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Documents. “Haz Godo” : Le Faisceau goth et la politique en Colombie dans les années 30

Extrait du livre El porvenir del pasado: Gilberto Álzate Avendaño, sensibilidad leoparda y democracia. La derecha colombiana de los años trenta (2007) (L’avenir du passé : G. Álzate Avendaño, sensibilité « léoparde » et démocratie. La droite colombienne des années trente), par César Augusto Ayala Diago. Passage tiré du chapitre VIII, avec l’interview retranscrite de G. Álzate Avendaño. Traduit en français par l’auteur du présent blog.

À l’époque où, en 2009-2010, nous nous documentions sur la vie politique en Amérique latine dans les années trente, notre attention fut attirée par un mouvement au nom imagé, El Haz Godo, le Faisceau goth, en Colombie. Le texte qui suit apporte des éléments sur les origines et l’idéologie de ce mouvement.

Il nous a semblé important de donner au public français et francophone le texte de l’auteur, l’historien colombien Ayala Diago, avec le pittoresque de l’époque et du pays dont ces pages sont embaumées. Le livre dont le passage est tiré est le premier d’une trilogie consacrée à la droite colombienne et en particulier à Gilberto Álzate Avendaño (1910-1960), qui en fut une figure influente en même temps que radicale.

Quelques éléments de contexte seront utiles à la lecture de cette traduction. La vie politique colombienne depuis l’indépendance fut essentiellement caractérisée par l’opposition entre deux partis, un parti conservateur, dont les membres et sympathisants furent appelés les « Goths » (nous y revenons plus bas), et un parti libéral. Ce bipartisme de fait fut tout sauf apaisé ou tranquille, et donna lieu à plusieurs guerres civiles, jusques et y compris au vingtième siècle (guerre des Mille jours 1899-1902). Au moment des faits qui vont être ici relatés, à savoir en 1936, le parti conservateur avait perdu le pouvoir, qu’il avait occupé pendant près de cinquante ans, longue période qui fut appelée « l’hégémonie conservatrice ». Les conservateurs colombiens faisaient donc face à une première alternance depuis des décennies, qui, associée à la prise du pouvoir par les Bolcheviks en Russie à la fin de la Première Guerre mondiale et à leur politique internationale puis, à partir de 1936, la guerre civile dans l’ancienne métropole espagnole, devait à leurs yeux conduire la civilisation au chaos. La nouvelle politique libérale fit donc l’objet de résistances actives qui enclenchèrent, après les guerres civiles, une période connue en Colombie comme celle de « la Violence » (la Violencia), marquée par des attentats politiques et qui devait durer jusque dans les années soixante. Dans cette période se constituèrent et s’affrontèrent des guérillas armées libérales et conservatrices. (Une guérilla communiste comme les FARC est un phénomène comparativement récent, apparu seulement à la fin de « la Violence », puisque les FARC ont été créées en 1964.)

En 1936, la Colombie n’en était encore qu’à la « petite Violence » (la « grande Violence » n’apparut qu’après l’assassinat du leader libéral charismatique Jorge Eliécer Gaitán en 1948). Rejeté dans l’opposition pour la première fois depuis des décennies, le Parti conservateur voyait se constituer deux courants en son sein : l’un dit « civiliste », incarné par le chef du parti Laureano Gómez, et l’autre inspiré par un groupe d’intellectuels qui se baptisèrent les « Léopards » (Leopardos, ce qui est aussi l’acronyme de « Légion organisée pour la restauration de l’ordre social »), courant dit « nationaliste » ou « fasciste ». Les Léopards plaidaient depuis les années vingt pour l’adaptation en Colombie du modèle fasciste italien (c’est à leur nom que renvoie l’expression « sensibilité léoparde » dans le titre du livre d’Ayala Diago). Le courant majoritaire fut appelé « civiliste » car il entendait maintenir les principes démocratiques de la Constitution colombienne. Par la suite, après la victoire de Franco en Espagne, Laureano Gómez loua cependant le franquisme espagnol et se décrivit lui-même comme « phalangiste » ; exilé de Colombie dans les années cinquante, chassé par un coup d’État militaire alors qu’il était Président de la République (1950-1954), il trouva refuge en Espagne.

Le Faisceau goth s’inscrit dans l’histoire du mouvement « nationaliste » ou « fasciste » du Parti conservateur colombien. Il s’agissait d’une entreprise à la marge du parti en vue de transformer celui-ci dans le sens préconisé par les Léopards. La jonction avec le parti était assurée par le dirigeant conservateur Gilberto Ázalte Avendaño, El Capitán (Le Capitaine). Il s’agissait en un mot de fasciser le vieux Parti conservateur bourgeois, jugé inadapté aux nouvelles menaces. L’effort pour extraire le parti de sa tradition bourgeoise en vue de le transformer en organisation du type des faisceaux italiens avait d’autant plus de sens que le Congrès national du parti avait opté en 1935 pour une stratégie d’abstentionnisme intégral, c’est-à-dire qu’il refusait de continuer de participer aux élections. C’est ainsi que le candidat libéral Eduardo Santos fut élu Président lors d’une élection sans opposants en 1938. Les raisons invoquées par le Parti conservateur étaient entre autres que la violence politique empêchait de tenir des élections impartiales. (Le même argument fut invoqué en 1949 à leur tour par les libéraux, dont l’abstentionnisme conduisit Laureano Gómez à la Présidence de la République.)

Dans le nom du Faisceau goth, nous avons à la fois (1) le Faisceau emprunté au fascisme italien et (2) le vieux nom des conservateurs colombiens, affublés depuis longtemps de ce sobriquet voulu injurieux par leurs opposants et réapproprié ici par les conservateurs dans le sens d’une fierté identitaire. Le nom avait été donné aux conservateurs pour sous-entendre, alors que les guerres d’indépendance n’étaient pas si loin, qu’ils n’auraient jamais vraiment rompu avec l’Espagne ou la mentalité espagnole. Le peuple des Goths établit en effet la dynastie régnant sur la première Espagne, à la chute de l’empire romain, dont l’Ibérie n’était jusque-là qu’une province : c’est le royaume wisigothique de Septimanie, qui, après la bataille de Vouillé contre les Francs, fut réduit à la péninsule.

On peut se demander si, de la part des fondateurs du Faisceau goth, il ne se mêlait pas dans le choix de ce nom quelque volonté de maintenir présent un élément germanique dans l’identité revendiquée par eux, à la suite de l’arrivée au pouvoir en Allemagne du Parti national-socialiste. La puissance industrielle allemande pouvait en effet donner aux sympathisants fascistes, de Colombie et d’ailleurs, la voyant passer aux mains d’un mouvement partageant à bien des égards la même philosophie que le fascisme originaire, une assurance nouvelle : dans ce cadre, insister sur un héritage germanique de l’Espagne et de ses anciennes colonies, dont les conservateurs restaient indubitablement plus proches que les libéraux par leur insistance sur une civilisation ou culture commune (c’était avant que la droite latino-américaine ne devienne un sous-produit de la culture états-unienne), pouvait avoir un sens. D’une telle motivation il n’est rien dit dans le texte qui suit, et nous ne la présentons qu’à titre de spéculation. Toujours est-il que le « gothisme » est depuis Charles Quint une donnée constante, même si elle n’est pas toujours centrale, du nationalisme espagnol : les Wisigoths font partie de l’héritage civilisationnel transpyrénéen.

Un dernier mot sur notre traduction. Comme en français, il existe en espagnol deux adjectifs dérivés du nom des Goths : godo (goth, -e) et gótico (gothique). Ce dernier n’est jamais employé par les personnes dont il est ici question et n’apparaît donc pas non plus dans notre traduction, même si l’adjectif « goth » et a fortiori son féminin « gothe » sont plus rares dans notre langue.

Les notes entre crochets [ ] dans le texte ainsi que les notes, plus longues, en fin de texte sont du traducteur.

Gilberto Álzate Avendaño

*

La presse conservatrice d’Antioquia et de Caldas annonça le 21 septembre 1936 la création du Faisceau des jeunesses gothes (Haz de Juventudes Godas) dans le but de donner « un alignement belligérant à l’avant-garde du conservatisme antioquien ». C’était le point d’arrivée où confluait l’effort de Página Universitaria (Page Universitaire) de 1929 et de Jerarquía (Hiérarchie) l’année précédente. Le mouvement fut formé au terme de deux réunions constitutives, la première avec quarante participants, la seconde, quatre-vingts. Les bureaux de la revue Tradición (Tradition) servirent pour les délibérations. Les jeunes revendiquèrent le nom de Goths. « En plus d’avoir un enracinement populaire, il comporte en soi une définition programmatique, car les partisans de Bolivar à la Convention d’Ocaña, les premiers hommes de droite dans le pays, furent affublés de ce vocable qui a maintenu à travers le temps sa noble signification historique. » Ses organisateurs parlèrent dès lors du Front goth (Frente Godo) pour l’opposer au Front populaire, et le définirent comme une opposition intégrale, antilibérale et contre-révolutionnaire.

Álzate Avendaño participa aux réunions constitutives du nouvel organisme politique. Il fut reconnu comme chef et caudillo des droites et salué à la romaine. Au cours de l’une de ces réunions, il dressa le tableau historique du Parti conservateur et présenta les nouvelles méthodes tactiques ainsi que la nouvelle plateforme programmatique du mouvement. Il suggéra qu’au syndicat rouge devaient être opposées des corps de métiers (gremios de oficios) et à la violence exercée par le pouvoir des brigades de défense du conservatisme. Pour la première fois fut proposée la formule « Pas d’ennemis à droite »1 pour attirer toutes les forces politiques congénères. Les membres du Faisceau goth seraient identifiés par une « carte gothe » (carné godo) et le nouveau mouvement se doterait d’un ordre hiérarchique : un Conseil suprême du Faisceau (Consejo Supremo del Haz), un secrétariat général, ainsi que des commissions techniques. Des filiales seraient créées dans toutes les municipalités de la région et les personnes de toutes les classes sociales pourraient rejoindre le mouvement. Le Conseil suprême fut formé par Juan Roca Lemus, José Mejía Mejía, Abel Naranjo Villegas, Guillermo Fonnegra Sierra, Víctor Carvajal Ortega, Manuel Betancur et Gabriel Congote, et Gabriel Aramburo fut élu secrétaire général. Pour l’organe du mouvement, la parution de l’hebdomadaire El Clarín (Le Clairon) fut annoncée ; le journal serait placé sous la direction de Juan Roca Lemus, José Mejía Mejía et Víctor Carvajal Ortega. Entre-temps la revue Tradición serait le porte-parole du mouvement. Au cours des premières réunions fut étudiée la possibilité de convoquer au mois de novembre à Medellín un Congrès national des droites réunissant la jeunesse conservatrice de tout le pays. Le Faisceau goth adopta une proposition de salutation à Laureano Gómez [sur ce dernier, voyez notre introduction] et au général Pedro J. Berrío, « les plus éminents chefs de l’opposition ».

José Mejía Mejía, l’idéologue de Jerarquía, fit partie du Faisceau goth. Il s’y sentait à l’aise et avait toutes les qualités requises pour éclairer le groupe. Il apporta purement et simplement dans la nouvelle maison les vues qu’il exprimait dans Jerarquía. Il introduisit notamment parmi les piliers du nouvel édifice le décalogue idéologique connu sous le nom de « Positions et Propositions ». C’est ainsi que s’établit le vase communicant entre les deux, Página Universitaria (1925) et Jerarquía (1935) d’un côté et le Faisceau goth (1936) de l’autre.

Dans les trois, Mejía Mejía comptait avec la supervision et collaboration d’Álzate Avendaño. Les deux se sentaient travailler dans la même direction. Ainsi, à la fin du programme du nouveau mouvement, Mejía écrivit la chose suivante : « Gilberto Álzate Avendaño et l’auteur de ces lignes ont établi depuis l’année 1931 une nouvelle mentalité dans le parti [conservateur]. Fondateurs, animateurs, luminaires d’une brillante geste de droite, nos actions manquaient, peut-on dire, de résonance, le parti était plongé dans la sensibilité gouvernementiste de la période hégémonique [sur ladite période hégémonique du Parti conservateur, voyez notre introduction]. Des intelligences insulaires comme celle d’Álzate Avendaño et la nôtre ouvrirent la voie à l’agitation dure et cimentée que nous voyons aujourd’hui. Les prémisses de cette époque, posées contre le chœur presque tout entier de notre génération pusillanime, forment le statut mental des présentes journées. Sur nos épaules pèsent ces commandements audacieux. Telle est la responsabilité de ceux qui par le sang et l’esprit peuvent répondre avec la sincérité de ces principes. »

Le soutien du journal El Colombiano (Le Colombien) au Faisceau goth fut immédiat. Mejía Mejía y reprit sa colonne « Rubrique » et put même bénéficier de l’espace de l’éditorial pour diffuser et amplifier la voix du nouveau mouvement. « Convention nationale gothe » fut le titre d’un de ses éditoriaux, publié le 12 septembre 1936. Dans ce texte, l’idéologue définit une supposée extrême gauche colombienne comme l’adversaire du Faisceau goth. Selon lui, il fallait opposer à cette force politique belligérante un autre style, distinct du lyrisme et de la poésie. Témoin de la vocation poétique et littéraire du conservatisme, il pensait que sans changements il serait impossible que le parti reconquît le pouvoir : changer de tactique était nécessaire. Il fallait être clair : « Les nouvelles générations de droite doivent aller chercher l’homme anonyme et non l’intellectuel prétentieux et pédant. Descendre dans la place publique pour aller vers les masses, qui attendent un programme de certitudes. »

Mejía invitait à « opérer avec la matière première de la restauration nationale » qu’étaient les masses conservatrices, mais sans manifestes littéraires et bien plutôt par l’action, « l’extraordinaire réalité des bras en mouvement ». Il demandait d’oublier l’homme pusillanime qu’est le littéraire, « débilité par les jouissances intellectuelles sans avoir jamais contracté un muscle pour l’action ». C’était là la proposition du principal idéologue du Faisceau goth pour la convention qui devait être programmée à Antioquia afin de recevoir les jeunesses gothes de tout le pays. Il déclarait cette région [Antioquia] forteresse de la droite et se disait assuré que sortiraient d’elle les conditions de la restauration nécessitées par « l’heure présente ». Il concluait avec un appel : « Lançons-nous dans l’action sans préambules lyriques. Les masses gothes et catholiques nous attendent. »

Mejía Mejía et avec lui le Faisceau goth souhaitaient que le conservatisme accueillît leur point de vue, qui était celui du fascisme : « C’est une véritable impertinence rhétorique que de nous croire situés dans le sous-sol des principes fascistes qui régissent aujourd’hui la vie d’autres peuples […] Le Faisceau goth aspire justement à une adaptation rigoureuse des idées aux faits, et à ce que le parti conservateur travaille l’histoire au corps avec une doctrine à sa hauteur. »

Le Faisceau goth s’organisait rapidement. L’épicentre du mouvement était Medellín. L’éclatement de la guerre civile espagnole renforçait ses membres dans leur façon de penser. Dans les bureaux du mouvement, les mêmes que ceux de la revue Tradición, située dans la salle 14 de l’Edificio Comercial, au centre de la ville, au moment de s’inscrire les jeunes signaient une déclaration d’adhésion au gouvernement provisoire de Burgos [franquiste, en Espagne], considéré « le restaurateur de la civilisation espagnole menacée par le bolchévisme ». Les commissions furent constituées : orientation sociale, relations extérieures, organisation et statuts, mobilisation, finances, propagande, universités, salariés, et la création de commissions ouvrière et rurale fut annoncée. Les places furent occupées par des hommes qui avaient de l’expérience dans le militantisme de droite. Juan Zuleta Ferrer et Abel Naranjo Villegas intégrèrent la commission d’orientation sociale, Juan Roca Lemus la commission des relations extérieures, Jorge Luis Arango la commission des finances, et Mejía Mejía la commission de la propagande. La commission de la mobilisation convint de mettre en place la formation d’une brigade composée de mille hommes répartis entre dix sous-brigades, de même qu’une milice infantile et une arrière-garde gothe. C’était un leadership masculin ; les femmes apparaîtront plus tard. Le mouvement diffusait de façon quotidienne des bulletins d’information généreusement relayés dans les pages principales d’El Colombiano, qui publiait en outre des entretiens avec ses animateurs. L’enthousiasme était délirant, tout le monde proposait des initiatives : ajouter une photo à la carte de membre, dédier une page spéciale dans un journal, convoquer une grande convention des jeunesses de droite des pays de la Grande Colombie2, organiser une brigade de volontaires pour défendre le Parti conservateur.

En novembre, le Faisceau goth féminin fut lancé. Juan Roca Lemus s’adressa à un auditoire de trois cents femmes, réunies pour entendre la mission historique qui leur incombait dans l’organisation : le culte des héros. « Rubayata » [pseudonyme de J. Roca Lemus] leur parla d’une Colombie passée qui fut bolivarienne, auguste et aristocratique. Il les invita à jouer un rôle déterminant dans cette époque de nivellement des classes sociales que le pays était en train de vivre. Les femmes, premier élément national, devaient intervenir pour conserver ce qui restait de l’esprit aristocratique de la société d’hier, éviter, enfin, les abus propres à ce processus. Le célèbre « Rubayata » notait que des hordes barbares (« hordas cafreras ») étaient répandues sur le monde, fusillant des images saintes, blasphémant contre Dieu et contre un sentiment vigoureux de la patrie, réclamant des lois qui dégradaient la morale du foyer, créant un milieu de libertinage et de vandalisme. Il déclara les femmes prédestinées et les enjoignit à instiller le sentiment catholique dans les usines et les ateliers, à enseigner des préceptes de moralité. « Les nations dans lesquelles le sentiment nationaliste n’existe pas s’effondrent », disait-il, et les femmes du Faisceau goth devaient donc travailler dans ce sens : « Intronisez dans vos foyers, si possible au cours d’un acte solennel, le portrait de Bolivar de façon qu’il reste devant la sacro-sainte image du Seigneur. La force divine et la force nationaliste ainsi jointes, la patrie gagne en santé. » Dans le schéma idéologique du Faisceau goth, les femmes de l’organisation devaient se joindre aux travailleuses, « en leur enseignant qui fut le Libertador [Bolivar], qui furent nos autres grands hommes, qui sont les héroïnes qui tracèrent la voie que vous suivrez ».

 La conversion d’Álzate en personnage de première ligne au sein du Parti conservateur atténua son rôle dans le mouvement des droites. Il était considéré plutôt comme leur représentant à l’intérieur du parti. Son arrivée au Directoire régional était le résultat de son travail comme organisateur des masses. C’est ce qui paraissait être la stratégie. Mais Álzate était bien présent, influent, donnant des conférences, formulant des directives sur les tactiques du mouvement et ses programmes. Le Faisceau goth se pensait comme l’élément dont le conservatisme avait besoin pour se ranimer et se préparer à la conquête du pouvoir. Une fois reconquis le pouvoir grâce à cette stratégie, les nationalistes deviendraient les hommes du nouveau gouvernement. Un de ses militants disait : « Le Faisceau goth est une légion d’attaque du conservatisme. Celui-ci est le tout, celui-là une partie. Ce qui peut se passer, c’est que la partie se confonde avec le tout. »

Il s’agissait aussi d’une autre stratégie : la sienne propre pour gravir les positions à l’intérieur du Parti conservateur et de la société colombienne. Les idéologues du Faisceau goth reconnaissaient cependant la présence d’Álzate dans le mouvement. C’est comme s’ils travaillaient pour lui. Selon Abel Naranjo Villegas, Álzate était l’homme prédestiné. C’est ce qu’il déclarait en expliquant que la cause à l’origine du mouvement était la menace soviétique qui s’observait dans le pays et le barbare régime libéral qui ne faisait rien pour l’éviter. Il disait qu’Álzate sentait « l’urgence d’adapter notre droite à la tendance universelle et a cherché le contact avec des groupes d’intellectuels qui dans l’ensemble du pays fissent la promotion auprès des cadres du conservatisme des atmosphères d’héroïsme que l’époque et le régime rendent nécessaires pour répondre à leur insolence déchaînée ». Naranjo affirmait qu’il s’agissait d’un noyau d’intellectuels universitaires intéressés à recourir au « gothisme » (godismo) comme fait historique. Ils étaient peu nombreux, certes, mais sur eux pesait l’influence du Christ et du christianisme. Le Christ avait, avec ses apôtres, commencé comme eux et cette action avait converti au christianisme un troupeau immense : « Nous jouons le rôle de Baptistes mais nous sommes confiants en notre mission messianique car nous avons la certitude que ce qui doit advenir est déjà en nous. Nous préparons le terrain. » Il était sans doute question ici d’Álzate.

Le Faisceau goth et l’usage public de l’histoire

En plus de proposer une autre lecture de l’histoire de Colombie, le Faisceau goth entendait réaffirmer ce qu’il considérait être un héritage et un avantage : la tradition historique. Il s’agissait de la renforcer, d’y revenir et de gagner grâce à elle des prosélytes. Le secrétaire de l’organisation l’exprimait de la façon suivante : « Nous, les jeunes qui voulons un meilleur état de chose au sein de notre harmonie historique et d’une conception catholique et conservatrice de l’État, nous prêcherons loyalement à l’électorat national tout le contenu spirituel de la pensée de Bolivar, en cherchant surtout à l’adapter à son esprit et à ses véritables conceptions politiques. Nous serons les véritables exégètes de la politique historique pour harmoniser les conceptions sociales d’aujourd’hui avec celles du voyant Simon Bolivar, père de la Patrie. »

À son tour, Mejía Mejía en appelait à ce que le Parti conservateur saisisse l’histoire avec une doctrine à sa hauteur, soulignant : « Le passé est le meilleur aliment du présent. Nous autres ne le rejetons pas. » Et sur le plan extérieur, comme nous l’avons déjà dit, la nouvelle formule consistait à introduire dans le pays le modèle de l’État corporatiste, « qui est le meilleur pour défendre les intérêts des peuples », selon le secrétaire général, répétant ce que disaient ses pairs. Selon Gabriel Aramburu, qui n’occupait pas pour rien ce haut rang parmi les jeunes nationalistes, « la structure en corporations professionnelles où tous sont des techniciens et connaissent par expérience les problèmes serait une structure idéale de l’État […] Le Parlement actuel pourrait être remplacé par des Chambres professionnelles où les cadres techniques respectifs auraient un vote consultatif sans considération de leur origine sociale ni de leurs appartenances politiques antérieures. »

Juan Roca Lemus, intellectuel de renom qui, comme nous l’avons vu, signait sa rubrique « Périscope » dans El Colombiano du pseudonyme « Rubayata », devint à la fin du mois de septembre le président du Conseil suprême du Faisceau goth. Un cycle de conférences, où était annoncé un exposé d’Álzate sur la politique, lancerait la création d’une école de formation politique. Les premières conférences traiteraient du processus de la guerre civile espagnole, à un moment où les nationalistes se croyaient justement prêts à crier victoire. En octobre, le travail d’organisation du Faisceau goth touchait à sa fin. La commission ouvrière entra pleinement en activité. On imagina une ceinture bleue pour distinguer les personnes inscrites et on lança une campagne dynamique de collecte de fonds pour le mouvement. Un manifeste d’adhésion initia la commission de la femme gothe. Gilberto Álzate Avendaño faisait l’aller et retour de Manizales à Medellín. Il était pleinement engagé dans la configuration du mouvement nationaliste. Le 14 octobre, il participa aux délibérations où le Conseil suprême approuva un « Plan biennal » dressant une trajectoire en trois étapes pour le mouvement : agitation, organisation et mobilisation. Dans la première étape, l’enregistrement des affiliés serait intensifié et le nouvel esprit militant à l’intérieur du parti promu avec acharnement dans les villes et les campagnes ; dans la seconde serait assuré l’encadrement en avant-gardes juvéniles et formations d’adultes dotées d’un potentiel d’organisations de choc ; et au cours de la troisième période on procéderait à la mobilisation des effectifs du Faisceau goth dans la lutte contre la politique du régime. Álzate intervint sur les perspectives tactiques et programmatiques du mouvement. La réunion salua la parution du premier numéro d’El Clarín, l’hebdomadaire de l’organisation, sous la direction de Roca Lemus et José Mejía y Mejía. On approuva l’organisation d’un concours pour les paroles du futur hymne du mouvement, et comme blason fut adopté le même que celui de l’Action nationale de droite (Acción Nacional Derechista) avec le Libertador encadré par la croix latine. On adopta en outre le salut à la romaine, bras levé. Finalement, Álzate, qui devait se rendre sans tarder à Manzanares pour assister à un rassemblement politique, fut salué avec effusion. Ses disciples firent des vœux pour le prompt retour du caudillo et le succès de ses projets politiques.

La parution d’El Clarín, comme il fallait s’y attendre, fut bien reçue dans la communauté des droites. Le Diario del Pacífico (Quotidien du Pacifique), où les jeunes nationaliste de Valle del Cauca, tenaient la page universitaire « Foi et Doctrine », s’exprima ainsi : « Nous accueillons avec un salut romain le nouveau collègue d’Antioquia. Nous suivrons avec ferveur ses déclarations en faveur des principes de la droite. » (…)

En même temps, Fernando Gómez Martínez, directeur du Colombiano, soutint les activités du Faisceau goth. Il répéta et ratifia ce que disaient ses idéologues, à savoir que le Faisceau dotait le conservatisme des éléments de combat qui lui étaient nécessaires en changeant la psychologie du parti pour l’adapter à sa situation de parti d’opposition opprimé et isolé. Le contenu d’un article de sa plume publié dans El Clarín fut reproduit dans son journal en position d’éditorial, rien de moins. José Mejía Mejía publia le programme du mouvement, qui, comme nous l’avons dit, était le même que celui de Jerarquía, sans en changer une virgule. En octobre, peu de temps après la création du Faisceau goth, Álzate donna une interview au journal La Patria (La patrie). Le Capitaine – comme on l’appelait – y fit des déclarations où se confirmait son tempérament. Il se montra tout autant partisan de l’abstentionnisme intégral que l’aurait fait Laureano Gómez. Avec l’expérience des élections qu’il avait, il sourit quand on lui demanda son opinion sur les quelques conservateurs qui considéraient nécessaire de retourner aux urnes : « Personne n’imaginerait ces honorables messieurs de la capitale dans des élections caligineuses de province, devant des foules inertes, affrontant le risque physique et la responsabilité du débat […] Nous refusons de sacrifier des militants sans défense pour donner des emplois à la Chambre à des gens si éminents. Il n’est pas possible de subordonner une tactique de grande envergure à la nostalgie de quelques parlementaires privés de sièges. »

Mais il est ici nécessaire de retranscrire l’entretien pour comprendre l’Álzate Avendaño de ce moment historique.

Journaliste (J) : Quelle est votre opinion sur les négociations politiques entre les deux partis ? (C’est la première question qui fut posée à Gilberto Álzate Avendaño.)

Gilberto Álzate Avendaño (GAA) : Le conservatisme ne coopère ni ne vote. Les notables peuvent s’amuser avec leurs dialogues platoniques, chercher un accord avec une persistance polie ; cela ne changera rien à notre tactique. La politique conservatrice d’aujourd’hui ne se décide pas depuis le confort des divans, en discussions courtoises, loin des masses, sans tenir compte de leurs motivations, de leurs conditions psychologiques, de leur obscure impulsion à quelque chose de mieux. Le parti – pour citer la phrase d’un politicien péninsulaire un peu galvaudée par son usage – n’est pas un navire prêt à lever l’ancre vers n’importe quel port. Il possède une conscience, une discipline, une route, un objectif. Il n’est pas disposé à changer d’itinéraire au prétexte que quelques poltrons s’inquiètent dans l’équipage.

J : Si le gouvernement offre des garanties pour le suffrage, le conservatisme peut-il et doit-il voter de nouveau ?

GAA : Non. Ces garanties ne dépendent pas de la loi électorale. Il n’est pas non plus au pouvoir du gouvernement de les créer. Il existe un divorce entre les lois et les faits, entre la norme et les actes. Même dans l’hypothèse où les hauts pouvoirs souhaiteraient vraiment un retour à la normalité démocratique pour que le conservatisme se place à nouveau dans les cadres constitutionnels de l’État, cela me paraît impossible à réaliser en pratique. La canaille, l’esprit et la chair de ce régime factieux, n’y consent pas. La tourbe a débordé. Ces dernières années, sa brutalité triomphale a été stimulée sans retenue. Le gouvernement et les dirigeants politiques se sont mis à sa remorque, servilement, au lieu de la contenir et de la conduire. La lie du pays, en marées basses sociales, nous noie sous ses torrents, sans digues ni écluses. Personne ne retient cette pègre belliqueuse, dont la force et l’appétit ne font que croître. Elle ne tolère aucune coexistence. Et les petits maîtres libéraux ne le proposent pas non plus loyalement, car nous laisser voter serait pour eux suicidaire, ce serait perdre le pouvoir et les emplois.

J : Que faudrait-il alors pour que le conservatisme retourne aux urnes ?

GAA : Un encadrement de choc. Le conservatisme ne peut se fier à d’autres garanties que celles qu’il peut se donner en vertu de sa propre volonté et efficacité. Ni la piété patriotique ni notre désir nazaréen de concorde n’établiront la paix civile. Le repli de la violence factieuse doit résulter de la tension et de l’équilibre de forces opposées avec un pouvoir égal et une vigueur offensive comparable, et qui se respectent mutuellement. Quand le conservatisme, débarrassé de sa chrysalide de mansuétude et de ses superstitions de prétoire, disposera d’équipes de défense mobiles, il n’y aura plus de massacres impunis ni de nouveaux martyres dans notre panthéon laïque. Pour le moment il faut continuer d’armer les esprits, de maintenir vivante la volonté de revanche.

Tant que la collectivité restera béate, conservera ses vieilles habitudes mentales et tendances volitives, toute organisation d’un nouveau genre restera une structure inerte, une coquille vide. Ce dont le parti a besoin au départ, c’est d’une volonté de dominer, d’une vivace levure psychologique pour effectuer sa métamorphose de confraternité en phalange.

J : Quelques personnalités conservatrices insistent pour dire qu’il est possible et nécessaire de voter…

GAA : Laissez-moi rire doucement. Quelles sont ces personnalités ? Les abstentionnistes, ceux qui ne votent pas et sont à la marge de notre belligérance dramatique. Personne ne les imaginerait dans des élections caligineuses de province, devant des groupes inertes, affrontant le risque physique et la responsabilité du débat. Nombre d’entre eux savent que le parti paye pour le crédit qui leur vient d’un lointain fief politique. Mais nous refusons de sacrifier des militants sans défense pour donner des emplois à la Chambre à des gens si éminents. D’aucuns affirment que le parti doit voter pour se maintenir en activité. La gymnastique électorale peut être remplacée par d’autres stimulants. Au contraire, les masses sont démoralisées par un vain et cruel épisode sans d’autre objet qu’une minorité parlementaire.

J : Que pensez-vous de l’intervention du docteur Gonzalo Restrepo Jaramillo ?

GAA : Le docteur Gonzalo Restrepo Jaramillo est un homme parfaitement sincère qui réunit en lui les qualités et vertus d’une excellente lignée. Orateur et écrivain de grande valeur, capitaine d’industrie, citoyen exemplaire et sans tache. Après la monumentale figure patricienne du général Pedro J. Berrío, guide et sommet du conservatisme antioquien, il n’y a pas de personnalité plus énergiquement façonnée par nos montagnes. Tous ses mobiles sont nobles mais, absorbé par des tâches de nature privée, un peu à la marge de la vie politique, il voit le panorama quelque peu brouillé et a commis des erreurs de perspective. Le docteur Restrepo Jaramillo propose un front national, phonétiquement semblable au Rassemblement national, même si l’étiquette est mise à jour et fait vaguement allusion à un cartel contre-révolutionnaire. Le conservatisme s’est opposé au régime d’Olaya Herrera, qui avait une devise « rassembliste »3, parce qu’il se faisait délabrer, écraser sous couvert d’une phraséologie patriotique diffuse. Le parti ne souhaita pas se convertir en appendice bureaucratique du gouvernement, ni se résigner à des minorités arbitraires, ni consolider le nouveau régime en tant qu’opposition de sa majesté.

Nous avons opté pour une politique d’abnégation et d’intrépidité, sans autre passion et boussole que le pouvoir. Nous avons déjà bien avancé sur ce chemin difficile vers la reconquête et ne voulons pas atterrer nos recrues en trahissant notre destin. Pour prévenir un accord avec le gouvernement nous plaçant dans sa zone d’influence et menant une politique tributaire, il suffirait de faire le compte de tant de morts, de leurs ombres vengeresses, cette brume d’âmes qui nous coupe toute voie de retraite. Le docteur Restrepo Jaramilllo évoque les avancées du communisme, il entend le galop des troupes révolutionnaires dans le pays. Ce n’est pas ça. Le communisme comme collectivité idéologique pure, avec une tactique, un programme et une cause humaine, n’est pas encore présent sur notre scène historique. Ce qui existe, c’est l’invasion verticale des barbares, la prolifération des instincts antisociaux, un obscur désordre localisé dans le gouvernement et l’ensemble de ses affluents politiques. Ce serait une erreur de faire de subtiles distinctions scolastiques et de planter le décor de façon abstraite. On ne peut séparer le libéralisme des autres forces anarchiques. Carlos Barrera Uribe, chef honoraire du libéralisme de Caldas, est socialement un animal plus nuisible que ceux qui prêchent l’évangile marxiste.

Nous sommes aujourd’hui la réserve politique du pays, intacte et compacte. Tout compromis avec des groupes, petits ou grands, d’une autre devise que la nôtre nous ferait perdre notre cohésion interne et notre dynamique, sans bénéfice équivalent. Ce que certains appellent le libéralisme d’ordre ou la droite libérale, avec un défaut de rigueur expressive ou de sagacité politique, n’est rien d’autre qu’un minuscule cortège « apenin »4, une abjecte bourgeoisie qui a fomenté la révolution par ses votes, parce qu’en elle la haine historique à l’encontre du conservatisme, ou la panique, ou le snobisme, était plus fort que son propre intérêt et sa responsabilité patriotique. Ces gens croient qu’on ne se sauve qu’en capitulant. La même chose se passe dans tous les pays. Politiquement, la bourgeoisie est un club de suicidaires. Un pacte avec elle servirait seulement d’entrave, de boulet, car elle manque de toute force numérique et de belligérance.

J : On ne peut nier qu’il existe au sein du conservatisme certains secteurs disposés à faire la paix avec le régime.

GAA : Évidemment. Personne n’ignore que certains bourgeois conservateurs sont « olayistes »5, ouvertement ou souterrainement. Ils sabotent l’opposition mais c’est en vain. Dans leur sordide conception de la vie, ils considèrent que nous pouvons pardonner nos morts au candidat sanguinaire en considération de ce que c’est la réaction ploutocratique, un serviteur de la haute finance. Pour eux le conservatisme n’a d’autre mission que de monter la garde pour la défense de leurs bourses.

Eh bien ils se trompent. Le conservatisme a un concept de la propriété exposé dans ses programmes, mais ce n’est pas une simple patrouille apenine [voyez la note 4]. Il existe une pensée sociale de droite, une doctrine qui n’a pas vocation à servir de tranchée à la ploutocratie pour ses privilèges mais qui cherche des moyens non catastrophiques d’expier le désespoir dramatique de ceux d’en bas. Le conservatisme préconise que l’État intervienne en faveur du travail, qui n’est pas une marchandise inerte mais quelque chose qui sue, qui souffre et qui pense. C’est pourquoi il condamne la candidature d’Olaya Herrera non seulement pour des raisons politiques, car elle emporte avec elle la guerre civile, mais aussi parce que c’est une avancée du capitalisme apatride.

J : Où l’opposition et l’abstention intégrales conduisent-elles le conservatisme ?

GAA : Au pouvoir. À la marge de la vie civile, le parti maintient ses effectifs intacts, il les organise et les entraîne. Le chômage, si grave dans les années de la crise économique, est en voie d’être résolu au moyen d’une adaptation progressive des activités privées. Déjà commence à naître dans le parti, qui n’était jusqu’alors qu’une foultitude d’employés au chômage, une énergique volonté de domination, un sentiment militant de la vie et la responsabilité d’une mission. Pendant ce temps, ce cartel des gauches qu’on appelle libéralisme, sans le ciment de notre présence dans les bureaux de vote, se divise en opposition et gouvernement contraint de nous remplacer au sein du mécanisme démocratique. C’est une fatalité historique, supérieure à l’opportunisme de leurs chefs. Quand une collision interne les aura démantelés et anéantis, aucune des forces de gauche restantes ne pourra résister devant notre charge au pouvoir.

J : Mais cela affecterait le pays.

GAA : C’est ce que pensent certaines âmes timorées et ce qu’assurent aussi les écrivains du régime. Or le pays ne souffrira aucun préjudice dans son rythme historique, car nous autres conservateurs ne sommes pas des citoyens mais des sujets, des animaux de charge publique. Mais en outre ce petit interrègne de chaos est nécessaire pour provoquer un subit et violent retour à l’ordre. C’est seulement de cette manière que deviendra possible une nouvelle étape créatrice. Ce pays doit être refondé, transformé de fond en comble, parce que la république libérale l’a désorganisé moralement et socialement, dans son économie et son esprit. Aussi un précaire accord de partis n’a-t-il pour nous aucun attrait, c’est le projet désespéré et voué à l’échec de nous faire coexister dans des zones hermaphrodites (« zonas epicenas ») au centre. Les douleurs nationales d’aujourd’hui ne se guérissent pas avec des emplâtres mais requièrent la chirurgie du fer. Ce cataplasme verbal rassembliste [voyez la note 3] transformerait l’abcès en gangrène. La dernière tentative des politiciens centristes a échoué.

Et cela vaut mieux. Toute l’ambigüité de la politique contemporaine est un intérim. À présent, nous allons nous définir et nous situer, car il n’y a pas de pont-levis entre l’ordre et la révolution. Nous savons que surviendront quelques temps hasardeux de chaos mais nous sommes prêts à affronter le fleuve de feu des événements. Il faut suivre la logique de ce destin extraordinaire. Quelqu’un a dit qu’on ne peut être un incendiaire professionnel avec une âme de pompier…

J : Que dites-vous des droites ?

GAA : Dans le prochain numéro, je parlerai des perspectives tactiques et programmatiques du mouvement. Pour le moment il me suffit de dire qu’à mon avis le conservatisme au pouvoir devra appliquer le programme politique et social des droites. Nous sommes nécessaires et inévitables. Nous devons nous préparer à entrer dans l’histoire à dos de cheval et à participer de l’agonie des créateurs.

*
Notes du traducteur

1 « Pas d’ennemis à droite » : C’est la réponse au « Pas d’ennemis à gauche », une formule qui aurait été forgée par l’homme politique radical-socialiste français René Renoult et qui fut le mot d’ordre de tous les « Fronts populaires » voyant le jour à cette époque dans différents pays. La formule « Pas d’ennemis à droite » est ici le mot d’ordre d’un « Front goth » en opposition au « Front populaire » colombien. À l’époque, la politique de front populaire, d’alliance des partis de gauche du centre jusqu’aux extrêmes, pouvait d’autant plus inquiéter à droite que nul ne savait quelles tendances l’emporteraient dans ces alliances. Par ailleurs, si l’on se plaît en France à rappeler ce qu’une telle politique, le Front populaire élu en 1936, a produit de réformes sociales importantes, certains, sans doute de mauvais esprits, soulignent que nombre de ces réformes avaient déjà été adoptées dans l’Allemagne voisine après 1933, sans qu’il fût question de front populaire dans ce cas bien que le mouvement responsable de ces réformes eût le mot « socialiste » dans son nom.

2 Grande Colombie : Il s’agissait donc d’externaliser autant que possible le mouvement vers les pays voisins qui avaient constitué de 1819 à 1831, avec la Colombie, une République de Grande Colombie, l’Équateur, le Venezuela, le Panama, ainsi que des parties du Pérou, du Brésil et du Guyana, sans doute avec l’idée à plus long terme d’une reconstitution de la Grande Colombie.

3 « Rassembliste » : Pour comprendre ce passage il faut développer un peu l’histoire de la fin de « l’hégémonie conservatrice » en Colombie. Cette hégémonie prit fin en 1930 avec un gouvernement dit de Concentración Nacional (d’où le néologisme concentracionista employé par Álzate dans l’interview), gouvernement bipartisan avec pour Président le libéral Henrique Olaya Herrera. Cette « concentration » bipartisane fut rendue possible par le ralliement de certains conservateurs dont les affaires dépendaient des échanges économiques avec les États-Unis, car ces derniers soutenaient Olaya (qui avait été ambassadeur à Washington). Parce qu’une partie du Parti conservateur avait ainsi soutenu la candidature d’Olaya, après la victoire de ce dernier le dirigeant du parti, Laureano Gómez, lui apporta son soutien. Cette période « concentracionista » dura jusqu’en 1934, date à laquelle le Parti conservateur fut, après qu’il eut exercé une hégémonie totale dans le pays pendant quarante-cinq ans, rejeté purement et simplement dans l’opposition et où le Parti libéral se montra davantage enclin à former un « Front populaire » avec les partis à sa gauche. Le Parti conservateur ne revint au pouvoir qu’en 1946. – Dans notre traduction, nous parlons, de manière plus conforme à l’usage de la langue française, de Rassemblement national, et forgeons par conséquent le néologisme « rassembliste ».

4 « apenin » : Traduction de « apenino » forgé par les conservateurs colombiens à partir du nom de l’Action patriotique économique nationale (APEN), un mouvement politique « rassembliste » (voir n. 3) colombien des années trente.

5 « olayistes » : Partisans d’Olaya Herrera (voyez n. 3).