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L’âme en chemise de nuit : La poésie de Diego Calcagno

Le poète italien Diego Calcagno (1901-1979) est, comme le laisse entendre le titre du présent billet, qui est celui d’un de ses recueils, un poète dans la veine fantaisiste. Sa fantaisie n’est pas cependant sans une certaine mélancolie crépusculaire, qu’il partage avec le mouvement « crépusculariste » de la poésie italienne. Il pourrait être rapproché de l’« école fantaisiste » française, représentée par des poètes sensibles comme Tristan Derème, Léon Vérane, Tristan Klingsor, mais aussi se comparer à un Raymond Queneau, n’était qu’il écrivit assidûment en vers classiques (du moins dans les trois recueils dont nous nous sommes servi).

Ses histoires versifiées ont volontiers le caractère de fables animalières, comme le montrent les pièces Feux de camp, Agonie d’ailes, On rêve dans la cage, ci-dessous. Calcagno est ainsi un fabuliste moderne, dans la lignée d’Esope et des conteurs italiens que furent au seizième siècle Gabriele Faerno et au dix-huitième Giovanni Battista Casti et Carlo Gozzi.

Ayant commencé à écrire dans les années vingt, il est en outre à partir des années quarante l’auteur de scénarios de films, pour des réalisateurs tels qu’Alessandro Blasetti ou encore Roberto Rossellini, et à partir des années cinquante parolier de chansons, dont certaines ont été primées au festival de la chanson italienne de Sanremo et interprétées par divers artistes au fil du temps. Il fut également journaliste et responsable de programmes humoristiques à la radio.

Comme exemple de chanson, ce titre, Non costa niente (Ça ne coûte rien) de 1963 sur une musique d’Eros Sciorilli et interprétée par Johnny Dorelli.

Portrait de Diego Calcagno par Amerigo Bartoli, 1968.

*

L’âme en chemise de nuit
(L’anima in camicia da notte, 1927)

.

La conclusion (La conclusione)

Dès le berceau on appareille vers le néant
et la vie commence au cercueil.
Fin veut dire exactement commencement,
tout comme sortir signifie passer.

Aimer, se consumer, rire, espérer,
souffrir ? Exercice inconcluant
de verbes égaux à reconjuguer
du futur au passé, dans le présent.

Un baril de vinaigre est à Tagore
ce que Platon est à un kilo de dragées.
Le bien, le mal, l’harmonie, la souffrance ?

Une dilution de concepts.
On naît, ô bon Virgile. Et puis ? On meurt,
ô Filippo Tommaso Marinetti.

*

Feux de camp (Fuocchi di bivacco)

Un vieux crocodile
soignant sa tachycardie
sur les bords du Nil, dans le calme
du soir écoute
les chants à refrains
des femmes d’anthracite
qui vont se coucher.

« Si du prince au quartier-maître,
du dentiste à l’aliéné,
il arrivait tout à coup
que les lèvres de tous les hommes
se tintassent d’encre ;
et – pardon si je me montre
un peu hardi, belles jeunes filles –
s’il arrivait que la peau
de toutes les femmes
devînt, dans l’exultation
de l’irréalité, du papier buvard,
les pays du monde entier
se rempliraient
de messieurs soudanais… »

En un rêve de lointaines
plantations de bananes,
le jazz-band du vieux Nil
crie d’affreuses ritournelles
et d’indéfinies étrangetés
dans les bivouacs d’anthracite,
tandis que dorment les chameaux.

*

Les vêpres (I vespri)

Les nuées du crépuscule extasié
contorsionnent des luxures somnolentes ;
dans le ciel ivre d’évanescente fumée
passe le frisson d’un rêve non rêvé.

Poison des clairs-obscurs. Dolent halète
le destin, dans l’instant constellé
de tous les frissons, sur l’opalescence
du monde qui se colore de passé.

Convulsée d’enchantements, la Vie
se tait. Mais déjà fleurissent
des acacias de lumière. Et une lampe, sur chaque table,

est la faim de chaque homme, dans la paix
ceignant d’infinie pureté
les routes grotesques de notre fable.

*

Agonie d’ailes (Agonia d’ali)

Une grosse mouche mégalomane
arrogante, altière et insolente
se prenait pour un philosophe aérien,
pour un Messie volant.

Et de par le monde elle bourdonnait
le péan d’elle-même…
Déférentes, les mouches
s’empressaient autour de sa personne.

« Je suis invincible, omnipotent
– et en parlant elle se posa –,
il n’est point de force qui me domine,
je vois, je peux et je sais tout.

L’homme ? C’est vrai, je l’importune.
Mais je ne crois pas à cette sotte
histoire de Tobie1,
je ne lui vole même pas dans la bouche.

Les fenêtres ? Il est divertissant
de s’y promener en tous sens.
Mais la main d’un garçonnet
est aux aguets à chaque vitre.

Et l’araignée ? Oh l’implacable
destructrice de notre peuple !
Sa toile, triste Némésis,
c’est bien en vain qu’elle me la tend.

Et le miel ? Un grand danger :
il vous délecte mais vous englue.
Enfin, je me garde bien
de commettre l’insanité,

pour jouer un vilain tour
à quelque paisible bourgeois,
de tomber dans, disons,
sa mayonnaise…

Vive moi ! » Ayant parlé,
elle voulut s’envoler. Ah sort cruel !
elle s’était posée
sur du papier tue-mouches.

La morale de cette histoire ?
Il est possédé par le diable,
celui qui s’enfle de lui-même,
et finit très souvent,

tout son crédit perdu,
étendu, immobile, renversé
sur le papier tue-mouches
de son destin moqueur.

1 histoire de Tobie : Dans le livre de Tobie de la Bible catholique, le père de Tobie devient aveugle après avoir reçu de la fiente de pigeon dans les yeux.

*

Le dernier Pierrot (Il ultimo Pierrot)

« Chère Pierrette, Pierrot
a finalement décidé
de se débarbouiller la figure,
de renoncer à l’étiquette
de céladon ridicule.
J’irai de par le monde,

quoi que tu en dises,
impeccable, bien habillé,
impeccable, bien habillé,
joyeux et coloré.
J’enlève ma simarre
blanche et ne chanterai plus.

Dans la grande clarté
de la lune sournoise,
le chant inconsolé
de cet amoureux
espérant, souffrant et gémissant
pour toi ne se fera plus entendre.

Pierrette, je m’en vais,
ton Pierrot t’embrasse. »

***

Pierrot écrivit ces mots
et fit sa valise
après avoir brisé sa mandoline.
Chapeau borsalino,
complet de bon tailleur,
chemise dernier cri,
cravate rouge et bleue,
gants jaunes et parapluie…
Pierrot monta dans le train,
élégant et plaisant à voir,
une fleur à la boutonnière,
pour ne plus revenir.
Dans les grandes villes
de la terre, le jazz
tonitruait, la luxure la plus débridée,
la plus dissolvante frissonnait,
la folie et l’ivresse flambaient.

Pierrette, qui sait pourquoi
Pierrot repense à toi ?

Brunes teintes au henné
aux yeux d’émeraude,
blondes fatales aux chairs fermes,
aux seins archiducaux.
Amour froid et chaud,
pyjamas et décolletés,
baisers, caresses
qui font tourner la tête.
Bras perfides, dans les
secrets gynécées,
qui coupent le souffle.
Mais il pense toujours à toi,

le pauvre Pierrot
travesti en viveur.
Et il sort au balcon
pour dire sa passion
à la lune éclatante.

Pierrette, le sais-tu ou non,
que ton Pierrot est mort,
malade de langueur,
rêvant à toi lointaine,
dans la vaine lasciveté,
l’immense splendeur
du monde, auquel il dit « À nous deux ! »

*

Le péché de Ma Ta Vu (Il peccato di Ma Ta Vu)

Saïd Ecar, chef de tribu
dans le lointain Zanzibar,
chaque soir redisait
son ardente sérénade
à la Belle Ma Ta Vu,
Aphrodite d’ébonite
dont le sein ferme, immaculé
ne connaissait pas le soutien-gorge.

« Montre-toi. Je n’en peux plus.
C’est trop affreux d’affliger ainsi
le potentissime roi Saïd Ecar,
ô Ma Ta Vu. »

Un honnête perroquet
de son commentaire guttural
musicalisait sans fausses notes
le chant vain, affligé
du monarque tropical
sous les bleus frissons
du crépuscule africain.
Ma Ta Vu.

« Ô térébenthine caniculaire,
tendre Ma Ta Vu, folie de roi,
entends-tu mon chant plénilunaire ?
Je brûle pour toi. »

Un joyeux perroquet
en costume bigarré
allait au grand bal,
au grand bal masqué
que la lune en carnaval
offre au noble patriciat
de la forêt équatoriale,
et sifflait, bec en bas,
sur les branches des palmiers.
Ma Ta Vu.

« Pourquoi te montrer inhumaine,
Ma Ta Vu, fleur du Zanzibar ?
Donne ta bouche de porcelaine
à Saïd Ecar… »

Je ne sais comment cela se fit,
un soir Saïd Ecar
dans les bambouseraies
du lointain Zanzibar
vit en tendre colloque
avec le diabolique sorcier
de la petite tribu
l’objet de sa passion torride,
Ma Ta Vu.

Il y en a qui disent que le renommé
et impudique sorcier
lui lança un sortilège.
Alors le bon chef de tribu
sentit tout à coup ses jambes et ses bras
se couvrir de caoutchouc ;
et dans son cœur vrombit
un moteur fantastique.
Il sentit son corps
se transformer en fer haletant,
le puissant Saïd Ecar
au cerveau pétaradant.

Avec une magnéto pressée contre
la paroi de l’occiput,
il courut à sa ruine,
du crépuscule à l’aurore,
avec son cœur d’hydrocarbure.
Le sauvage fuit et dévore
à travers l’espace et le temps
les distances de topaze.
Qui pourra jamais l’arrêter !
Il roule et vrombit vers l’infini.
Ma Ta Vu.

Les serpents, pendant leur digestion
se divertissent en sifflant
dans le jazz du Nil glauque,
au riant Zanzibar.
Et les oiseaux tropicaux
de saxophones infernaux
enfièvrent ce concert
en l’honneur de Saïd Ecar,
le meilleur chef de tribu
qui oncques régna au Zanzibar.
Mais lui va sur trois roues,
ne peut plus s’arrêter…
Il roule et chante sur des routes inconnues.
Ma Ta Vu.

Et il roule toujours, pauvre monstre,
car il veut oublier
Ma Ta Vu, la femme d’encre,
la plus belle fleur du Zanzibar.

*

Chaussures sous le chemin (Scarpe sotto il cammino)

Le monde se lilasse,
enfants du monde, c’est Noël.
Que ceux qui ont l’âme transcendantale
à petites gorgées boivent de la camomille.

Nous sommes des enfants malades
dont le cœur est suspendu
à un arbre illuminé
dans l’impatience des cadeaux.

Passée la veille enchantée,
de mélancoliques bougies
attendent l’Épiphanie
dans les frissons du regret.

C’est toujours Noël dans le monde.
Et l’Épiphanie après viendra…
Nous portons chaque soir avec nous,
dans le désir infécond,

un souhait ardent que le long du chemin
la fête ne finisse pas…
La vie est tout entière une veille
dans l’attente de l’Épiphanie.

Tout homme est un enfant qui a mal,
qui boit de la camomille
et rêve, dans les soirs lilas,
un rêve polygonal.

*

On rêve dans la cage (Nella gabbia si sogna)

Ndt. Le poème évoque un épisode aujourd’hui méconnu de l’histoire de la médecine occidentale, quand, dans les années vingt, un chirurgien français d’origine russe, Voronoff, imagina de greffer sur ses patients des tissus de testicule de singe, comme cure de rajeunissement. Ce charlatan connut un certain succès dans les milieux argentés, qui firent sa fortune.

Dans le jardin zoologique, sous un soleil de plomb,
un vieux singe dort profondément.
Il rêve à ses amours perdues, à la fraîcheur du passé,
à la pénombre lointaine de sa forêt natale.

Il est retourné chez les siens. Quelle joie, quelle fête
autour de celui qu’on n’attendait plus, dans toute la sylve…
« Singes grands et petits, frères, mon peuple !
Vous rappelez-vous – commence le vieux quadrumane –
du triste jour où je fus capturé ? Me voilà
de retour d’exil. Je reviens des plus lointains
rivages vous apporter la bonne fortune, ô mes fils.

L’homme, cette race maladroite dont la jactance est telle
qu’il se vante de rien moins que de descendre de nous,
savez-vous ce qu’en Occident il est en train de faire ?
Il injecte force et vigueur à ses vieillards et avortons
avec nos glandes. » Parmi les feuilles
un frisson silencieux passa. Les singes qui batifolaient
suspendus aux branches par la queue ne bougèrent plus.
Les femelles crièrent, les vieux sanglotèrent.

« Maintenant je ne pleure plus – continua le messager –, c’est honteux.
Notre jour est venu, ô singes, il faut vaincre.
Dans l’Occident lointain, l’homme s’acquiert
vigueur et santé en nous déchiquetant ? Du premier explorateur
qui viendra par chez nous faisons de la charpie,
sans pitié, pour nous injecter l’intelligence
et la première de toutes les qualités humaines :
cette fameuse raison que l’homme seul possède.
Êtes-vous d’accord ? » Le peuple alors cria : Alala2 !
« Êtes-vous d’accord ? » Au-dessus des noix de coco et des bananes
un seul cri monta : À l’unanimité !

***

C’est ainsi que la tribu se transforma. Quelle étrange invention
que l’extrait concentré de moelle humaine !
Aussitôt une usine exporte comme du thon excellent
d’exquises boîtes de chair de serpent.

La Banque d’Escroquerie Équatoriale fait faillite
pour voler son prochain de la manière la plus légale.
Les louanges du Duce sont chantées par les singes du Tibet
qui, rouges jusqu’aux reins, voulaient le Soviet.

Au pied d’un arbre parfois on trouve, rigidifié,
un singe suicidaire qui s’est fatigué de la vie.
Quelque maigre cercopithèque se délabre,
se délecte avec l’opium, sniffe de la cocaïne.

Il n’y a pas de guenon élégante qui n’emploie le henné,
le vernis à ongles et le Chevalier d’Orsay3.
Et même les guenons casanières se peignent les cils
au crayon bleu en préparant la bolognaise.

Un gorille en queue-de-pie perd tout son bien,
jusqu’à son habit, en une seule nuit de poker.
Un macaque à monocle, en buvant un whisky soda,
falsifie la signature d’une riche cousine.

On danse. Tango, shimmy. On danse avec ardeur,
frénésie. Le quotidien socialiste En arrière !4
du nouveau parti quadrumane imprime :
« La danse est une folie de bourgeoisie consciente.
Pourtant, comme ces désirs pourraient être mieux satisfaits,
sans pas de jazz, tranquillement parmi les feuilles… »

Six mandrills en quête d’auteur obtient un triomphe
au théâtre. Les romans érotiques pullulent.
Le Livre du prurit errant fait fureur
chez les solitaires, affectés d’instincts dionysiaques.
Et il survient un Pitigrilli5 anthropomorphe qui
délecte les guenuches dans tous les salons de thé.

Et l’art se transforme ? Oh tourment pelliculaire… Vive
les « Films Grimace » ! Une magotte fait la diva
et se promène en auto, fastueusement parée
de puces, de bijoux et de fatalité.

À l’Hôtel Tropical et au Club de la Pêche
on joue sans interruption. L’accusation énorme
de tricher avec des cartes marquées au baccarat
portée contre une bande de grecs6 de la haute société
agite le sang bleu d’une guenon en vue
dans la pompe du glorieux almanach du Gotha.

Pour les caresses pelées d’une cantatrice,
le fils d’un illustre chimpanzé darwiniste
vole, est arrêté ; de désespoir, la guenon chanteuse
s’empoisonne en buvant six pots de peinture.

***

Quelque chose bouge dans la nuit claire :
lentement, à pas de loup, se dirige vers le marais
une chaste macaque éduquée au couvent.
Quel est ce paquet qu’elle sert contre elle ? que contient-il ?

Notre vieux singe la suit en cachette.
Horreur ! Il frissonne effaré
en voyant la triste femelle démailloter son paquet
et enfoncer dans l’eau un tremblant petit singe.

« Que fais-tu de ton bébé ? Ne vois-tu pas qu’il va mourir… »
« Il est l’enfant de la faute et doit disparaître. »
« Ah mère infâme, arrête… Arrête, maudite !
Monstre… Démon… Femme ! » Notre singe jette

un cri sourd et se réveille en sursaut, convulsé.
Il a le cœur glacé, le poil hérissé, la respiration haletante.

Il dit en tremblant : « C’est horrible… Les singes humanisés ! »
Il s’apaise. C’était le rêve d’un midi d’été.

***

Dans le jardin zoologique se balance doucement
le vieux singe dans sa cage, sous un soleil de plomb.

2 Alala : Cri de guerre des Grecs antiques. Le cri fut repris par le fascisme italien comme cri de ralliement sous la forme Eia! Eia! Alalà! forgée par Gabriele D’Annunzio pendant la Première Guerre mondiale.

3 le Chevalier d’Orsay : La maison d’Orsay est une parfumerie française créée en 1865 par les héritiers du comte d’Orsay (1801-1852) qui conçut diverses fragrances pour la femme de lettres anglaise Marguerite Gardiner, comtesse de Blessington.

4 En arrière ! : « Indietro! », parodie du journal Avanti!, « En avant ! », organe officiel du Parti socialiste italien. Mussolini en fut le directeur de 1911 à 1914. On rappellera que Mussolini fut exclu en 1914 du PSI pour avoir défendu dans ce journal, contre le principe de neutralité absolue adopté par son parti, l’idée d’une « neutralité active et opérante » (« neutralità activa ed operante ») en faveur de la Triple-Entente, c’est-à-dire de la France, du Royaume-Uni et de la Russie.

5 Plusieurs références littéraires, dont le lecteur cultivé reconnaîtra sans difficulté au moins la pièce Six personnages en quête d’auteur de Pirandello. La seconde évoque le recueil de poèmes Le livre de mon rêve errant (Il libro del mio sogno errante) de Guido da Verona. Quant à Pitigrilli, il s’agit du nom de plume de l’écrivain Dino Segre. Ces trois auteurs sont contemporains de Calcagno.

6 une bande de grecs : Le substantif « grec », sans majuscule, désigne en bon français (on le trouve par exemple dans les traductions d’Edgar Poe par Baudelaire) un tricheur professionnel aux cartes. Nous regrettons de véhiculer par cet usage un préjugé envers une nationalité respectable mais, le verbe « tricher » figurant déjà dans la phrase, il nous a paru impossible de parler en plus de « tricheurs » ; le mot « grec » tombait donc à point et nous n’en connaissons pas d’autres.

*

Phoques en exil (Foche in esilio)

Dans les cauchemars brûlants
des ruelles de Java,
un fakir flûtait,
enchantant les serpents,
des rythmes liquéfiés
pour l’usage et les délices
des petits indigènes
ivres de réglisse.

« Tous les figuiers se remplissaient
de figues sèches. Et le soleil ardent
couvrait de châtaignes grillées
les châtaigniers de l’île de Java.

Sur les routes, dans les maisons et les pagodes,
si l’on ne donnait pas de la glace aux poules,
elle souffraient tellement, les pauvres,
qu’elles pondaient des œufs durs… »

Les chiourmes léthargiques
suaient en ronflant
dans l’orgie d’eaux-de-vie.

Et le soleil crépitait,
hydroxyde de passion,
sur l’île de Java
qui, tragique sorbet
de sirop et citron,
fondait doucement
dans le rêve embrasé
de la mer incandescente.

*

Les bordées du caprice
(Bordate del capriccio, 1928)

.

Le sortilège (Il sortilegio)

Le soleil meurt de mélancolie
sur la mer qui, troublée, en frissonne.
Nous nous haïssons avec un peu de nostalgie,
nous qui nous sommes aimés avec emportement.

Saurai-je trouver dans la pharmacopée
des illusions le médicament
qui pourrait me tirer du tourment
d’une haine allumée dans l’idolâtrie ?

J’ai trituré des symphonies de cathédrales,
des respirs d’ombre, des flammes de roseraies
et j’ai fait bouillir en philtres inefficaces

des vertiges d’amours artificielles…
Mais dans mes veines plus que jamais,
dure amie, sévit la rage de tes baisers.

*

Se purifier (Purificarsi)

Dans la respiration de la glycine s’effeuillant
sur les vieilles villas endormies,
un mysticisme de fontaines éteintes
berce le vert délire de l’été.

Et je t’aime encore désespérément,
ô blonde reine des fées
que j’aimais dans les pages enchantées
des contes, quand j’étais innocent.

Et parmi les poupées de porcelaine
et les amours à haute tension
de quelque péché ultraviolet,

je poursuis encore l’affligée pureté
d’une sœur bonne et l’illusion
d’un antique jardin de lilas.

*

Nostalgies de tuiles (Nostalgie de tegole)

À quoi rêves-tu, ma chatte blanche ?
Peut-être que, souple et fatiguée,

tu rêves à des fuites de souris terrorisées
dans le sombre drame des insidieuses
armoires décaties, à de peccamineux
clairs de lune sur les enchantés
toits lointains ? Tu t’endors,
vieille et sans illusions, sur le divan,
alors que tout doucement les braises
dans l’âtre se sont éteintes…

***

Te souviens-tu ? Quand tu passais
sur la terrasse pluristellaire,
dans ce profond enchantement
nul ne se permettait de miauler.

Et toi, aux magnifiques chats tigrés
tu préférais, sans pitié,
les cérébrales complexités
des maigres matous fogazzariens7.

À présent ? Couchée près des braises
inerte et sans illusions, tu somnoles en paix,
rêvant aux temps de ta fortune.
Et les souris dansent tandis que dans le ciel
trémule une lune printanière.

***

Mais cette nuit la chatte
est ressortie sur le toit,
saluée avec respect
par ses compagnons qui, interrompus

dans leurs plus douces intimités,
se mirent à miauler
une louange nébuleuse
à celle qui par le passé fut
reine de beauté.

Et la vieille chatte blanche
est montée doucement
sur le chapeau de la cheminée,
vers le ciel resplendissant.

Dans le ciel obsédant,
quel vertige d’étoiles !
Elle a tendu sa patte avide
vers les plus belles

pour les attraper, dans l’étendue
illuminée, par surprise…

***

Et celle qui par le passé
plaisait à tous les matous du quartier
a dévoré cette nuit, entre tant
de lumières, une étoile filante.

Et incinérant ainsi, fatiguée,
sa longue vie de chatte blanche,

elle roula sur la pente
claire du toit plénilunaire.

7 matous fogazzariens : « mici fogazzariani » renvoie à l’écrivain Antonio Fogazzaro (1842-1911) dont les personnages ont forcément quelques traits de « cérébrales complexités » puisque notre poète le dit. La critique, peut-on ajouter, voit dans les romans de Fogazzaro la description des milieux de la noblesse et de la haute bourgeoisie de son époque.

*

Le poison des clairs-obscurs
(Il veleno delle penombre, 1930)

.

Collection (Collezione)

Au Destin je demandais, et à mes amis,
un deux centavos bleu à filigrane.
Et j’aurais consenti tous les sacrifices
pour les nouveaux tirages de La Havane.

Quatorze ans. Âge pur et lointain où
je pensais aux États pontificaux.
C’était le temps béni, heureux
où j’aimais le grand-duché de Toscane.

À présent que je colle sur le livre illustré de la Vie
les séries du royaume de l’Amour
avec une colle qui ne s’en va plus,

je regrette la douceur colorée
de l’âge où je demandais aux dames
les timbres de la Tunisie…

*

Exil de hangar (Esilio d’hangar)

À l’aube de l’an deux mille,
pistes d’asphalte
et aérolimousines
dans les cieux de cobalt.

Chaque émigré qui
attend son tour
d’embarquer sur les lignes
Mars-Nice-Saturne
salue, nostalgie
des plus lointains cosmos,
depuis les carlingues dressées
sur des frissons de mains…

***

Sur le vieux drame
de six mille mètres cubes,
nouveaux romantismes
de naphte parmi les nuages.

Touristes de comètes
et valises de cuir.
Dans les changements de la magnéto,
escales obligatoires
et stations d’étoiles.

Alambics poussiéreux
des années mille neuf cent quatre-vingt
pour les malades d’amour
tandis que le moteur chante
le long de la Grande Ourse.

Tous les émigrés
parmi les planètes distantes,

éteintes les suggestives
et merveilleuses fables
des locomotives,

sur les ponts d’aluminium
du biplan direct
Vénus-Port Saïd
sans wagon-lit,
chanteront, penchés
contre leurs vieilles mandolines,

des tristesses d’aéroport
et les désirs désolés
de trimoteurs morts
et d’hélices enchantées.

Et les projecteurs tendus
sur tous les astres allumés
s’entrecroiseront au-dessus
des femmes qui dans les aérogares
attendent des ailes.

*

La terreur du Guatemala (Il terrore del Guatemala)

Ô quels nuages sur le Guatemala
en mille sept cent soixante-trois !
Tous les galions du roi d’Espagne
coulaient à pic sans un pourquoi
et les voiles corsaires dominaient
le drame azuré de la mer.

Don Pedro Alcantes de Santafé,
dit la terreur du Guatemala,
un soir de grand gala
à la cour du Vice-Roi
vit Lolita, la plus resplendissante
belle apparue sur le continent.

Lolita, femme du Vice-Roi,
cachait bien mal le grand éclat
de son rire blanc d’hispanique Circé
derrière les plumes de son éventail,
tandis que mourait au-dessus des voûtes
la grâce perfide des menuets,
à la cour du Vice-Roi
en mille sept cent soixante-trois.

En la voyant dans la grand-salle,
Don Pedro Alcantes de Santafé,
dit la terreur du Guatemala,
sentit s’enflammer en lui
l’amour comme un feu de Bengale.

Il vint à elle, lui fit une révérence
et dit : Voulez-vous
que nous nous promenions au jardin ?
Doña Lolita répondit : Non.

Pâle, convulsé, quitta la salle,
quitta la cour du Vice-Roi
Don Pedro Alcantes de Santafé,
dit la terreur du Guatemala.

Ô quels vertiges d’enchantement
peuvent posséder trente-deux dents !

Pour le sourire, pour la bouche
convoitée de Doña Lola, il perdit
la paix et l’honneur, se fit pirate,
Don Pedro Alcantes de Santafé,
en mille sept cent soixante-trois.

***

Les cloches de toutes les églises
sonnaient le tocsin
quand paraissait sur l’étendue
de la mer le sombre vaisseau.

Les vieux prêtres en tricorne
et les jeunes filles en falbalas.
De longues bandes de fugitifs
désertaient chaque jour
les villes et la campagne.

Débarquement de hordes féroces,
cris et courses sauvages,
sombre histoire piratesque
de tempêtes et d’abordages.
Et Don Pedro, dans les pauses
des bivouacs sur les côtes,

invoquait délirant
le sourire de Lolita
qui de ses dents adamantines
brisa sa vie tout entière
au poison des violons.

Agonies, massacres
entre les gréements et les quais,
cauchemars, flammes et morts
sur la mer et dans les ports.

Et mettant à feu et à sang
places, maisons, églises,
les pirates de Don Pedro
sur les ponts et débarcadères
chantaient à tue-tête,
effroyable fanfare :

« Sur sa bouche Doña Lola
met un sourire qui éblouit
de ses dents éclatantes
le destin des bandits.
Dans le sourire de Lolita
qui nous exalte et rend malades,
il y a la mort, il y a la vie
du Guatemala tout entier… »

Fumantes arquebuses,
gardes d’épée splendissantes.
La mise à sac des châteaux
et l’incendie dans les couvents.

Les goélettes de Don Pedro
paraissaient au loin
et tout le littoral
retentissait de cloches…

***

Pedro le pirate, à la fin,
après avoir répandu
la terreur et l’effroi sur toute la terre,
parvint à la tour où se trouvait son amour.

Doña Lolita, lèvres ouvertes,
dormait paisiblement (coudes serrés,
seins florissants) sous les couvertures
et les froufrous de ses dentelles.

Et dans un grand verre se trouvait
avec un peu d’eau son dentier.

Alors, mis hors de lui,
parmi les ruines on retrouva
mort comme frappé d’apoplexie
Don Pedro Alcantes de Santafé.

Et aujourd’hui encore, dans la grange
ou le mas de quelque antique
cultivateur de Porto Rico,
quand les clochers lamentent
le soleil mort dans la brume,
quelque vieille métisse
dit à genoux trois ave maria.

Quelque béguine encore prie
pour que soient sauvés les maisons et les champs
où pousse si profusément le café
de l’apparition, Dieu nous en garde,
de Pedro Alcantes de Santafé,
dit la terreur du Guatemala,
l’effroyable corsaire qui
lors d’une fête de grand gala
vit devant lui sourire

Doña Lolita tandis que les menuets
s’alanguissaient au-dessus des voûtes

à la cour du Vice-Roi
en mille sept cent soixante-trois.