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La Reine du flamenco et autres poèmes de Joaquín Alcaide de Zafra
Le poète espagnol Joaquín Alcaide de Zafra (1871-1946), d’origine sévillane, appartient au cercle moderniste autour de Francisco Villaespesa. Il fait partie de ces écrivains andalous militants (c’est une façon de parler : il s’agit d’un militantisme poétique) qui se réunissaient au café madrilène La Colonia Patricia, parmi lesquels figurent Villaespesa, Juan Ramón Jiménez, Salvador Rueda, Manuel Reina, au tournant du siècle.
Les deux recueils dont sont tirées les présentes traductions datent de 1896 et 1899. Le premier, Chants de la Giralda, a, comme son titre le laisse prévoir, un côté « costumbriste » assumé. Le second, Trèfle, est la publication qui introduit définitivement Alcaide dans le mouvement moderniste (introduit en Espagne, on le sait, par le Nicaraguayen Rubén Darío).
*
Chants de la Giralda : Notes sévillanes
(Cantos de la Giralda: Notas sevillanas, 1896)
.
Hispalis
Ndt. Hispalis est l’ancien nom de Séville ; il s’agit du nom wisigothique Spali latinisé.
À l’excellent Don Rafael Conde y Luque
– « Séville pour le plaisir,
Madrid pour la noblesse,
pour les soldats Barcelone,
pour les jardins Valence. » –
Seul celui qui n’a jamais vu Séville
peut comparer la perle
d’Al-Motamid avec des villes
qui, si elles font honneur à l’Ibérie,
jamais ne pourront l’égaler,
car elle les dépasse toutes,
étant non seulement du Bétis1
mais aussi de l’Espagne la Reine.
Car il n’a jamais existé et n’existe pas
de noblesse comparable à la sienne,
de soldats comme ses fils
ni de vergers comme ceux de sa vallée.
Car la ville dont les murs
sont reflétés par le Guadalquivir
résume tout ce qui est grand,
résume tout ce qui est beau.
Hercule, de ses fondations
pose la première pierre,
et Jules César ceint
ses murailles de tours.
L’Arabe tombe en extase
en voyant sa beauté
et la convertit en jardin délicieux
comme jamais n’en rêva le Prophète.
Un Roi Saint la reconquiert
seulement pour y mourir,
car le destin la lui avait refusée
pour son berceau.
Celui qui a vu Séville,
si une âme respire en lui,
c’est seulement mort qu’il la quitte,
car elle est le ciel sur terre !
Ville de Juste et de Rufine2,
ville de ces potières
qui brillent dans ton ciel
comme deux claires étoiles,
de Herménégilde, de Léandre
et d’Isidore, luminaire
du christianisme, orgueilleuse,
tu arbores leur gloire sur ton front.
Car Dieu souhaita voir assis
à la droite de son trône
tes fils, pour récompenser
tes vertus excellentes.
Mère d’artistes, de caudillos,
de rois, de saints et de poètes,
l’Immortalité a ton nom
écrit dans son livre.
Car si tu leur donnas la vie,
eux, par leurs œuvres
à la renommée impérissable,
t’offrirent honneur et prestige éternels.
Hever, par Allah inspiré,
t’embellit de l’élancée
Giralda, que le monde admire
comme sa tour la plus belle.
La gente arabique te donna
des palais de filigranes
dont les palmiers éventent
les murs de leurs palmes.
Pour elle tu fus toujours
l’odalisque favorite,
la sultane du sérail
dont ils firent l’Espagne.
D’Al-Motamid et d’Ibn Ammar
les cantiques résonnent encore
dans les patios de l’Alcazar,
disant leurs bonheurs et leurs peines,
car ils ont chanté à ta louange
les élégies les plus sensibles
au son harmonieux
de leurs guzlas3 mauresques.
Sur ton blason un Roi Sage
mit l’emblème le plus respectable
car tu devais bien cet honneur
à l’auteur des Querelles4.
De Don Pedro de Castille
les amours et les sévères
justices t’ont adorné
d’un manteau de légendes.
Et la foi d’un Grand Chapitre
éleva sur les pierres
de ta mosquée islamique
l’église la plus artistique,
temple que les hommes
doivent vénérer, ne fût-ce
que parce qu’en son sein,
les deux genoux en terre,
adorèrent le Dieu éternel
le peintre des Puretés,
Velásquez, Roldán, Pacheco,
Montañés, Lope de Rueda,
Hita, Baltasar de Alcázar,
Mañara, Vásquez de Leca,
Jauregui, Cetina, Arguijo,
Rioja, Daoiz, Herrera
et Bécquer, le rêveur
Bécquer, ton poète génial,
qui aspirant dans l’autre vie
à goûter la gloire éternelle
demandait qu’on l’enterrât
sur la rive du Bétis ;
car en toi, ville aimée,
se trouve le ciel sur terre !
1 Bétis : Nom latin du fleuve Guadalquivir, qui traverse Séville.
2 Juste et Rufine : Deux martyres chrétiennes originaires de Séville et particulièrement vénérées dans cette ville. Suivent dans le poème une kyrielle de noms célèbres de Séville, dont nous laissons au lecteur le soin de rechercher l’identité si cela peut éclairer sa compréhension.
3 guzla : Il est temps de fournir quelques explications sur ce terme qu’on trouve déjà dans nos précédentes traductions de Francisco Villaespesa (« au triste son de la guzla / l’aveugle maure chantait ») (x) comme de son « disciple » et ami Federico de Mendizábal (« Les échos de mystérieuses qasidas / dans les guzlas, prophétiques, tremblaient ») (x) et peut-être d’autres poètes espagnols « alhambristes » en plus d’Alcaide de Zafra dans le présent poème. La guzla est un instrument de musique des Balkans et non de l’Andalousie mauresque. L’origine de cet emploi curieux par les poètes espagnols semble être le recueil poétique de Mérimée La guzla, de 1827, que l’écrivain français fit passer pour un recueil de chants illyriques et balkaniques traditionnels alors qu’ils étaient de sa plume. On connaît l’intérêt de Mérimée pour l’Espagne (Théâtre de Clara Gazul et surtout Carmen), un intérêt qui, malgré ce que nous écrivons plus loin de la « muraille » des Pyrénées (cf. note du traducteur au poème « La Reine du flamenco »), n’a pas laissé les Espagnols complètement indifférents. Son recueil La guzla semble avoir suffisamment marqué certains poètes ibériques pour qu’ils retinssent le mot et l’appliquassent à l’Andalousie arabo-musulmane par licence poétique.
4 l’auteur des Querelles : Le livre des querelles (El libro de las querellas) est une œuvre en vers longtemps attribuée au roi Alphonse X « le Sage », aujourd’hui considérée comme apocryphe. Alphonse X passe pour avoir conçu les armoiries de la ville de Séville, qui représentent le roi Ferdinand III entouré de saint Isidore et saint Léandre.
*
La Giralda
En la terre bénie
que baigne le père Bétis,
dans la ville d’Espagne
qui fut toujours florissante,
entre cent mille beautés
s’élève vaporeuse
la tour la plus belle
que l’homme ait imaginée.
L’Arabe Hever
la conçut et réalisa ;
il imagina cette splendeur
en un rêve céleste ;
il vit Allah qui lui dit :
« Bâtis une tour si précieuse,
si belle et si gracieuse
qu’elle soit sans rivale. »
Il en resta confondu
car il ne savait
quelle formait aurait
un minaret si magique ;
mais Allah fit tomber un voile
et lui montra dans l’instant
la tour la plus colossale
qu’Il put imaginer.
Et l’habile mathématicien
en suivant le modèle
qu’Allah lui avait montré
édifia cette tour ;
c’est ainsi que depuis lors
la mauresque Séville
a la cinquième merveille
que possède le monde.
Lorsque la foi chrétienne,
dans un élan gigantesque,
construit l’altière,
la belle Cathédrale,
elle couronne de cloches
le haut minaret
afin qu’elles chantent fièrement
Dieu avec des langues de métal.
Et sur le corps maure
trois autres cloches furent placées
s’élevant vers les cieux ;
et ce fut l’orgueil de Séville
que cette tour
élancée, élégante,
triomphalement couronnée
par la statue de la Foi.
Comme toi, tour splendide,
les Sévillanes sont
à la base musulmanes
et chrétiennes au sommet :
leurs corps sont de femme arabe
mais sur leur beau front
règne victorieuse
la religion chrétienne.
Quand je regarde extasié
tes lignes enchanteresses,
mon imagination voit
deux filles de Triana5,
les belles patronnes
de cette cité divine,
sainte Juste et sainte Rufine,
qui sont tes soutiens.
Quand loin de mon Espagne,
loin de Séville,
cette grande merveille
où je suis né,
peinte ou sculptée
je vois la Giralda,
il me semble voir
le drapeau rouge et or.
Car elle me rappelle
la patrie bien aimée,
le ciel de saphir
de ma chère cité ;
les bosquets d’orangers
qui poussent dans ses jardins,
les bateaux qui se bercent
sur le Guadalquivir.
Ses places et ses parcs,
ses églises séculaires,
ses beffrois et ses minarets,
son alcazar oriental,
ses patios qu’ornent
le nard et les roses,
aux murmurantes fontaines
de limpide cristal.
Ses rues sinueuses
qui font venir à la mémoire
l’histoire antique,
des légendes d’un autre âge,
souvenirs de jours passés
heureux ou fatals
que renferment les annales
de ma ville si belle.
Pour cette tour magnifique
je t’admire et te vénère,
et je meurs de chagrin
quand je suis loin de toi ;
aussi, tout Sévillan
t’appelle son trésor,
et c’est pourquoi je t’adore
avec folle passion.
5 Triana : Un quartier historique de Séville.
*
La Reine du flamenco (La Reina del Tango)
Ndt. La juxtaposition du titre original et de notre traduction appelle forcément une explication. En espagnol, le tango est certes le genre musical et la danse l’accompagnant, d’origine argentine, qui sont bien connus sous ce nom en France et dans le monde entier, mais c’est aussi une variété traditionnelle (un palo) du flamenco andalou. Le Dictionnaire de l’Académie espagnole le décrit ainsi : « Palo flamenco con copla de tres o cuatro versos octosílabos que tiene diversas modalidades. » (Palo du flamenco composé de couplets de trois ou quatre vers octosyllabiques et ayant diverses modalités). Le tango flamenco est originaire de Cadix mais s’est développé à Séville sous une forme propre appelée « tango de Séville », la forme la plus représentative du flamenco dans cette ville. En toute rigueur, notre traduction devrait donc être, pour le titre, « La Reine du flamenco sévillan » (pour éviter de toute façon l’emploi du terme « tango » beaucoup moins connu du public francophone sous cette acception bien qu’elle soit la plus ancienne, ce qui est, du reste, un exemple de plus de l’hermétisme de cette muraille que sont les Pyrénées).
À Séville, dans le quartier typique
de la Macarena,
d’une auberge d’apparence classique
rappelant Bécquer,
dans le patio que couvre une vigne
pleine de fruits,
se réunit une foule animée
de joyeux toréros et belles Andalouses.
De la Cava sont venues des gitanes
aux crinières ombreuses ;
la Alameda a envoyé
des danseuses aux traits arabes ;
des guitaristes tirant des trilles
des cordes de leur instrument
sont venus du quartier jouxtant
la Pyrotechnie
pour voir si, comme ils disent, est bien réelle
la Reine du flamenco sévillan, Salud la Brune.
Car c’est la plus belle fille
que virent naître ces rives
qui inspirèrent à Lista et Arguijo
leurs vers les plus beaux.
Car ses deux yeux paraissent
des diamants noirs, brûlant
plus que le soleil et ses rayons
quand il passe en été près de la terre.
On entend la plaisante harmonie
d’un luth mauresque,
chacun tourne les yeux vers la belle
Salud la brune
quand elle se lance avec un grand sourire
au milieu du cercle en tendant les bras,
comme se lance sur la mer la nef
tendant ses voiles, sereine et gracieuse.
À la cadence que produit la percussion
de ses castagnettes
ornées de nœuds rouges et or,
comme si le drapeau national
avait été réduit en mille lanières,
elle se dresse, les bras en forme d’arche,
et sa taille ondoie
comme balancent les palmes d’Idumée
quand la brise les caresse,
puis elle s’incline et saisit sa robe,
l’élève contre elle, la fait ondoyer puis voler.
Ses pieds au contour menu
sur le sable du patio
par leurs chocs continus ont laissé
des empreintes confuses,
on dirait deux marteaux de fer
qui frappent la terre,
marquant le rythme de la danse
que leur impriment ses larges hanches.
Comme deux branches
dont le vent s’empare,
en suivant les courbes de son corps
ses bras font mille tours ;
mais dès que s’annoncent
les ultimes notes du chant,
leurs circonvolutions s’arrêtent, ils s’élèvent,
vibrent et puis retombent, poings sur les hanches.
L’air résonne de cris de joie,
des « olés ! » du public,
tous sacrent reine cette fille
de la Macarena,
tous ceux qui sont venus de quartiers lointains
seulement pour la voir,
et avec les lumières du jour
la fête se dissipe…
À travers les rues animées s’éloignent
en chantant les toréros et leurs amies,
tandis que l’ombre enveloppe
l’auberge typique qui rappelle Bécquer.
*
Les dimanches de Torrijos (Los domingos de Torrijos)
Ndt. Le pèlerinage de Torrijos est un événement religieux majeur de la province de Séville. C’est une fête aussi bien religieuse que « folklorique », mettant en valeur le patrimoine andalou. C’est pourquoi le présent poème entre dans un certain luxe de termes propres au flamenco, notamment, qu’il n’est guère possible de traduire. On trouvera le sens de ces termes sur les sites francophones spécialisés.
Dans le présent poème, les « pèlerins » s’arrêtent en fait à la Pañoleta, qui n’est guère éloignée que de quatre kilomètres de Séville. Là ils se livrent à des réjouissances où le flamenco joue le rôle principal. C’est ce que le poète appelle leur pèlerinage à « la déesse Zambra », la zambra étant une variété du flamenco, la plus marquée par l’héritage mauresque.
À Salvador Rueda
Les dimanches d’octobre,
en ce mois où les flammes du soleil,
bien qu’elles éclairent encore beaucoup
n’embrasent plus que peu de choses,
vers la rue Castilla
par le pont de Triana,
juchés sur des chariots
que couvrent des toiles blanches,
sur des ânes étiques,
des poulains de race pure,
des mulets éreintés,
des canassons tout en pattes,
dans des chars disloqués,
des cabriolets, des tartanes
et des breaks où ils se pressent
comme des sardines dans un panier,
se dirige ce qu’a de plus de déluré
la gente de Séville,
avec beaucoup de rire aux lèvres
et beaucoup d’amour dans le cœur.
Voir le Christ qui dans le petite sanctuaire
de Torrijos les attend,
c’est le but qui fait sortir
tous ces gens de chez eux.
Mais comme le chemin est long
et qu’il y a des côtes très rudes
que beaucoup auront du mal à gravir,
si la descente en est facile,
pour rendre moins pénibles
les fatigues de la marche,
et pour que les heures passent
dans la bonne humeur qui convient,
ils emportent des tambourins,
des castagnettes et des guitares,
une outre pour le vin
et le cruchon pour l’eau.
Le long de la route étroite
qui quittera la Vega de Triana
coupée en deux,
avec ses peupliers,
enveloppés dans les tourbillons
de poussière qui se lèvent
au passage des chars,
au contact des pieds,
les pèlerins approchent,
gravissant une côte, de Castilleja,
en pensant qu’aller à Torrijos
voir l’Image sacrée
sera quelque chose que Dieu
récompensera tôt ou tard,
mais qui ne les compense pas
d’un tel périple ;
si bien que tous se mettent d’accord
pour rester où ils sont…
à la Pañoleta
plantée d’arbres.
Sous les verts oliviers
près des haies de roseaux,
devant les auberges
au pied des acacias,
en groupes tourbillonne
la fleur des Sévillanes,
si joyeuses et souriantes,
qui dansent à la musique qu’on leur joue6.
Ce n’est que rires et tohu-bohu
sur la petite esplanade
où l’on voue un culte
à la seule déesse Zambra.
Au son des baguettes de flamenco
répond celui des guitares,
et à la percussion des tambourins
le choc des verres.
Ici l’on chante des peteneras,
là des malagueñas,
et quand l’une danse un olé,
une autre danse la palanca.
Tout le monde est joyeux,
rit et s’écrie, dans ce tohu-bohu,
car l’on voue ici un culte
à la seule déesse Zambra…
Mais quand le ciel
de bleu qu’il était devient mauve,
quand le soleil en se cachant
de ses regards l’illumine,
et qu’au loin retentit
le chant de la Giralda,
entonnant le triste Angélus
avec ses cloches de bronze,
les pèlerins qui pensaient
se rendre à l’église de Torrijos
dans leurs chars, sur leurs poulains
remontent pour retourner chez eux.
Et comme la route est sombre,
ils ont allumé des flambeaux
à la lumière desquels on dirait
une légion de fantômes
qui, la nuit bien avancée,
traverse les rues de Triana
en se dirigeant vers le pont
sous lequel moutonne le Bétis,
dans les ondes duquel le feu
des torches se reflète,
faisant paraître le fleuve
un serpent de flammes.
6 qui dansent à la musique qu’on leur joue : Jeu de mots sur l’expression « bailar al son que le toquen », qui signifie de manière figurée : dépendre des décisions prises par autrui. Les femmes du convoi ne peuvent imposer que celui-ci poursuive sa route, mais, que ce soit ici à la Pañoleta ou là-bas à Torrijos, leur principal divertissement est de danser.
*
Le Rosaire de l’aurore (El Rosario de la aurora)
Ndt. Le rite dont il s’agit se perpétue de nos jours. La « sainte église métropolitaine » est la cathédrale de Séville, plus grande cathédrale gothique au monde. Ce que nous avons traduit par « gradins », dans le premier quatrain, ce sont les gradas de la cathédrale, des escaliers monumentaux qui l’entouraient sur plusieurs côtés et dont la littérature ancienne témoigne comme d’un site fréquenté et animé. Il s’y trouvait de petites chapelles, vraisemblablement des niches fermées par des grilles. Ces gradas ont été démantelées au 18e siècle, il ne reste que des escaliers résiduels. Cependant, Alcaide parle manifestement de choses dont il a été témoin.
D’une petite chapelle
se trouvant sur les gradins
de la sainte église
métropolitaine,
depuis des siècles sort
entre chien et loup
le saint Rosaire
que l’on occulte à l’aube.
Par le passé
il était rare
que cela ne se terminât point
en bataille rangée,
au cours de laquelle les dévots
avec leurs lanternes de fer-blanc
s’escrimaient comme si ce fussent
des masses ferrées,
afin de se défendre
avec une sainte bravoure
de la lie impie
qui, dans une fureur sauvage,
le fer au vent
les assaillait,
moquant le Rosaire
de manière éhontée.
À présent c’est seulement à certains jours
marqués par l’Église
comme particulièrement solennels
que sort de sa maison
l’antique toile
où la dénommée
Vierge de l’Antique
montre son visage sacré.
La queue brillante
d’une fusée d’artifices déchire
le ciel obscur
de sa flamme rouge,
quatre instruments
désaccordés lancent
devant la chapelle
leurs notes dissonantes
en même temps qu’un vieillard
à la luisante calvitie
annonce à la foule
d’une voix chevrotante
que le Rosaire va
se mettre en branle,
et qu’on s’empare donc
sans tarder des lanternes.
Plusieurs gamins
aux yeux marqués de cernes,
huit ou dix mendiants
aux manteaux élimés,
ainsi qu’un groupe informe
où des vieillardes édentées
se confondent
avec une joyeuse
marmaille, forment
à l’Immaculée,
autour de la bannière,
un étrange cortège.
Quatre petites lanternes
au bout de longues perches,
que les dévots appellent
les guides,
vont très en avant
des autres,
dissipant les ombres
de leurs flammes ténues,
indiquant ainsi le chemin
à travers les rues solitaires
au Rosaire
qui avance en silence.
Tenant une lampe
à sa fenêtre,
une vieille femme montre
son profil de pie,
évoquant le souvenir
de celle qui par une nuit
silencieuse fut témoin
de l’héroïsme de Don Pedro.
Faisant des zig-zags
un ivrogne passe,
tandis qu’un chien pousse
un faible gémissement ;
il s’est réveillé
sur son lit de pierre
et par les lumières ébloui
se met à aboyer.
Devant une pauvre maison
d’une petite place,
où un frère
du Rosaire attend
derrière les carreaux
la Sainte Vierge
pour qu’elle lui octroie
la santé précieuse,
le cortège s’arrête
et chante un Salve,
qui au triste malade
arrache des larmes.
Il se remet en route
et traverse des places
et des ruelles,
dont il déchire l’obscurité ;
jusqu’à ce que l’église,
but de son périple,
le reçoive anxieuse
dans ses larges nefs.
Des cierges allumés
illuminent l’autel ;
un torrent de notes
jaillit des trompes
argentées de l’orgue
sonore, avec pompe :
on élève du tabernacle
le riche ostensoir,
et tandis que tous chantent
l’adoration du sacrement,
dans la lunule paraît
l’hostie consacrée.
On dit une messe ;
et à la lumière rosée
de l’aube commençante
émaillant la nuée,
parcourant des rues
et traversant des places,
le Rosaire s’en retourne
à sa sainte maison…
Très en avant
les guides marchent,
mais leurs flammes roses
n’éclairent plus
comme lors de la sortie,
car les clartés
qui descendent du ciel
estompent leur lumière.
Les passants de l’aube
qui croisent le Rosaire
font une génuflexion
à son passage.
On entend le grand bruit
que font les servantes
en ouvrant balcons,
portes et fenêtres,
et quand l’aurore
dans son char avance,
baignant toutes choses
de sa lumière d’argent,
dans la petite chapelle
qui se trouve sur les gradins
de la sainte église
métropolitaine,
le Rosaire rentre,
qu’on occulte à l’aube…
Et le carillon retentit
depuis la Giralda.
*
La rue des Serpents (La calle de las Sierpes)
Entre la place de San Francisco
et le carrefour de la Campana
se trouve l’étroite ruelle des Serpents,
la plus jolie de Séville.
D’après ce que racontent les anciens livres,
elle reçut son nom, mes semble-t-il comprendre,
du fait qu’y résidait naguère
le gentilhomme Gilles des Serpents.
Mais la voix populaire affirme
que c’est parce que naguère
s’y trouvait des ossements de grands reptiles
au-dessus de la porte d’une hôtellerie.
Quoi qu’il en soit de ces histoires,
il est certain que c’est une très belle rue,
très fréquentée, très attrayante,
très coquette, très sévillane.
*
Parmi des édifices de port antique,
façades blanches et portes ferrées,
des maisons modernes aux murs altiers
montrent joyeuses leurs balcons.
Le rez-de-chaussée est occupé par des boutiques
de beaux objets de fantaisie,
de toiles splendides, des commerces plantureux
et des vitrines de bijouterie,
des cafés brillants de marbre blanc
dont les murs couverts d’azulejos
reproduisent les lunes claires
dans leurs grands miroirs brillants,
des cercles privés dont les rideaux
laissent entrevoir les lustres suspendus,
leurs somptueux fauteuils en velours,
leurs voûtes et leurs tableaux.
Et embaumant toute la rue
du délice de leurs odeurs,
dans les porches et aux carrefours
se trouvent plaisants des stands de fleurs.
*
Au moment de la Semaine Sainte,
les processions la traversent,
et terrasses et balcons
se remplissent de beaux visages.
Devant les maisons, sur les trottoirs
on place des chaises en ligne droite,
sur lesquelles s’assoient les Sévillanes,
parées de leurs mantilles.
Car ici passent, plus solennelles
que par aucune autre rue, les Confréries
avec leurs soldats et leurs geôliers,
leurs Rédempteurs et leurs Maries,
leurs Senatus et leurs clairons,
leurs voiles de la croix et banderoles,
leurs Centurions aux splendides uniformes
et leurs Nazaréens à longues queues,
qui marchent lentement dans la rue
au milieu des psaumes,
du bruit des fanfares
et du ra des tambours.
*
Quand la Fête par sa grande renommée
inonde Séville d’étrangers,
ses cafés fourmillent de marchands,
d’agents de change et de toréros.
Et mille femmes passent
avec leurs châles de riche toile,
et aux éloges qu’on leur lance
si l’une rit, l’autre prend la mouche.
Si bien que s’échangent des répliques rapides,
où l’on fait assaut d’esprit…
tandis que les vendeurs à la criée
cherchent à placer des billets de corrida.
*
La nuit avant le Corpus Christi,
de tentures riches et variées
on tend la rue, qui semble flamboyer
sous sa cascade de lampions,
et le matin on la couvre entièrement
d’une toile cachant le ciel
tandis que des herbes odoriférantes
tapissent le sol,
car c’est là que passe en son cortège
aux accords d’une psalmodie,
avec ses pampres et ses épis,
la grande custode de Juan de Arfe.
*
L’été, on dirait un patio,
avec les fauteuils et les guéridons
que l’on sort des clubs,
et les stands de fleurs.
La cigarière trotte-menu
s’y promène, si gracieuse,
taquinant avec désinvolture
les Don Juans au petit pied.
On y voit passer les étudiants
qui vont avec leurs gros livres à l’athénée,
et avec leurs lettres d’amour
les demoiselles qui vont au bureau de poste.
Quand la messe aux armées est terminée,
les bataillons s’en reviennent,
laissant sur leur passage
les cœurs des jeunes filles transpercés.
Tous les gens, toutes les choses
de quelque réputation ou prix passent par elle,
par cette rue qui, bien qu’étroite,
vieille et sinueuse, n’en est pas moins belle.
………..
Parce que la rue la plus fréquentée,
la plus coquète, la plus sévillane
est celle qui va de la place de San Francisco
au carrefour de la Campana.
*
L’auberge d’Eritaña (La Venta de Eritaña)
Ndt. Nous avons aussi traduit un sonnet consacré par Francisco Villaespesa à ce lieu fameux de Séville (billet « Tambourins sévillans » ici).
Au milieu des bosquets d’orangers,
l’auberge la plus fameuse d’Andalousie
s’élève comme un temple de la joie
baisé par les roses de mille rosiers.
Dans son jardin de plantes méridionales,
nid des amours et de la poésie,
les pampres se tendent en galerie
et les jasmins forment des arcs de triomphe.
Couronnées de fleurs de citronnier,
entre les feuillages sont les guinguettes,
sanctuaires où vit la déesse Frairie.
C’est là que lui rendent un culte les Sévillans
et qu’en son honneur ils entonnent des chansons gitanes
au choc des verres, orchestre sacré.
*
Chansons (Cantares) [Choix]
Ndt. Un mot de ces « chansons ». Il s’agit, ici (et dans le recueil suivant : vide infra) comme chez Francisco Villaespesa (voyez les « Chants » à la fin du billet « La halte des bohémiens » x), de quatrains sur le thème de l’amour. Nous devrions chercher un même terme dans les deux billets, et c’est « chanson » qui nous paraît à présent le plus indiqué. Le terme cantar connaît en espagnol, selon le Dictionnaire de l’Académie espagnole, deux acceptions spécifiques que ne rendent à vrai dire ni le terme « chanson » ni le terme « chant ». Dans les poèmes de Villaespesa et d’Alcaide que nous avons traduits, ces quatrains suivent un genre de poésie populaire andalouse mise en musique.
I
Ce sont, mes pauvres chants,
des étoiles filantes
qui traversent le ciel de l’amour
pour mourir dans le vide.
II
Vois un peu comme brillent
tes grands yeux noirs,
car c’est printemps quand tu les ouvres
et c’est l’hiver quand tu les fermes.
VIII
Les heures que compte le jour,
je les ai réparties ainsi :
neuf heures rêvant de toi,
quinze heures à toi pensant.
X
Vois, ô vois donc,
vois comme elle était belle,
tellement que quand elle s’en fut aux cieux
même son miroir pleura.
XV
Demande à Dieu de t’épargner
d’aimer celle qui ne t’aimera pas,
car il est bien triste de semer
sans récolter ensuite.
XVII
On dit que l’amour est aveugle,
et plût au ciel qu’il le fût !
je n’aurais pas vu ta perfidie
aussi clairement que je la vis.
XXI
Depuis le jour où tu assassinas
la tendresse en mon cœur,
il porte cet écriteau :
« Fermé pour cause de mort. »
XXVII
J’offre l’amour à pleines mains
mais elles n’en veulent pas ;
combien pourtant
meurent par manque d’amour !
XXVIII
Vois si mon amour est grand :
il a résisté à l’absence,
aux intrigues, à l’orgueil,
à la jalousie et à la pauvreté.
XXIX
Ne crains pas que je t’oublie
parce qu’on ne me laisse pas te voir ;
sans le voir on adore Dieu,
et tu es Dieu pour moi.
.
Trèfle
(Trébol, 1899)
.
L’épée du poète (La espada del poeta)
Envieux, ingrats et traîtres,
femmes sans pudeur et sans tendresse,
héros de l’infamie et de la bassesse,
âmes mortes à toutes les amours !
excitent les clameurs du poète
qui dans ses strophes olympiennes
en les chantant châtie leur vilenie,
avec les honneurs de l’immortalité.
Ô épée bienfaisante et sacrosainte
qui portes ton coup bénéfique
contre la maudite écume humaine !
Ton fer n’est point inhumain ni criminel,
car il est semblable à celui du chirurgien
qui blessant ne donne point la mort mais la vie !
*
La créole (Criolla)
Carmen
Tu es née dans la perle des Antilles
et de ces lieux tu apportes en Espagne
le va-et-vient des palmes dans ta démarche,
le feu des roses sur tes joues.
Des champs de canne de Las Villas
tu as pris la douceur, et les bananiers
t’ont donné leur indolence, les mers vertes
le sel avec lequel tu séduis, tes enchantements.
Voix de sirène qui attire et subjugue
est la douce modulation de ta gorge,
magique à la manière d’arpèges de lyre grecque,
suave comme des gammes de harpe d’or,
car ton accent grave et sonore
possède le rythme mélodieux des guajiras7 !
7 guajiras : Écrit guagiras, forme non reconnue (ou coquille). Un guajiro, à Cuba, est un paysan. Le terme au féminin donne le nom d’une danse cubaine, dont s’inspire un palo (à nouveau !) du flamenco, introduit en Espagne dès le 16e siècle.
*
À l’horloge du Temps (Al reloj del Tiempo)
Quand l’ardente
jeunesse embrase
nos cœurs
de sa flamme vive,
nous voyons de la vie
l’escalier en colimaçon,
pleins d’illusions,
fous d’espérance,
désireux seulement
de gravir ses degrés,
de monter là-haut
voir où il s’arrête ;
car nous pensons
trouver dans cet escalier
des lauriers pour l’intelligence,
la constance récompensée,
les plaisirs de l’amour,
le clairon de la renommée,
le miroir de la vérité,
les pompes de l’honneur,
les liens de l’amitié,
les palmes de la vertu.
Pleins d’impatience,
de désirs fébriles,
à l’horloge du Temps
nous disons : Va !
que passent les heures,
que fuient les semaines,
que s’écoulent les mois,
les années l’une après l’autre,
des lustres entiers,
Temps, en avant, en avant !
presse ta marche,
va, va, va !
……………………….
Quand on a monté
l’escalier en colimaçon
sans trouver en chemin
ni la vertu ornée de palmes,
ni l’amour avec ses plaisirs,
ni l’honneur sans tache,
ni l’amitié sincère,
ni la vérité, ni rien,
mais qu’on voit en revanche
que la vie se termine !
à l’horloge du Temps
nous disons : Ça suffit !
laisse-moi un instant
racheter mon âme,
laisse ma prière
monter au ciel,
car cette vie est courte
mais l’autre est longue !
Temps, arrête, arrête,
arrête-toi, arrête-toi !
*
Rimes (Rimas) [1/3]
Nos têtes l’une contre l’autre,
les yeux au ciel,
nous regardions passer entre les nuages
l’immense disque
de la lune blanche.
Comme elle semblait joyeuse,
bien qu’elle eût à traverser les noires nuées !
en illuminant notre bonheur
de ses pâles rayons.
L’amour nous unissait
dans une intime étreinte ;
et tu m’interrogeais du regard,
et je te répondais par un baiser.
Puis l’absence nous sépara,
loin de moi tu t’en fus…
me laissant seul avec ma peine
et mes pensées.
Et maintenant, voyant la lune
éclatante briller dans l’azur du ciel,
elle me paraît tellement triste… !
comme si elle éclairait un cimetière !
*
Lyre andalouse : Chansons (Lira andaluza: Cantares) [Choix] (Voyez la note du traducteur aux « Chansons » supra)
Le temps a passé mais non
l’amour que j’ai pour toi ;
car un véritable amour…
ne finit qu’avec la vie !
*
Je ne sais comment je vis,
si même on peut appeler vivre
cette errance dans le monde
traînant les lambeaux de mon âme.
*
À la lumière d’une illusion
j’ai longtemps vécu ;
le désabusement l’a éteinte…
et je meurs dans la brume !
*
Qu’on me jette à la mer
quand je serai mort… !
Je ne veux pas que se mêle
la poussière de nos os !
*
Le chemin de l’amour
est plein d’épines,
nul ne s’y engage
sans en sortir écorché.
*
Comme je t’aimais pour de vrai,
pour de vrai je t’abhorre
et n’aurai de repos avant
de t’avoir vue en route pour le cimetière.
*
Je voulus être ton rédempteur,
te voyant si déchue !
mais tu cloues mon amour
sur la croix de ta perfidie.
La chanson du bohémien et autres poèmes de Felipe Sassone
Felipe Sassone (1884-1959) est un écrivain de nationalité péruvienne qui fit l’essentiel de sa carrière littéraire à Madrid, en Espagne, où il connut le succès comme auteur de théâtre. Il était marié à l’actrice et cantatrice espagnole María Palou, qui joua dans ses pièces et zarzuelas ainsi que pour d’autres auteurs tels que Jacinto Benavente, Benito Pérez Galdós, les frères Álvarez Quintero… Sassone et Palou créèrent leur propre compagnie théâtrale.
Felipe Sassone était un ami intime de Francisco Villaespesa, sur la poésie duquel nous avons beaucoup travaillé pour ce blog (voyez par exemple ici, « Les nocturnes du Généralife »), et la poésie de Sassone a clairement subi l’influence de son ami. Les deux se rattachent au courant moderniste introduit en Espagne par le Nicaraguayen Rubén Darío, que Sassone connaissait personnellement et qui fut son maître. Sassone fait partie, avec Federico de Mendizábal (également traduit par nous ici) et quelques autres, de ce que l’on pourrait appeler une école ou un courant villaespésien au sein du modernisme.
Le père de Sassone était italien. Journaliste, Felipe Sassone fut correspondant en Italie pour plusieurs journaux espagnols.
Les poèmes qui suivent sont tirés d’une anthologie personnelle du poète, La canción de mi camino: Todos mis versos (La chanson de mon chemin : Tous mes vers), publiée par la maison d’édition Aguilar en 1954. Dans l’introduction, Sassone explique que, si le sous-titre du livre est « Tous mes vers », il s’agit en réalité d’un choix parmi les poèmes publiés de son vivant, auxquels s’ajoutent des inédits, et il ne souhaite pas reconnaître la paternité des autres. L’anthologie fait tout de même quelque 500 pages.

*
Mon père (Mi padre)
Sous le noble argent de ses cheveux blancs
se dessine serein son profil grec
comme une vivante expression
des vertus lacédémoniennes.
Le geste sobre, la parole énergique,
à la fois bienveillant et fier,
avec l’attitude héroïque d’un guerrier
et la barbe apostolique de saint Paul.
Ô mon père, noble, généreux !
Plût à Dieu que je te visse toujours
fort, dressé comme un vieux chêne,
car je t’aime d’un tel amour sans mesure
que malgré la dureté de mon sort
je t’ai pardonné de m’avoir donné la vie !
*
Villaespesa
Ndt. Francisco Villaespesa (1877-1936) : voyez notre introduction au présent billet.
Sur le front pâle que ronge la pensée,
les cheveux s’inclinent avec langueur ;
noirs comme les ailes du corbeau d’Edgar Poe,
ils confèrent au visage tourmenté la blancheur du marbre.
Le poète mélancolique forge des rimes sentimentales,
pour sa fiancée morte des poèmes passionnés,
et se presse le front dans ses mains ducales,
y sentant palpiter son cœur.
Et ses lèvres murmurent une poésie nostalgique
au beau rythme sonore et musical,
dans laquelle il évoque son Andalousie maure
et pleure les saudades du doux Portugal.
Soudain il s’interrompt, écoutant au loin
le son d’un clavier qu’il distingue confusément
mais qui lui rappelle la musique du piano
où sa fiancée pleurait des nocturnes de Chopin.
Et il reprend la même poésie,
les yeux perdus dans un songe
comme s’ils fuyaient affolés vers le lointain
pour voir le cœur mort de sa fiancée.
« J’ajusterai mes vers au rythme de ma vie. »1
C’est ainsi que le poète exprima l’idéal de son art,
et son ardente muse a une passion
à la fois romantique et sensuelle.
Son imagination exalte les êtres et les choses,
et son vers ailé de troubadour illustre
renferme un trésor de voix mystérieuses,
d’émotions de paysage et de peines d’amour.
Salut, ô salut, poète qui sus rimer
toutes les amertumes de ta souffrance horrible :
comme les élus, tu sus chanter
le chant d’une vie rêvée… sans vivre.
1 Citation d’un vers de Francisco Villaespesa, dans le sonnet « Prélude intérieur » que nous avons traduit ici (tiré du recueil La halte des bohémiens).
*
La chanson du bohémien (La canción del bohemio)
Chante, bohémien, chante !
Le sourire aux lèvres et des sanglots dans la gorge,
libre ton mètre, libre ton rythme,
chante, selon ton caprice, ta chanson !
Porte un toast avec, comme un verre plein de sang, ton cœur !
Que triomphe de la tristesse, bohémien,
le son clair de ton chant ;
chante, bohémien, la beauté,
chante l’amour, la rébellion.
Chante, bohémien, chante,
le sourire aux lèvres, des sanglots dans la gorge !
Alors, le front haut,
et plus haut encore le cœur,
le bohémien impénitent
fit retentir son chant.
Je suis le croisé du rêve, je suis un pâle bohémien,
je sens l’art pour l’art, sans chercher de récompense,
et fou d’idéalisme je hais la raison utile et sérieuse :
je suis le chevalier de la faim, du rire et de la misère.
Bien qu’on entende les lamentations de mon esprit qui pleure,
bien que le prosaïsme de la vie me blesse l’âme,
toujours triomphent les arpèges de mon rire rédempteur,
des roses poussent dans le sang de mes plaies.
J’ai en horreur la routine des formes désuètes,
en horreur le postiche des renommées usurpées,
et sous le rugissement des aristarques, dans l’air vibre, inquiète,
la rébellion sonore de mes rêves de poète.
Un peu iconoclaste, un peu excentrique,
des académies tyranniques mon bon goût m’émancipe
et je poursuis dans le ciel avec une ardeur de visionnaire
les capricieuses volutes que fait la fumée de ma pipe.
Des choses je n’aime que les relations occultes :
j’aime plus que les idées les sensations étranges,
car la pensée est pour le savant mais la sensation est pour l’artiste,
dans la doctrine illogique de mon credo moderniste.
Rebelle, sans abri dans mes nuits d’hiver,
je vague à la recherche d’une forme au loin aperçue ;
je caresse et bénis l’espérance qui me nourrit,
car mon âme rêveuse se chauffe à l’espérance.
J’aime le miracle gothique des vieilles cathédrales,
les lettrines historiées dans les missels,
la musique solennelle des chants grégoriens
et le dévot panthéisme des mystiques chrétiens.
Même si des savants fats, dans leur ardeur scientiste,
plaisantent du mystère et m’ordonnent de ne point croire,
Jésus-Christ fut un bohémien, un poète et un artiste,
douce est la doctrine du Rabbi de Galilée.
Ma subsistance est incertaine, les nuages me font un toit ;
mais je possède un grand trésor d’illusions dans ma poitrine
et je m’enorgueillis d’avoir la vertu et le courage
de pleurer avec mes idées et de rire avec ma pauvreté.
Illusions, espérances sont mon pain de chaque jour
et, douloureux et vaillant, je rêve beaucoup, vis peu ;
mais grâce aux faveurs de mon ardente fantaisie,
si je ne vis point ce que je rêve, je rêve tout ce que j’écris.
Avocat de l’absurde, de l’ivresse et de la folie,
avec mon feutre, qui est mon casque de Mambrin2,
chevalier, je joue sur le rythme de mon vers sonore,
comme ce fou de Don Quichotte galopait sur le dos de Rossinante.
Sans que la rudesse du sort parvienne à me ployer,
car la force de mon rêve est plus forte que ma fortune,
j’adresse mes plaintes amoureuses à la lune,
sur le chemin de la vie, chemin de la Mort.
Je vis seul, pauvre et fier.
Si je ne vis point ce que je rêve, je rêve tout ce que j’écris.
Toujours à la recherche d’une forme
qui doit devenir la règle de mon art ;
l’aimée,
la rêvée,
la toujours poursuivie,
jamais atteinte,
et en lutte avec le sort,
j’erre,
je vagabonde
sur le chemin de la vie, chemin de la Mort.
Sans repos, sans fortune,
j’adresse mes plaintes amoureuses à la lune ;
ma bohème se nourrit
des choses que lui conte
mon imagination exaltée,
et fier de mon rêve, de mon amour et de ma poésie,
je suis un roi en haillons, un picaro ayant de la noblesse ;
douloureux et vaillant, j’attends tout et ne veux rien
car la misère et la faim m’ont adoubé chevalier.
2 Mambrin : Roi maure des romans de chevalerie, que son casque magique rendait invulnérable.
*
La chanson du retour (La canción del regreso)
Loin de toi, chère patrie,
le souvenir t’a rendue plus belle, et mon affection
rêva que cette pauvre terre où je jouais enfant
était la terre promise.
J’aspirai l’odeur nostalgique
de candeur et bonté que tu émanes
et je reviens à toi, patrie où riait mon enfance,
pour verser des larmes d’homme triste.
Et pour faire une halte sur la route
si longue, si dure, si solitaire,
je viens avec mon bâton de pèlerin
chercher un arbre de mon jardin
et l’âtre de mes parents,
deux consolations, d’ombre et de tiédeur,
pour le soleil d’été de mes amours
et pour mes hivers de tristesse.
Dans une nuit bleue, majestueuse,
la baie fut une ligne de lumières,
comme une denture brillante
qui me voyant arriver souriait.
Mais j’abordai à ton rivage et suis peiné
car de loin je t’avais vue plus belle :
nul don ne vaut une promesse,
il n’y a pas de réalité comparable à l’espoir.
Je vague dans la ville, retrouve
ce que j’ai naguère connu,
mais en découvrant dans les visages amis
un air de lassitude qui ne s’y trouvait pas.
Je vois une rue barrée,
une maison à moitié effondrée :
la grille rouillée n’a pas de fleurs
et la belle promise ne s’y montre point !
La vieille maison où je suis né n’est pas à moi,
d’autres en sont maîtres, par un coup du sort ;
elle n’est plus celle qui fit un temps ma joie,
je ne peux plus dormir du même sommeil !
Je ne peux plus dormir car il m’accable
de revivre ma vie de folie ;
mon autre vie, avec les baisers de ma fiancée,
sans vanité ni littérature.
Et je suis triste, et ma mère affectueusement
me répète le saint nom de Dieu,
ma mère qui m’aime comme un enfant,
sans comprendre mes inquiétudes d’homme.
Et mon père, ce père qui m’adore,
puritain, sévère, moralisateur,
souffre, maudit, rougit, verse des larmes
à cause de mon amoral sensualisme d’artiste.
Tout est si différent, pourtant rien n’a changé ;
entre l’hier et l’aujourd’hui s’ouvre un abîme :
sont-ce les gens qui ont changé d’esprit
ou bien mon cœur n’est plus le même ?
C’est que le temps a passé, et son pas
a laissé son empreinte sur les êtres et les choses,
sillonnant de rides un teint de satin,
emportant le parfum de quelques roses.
Il m’a rempli l’esprit de vérités
et couvert la tête de cheveux blancs ;
au fruit vert de mes jeunes années
il a donné la maturité de la tristesse.
La nuit, dans l’obscurité qui m’entoure,
tandis que ma vie s’avance vers la mort,
je pleure sur le passé qui ne revient pas
et je sens que tout espoir s’éloigne.
Tout ce que j’emportais, je ne le ramène pas
de retour dans ma patrie ;
j’ai perdu mon pauvre cœur en voyage
et reste loin encore.
Mon pauvre cœur sans innocence
qui goûta de la pomme biblique
à l’ombre de l’arbre de la science
dans le jardin d’une courtisane.
Et je repartirai, telle est ma vie :
je m’immole à l’inquiétude de mon ambition ;
près ou loin de toi, chère patrie,
je serai toujours triste, toujours seul.
Toujours pleurant à cause des mêmes chagrins,
je soupire pour le Pérou en terre étrangère ;
« Italie » dit le sang de mes veines,
mais ici mon cœur me crie « Espagne ! »
Face à l’inconnu, je marche, décidé
à te revenir quand j’aurai perdu
la certitude d’être fort,
pour attendre dans la prison de ton oubli
la suprême liberté de la mort !…
*
Rosaire de douleur : In memoriam VI (Rosario de dolor: In memoriam VI) [Le dernier de six sonnets]
Morte de mon cœur, morte aimée !
bien que le sort de toi m’ait séparé,
tu es en moi tellement vivante que je crois te voir
sur mon lit d’amour, endormie.
Ne crains rien, non, mon âme ne t’oublie pas :
ton souvenir est si profond, si fort
que tu es toute la vie de ma mort
et tu es toute la mort de ma vie.
Repose en paix sous l’azur serein.
Je resterai triste et resterai bon
comme tu m’aimais, et si à ma porte un jour
frappe le charme mensonger d’un nouvel amour,
je saurai lui répondre, en larmes,
que j’aime une morte.
*
Métempsycose (Metempsicosis)
Ma pauvre âme, éternelle voyageuse,
prisonnière de la boue de ma chair,
à la fois si humaine… et si divine !
et toujours mélancolique et sincère.
Je ne sais quel mystère dirige ses actes
ni quelles tristesses inconscientes elle pleure,
où naquit la peine qui l’afflige,
ce qu’est la flamme d’amour qui la dévore.
Je sais seulement qu’elle est éternelle ; qu’elle a vécu
avant moi, pleuré avant moi,
qu’avant moi elle a joui et souffert
et que je suis la victime de son passé.
Et qu’en métamorphoses capricieuses
elle fut l’âme de choses bonnes et nuisibles,
qu’elle m’apporte aujourd’hui le parfum des roses
et la cruauté mortifiante des épines.
Je ne me souviens pas et nulle science humaine
ne peut me démontrer la vérité
de ma vie antérieure, mais dans la conscience
j’éprouve l’angoisse de son antiquité.
Et je pense au mystère indéchiffrable
de ses incarnations passées
qui pourraient expliquer l’inexplicable
de toutes mes sensations étranges.
…..
Où s’en est allée mon aimée la folie ?
Où ma sensibilité devint-elle malade ?
Où ai-je bu une telle passion pour l’aventure ?
une telle aspiration au bien et à la vérité ?
…..
Mon âme fut celle de Job, peut-être un jour
vécut-elle des heures bibliques et funestes
et rendit grâces à Dieu, pouvant encore
gratter au soleil la pourriture de ses plaies.
Ou bien elle fut guerrière et se couvrit de gloire
quand son corps s’exerçait dans les combats,
et elle fut la vélocité et la victoire
dans la pierre sacrée de David ;
puis, faite lumière et harmonie,
elle vola libre dans l’espace bleu
depuis la harpe où elle fut la musique
apaisant les colères de Saül.
…..
Ou bien elle fut grecque et confère, mystérieuse,
une hellénique dignité d’art à ma vie,
et la luxure animant le taureau
qui fit gémir d’amour Pasiphaé !
Et la délectable fraîcheur de l’eau claire
du lac où, impudique et téméraire,
se baignait une nymphe nue
tandis que Pan guettait, sa flûte à la main.
Plus tard, dans la fièvre de l’aventure,
elle entreprit les exploits de la conquête,
conduisant en Amérique dans sa caravelle
la croix du Christ et l’étendard d’Espagne.
Et comme Cortès brûla ses vaisseaux
et s’imposa, chrétien, espagnol,
mon âme aima une Indienne aux formes suaves
qui parlait quechua et adorait le soleil.
Elle célébra ses libres noces
avec une ñusta3 barbare et brune
parmi les trilles doux des troupiales
et la triste psalmodie de la quena.
C’est pourquoi je sens dans ma boue fragile,
image de ma lignée ancestrale,
l’indomptable férocité de Pizarro
et la douleur d’une reine détrônée.
Ensuite… je ne sais… peut-être… Une lagune
s’ouvre dans le vague de mon souvenir…
Mon âme vola-t-elle aux parcs de la Lune,
et c’est une folie lunaire dans laquelle je me perds ?
Pourquoi, autrement, noctivague et douloureux,
quand les nuits claires sont d’argent,
j’aime la Lune comme une confidente,
nouveau Pierrot d’une autre sérénade ?
Ou bien est-ce que mon âme, perdant son rang,
s’incarna dans le corps d’un animal
et fut un chien, apprenant de lui
à hurler à la lune et à être loyal ?
Ou fut-elle un chat noctambule et sagace
au dos électrique et sensuel
et suis-je sadique à la manière de ce félin
aux griffes contractées pour le mal ?
Ou bien une violette ayant poussé sur le cadavre
d’un homme saint et bon,
ou bien un serpent, héritant de son venin,
de sa sinuosité, de son poison ?
Ou faite ensemble d’ardeur et de fraîcheur
fut-elle lumière dans le soleil et eau dans la mer,
si bien qu’elle reste pleine d’amertume
et que mon cœur brûle comme une forge ?
Tout cela, et plus encore, pauvre âme, tu le fus :
tu volas vers l’azur, tombas dans la boue,
et c’est pourquoi je suis fatigué et triste,
c’est pourquoi je suis si mauvais et si bon !
Parce que tu es venue à moi trop tard,
je ne vis pas seulement du présent :
c’est pourquoi je suis parfois si lâche
et pourquoi parfois si vaillant.
En outre je ne suis plus maître de mes actes
car avant de t’incarner dans mon être,
dans la nuit des temps tu conclus un pacte
avec l’âme qui animait une femme.
Quand tu fus rose, elle fut rosée ;
quand tu fus lumière, elle fut couleur ;
quand tu fus le lit du fleuve, elle fut le fleuve ;
quand tu fus l’arbre, elle fut la fleur.
Elle fut trille quand tu fus oiseau ;
quand tu fus poème, elle fut chant ;
quand tu fus vent, elle fut navire ;
quand tu fus rivage, elle fut la mer.
C’est pourquoi il est forcé qu’elle réponde à ton amour,
c’est pourquoi ta passion est si amère,
il y a en elle la perfidie des vagues
et ton cœur comme la mer rugit.
Mais peu importe, voyageuse éternelle,
prisonnière de la boue de ma chair,
à la fois si humaine… et si divine !
et toujours mélancolique et sincère.
Quand tu fuiras la terre vers les hauteurs
pour réaliser tes rêves visionnaires,
libérée de mon corps, belle et pure,
et que dans les espaces interplanétaires
tu accroîtras l’harmonie des astres,
ton âme jumelle suivra ta trace
et cette sainte que tu adoras un jour
sera lumière avec toi dans une étoile.
3 ñusta : Princesse inca.
*
Le fantôme du maître (El fantasma del maestro)
Pourquoi, dans l’obscurité de la nuit,
revient le fantôme du maître ?
…..
Je ne veux pas penser à lui ;
mais toutes les nuits j’y pense,
j’entends son pas qui se traîne
et son bâton frappant le sol.
Pas et bâton dans la nuit
ont un rythme d’anapeste,
le vers qu’il me censurait
quand j’écrivais un sonnet.
Ah, s’il lisait ces lignes,
le terrible rhétoricien !
Il m’aimait affectueusement
et je ne pus jamais l’aimer.
Il n’aimait pas le vin comme Horace,
dont il aimait beaucoup les vers,
et voulait à tout prix
que je fusse un garçon sérieux.
Il était pénible et insistant
et je ne pus jamais l’aimer !
Pourquoi, dans l’obscurité de la nuit,
revient le fantôme du maître ?
Puisque les morts voient tout,
sait-il, ce mort,
à quel point mon affection était fausse,
de quelle manière je lui payais son amitié ?
Mais aussi pourquoi fut-il si antipathique,
étant si sage, si doux et bon ?
Je n’ai jamais aimé par gratitude,
j’aime seulement à qui je ne dois rien.
Mon cœur sent et ne pense pas,
ma volonté n’y commande point.
Pauvre vieillard antipathique,
pour moi si tendre et doux !
Je lui obéissais sans que l’aimât
le mauvais caprice de mes nerfs ;
je ne sais pas aimer qui me commande,
et ses conseils m’empoisonnent encore.
Pourquoi, dans l’obscurité de la nuit,
revient le fantôme du maître ?
– Que fais-tu ? Quelles bêtises !
Ce que tu écris là ne sont pas des vers !
Ce n’est pas ce que je t’ai appris !
– crie-il, troublant mon silence.
Et j’entends sa voix,
je l’entends et n’aime pas.
J’entends son pas et son bâton
imitant un rythme d’anapeste.
…..
Oh, je ne peux pas vivre ainsi,
je n’en peux plus :
que je meure sur le champ
ou que je tue ce mort !
*
Mon cœur est comme un chien (Mi corazón es como un perro)
Mon cœur est comme un chien
qui la nuit hurle aux fantômes ;
mon cœur est comme un chien
que j’entends haleter sous mon oreiller.
Mon cœur, à la fois sauvage
et humble, comme un chien de garde,
depuis la cage de mes os
surveille toutes mes actions.
Si j’entraîne mon âme vers le péché,
mon cœur m’avertit en aboyant,
et il enfonce ses crocs dans mon corps
pour sauver mon âme.
Mon cœur est comme un chien
qui la nuit hurle aux fantômes !
Mon cœur est parti dans ta poitrine
– c’était un noble chien dans une flaque –,
par le cou tu l’attrapas
car il n’avait pas de collier clouté.
Mon cœur, regardant le ciel
plein de lune dans une nuit claire,
mit une douleur silencieuse et tendre
dans l’humidité de mes regards.
Mon cœur a soif.
Mon amour, qu’as-tu fait de ton eau ?
Mon cœur est comme un chien
que j’entends haleter sous mon oreiller !
Mon cœur suit avec zèle
l’Illusion et l’Espérance ;
mon cœur est comme un chien
qui ne se fatigue jamais.
Mais une voix lui dira : Tais-toi !
Mais une voix lui dira : Ça suffit !
Mon cœur mourra
une nuit au pied de ta fenêtre.
Si son lit doit être un tas de fumier,
la lune lui fera son linceul.
Mon cœur est comme un chien !
*
La tristesse de compter (La tristeza de contar)
Je suis triste et j’ai peur
depuis que j’appris à compter.
J’étais joyeux et vaillant,
ne sachant pas compter.
Celui qui est fort, sain et jeune
ne s’arrête jamais pour compter.
Quand nous cueillons le jour
et que le bon soleil nous fait oublier,
les heures, comme nuages sur la mer,
passent légères sur nos âmes exaltées
qui n’apprirent à compter ;
mais dans la nuit mystérieuse,
quand le silence semble parler,
quand l’esprit est plein de souvenirs
et l’âme folle d’angoisse,
nous nous arrêtons effrayés
et nous nous mettons à compter.
La nuit est tombée sur mon chemin,
jamais le jour n’y reviendra…
Je compte, je compte
et voudrais pleurer !
Mais je ne compte pas l’argent que je gagne
ni celui que je donne,
ni les baisers que portent encore
à mon automne une bouche de fleur ;
je ne compte ni les soupirs
ni les heures d’amour,
je n’ai plus les biens prosaïques du monde
ni le miel que donne l’illusion :
non, je compte autre chose…
quelque chose de pire.
En quel détour du chemin
ai-je perdu ma jeunesse ?
Je la tenais dans mes mains
pour l’offrir à l’amour…
Je la tenais dans mes mains
et de mes mains elle tomba.
Pourquoi ma route rétrécit-elle,
quand si large elle avait de la place pour l’illusion ?
Pourquoi ma route rétrécit-elle,
pourquoi se change-t-elle en sentier ?
Pourquoi est-ce sur le chemin de la mort
que je marche ?
…..
Je compte un à un mes pas,
je compte le tic-tac de l’horloge,
de l’horloge que je ne vois pas mais que j’entends
dans ma poitrine en rumeur sourde,
et l’horloge qui est mon for le plus noble
dit : « Cœur ! cœur ! »
J’étais léger comme l’oiseau,
je savais voler et chanter ;
j’étais fier de mes ailes,
elles ne me servent plus à rien ;
elles volaient haut dans la vie
et tombent dans l’éternité,
tombent jour après jour, plume à plume,
et chaque plume est un jour de plus :
un jour perdu pour le vol,
gagné pour le repos.
…..
Mes plumes étaient légères, blanches,
comme l’écume de la mer !
Je ne sentais pas la rigueur des vagues,
ne sentais pas les jours passer,
je disais à mon âme : « Va tout là-haut, mon âme,
la vie c’est voler… et oublier. »
…..
Je n’oublie plus,
je me souviens,
j’éprouve le poids
des jours ;
ce qui était bleu
est noir, noir…
Je me sens avare
et je compte, compte…
Je compte les larmes
que je verse ;
je compte plein d’angoisse
les pensées
que je n’aurai pas le temps d’exprimer.
Je compte mes pas
et transi
je voudrais qu’ils fussent lents,
car ils m’entraînent
vers l’éternel
et dernier
rêve.
…..
Je compte les jours passés
depuis que je ne suis plus jeune ;
je compte les jours qui me manquent
pour être autre chose qu’un vieux,
pour être autre chose que chair,
pour voler vers d’autres cieux,
pour être moins qu’un homme,
être seulement squelette…
Et mon cœur doit s’arrêter,
heureusement,
quand il se fatiguera de marcher
vers la mort,
doit s’arrêter
en arrivant.
…..
Celui qui est sain, fort et jeune
ne s’arrête jamais pour compter ;
j’étais joyeux et vaillant,
ne sachant pas compter,
et je suis triste et j’ai peur
depuis que j’appris à compter.
*
Congestion cérébrale (Congestión cerebral)
À la mort d’Enrique Gómez Carrillo
Ndt. Le Guatémaltèque Enrique Gómez Carrillo (1873-1927) fait partie de ces écrivains latino-américains, comme Rubén Darío et Felipe Sassone, qui passèrent la plus grande partie de leur vie en Europe. Mort à Paris et reposant au cimetière du Père-Lachaise, il fut le premier mari de l’artiste d’origine salvadorienne Consuelo de Saint-Exupéry, femme de l’écrivain Saint-Exupéry. Dans les paroles que Sassone prête à Enrique Gómez dans ce poème, on perçoit un certain ressentiment envers Consuelo (« ton cœur est plein d’oubli »), Consuelo qui était la femme d’Enrique au moment de la mort de celui-ci et qui devint plus tard la gardienne de la mémoire de son époux français au détriment de celle de son époux guatémaltèque.
Et le maître, qui avait tué le sommeil,
avant de s’endormir pour toujours,
dans les flammes de la fièvre
dit ces paroles incohérentes :
« J’étais un ancien mousquetaire ;
Alexandre Dumas eut six fils :
un, l’amant de Marguerite4,
et de ses mousquetaires j’étais le cinquième5.
La neige dépose son coton sur le sang du crépuscule,
le ciel est mauve et chaud ; mais l’air, glacé.
Sur le carreau de ma fenêtre,
un bout de rue blanche comme un suaire s’est étendu.
De ma terre du Guatemala je vois la croix et le clocher,
je ne vois pas la cloche mais je l’entends, la devine.
Dans le silence du soir,
un chien de bronze pousse un hurlement.
La cloche est une femme,
elle a la forme de tes habits ;
on dirait ta robe,
mais les jambes se sont perdues.
Dis-moi, qu’as-tu fait de tes jambes ?
Ton buste et ton visage, où sont-ils ?
Tais-toi, ne dis pas que je suis fou,
que j’ai des visions et délire.
La cloche est vide à l’intérieur ?
Alors qu’elle est pleine de sons !
C’est ton cœur qui est vide,
car il est seulement plein d’oubli.
Tais-toi, la cloche vient
comme une vague de bronze liquide ;
elle résonne dans l’air
et me baigne dans ses notes.
Sa voix est lumière au crépuscule,
éther musical, lent et tiède ;
elle se répand, elle court…
Quand je serai mort, je veux ce battement,
cette chaude caresse
pour mes pauvres os froids.
Pourquoi es-tu venue de si loin
pour me chanter tes chansons ?
Non ; toi, non ; toi, non ; la cloche !
Tes baisers, non, car ils n’étaient pas à moi,
sur moi ou sur d’autres ils étaient tout le temps à toi ;
tu te donnais des baisers à toi-même, mais ce son,
ce son est seulement à moi,
car je suis le seul à pouvoir le déchiffrer ;
tu te donnais des baisers à toi-même,
je me comprends et sais ce que je dis.
Tais-toi, tais-toi, laisse chanter
la cloche de bronze liquide.
…..
Qui a retiré de la fenêtre la rue blanche ?
Qui a porté le suaire jusqu’à mon lit ?
Le carreau est tout noir.
Arrête, n’allume pas ces cierges.
Donne-moi la croix du clocher ;
donne-la-moi, te dis-je :
je veux porter parmi les ombres
comme une épée le crucifix.
Viens, Consuelo, n’aie pas peur ;
je sais qui tu es et qui j’ai été :
tu es la dernière fleur de mon automne,
moi, Enrique Gómez Carrillo. »
…..
C’est ainsi que le maître, vainqueur du sommeil,
s’endormit pour toujours.
4 l’amant de Marguerite : Alexandre Dumas fils fut l’amant de Marie Duplessis, dont il fit la Marguerite de son roman La Dame aux camélias.
5 j’étais le cinquième : On sait que les « trois mousquetaires » étaient quatre.
*
Rue de ville moderne (Calle de una ciudad moderna)
.
Maisons de cinquante étages,
servitudes colorées,
des millions de circoncis,
de machines, journaux, affiches,
et douleur, douleur, douleur.
Rubén Darío
.
Sous un grand vol d’aéroplanes,
la rue déroule ses bruits ;
la grande rue cosmopolite,
Noirs et blonds, Indiens et Chinois,
tous frères, tous Caïns,
tous distincts.
Des hommes impurs, qui ne s’aiment pas,
traversent le pur air libre,
bleu que l’envie tache de jaune.
Et l’air est plein de voix irradiées,
comme la terre de klaxons,
de sifflements,
de Noirs qui triturent de la musique
et la reconduisent au bruit primitif ;
bruit qui est plus bruit
car il possède un rythme,
est plus insistant et répété,
odieux, comme des assonances à la suite.
Les hommes élèvent des maisons de cent étages
et ne parlent plus aucune langue,
comme dans la Babel du châtiment biblique.
Les hommes ne s’aiment pas
et il semblait que le ciel allait les unir.
Dans mes oreilles vibre cette phonation :
oio, oio, oio, oio !
Dans la cuisine il n’y a pas de nourriture ;
au son de l’orchestre de casseroles
dansent les commensaux délirants,
et les vieilles grenouilles de Galvani
avec leurs pattes en tire-bouchon font des sauts dans le charleston.
Vénus athlétique en maillot de bain.
Des boxeurs ressemblant à des dentistes.
Des dentistes ressemblant à des boxeurs.
Des saxophones jouant au golf…
Oio, oio, oio, oio !
Le sanglier d’une motocyclette
passe en lançant ses grognements.
Les blonds jouent au football
avec la tête d’un Noir :
le pauvre Noir perd ses cheveux,
ses raisins noirs de Corinthe s’éparpillant sur la pelouse.
Fruits peints sans goût, fleurs peintes sans odeur,
gigantesques policemen de cirque.
Chez les barbiers on rase à l’ice cream soda
et l’on boit le savon liquide.
Les hommes ne sont plus ni hommes ni femmes
mais des êtres hybrides ;
elles se sont coupé les cheveux, eux les idées.
Homme et femme ne sont plus différents.
La rue a une lumière noire,
tant elle est profondément enfoncée sous le ciel de plomb.
On voit voler des oiseaux d’acier
et s’élancer des chemins de fer de trois étages.
Oio, oio, oio, oio !
Il n’y a plus de théâtre :
ce sont les photographies des films qui parlent.
Il n’y a plus de musique :
sur les gramophones croassent les disques ;
les hommes ont une voix de femme,
les femmes ont une voix de baryton.
Oio, oio, oio, oio !
Les maisons entassées
jouent aux dés du cubisme ;
les arêtes des coins de rue
coupent comme une lame.
Des couples passent en voiture,
s’embrassent et ne se sont jamais aimés.
Les cœurs sont-ils morts ?
on ne les entend plus battre.
L’air est plein de dérision, de haine,
de convoitise et de mauvais appétits.
Un bruit atroce :
Oio, oio, oio, oio !
Noirs à l’âme noire et au sang noir :
car nous sommes tous égaux, crie le socialisme.
Un cheval romantique passe comme une protestation,
trottant avec un rythme d’alexandrin :
il trotte, chantant avec une grâce rythmique,
rythme vivant, fringant et fier.
Il passe… et le bruit revient :
Oio, oio, oio, oio !
…..
Je ne sais que faire ; je mâche du chewing-gum
en pleurant, complètement ridicule.
*
Tachycardie (Tachicardia)
Sur le mur de la salle à manger, l’horloge
– cœur de la maison –
soumise au métronome du temps,
pas à pas, tic-tac, marche comme un soldat.
Parfois, après un gémissement de ses ressorts
– râle, toussotement ? – sa voix de bronze chante.
Sa chanson est triste,
car c’est la chanson des longues heures.
Mais elle ne chante pas à son gré, seulement quand
la baguette de Chronos le lui commande.
L’horloge de mon cœur va plus vite,
n’obéit pas, et l’émotion la fait sursauter.
Parfois elle bat des ailes comme un oiseau
et le médecin dit que c’est la tachycardie.
Mon cœur est un inquiet et sait
qu’on l’attend de l’autre côté :
ma mère, mon père et mon frère,
tendant leurs mains depuis l’autre rive,
mettent leurs doigts dans l’horloge de mon cœur
et l’accélèrent.
Mais le médecin, qui ne croit pas aux morts,
me dit que c’est seulement la tachycardie.
J’ai une nouvelle famille,
une femme douce et bonne ;
elle me regarde dans les yeux
mais ne voit pas à l’intérieur de moi.
J’ai une nouvelle maison
qui n’est pas comme l’ancienne ;
celle-ci, je la trouvai à ma naissance,
cette autre, je la loue.
C’est en vain que je cherche en elle un coin
où pleurer l’incompréhension de ceux qui m’aiment,
qui prennent soin de la santé de mon corps
et sont bons mais ignorent mon âme.
L’horloge de mon cœur est pressée,
et l’horloge du mur dit les heures longues.
Elles ne vont pas du même pas ;
mais toutes les deux se fatiguent.
…..
Malheur ! quand tous les cœurs du monde
seront atteints de tachycardie.
*
Isabel Flores Oliva, sainte Rose de Lima (Isabel Flores Oliva ¡Santa Rosa de Lima!) [Trois sonnets : complet]
I
Rose Flores Oliva, suave, douce,
nom qui tout à la fois oint et parfume,
divine plume du jardin liménien,
plume d’ailes angéliques et non d’oiseau.
Le vent a l’odeur du miel de ton rosier,
ta candeur frise les écumes du Rimac,
ta lumière céleste déchire notre brume
et du ciel péruvien tu es la clé.
De la sainte de Sienne, Catherine,
tu fis ton modèle, dans tes ferveurs transportée ;
mais autre fut la volonté divine,
qui souhaita que ta pieuse entreprise fût hispanique
et d’Avila t’envoya une hirondelle
avec l’habit et l’âme de Thérèse.
II
Si tu ne fus pas docteur parmi les docteurs
ni ne fis leurs vers ni leur prose,
les insectes, les oiseaux et les fleurs
écoutèrent tes paroles silencieuses.
Jésus fut l’amour de tes amours,
tu cherchas les épines d’une autre rose,
et généreuse tu donnas à mon drapeau
des couleurs de rose blanche et rouge.
Refuge d’infinie consolation,
reine de l’humilité dans la palestre,
soulagement des douloureux et des contrits,
toi, maestra du nocturne rossignol,
minime dompteuse de moustiques,
salut, douce Patronne et notre mère !
III
Étant Isabelle, comme Isabelle de Hongrie6,
la Vierge du Rosaire te fit Rose ;
encensoir de tes propres parfums,
tu répands une séraphique ambroisie.
Ton nom, clair comme la lumière du jour,
fit de ta ville son reliquaire ;
tu auras ici basilique et sanctuaire,
liménienne Rose de la sainte Marie !
Avec ta grâce tu viens à notre secours ;
dans nos poitrines fidèles n’enfonceront pas
leurs dards les péchés capitaux,
mais sept aiguillons de vertu,
sept abeilles qui butineront le miel
de la rose sans pareille de tes rosiers.
6 Isabelle de Hongrie : Isabel de Hungría. Le prénom Isabelle est emprunté à l’espagnol, où Isabel est une altération du prénom Élisabeth sous lequel cette sainte est connue en France, à savoir Élisabeth de Hongrie.
*
Les roses de la guerre (Las rosas de la guerra)
Ndt. Ce poème fait partie d’une série consacrée à la guerre civile espagnole, pendant laquelle Sassone prit parti pour le camp nationaliste, dont il se fit l’avocat depuis le Pérou après avoir échappé à la mort en Espagne.
.
Les fleurs du romarin,
enfant Isabelle,
aujourd’hui sont des fleurs bleues,
demain seront du miel.
Luis de Góngora
.
Les blessures de la guerre,
reine Isabelle,
aujourd’hui sont des roses de sang,
demain seront du miel.
Miel de paix victorieuse,
sainte résignation
de mères qui adoucirent
le sel de leur douleur.
Miel d’abeilles héroïques
qui butinèrent la fleur
triple des trois clous
du doux Rédempteur.
Les ombres de la guerre
demain seront lumière,
par la croix de l’épée
et la divine Croix,
et dans cette Espagne qui naît,
enveloppée de tulle blanc,
sur la terre imite le ciel
chaque chemise bleue.
Les hélices des avions
produisent le tourbillon ;
du tonnerre garde l’écho
la peau du tambour,
et dans la brume dense
de poudre et de bruit,
des aigres clairons
en chantant sort le soleil.
L’Espagne était endormie ;
incube de Satan
fut le sanglant prélude
du réveil violent ;
réveillée, la grande nouvelle
sera portée au monde
dans les cinq directions
des flèches de son faisceau.
Lie dans ta gloire, Espagne,
avec des branches de laurier
le joug de Ferdinand,
les flèches d’Isabelle,
car les blessures de la guerre,
tragique floraison,
aujourd’hui sont des roses de sang,
demain seront du miel.
*
Dernier rêve (Último sueño)
Je rêve mon dernier rêve de poète
car mon destin s’accomplit.
Longue ou courte, la vie est un chemin
qui nous conduit tous à la même destination.
Bien que je connaisse la recette de la vie,
l’envie de m’en servir diminue :
quand manque la force, l’adresse ne sert à rien
pour esquiver la dernière flèche.
L’âme lasse, engourdie,
j’aspire à la mort et dédaigne de vivre,
sentant en moi la jeunesse perdue.
La lutte pour la vie est une vaine entreprise
puisque vivre est seulement rêver la vie,
mourir est s’éveiller d’un songe.


