menu,
à l’œil pensif,
que l’on voit une fois
et qu’on ne peut oublier.

Mon rêve est la subtile beauté
ignorante de ses charmes :
il est cette chose délicate
comme vous, madame.

*

À la neige (Alla neve)

Ce sont des larmes, des rêves, ce sont des chimères
qui tombent lentement,
ce sont des sourires d’amour,
de légers fantômes vaporeux qui furent
un jour dans mon cœur. Ainsi tombe
la neige lasse, au sol et sur la proche colline,
blanchissant les tendres mottes,
les champs, les murs et les maisons.

Pourquoi te presses-tu, blanche amie ?
As-tu tellement envie de recouvrir la terre ?
Cet habit immaculé
demain sera dissous par un tiède rayon.
Tu pares aujourd’hui d’arabesques
les prés, les lauriers chevelus,
mais aux premières lueurs
ces drapés turgides et ce blanc manteau
se déferont en larmes…
comme des rêves d’amour, comme des chimères
qui tombent lentement…

Tu ne sais pas tout cela, ô neige. Inconsciente, tu suis
le chemin qui t’est donné, sans te lasser
de venir au sol et sur la proche colline,
et tu blanchis les tendres mottes,
les champs, les murs et les maisons.

*

Fatigue (Stanchezza)

Quand Dieu à toi pensa,
si jamais il pensa à toi,
il était las et ce fut ton malheur
de venir à son esprit quand les maints soupirs
de l’immense Nature
pressaient ses flancs épuisés. – Alors
tu vins à la vie,
et gravée dans ton visage
on lit la trace de fatigues
qui ne furent pas tiennes, la morne empreinte
de douleurs non souffertes…
et tu vins comme l’œuvre inerte
d’un génie à son déclin…

Quand dans le fébrile silence de la nuit
tes chairs par les entrailles maternelles furent conçues
dans la faible étreinte d’une nuit d’insomnie,
elles ne furent point affermies par le désir
ardent du cœur, ni ne les pressa
un embrassement créateur.

Et tu vins, créature muette,
le regard, comme le sourire, las,
fatiguée de vie non vécue !…

*

La petite maison rouge (Casetta rossa)

Petite maison rouge dans la campagne
où se pressent les arbres et les haies,
où le ruisseau se lamente,
brille et serpente entre les bergeries…
petite maison rouge dans la campagne,
comme, comme sont tristes
les choses que tu vois, et tu restes
seule et contente parmi ces choses tristes…

Passent les fleuves, passent les orages,
chaque jour est un adieu,
et chaque adieu, des larmes…
Passe Marie et passe mon chant,
toi tu restes,
seule au bord du ruisseau qui te baigne,
petite maison dans la campagne.

*

À une dame (Ad una signora)

Avez-vous déjà vu aux heures du soir,
ami des amants,
sur des flots céruléens une légère
flamme de gemmes et de brillants s’éprendre ?
vous prit-il alors l’envie
de marcher dans cette clarté sur la plage,
et regardâtes-vous, madame,
l’étincellement de l’onde
avec vous errer, humble et quiète,
vous suivre partout ?

Ce rayonnement est mensonger,
il vous enjôle : de chacun,
dame crédule,
de chacun cette lumière est l’amie.
Quiconque se promène sur le rivage
voit à cette heure une clarté fidèle
lui parvenir. –

Hélas, madame ! quand je vois la scintillation
de vos pupilles caressantes
se mouvoir de-ci de-là,
je pense au tremblant rayon agité
de la lune sur la mer…

*

Blonde (Bionda)

Vos chairs de jeune fille blonde
ont de pâles tendresses de rose
et l’on dirait qu’une vertu s’y cache
laissant l’esprit pensif.

Il s’en déprend un souffle charnel,
et qui le respire sent tout à coup
descendre en son sein une douceur
comme de suavités du Paradis :

une douceur qui décolore tout le reste,
emplit toutes les voies du plaisir
et fatalement suggère à l’âme
de ne point vivre une heure de plus après cette heure.

*

Tes pupilles (Le tue pupille)

Elles jettent de petites flammes et semblent
des profondeurs marines où le soleil descend
et parmi des arabesques d’algues allume
de tremblantes phosphorescences de perles.

Comme un son que l’oreille croit, par son intensité variable,
parfois proche et parfois lointain,
tes pupilles tantôt sont
si glacées qu’elles rendent vaine toute espérance,

tantôt brillent de flambants reflets
qui donnent au rêve certitude et proximité,
font rouvrir les bras à l’espoir ;
il semble alors que l’âme éclate.

Il semble qu’éclate mon âme tout entière
et que pleine de désir elle attende de mourir
sur les lèvres dans un baiser ; prévenantes,
tes pupilles alors lui disent : « Reste !

Reste en cette vie contente
de rêver choses si douces ; davantage réjouit
le baiser rêvé, non cueilli ;
hormis le rêve rien ne vit. »

*

Le sabbat des sylphes (La tregenda dei silfi)

Nous volons, nous volons de-ci de-là et portons
nos gais regards sur les gens pitoyables,
nous tissons misère et tourments
pour les mortels insensés !
Nous volons de-ci de-là et tant que durera
le macabre sabbat
nous distillerons du flot impur
les larmes les plus tendres et les pleurs
les plus secrets du cœur,
pour en faire une mixture perfide
et des philtres fatals
qui dessécheront le sang dans les veines
des pâles mortels.
Nous volerons de-ci de-là tant que dure
le macabre sabbat.

**

Absorbée dans l’ample roue du créé,
la Nature aux yeux bandés
oublie souvent une âme, qui reste
stérile semence d’une vie tronquée
sans forme ni figure.
Souvent dans le livre de la vie une page
reste blanche et cachée
et l’esprit oublié criant en vain,
dans son souffle ultime
va chercher une forme, un nom, un visage
qui le reçoive et apaise sa soif. Sottise !
Car la nature est sourde
et ne se souvient pas de lui – il est condamné
à désirer éternellement, en voletant,
le but inaccessible,
âme inquiète
dans l’espace infini,
toujours comme un désir, jamais satisfaite
de cette vie qu’elle n’eut entière.

**

Et nous sommes ces âmes, la nature
aux yeux bandés a laissé blanches
les pages de notre vie.
Âmes fatiguées,
nous volons de-ci de-là
dans le fallacieux séjour des mortels,
nous marquons les pages blanches des maux
des plus tendres larmes, des pleurs
avec lesquels nous tissons leur misérable vie.

Ainsi nous consolons-nous.

**

Veille, ô savant ! cherche dans l’insomnie
le vrai que demain nous dépouillerons ;
nous te tendrons une nouvelle
vérité qui annulera
celle d’aujourd’hui. À la fin
ton esprit sera sens dessus dessous. Sot enfant
qui pâlis sur les feuillets rancis,
sues et consumes
la fleur de tes années
en quête de nouveaux combats et puis
dans le dernier crépuscule nous viendrons
troubler l’heure de ton repos,
nous viendrons te montrer dans l’agonie
que la vérité la plus claire est un mensonge !

**

Vole, presse-toi, ô cavalier, galope
sur la croupe magique,
rêve destriers, combats, lices, joutes
et monstres belliqueux,
rêve le droit de la force, rêve
la mort glorieuse
sur le champ d’honneur de la Patrie. Nous viendrons,
quand tes paupières pensives sur les tristes
mélancolies du soir se ferment,
te dire que tu ne mourras point au champ d’honneur
et qu’au moment où la terre natale
à grands cris appellera ton épée, tu seras
loin de la Patrie,
et le silence étouffera
tes soupirs inutiles. Oublié,
par un germe facile
tu trouveras la mort et la fosse commune !

**

À toi, blond poète
qui vas répétant les erreurs éternelles
avec des larmes et des fleurs,
nous viendrons aussi, dans la secrète
insomnie de l’abattement.
Nous te volerons les doux accents,
les rimes les plus vierges :
et c’est en vain que te presseront le cœur
d’insatisfaits instincts de Beauté.

**

Ô liées par des liens secrets,
âmes nées pour l’éternelle étreinte – ô vous,
créatures jumelles aux grands yeux fatals,
faites pour parler le langage muet :
lèvres créées pour se baiser, occultes
mouvements de sympathie, pleurs, sanglots
nés pour s’unir comme en rime suave,
nous vous séparerons. – Quand
vous parlerez ensemble,
quand vous vous direz votre espoir,
mouvements cachés et vœux secrets,
nous soufflerons sur ces paroles et vous
ne vous comprendrez plus ;
nous aspergerons de fiel
l’amour dans les pupilles et le sourire
et le miel de la bouche :
vous vous quitterez !
Vous aimerez dans les rêves et le délire
des veilles secrètes,
vous vous consumerez en larmes et soupirs
sans vous revoir jamais.

**

Pages blanches de notre vie,
nous vous marquerons toutes
de délire intense :
pages blanches de notre vie.
Nous poursuivrons notre vol
jusqu’à l’orbite fébrile des étoiles,
et quand le chagrin n’aura plus de larmes
et la vie ne comptera plus de victimes,
nous nous reposerons enfin.

Quand résonnera dans le néant
l’ultime sanglot de la vaine légende
de la vie et de l’homme, nous achèverons
ce macabre sabbat.

*

Variations mondaines : Fragments (Variazioni mundane: Frammenti)

Ndt. Ces « fragments » en distiques relatant une histoire d’amour et formant la troisième et dernière partie du recueil sont au nombre de quatorze. Nous traduisons ici les deux premiers.

I

Comme ces fresques rongées d’humidité qui révèlent
dans leurs dessins résiduels un thème ancien

où des apparences et restes de manteaux, d’emblèmes et de rubans
semblent vivre à peine sous les voiles suintants,

ainsi, aux reflets épars d’un signe, entre les scories
des ruines, des décombres, vivent ces vieux épisodes

que je développe en alexandrines cadences.
Elles vivent légères et joyeuses, blanches voiles latines

sur des mers de turquoise ; vivent inconsolables,
ailes fatiguées d’alouettes dans l’été finissant…

**

Et ce sont des habitudes de plaisantes, nymphales
demeures où, dansant au bord de la mer,

vient une foule de hardies viragos les cheveux
au vent, sein impollu, à peine mûr, comme

en pittoresque rêve hellénique. Ce sont de légères
allusions de sourire sur des lèvres honnêtes, de brèves

fixités de pupille, des rêves amoureux
qui montent lentement dans l’âme comme les suasions

d’une personne tendre, proche et très chère,
toujours sentie près de soi et jamais vue.

**

Naguère, joyeusement aiguë,
se mêlait à l’air une réjouissance de lyre :

quand, corrects les plis du manteau, le front
ceint de laurier, Anacréon chantait pour Bathylle.

Les jardins répondaient dans le bourdonnement des abeilles ;
parmi le lierre, du marbre le plus blanc les Priape

licencieusement composaient en lignes
dressées les extrémités. Des pampres abondants

enveloppaient d’épaisses guirlandes
des nudités marmoréennes aux tétons pleins,

simulacres voués à Cérès, et c’est ainsi que passait
le dernier rêve de la beauté attique.

II

Mon histoire est brève. Je suis un mélancolique
amateur de choses infimes, un triste et laconique

oisif, de ceux qui regardent partout,
jusqu’aux taches d’humidité, pour en extraire

une forme fantastique. Nous autres préférons
voir une scène depuis les coulisses, une broderie

à revers, l’ébauche d’une vieille correspondance
pour lire à travers les ratures la mobilité

de la pensée. – Mon histoire n’est pas longue
à raconter ; comme les contes. C’est un léger

souffle de flammes roses. – Dans la trame toute simple
de cette histoire il manque un coup inattendu

de pistolet, un solennel château légendaire,
et les frissons d’une nuit avant un duel…

C’était en mes jeunes années et c’était une petite fleur
de rosier thé, aux pétales de pourpre : la vie

était serrée dans le poing comme un don caché.
C’étaient des rêves inquiets, un désordonné

désir, des misères imaginaires, des aspirations
turbulentes, fantastiques… Mes vingt ans. –

Vingt ans, vingt farouches destriers frein rompu
comme au vol d’une joute médiévale, vingt grands oiseaux

chimériques… et rester inconnu
sans baisers ni sourires, et regarder dans le vide…

seul comme un habitant des bois, dans la salle à manger,
pensant à de vieilles histoires en vers, à des romans…

Héros nocturnes, amants, courtoisies, une foule
de belles protectrices… et rester si seul !

**

Dans cette solitude apparut comme un peuplier blanc
solitaire dans le désert, Narcissa, et même elle me sembla

plus belle encore. – Ses yeux avaient cette clarté d’orage
sous la nuée, cette lumière funeste

des lames d’Arabie. – Noirs étaient les enroulements
de sa chevelure, mal contenus par le peigne, envahissant

la plastique fugace de ce front fermé,
comme un antique sanctuaire, à tout examen, fondu

dans l’argile étrange du Caprice. Le front
joyeux ignorant tout : appels, outrages, affronts

du temps, ce front de déité renfermant
une logique difforme qui à la fois illusionne

et dévaste. Les chairs avaient des suavités
d’ivoire, et dans les lignes et les souplesses

des reins, des bras, du torse délicat
il y avait des habitudes de panthère aux aguets,

des assoupissements anxieux, des somnolences
de félin, interrompus de frayeurs et d’impatiences.

**

Elle avait cette utile vertu de l’amiante
de perdurer dans la flamme, de ne guère brûler :

audacieusement, entre le monde et la morale
elle avait tracé une diagonale

qui lui octroyait l’honneur de passer pour honnête
et la volupté de ne point l’être. – C’est, cette morale,

celle de la tour penchée de Pise,
toujours sur le point de tomber et qui jamais ne tombe !

**

Ici prendra fin le chant, et vous, Narcissa, trouverez
dans mes vers vos secrètes tépidités

et d’une rime à l’autre la caresse
des invitations, des baisers à pleines lèvres, le minium

de vos gencives dans le sourire ; la fureur
des caresses audacieuses ou lentes ; le duvet

si doux, comme un velours végétal
de fruits magnifiques, l’arôme sensuel

féminin vous ceignant, belle créole,
comme une auréole vitale et protectrice

qui persuade et triomphe. Et quand vous y trouverez
nos heures passées et notre paix,

troublée peut-être vous reposerez ces feuillets,
et de la poitrine vous monteront, inutiles, des pleurs.