Category: poésie
Trains d’Avila ou de Soria : La poésie d’Agustín de Foxá
L’écrivain Agustín de Foxá (1906-1959) fut nommé en 1956 à l’Académie espagnole mais jamais n’y siégea car son élection eut lieu alors qu’il était ambassadeur à Manille, aux Philippines, dont il revint pour soigner une cirrhose du foie qui lui fut fatale.
C’était un personnage haut en couleur, que Malaparte, comme lui diplomate, connut en service en Finlande. Ils visitèrent ensemble le front de Léningrad. Malaparte dresse son portrait sous les traits d’un personnage du roman Kaputt, ainsi que dans son recueil de chroniques La Volga naît en Europe.
Ami de Ramón Gómez de la Serna, Agustín de Foxá fut entre autres poète – l’un de ses recueils est préfacé par Antonio Machado –, dramaturge, auteur d’un roman sur la guerre civile espagnole très lu en son temps, Madrid, de Corte a checa (Madrid, de Cour royale à Tchéka), publié en 1938 et dont le personnage principal est un phalangiste.
Dans son activité en tant que fonctionnaire des affaires étrangères, il fut chargé d’accompagner Eva Perón lors du voyage officiel de celle-ci en Espagne en 1947, à l’occasion duquel – fait notable – elle s’exprima à plusieurs reprises devant des foules pour exprimer la solidarité de l’Argentine justicialiste avec l’Espagne.
Agustín de Foxá était marié à María Larrañaga, architecte et designer, qui fut une figure du Marbella de l’après-guerre quand la ville devint un rendez-vous cosmopolite couru (à la suite, se dit-il, d’investissements immobiliers servant à blanchir de l’argent allemand).
Son œuvre n’a jamais été traduite en français avant nous. Les poèmes suivants sont tirés d’une Antología poética 1933-1948 (Editora Nacional, Madrid, 1948), illustrée par José R. Escassi. Il existe une autre anthologie, plus large, de sa poésie, couvrant les années 1926 à 1955 et dont la dernière édition date de 2022.
*
La fille du roi de la mer (La hija del rey del mar)
Air sous pression et lumière trouble,
les prés du fond de la mer,
chair tremblotante et tritons,
nacre, gélatine et sel.
Les vaches marines mugissent.
Drapeaux d’avis de tempête.
Les scaphandriers guerriers sautent
par-dessus les gencives du corail,
des bulles au-dessus de la tête
comme un essaim d’abeilles.
La fille du roi de la mer
brodait à sa fenêtre,
sous des galères de musique
et des ancres de fin métal.
Queue de poisson et jeunes seins,
robe de fine gaze,
broche d’aurores dormantes,
neige polaire de son cou.
Les nuits sans tempête,
jusqu’au palais royal parvenaient,
ténues, assourdies, les notes
de cloches d’églises.
« Duègne qui montas là-haut,
qu’y a-t-il au-dessus de la mer ? »
« Il y a, mon enfant, des bateaux et des plages,
et le corail est vivant et brûle.
Il y a des hirondelles et des princes,
des poissons aux plumes sans pareilles,
la lune est un panier de neige,
des cloches, du soleil, du cristal. »
« Ah, comme je voudrais aller là-haut !
Duègne, ah, tu me fais pleurer. »
*
Marie-Antoinette (María Antonieta)
Couronne bleue de marquise
sur les cygnes neigeux.
Trois gouttes de sang
sur la perruque poudrée.
Bougies roses, parfumées,
à la molle cire de nard.
L’Encyclopédie aboyait…
Versailles illuminés.
Dans une tasse au liseré rose,
Louis XVI déjeune
de chocolat du Pérou
en un ciel de perroquets.
Seins et coupes vides,
confessionnaux obscurs,
écrans de crinoline
dans les sièges dorés
et un jeu de cartes français,
à l’écart des chandeliers,
versant des gouttes de trèfles
parmi des vicomtes saouls.
Marie-Antoinette descendait
l’escalier de marbre,
le printemps d’un bal
effeuillé sur ses souliers.
Un étrange carrosse l’attend,
tiré par quatre chevaux
aux yeux fous qui poussent
effrayés des cris d’oiseaux.
Fenêtres de guillotine,
lanternes de cierges blancs…
Et pour cochers des bourreaux
couvrant leurs mains.
*
Cimetière 1800 (Cementerio de 1800)
Avez-vous soif, paisibles morts,
avez-vous froid ?
Oh, votre sommeil dans la caisse asphyxiée !
Assemblée de corps.
Dedans, l’humidité, la nuit ;
dehors, le rosier, la lune…
Recouverts
de votre ombre,
et sans printemps !
Voulez-vous de l’eau ?
la fièvre
de votre dernière maladie rosit encore
vos os.
Qu’en fut-il de votre oreiller,
de votre dernière nuit
en un lointain dix-huitième siècle ?
Que disiez-vous ? quelles fiancées ou quelles sœurs
portèrent la tasse à vos lèvres ?
Quels docteurs
vous prirent le pouls vacillant ?
Comment était votre chambre :
pleine de courtines, de portraits ou d’éventails ?
Comment se passa votre enterrement ?
Quelles cloches,
quelles larmes, quels cris ?
Et le délire
de votre mort, quels jardins rouges
peignit-il sur le mur ?
Quelle fut la main
qui vous épongea la sueur dans de la soie ?
Était-ce
un jour de pluie ou de triste soleil ?
Comment était votre voix, votre visage ?
Comment étaient vos grands yeux ?
Vous souvenez-vous de votre rire ?
Vos mains croisées
se rappellent-elles les oranges et les seins ?
Les lettres que vous écrivirent,
que disaient-elles ?
Cendre et fumée,
votre amour lointain,
la joie du baiser et des enfants.
Quelles vagues antiques vîtes-vous ?
Paix à votre décembre…
Écoutez-moi, vous autres
qui mourûtes en avril ou en mai,
fiancées glacées ; vos boucles d’or
sur de noirs oreillers ;
blanches enfants
qui, sautant à la corde parmi les oiseaux,
vîtes la main horrible et vous endormîtes
avec des poupées et des contes dans vos draps.
Écoutez-moi, rêveurs
qui ne voyez plus la lune.
Les rosiers naissent toujours,
le saviez-vous ?
et il y a encore des bouches ; mais les nuages
que vous regardiez sont morts pour toujours.
Par vos yeux creux
leur bord bleu est passé ;
aveugles distants,
un abîme nous sépare.
Voyez mon large corps ;
voyez, soumise à mes pieds, l’ombre épaisse
qui vous enveloppe, vous,
et vous étouffe.
Je suis vivant ; je suis dans votre rêve
comme un dieu ;
ce bruit,
c’est celui de mon cœur ; l’air m’entoure
et dans mes mains je tiens les choses de la terre.
Peut-être se trouve-t-il parmi vous
la femme qui aurait été
ma bleue fiancée ; peut-être parmi cette poussière
ai-je un ami – impossible – inerte.
Je vous aime, paisibles morts ;
femmes qui m’auraient compris,
compagnons lointains,
enfants de jadis.
Si vous pouviez sentir comme l’air souffle,
entendre les bruits qui nous assomment,
éprouver comme il est fatigant d’aller à pied,
et comme il pleut
sur le sang.
Oh, non !
restez calmes, muets ; ne m’enviez pas mon corps,
vous dont la lumière est à présent ce silence
que vous habitez entre plâtre et guirlandes.
Votre cyprès est bon,
les étoiles vous baisent le front,
une croix vous couvre,
et cette terre mouillée, sur vos os
met une paix vespérale ;
frères,
adieu, je vous laisse ;
dans le cyprès
se meut un oiseau couleur cendre et rose ;
seul
son petit cœur palpite
parmi les vôtres brisés.
C’est pour lui que monte la lune et que vient le mois de mai.
*
Les lèvres des mers (El labio de los mares)
Ah si j’avais les vents et les vagues entre mes muscles,
la fleur de lait dans mon sourire et l’abeille dans mes yeux ;
la crinière du lion sur une tête solide
et une sueur d’oranges.
Si j’avais un sang minéral et massif,
des poumons d’arbres fruitiers,
l’épine dorsale du dauphin ou du cheval
et une âme fixe.
Si j’avais la chair sûre des montagnes,
les lèvres des mers, les nerfs de la nuit
et, hissé sur le monde, si j’atteignais la lune
pour en ouvrir les villes !
*
Origine (Origen)
Il me plaît que mon corps pressente l’orage,
qu’une douleur ténue dans la moelle spongieuse
de mon os frontal
annonce les salons de l’éclair.
Je veux
sentir comme une plante, une épine, une vague
le noir tonnerre dans la nuit.
Que m’entrent par la plante des pieds
les durs effluves des minéraux ;
éprouver que j’ai une chair de cheval,
une albumine d’insecte palpitant,
baignée en azur de printemps.
Ô pain, donne-moi ton fruit et ta peau de panthère !
le lait des biches et la grappe lourde,
les quartz et les oxydes, les sauriens primitifs
et ce feu allumé par un bras velu
au premier hiver de la terre.
Je veux être de racines et de nerfs, de tentacules
captant l’ozone des pluies.
Que la conque marine et la tortue soient
comme un rêve de mon sang, dans le plasma salé.
Que la poitrine de la femelle enflamme mes artères ;
que m’épouvante la fétidité douceâtre des cadavres
et que je sente l’effroi nocturne des grottes
peintes de gros bisons rosés.
*
Pêche morte (Los pescados muertos)
Dans les poissonneries il y a des flots dépouillés,
sous les ampoules électriques
des aquarelles d’indigo et des barques rouges.
Chair rose, étendue sur des morceaux de glace.
Ô habitants de la mer, haïs par l’air !
car il ne vous trouva jamais de dociles poumons.
Saumon rose, tachant d’un sang anémique
les fougères. Ô anguille !
serpent bleu, sans oiseaux.
Ô langouste guerrière !
heaume calcaire et l’œil sur une tige.
Roue des sardines, comme une monnaie d’huile.
Crabes d’eau amère.
Ô pâles habitants de la mer qui vîtes les coraux,
nageoires qui frôlèrent les éponges
et ces huîtres malades de perles, qui ambitionnent
les plus hauts diadèmes.
Ô habitants de la mer, flottant sur les mines d’or !
On vend des vagues ; on enveloppe dans des journaux
les yeux globuleux qui ont vu les naufrages.
Il y a des chairs de tempête dans les cuisines modestes,
et quand la lune bronzée monte entre les lampadaires
un désir de marée saisit ces corps morts
qui à travers les devantures fermées écoutent la pluie
comme la dernière troupe de musiciens que leur envoie la mer.
*
Épouvantail (Espantapájaros)
Parmi les sillons rouges,
seul,
l’épouvantail.
Visage de bois, chapeau
et redingote, entre les chardons.
Oh, damoiseau de la mort
parmi les laboureurs,
insomniaque fat,
ivre de rosée ;
tes amis,
les pantins, les fous, les pendus.
Rebut d’homme,
masque du blé,
danseur compagnon de la pluie,
amer
ennemi des alouettes
et viveur endeuillé,
de quelle noce chez les morts
es-tu l’invité ?
Crucifié sur les ais tendres,
des branchettes vertes dans le vieil habit
de ton thorax.
Célibataire de bois, homme sans visage ;
oh – sans feu ni lieu –,
épouvantail,
dans la poche de ta redingote
le grand mouchoir rouge !
Oh, enlinceulé par la lune,
défunt vicomte des champs !
*
Inutile (Lo inútil)
Ces gestes inutiles,
ces voix inutiles ;
la voix de celui qui vend des jouets que personne n’achète,
celle présentant des cravates qui font rire.
Cette main ouverte dans la pluie ;
la casquette entre les doigts du paysan dans le salon ;
ces gestes de rien ;
cette voix de « Docteur, sauvez-la » ;
les humbles paroles,
le regard suppliant face à l’inévitable ;
ces chaussures de l’enfant qui ne protègent pas de la neige.
Le phtisique, sur un banc, qui se couvre la poitrine
avec un journal, comme cette pluie sur le fleuve,
comme la couverture sur le mort
ou cette approche de la rive par le noyé.
Tout ce qui est sans motif,
triste, puéril, inefficace,
comme ces vers que j’écris et que nul ne lira,
comme le soleil frappant les yeux de l’aveugle.
*
Tristesse (Lo triste)
Je suis comme un noyé perdu sur une plage,
alcôve où l’on appelle au moyen d’une sonnette de bois ;
comme ce fonctionnaire qui n’a jamais vu la mer,
comme la pluie qui tombe tristement sur un collège.
Augmentent ma tristesse les cours intérieures,
le chromo avec ours et neige dans l’humble salle à manger,
la vieille gourde ouverte sur le terrain sans palissades,
la boîte de sardines le dimanche soir.
Il y a des plages où la mer lutte de mauvaise grâce
et des tours fatiguées de regarder l’horizon,
des dominos jaunis dans des cafés de province
et des boutiques de parapluies pour habiller les morts.
Je sais que m’ont haï les plantes des ruines,
qu’on décore au ciel le jour de ma mort,
qu’une nuit mon ombre entrera dans mon lit
et, d’entrailles vide, me déchirera les yeux.
Je sais que m’entoure un monde d’os et de métaux,
que de durs animaux me mordent les mains,
que je jetterai un mégot sur le pavé couvert de crachats
et qu’une roue quelconque l’éteindra sous la pluie.
*
Romance des salines de Sigüenza (Romance de las salinas de Sigüenza)
Les salines de Sigüenza,
comme elles sont loin de la mer !
Pour ta chambre, mon enfant,
je te ferai un voilier de sel.
On croirait une tour côtière1
ou un phare, la cathédrale,
quand la brise salée
arrive endormie jusqu’à l’autel.
Volant à travers les salines
qui côtoient les champs de blé,
te voilà mouette humide,
colombe du colombier !
Assoiffés, les paludiers
demandent : – Où est la mer ?
Ah si j’avais, au lieu d’une voiture,
une barque avec des rames !
Sigüenza, pourquoi t’ont-ils parlé
de charrues et de dépiquage,
à toi qui as des rêves de boussole
sous l’étoile polaire ?
Sigüenza, port sans eau,
avec ton Damoiseau-capitaine2
lisant un livre de marine
sous le cristal au plomb !
Si je dessine un jour une carte,
je te placerai au bord de la mer.
1 tour côtière : « torre costera », le littoral méditerranéen espagnol est émaillé de ces tours bâties au seizième siècle pour la défense du territoire contre les pirates barbaresques. Il est probable que les « tours fatiguées de regarder l’horizon », au poème précédent, sont de ces ouvrages.
2 Damoiseau-capitaine : Allusion à Martín Vásquez de Arce, dit le « Doncel (damoiseau) de Sigüenza » en raison du gisant de sa sépulture dans la cathédrale de la ville, un chef-d’œuvre de la statuaire funéraire.
*
Trains d’Avila ou de Soria (Trenes de Ávila o Soria)
Entre tes mains noires
un panier de fraises.
Machiniste d’un train d’Avila ou de Soria,
ta lanterne rouge dans l’épaisse chute de neige.
Direction Medina ou Venta de Baños.
Le Noël du train ; et les drapeaux
qu’au passage à niveau lève ta fiancée
si blonde, sur le tunnel obscur.
Ne dois-tu jamais avoir ta vieille locomotive
avec sa haute cheminée
comme celle de Stephenson qui un jour
défia un cheval en Angleterre ?
Laisseras-tu, cette nuit, glisser
sur un talus de lys ce panier
de charbons qui éclairent la cuisine
de la pauvre garde-barrière ?
Tu contournes des villes à murailles
et frôles, avec l’aube, les églises
quand sonnent fraîches les cloches
des premières messes.
Colombes de mouchoirs sont les quais
où des marchandes de rue annoncent à haute voix
leurs amandes d’Alcalá, boîtes de lait,
babas à la cannelle.
Comme en août suent tes wagons !
Leur résine graissant les valises.
Comme le papier du casse-croûte
colle au chardon violet dans le fossé !
Parfois une étincelle parmi les pins
avec le vent du train devient un incendie.
Train du soir ; avec une lampe
à acétylène où meurt aveuglé
le papillon bleu des pinèdes
qui parfumait la fenêtre ouverte.
Ô humble train, au trajet court !
Avec un wagon servant de bergerie aux brebis
qui partaient à l’abattoir et bêlaient
par peur du loup en traversant la sierra.
Les coqs des cantines de paysan
qui annonçaient l’aube dans un panier.
Le poêle et l’horloge et le Règlement
de la salle d’attente.
Tes « premières » étaient de velours rouge
avec des dentelles jaunes,
y venaient les universitaires modestes,
parfois les fonctionnaires de l’Audience.
Tes « deuxièmes », en bleu, étaient solennelles
avec des curés, des chasseurs, des hommes à carabine.
Et moissonneurs, nonnes et gardes civils
dans le vernis clair de tes « troisièmes ».
Train de mes vacances ! dans tes filets
un jour j’oubliai le cerf-volant
que j’allais lancer dans le ciel d’été,
l’année où commença la guerre.
Des années je vis de mon siège,
en traversant Almazán, sur un balcon de pierre
au-dessus d’un jardin, une jeune fille
qui agitait tristement un mouchoir.
……….
Je la vis se faner année après année
et, me disant adieu, devenir vieille.
À travers la plaine froide, là-bas, vers octobre,
quand transhument les lents troupeaux de moutons
entre de petites églises romantiques gardées par
des saints Jacques aux épées de bois,
ô train qui aurait pu être dans le romancero !
Train de l’année soixante,
dans tes voitures Antonio Machado arriva à Soria
entre les peupliers et la colline violette.
Et Bécquer, emmitouflé et mélancolique
dans son plaid écossais,
en voyant les hirondelles du télégraphe
imagina sa rime la plus parfaite.
Dans une gravure de L’Illustration
tu apparais couvert de drapeaux
à ton inauguration, avec un évêque
et des ingénieurs barbus en haut-de-forme.
Tu continueras d’aller ton chemin,
sans voyageurs ou presque, à travers la steppe gelée,
le long d’auberges où l’on sert l’eau du puits
et où meuglent les génisses attachées.
J’ai beaucoup voyagé depuis : des sleepings
aux locomotives électriques
ont transporté mon ennui ou ma joie
à travers les grandes villes de l’étranger.
Mais c’est vers toi, humble train de Soria,
que vole mon cœur ; car tu étais
la joie initiale de mes étés
au bagage ingénu de cerfs-volants.
*
Les hommes sont venus : Mers d’Australie, 1800 (Han venido los hombres: Mares de Australia, 1800)
I
Les hommes sont venus…
Les hommes sont venus avec leur foie assoiffé,
avec des bouches, des mains et des veines ardentes.
Et la tribu contemple le frêle brigantin
flottant sur l’azur clair des ondes.
C’est un voilier ; il a une charpente lente
qui endort les îles et se gonfle de cannelle.
Œil et nerf, la boussole, avec l’aiguille vers le pôle
de neige magnétique ; le gouvernail tremblant ;
langue qui lèche des éponges, le cordage tombé.
II
Les hommes sont venus à l’innocence pure
des îles nues ; aux nobles cascades
où nagent les jeunes filles en poussant des cris joyeux
dans leur langue sauvage, libre encore d’alphabet.
Les hommes sont venus aux mers les plus libres.
Requins et perles, odeurs de nageoire,
lunes sans télescope qui courrouce les poissons
et bananeraies humides pour suspendre des hamacs.
III
Les hommes sont venus ; ils sont blancs et barbus ;
ils violeront les vierges les plus douces de la tribu
et tueront le sorcier vêtu de kangourou
qui danse les nuits de pleine lune devant le feu.
Ils sont ambitieux ; ils bâtiront leurs usines ;
une locomotive avec sa haute cheminée
déshonorera la forêt ; ils compteront les fruits
et mettront le poisson dans des boîtes pleines d’huile.
IV
Ils ont des yeux d’acier ; apportent l’alcool et la luxure ;
l’anglais de leurs chèques se substituera aux hymnes
au soleil dans la langue que comprennent les mouettes.
Les hommes débarquent ; la tribu les contemple,
nus au milieu de la plage ;
avec des fusils à silex et une vieille Bible,
les hommes blancs achètent le vieux Paradis.
*
Ce navire au nom d’île : Sur le torpillage du Baleares (Aquel barco con un nombre de isla: En el hundimiento del «Baleares»)
Ndt. Le Baleares, navire espagnol au service du camp nationaliste pendant la guerre civile, fut coulé à la bataille du cap Palos en 1938, emportant 741 victimes par le fond. En 1947 fut inauguré à Palma de Majorque un colossal monument aux morts du Baleares, qui a résisté à ce jour aux tentatives d’éradication de la part des autorités politiques de l’Espagne nouvelle, lesquelles ont dû jusqu’à présent se contenter d’effacer des inscriptions mais ne s’arrêteront sans doute pas là dans leur continuation de la guerre par d’autres moyens.
Et tu échangeas la rose contre les algues amères,
la femme terrestre contre la froide sirène.
Et tu traversas en volant le jardin des scaphandriers,
où le poisson à l’œil immobile voit naître la tempête.
Où vas-tu, dans la nuit dangereuse des grands fonds,
marin d’un bateau submergé et sans force ?
Quel « Arriba España ! » depuis la fin de l’abîme as-tu lancé,
qui s’envola en essaim de bulles sphériques ?
Belvédères de Cadix ou du Ferrol, les persiennes
entrouvertes et le piano qui sous sa housse ne joue pas.
La fiancée pleurant au bord de la mer et les phares
que les mouettes réveillent, cherchant ton corps.
« Mère, l’eau est froide, et je me souviens des oiseaux ;
bien que ce soit le mois de mai, j’ai les veines glacées.
Je sais qu’il m’est interdit d’arriver à ta plage ;
pour voir ta fenêtre, je viendrai avec les marées. »
Tu remonteras un jour du fond, évanoui,
avec tes yeux de noyé, pour voir les drapeaux.
À présent que les chevaux du champ de blé sont dans l’eau,
le soldat dans l’écume, et que Peñiscola est à nous.
Tu monteras, l’été, des troubles abîmes
pour voir les oranges, la noria, les vergers.
Toi, sans poids et sans ombre, fantôme exilé,
dont le corps ne peut dormir en terre.
Cherches-tu un tombeau, la racine des arbres,
le lieu qui ne change pas et la dalle sûre ?
Ton sépulcre est païen, le corail ne couvre pas,
et tu es triton, nostalgique du cyprès et de l’étoile.
Tu habitais un navire au nom d’île,
l’écume tourbillonnait dans ses hélices neuves,
et dans l’arc-en-ciel de fioul de son sillon sautaient
comme des obus les dauphins brillants.
Où es-tu, mon bateau, vivante parcelle d’Espagne,
hier forteresse navigante et joyeuse,
aujourd’hui épave inondée, manœuvrée par des morts,
immobile sur un méridien avec sa boussole immobile ?
Vous ne reviendrez jamais à l’amour des îles,
quand les amandes de Majorque sont le plus sucrées,
avec les bateaux captifs pleins de tanks russes,
et l’alphabet courtois de tes drapeaux ne parlera plus.
Par des terrasses qui descendent à la mer, où l’écume
fait bouillonner d’eau inquiète le marchepied de marbre,
les marines d’Espagne viendront avec des couronnes
et le jeune amiral apportera la rose nouvelle.
Alors ils te diront, levant le bras : « Marin
au coquillage de nacre au-dessus des flèches,
au lieu d’un rameau funèbre, pour toi nous effeuillerons
la Rose des vents sur ta tombe incertaine. »
*
La guerre castillane (La guerra castellana)
Il faut retrouver nos voix puissantes
et le geste sûr du javelot ou de l’épée.
Les lèvres et les roses ne doivent pas nous retenir
quand la Castille attend sa dure cavalcade.
Ô gués militaires des fleuves puissants !
Les cerfs au bord de l’eau et les sangliers dans les taillis.
Pour que notre épouse n’affaiblisse point notre vigueur,
qu’en son cloître la garde San Pedro de Cardeña.
Et sur l’arçon de nouveau, déjà pointent les blancheurs
de l’aube castillane, mon jeune chevalier.
En vers sans métaphores, les rudes troubadours
célébreront ton sang dilué dans le Duero.
Si te guette en terres ennemies le malheur
et si tu meurs un codex enluminé dans les mains,
une sépulture t’attend à Silos, auprès de l’abbé Fortunio.
Ton corps fermentera au son des chants grégoriens.
La frontière à nouveau est dans la chair vivante.
Des provinces enragées décrochent leurs cloches
et, faucons de ce siècle, planent au-dessus
les puissants trimoteurs déchirant le matin.
Moscou avance sa guerre, éternelle et hostile,
et sème dans nos sillons ses dures réalités.
Comme la grêle de glace humiliant l’épi,
sa guerre est un cavalier qui rase les villes.
Mais, phalange vigilante, oppose le joug et les flèches
à la faucille qui tranche, au marteau qui écrase ;
pour le combat, frère, tu vêtiras ton habit de fête,
faisant honneur au lignage pur de ta caste.
Et tu retrouveras les voix puissantes
et le geste sûr du javelot ou de l’épée.
Déjà brillent de l’Empire les tours fabuleuses
et sa lune sanglante épouvante les chevaux !
*
Poème de l’antiquité de l’Espagne : Un tank russe en Castille (Poema de la antigüedad de España: Un tanque ruso en Castilla)
Les tanks russes, neiges de Sibérie
sur ces nobles champs espagnols.
Que peut le coquelicot contre leurs huiles froides ?
Qu’oppose le peuplier à leur furie ?
Nous étions encore avec des bœufs et des charrues de bois ;
la Castille n’est pas scientifique ; dans ses terroirs ne pousse pas
l’usine ; sa glèbe produit, comme Athènes,
des théogonies et des oliviers, des batailles, des rois, des dieux…
Pour conquérir l’Espagne, il faut dire, comme le Christ :
« Mon royaume n’est pas de ce monde », et non brandir les faucilles
ni promettre au corps des paradis terrestres,
car en Espagne des voix sortent des tombeaux.
Et il s’y trouve clairement une destinée, rattachée au ciel,
car il s’y trouve généalogie, descendance et oraisons ;
car l’enfant qui naît a deux mille ans
et les bergers commandent avec un geste de rois.
Venez, chars de Russie, mécanisme compliqué,
animaux dépourvus de sang, de femelles et de sueur,
avec un peu de feu comme de qui brûle un arbre,
sur les droits sillons vous serez immobilisés.
Et vous couvriront la terre, la pluie, les insectes,
l’alouette du ciel, les fleurs campagnardes.
Et tandis que votre rouille redeviendra paysage,
la Castille continuera de remplir de Saints son horizon.
*
Catacombes de Saint-Calixte (Catacumbas de San Calixto)
Ceux ici qui communièrent dans le Christ
sous l’épi et ses racines,
humble semence, quand
le poisson et la colombe étaient encore symbole.
Les obscurs frères mystérieux
qui sapèrent les portiques de marbre
et, pour briser les trônes de l’Olympe,
vaillamment s’enterrèrent.
Suave humidité d’ossements et de reliques,
fragile peinture et lampe à huile !
Qui dira à ces graines qu’un jour
la terre éclatera
en efflorescences de hautes coupoles,
décorées de fresques et de cloches !
Là, Cécile, cou tranché,
allume un nimbe sur ses cheveux ;
et les doigts qui caressèrent la lyre
confessent rigides la Trinité de Dieu.
La sécheresse des racines a
ce frais Jourdain, peint en bleu.
Oh, rêver dans la fosse aux morts
le joyeux jardin du Paradis,
plier les ailes d’or des anges
dans la fourmilière sale de la terre !
Dans le tunnel de la taupe, la baleine
mouillée de Jonas ; et dans un ferment
de blés, enterrés, les nappes,
le pain et le vin de l’Eucharistie.
Le crâne de la vierge avec la griffe
du lion et la clameur du Colysée.
Et le diacre, en blanc, avec sa palme.
Et dehors le grand soleil des païens,
la vive lumière des Césars équestres,
les coquelicots des catacombes
sur les os blancs des Papes.
*
La ville sans chevaux (La ciudad sin caballos)
Pour expulser la roue et le cheval
et le bruit, ô Venise,
avec ton fol hippocampe marin,
petit cheval de mer, avec son squelette
de cavalier de jeu d’échecs ; et ces jardins
minimes aux racines
que n’effleurent point les taupes
mais les poissons froids ;
et ces escaliers
de marbre, avec les confettis
d’un carnaval – ton Corpus – vénitien.
Ô terrible république
tenue en l’air,
qui souffles le cristal avec tes poumons
de verre et de miroir ! Pieds d’écume
qui portez les fruits en bateau,
avec tes gondoles
(un cercueil au col de violons),
tes morts dans l’île,
Robinsons de l’os ; et ce masque
avec son poignard et ses délations.
Le Dux, avec son bouffon de jeu de cartes,
va sur son Bucentaure
épouser l’Adriatique ;
ta faune est d’un autre monde,
ton lion a des ailes ;
jamais tu n’as vu les bœufs,
si doux, si attachés à la terre.
Tes chevaux de bronze
galopent dans un pré d’horloges,
de mosaïques et de cloches.
Tu es enluminée, d’or, byzantine,
fleurie de nimbes,
une initiale peinte
par un moine de Prinkipos
ou un missel sur les eaux.
Tes murs sont bateaux, voiles, vent ;
les rames, tes épées.
Tu es à la fois sanglante et délicate,
comme le fragile cristal,
qui toujours blesse.
Silence dans la verdeur de tes canaux ;
seul le grand poisson aux branchies rosacées
se promène dans tes rues la nuit.
Tes rosiers aquatiques
ignorent
le baiser du blanc papillon.
La lune dans les marées
tirera tes rues comme des rubans
(nobles rues sensibles à la lune),
fera gonfler tes places
comme un sein juvénile.
Héroïque sera l’oiseau
qui parvient à tes jardins !
Dis-moi, ville étrange,
le printemps t’arrive-t-il
embarqué ?
*
Ibérie romaine (Iberia romana)
Quand l’Ibérie n’était encore qu’un grand désert d’argent
avec une bordure de bêtes sauvages et des mers de crustacés,
tes légions vinrent, traçant des routes,
des jardins et des théâtres.
Nous étions hommes farouches de la guerre brûlante,
danseurs de la lune aux barbares feux de joie,
et le taureau celtibérique au poisson sur les cornes
mugissait sur les plateaux.
Numance affilait ses dagues de bronze ; dans les coupes
du banquet funèbre fermentait la cervoise,
et un dolmen couvrait le squelette du chef
au diadème d’airain.
Des bisons rougeâtres ornaient encore les grottes
terribles éclairées au moyen d’os de cheval,
et les jeunes filles ardentes, germinales dansaient
au solstice d’été.
Nous étions collés à la boue du Déluge ;
sous la terre brûlait le feu primitif,
et les animaux disparus traversaient encore
le rêve de nos durs anciens…
Rome nous apporta l’arbre fait colonne,
l’assujettissement des sombres instincts au Droit
et la soumission de l’eau sauvage à l’aqueduc,
celle du cri à l’alphabet.
Tu nous donnas la mesure, le nombre, la forme ;
le vers, qui est l’écume du hurlement pendant la chasse,
et tu nous dénudas Vénus, rose de pudeur,
parmi les âpres fourrures.
Tu apportas la comédie, la noble agriculture,
l’araire et la statue, l’éloquence et le vin ;
tu nous donnas des empereurs, et en germe apportas,
occulte, Jésus-Christ.
L’Ibérie, avec ses feux, son sang virginal,
les cavernes de ses songes, de noires mythologies,
antédiluvienne, de vif-argent et de serpents
se sentit secouée.
L’harmonieuse culture du vers et de l’olivier
se fit profonde et douloureuse, mortelle et supraterrestre,
et le Christ saigna davantage dans nos champs
que dans la ville des Césars.
Depuis des siècles nous gardons avec de vaillantes épées,
ô Rome, ta culture contre le danger d’Orient,
et sur trois caravelles les fils de Numance ouvrirent
ton court finistère.
L’Ibérie t’a bien repayé ton sacrifice, Rome,
en te donnant un continent parlant une langue fille
de ce beau latin qui fait que Dieu descend
sur un peu de farine.
*
12 octobre aux Antilles (Doce de octubre en las Antillas)
Ndt. Le 12 octobre 1492, Christophe Colomb posait le pied sur l’île de Guanahani.
Avec une planche et un chiffon3 réalisant des prouesses
et la nuit regardant l’étoile polaire,
l’Espagne entrait ici, déplumant des têtes
et baptisant avec de la nacre au bord de la mer.
Ce fut un beau négoce : pour un perroquet une épée,
et pour de l’or la verroterie qui brille au soleil ;
et l’Indienne nue s’enfuit à travers la forêt, effrayée,
en voyant son visage dans l’eau d’un miroir espagnol.
Ils donnèrent des noms aux choses, comme au premier jour du monde
quand Dieu dit rose, femme, ivoire ;
tout le calendrier chrétien baptisa la route des caravelles,
chaque Vierge d’Espagne eut son île d’indigo.
Ils virent des plages dorées aux palmeraies huileuses
avec des hamacs bleus et le fruit carmin,
et les marmites bouillonnant sur le feu
avec les crânes rongés du banquet sanglant.
Naviguer au hasard de l’aventure espagnole,
la boussole folle mais la foi fixe,
chaque coup de vent une patrie future
et un même langage la plage où ils posaient le pied.
Le sonnet dans la forêt vierge et parmi les serpents le Christ,
la Création aura depuis un « huitième jour »,
car l’Histoire naviguait sur une mer imprévue,
et vont au gré de trois voiles Fray Luis et Platon.
Ils verront le cocotier avec son perroquet irisé
et la hutte cannibale qu’orne un reptile,
et l’Amiral dira que ce climat tempéré
lui rappelle Séville entre avril et mai.
3 Avec une planche et un chiffon : Cette façon de décrire une caravelle, sa charpente et ses voiles, vise à souligner le prodigieux de la chose accomplie.
*
Louis XV (Luis XV)
Louis XV, poudré, essaie des cravates.
La loupe sur la carte, Choiseul lui rapporte
que les Anglais, perdant plusieurs frégates,
ont abandonné les côtes de Coromandel.
On parlera du Québec, et à chaque distinguo
le vieux ministre prisera son tabac ;
il y aura un perroquet de Saint-Domingue
et un page à la turque servant le café.
On ouvre les salons ; les gens conversent ;
la philosophie sourit, à Paris.
La mode est au chinois et au persan,
dans les vitrines triomphe le chien « Fo-hi ».
Voltaire, laid et cynique, se fait courtisan :
décolletés de nacre dans l’auditoire ;
l’as de trèfle dans sa main blanche,
quelque abbé dira qu’il n’y a pas de Purgatoire.
Banquet au Palais, après avoir entendu la comédie
de Rousseau… et bâillements de Sa Majesté.
Une favorite dans l’Encyclopédie
cherche le mot « électricité ».
Les loges se réunissent en secret.
Le tablier maçonnique s’allie aux favorites,
et entre les baisers et la venaison Louis signe le décret
expulsant de France les jésuites.
Le duc passe ses nuits à veiller
parlant de physique ou en transports d’amour.
C’est seulement quand il sentira venir la petite vérole
qu’il laissera sa bonne amie pour le confesseur.
La dauphine blonde attache à ses cheveux
une frégate bouclée avec des fleurs et des poissons.
Le diamant algide irisant son cou
annonce le grand froid de la guillotine.
Le Prince réussit ses caramboles
sur la bille rouge ; cruel crépuscule.
Le perroquet vert de Saint-Domingue
répète le mot « Coromandel ».
Ver Sacrum : La poésie d’Erwin Guido Kolbenheyer
Erwin Guido Kolbenheyer (1878-1962) est connu pour des romans historico-philosophiques mettant en scène des philosophes ou penseurs célèbres, à l’instar de Giordano Bruno (Giordano Bruno. Die Tragödie der Renaissance, 1903), Spinoza (Amor Dei, 1908), Jakob Böhme (Meister Joachim Pausewang, 1910), Paracelse (dans sa trilogie Paracelsus, son œuvre la plus renommée, 1917, 1922, 1926). De formation philosophique, il exposa sa vision du monde dans le livre Die Bauhütte (« Les bâtisseurs de cathédrales », 1926, publié dans une version remaniée en 1952) et d’autres textes de moindre étendue développant sa « métaphysique bio-naturaliste » (biologisch-naturalistische Metaphysik).
Sa poésie, le plus souvent de forme classique, occupe avec son théâtre le huitième volume de ses œuvres complètes, publiées par la Kolbenheyer-Gesellschaft en 1961. La partie consacrée à la poésie connaît en outre une édition à part sous le titre Lyrik.
En tant que poète, Kolbenheyer paraît influencé entre autres par Rainer Maria Rilke. Je l’écris à mon corps défendant car je ne suis pas un grand admirateur de Rilke, traducteur de Valéry et adoptant les mêmes tendances que ce dernier, sur lesquelles je me suis exprimé dans mon essai « L’art poétique sophistique de Paul Valéry » (voyez ici, ou, pour le Pdf, ma page Academia). La poésie de Kolbenheyer se rapproche de celle de Rilke par l’hermétisme, ainsi que par une certaine coloration « philosophique », ce qui n’est guère étonnant compte tenu de ce qui vient d’être dit de ses romans.
L’opinion de Thomas Mann sur Rilke, qui parlait de lui comme d’un « archi-esthète » (Erz-Ästhet), est évidemment infirmée par la dimension intellectualiste de cette poésie mêlée, car un archi-esthète ne peut être que celui dont l’œuvre est purement dans la sphère esthétique, tandis que Valéry et Rilke à sa suite ont au contraire introduit l’abstraction de la sphère dianoétique et ses moyens dans l’esthétique pure, adultérant les moyens propres de celle-ci et mettant fin à l’archi-esthétisme du modernisme poétique, auquel cette qualification s’applique seul. – Que l’on défende le recours à de tels moyens dans la poésie est une chose, mais qu’on décrive ce procédé comme de l’archi-esthétisme relève d’un aveuglement profond sur la nature de la poésie et de l’esthétique, lequel aveuglement ne s’explique que par le fait qu’il s’agit du jugement d’un auteur principalement de romans, et que la poésie est la seule littérature pure.
Ces réserves faites, ce qui peut rendre, de deux arts poétiques constitués sur de tels fondements post-modernistes, l’un meilleur que l’autre, c’est la qualité de la philosophie qui s’y trouve. Celle de Rilke consiste en la vaine tentative, comme chez Valéry, de rendre profond l’optimisme.
Les poèmes qui suivent, traduits pour la première fois en français, sont tirés du volume Lyrik, présenté ci-dessus, dans lequel les textes apparaissent sans indication de dates. Je les soumets dans l’ordre où je les ai trouvés, selon une constante pratique de cette série de traductions.
*
Le matin (Der Morgen)
Toi, rose de tous les instants,
lasse des parfums qui te voilent,
à peine détachée des étoiles,
ô floraison éveillée par la rosée,
comme je suis plein de ton
désir cristallin
de recevoir le soleil
depuis l’intarissable pureté.
Verse ton aube légère
dans mes feux obscurs,
qu’une prière éclose
sur l’étendue de mes mains !
Rose de tous les instants,
lasse encore de tes voiles,
penche-toi sur nous, libérée,
toi la plus pure bonté du ciel.
*
Déambulation bénie (Wandersegen)
Alors vous êtes à moi. Et les noms qui vous furent donnés,
inessentiels, n’ont plus cours.
Fleuve, vagues des collines, forêt, rochers,
et village et vallée, soyez-moi visage !
Nul bruit ne nous sépare. En doux poème de printemps
allez et venez et donnez-moi une vie de paix,
bénissez mes pas dans le bonheur de la marche.
Chantez la douce chanson de la mélancolie,
depuis les lointains, le tintement primordial :
nous étions un, autrefois ! Jamais
la détresse de s’épanouir ne revient sur ses pas – le chef-d’œuvre
qui nous conquiert devient éternel battement d’ailes !
Restez-moi, et à moi, en cette aurore,
dans l’attente, ouverts, un épanchement
de pressentiment dans la forme – un fluir ensemble.
Vous ne connaissez ma détresse, je ne connais la vôtre.
Posséder devient une chaîne, parole et droit deviennent la mort.
Que l’odeur des prairies au printemps soit notre loi.
*
Heure lasse (Müde Stunde)
La ronde des moustiques danse encore dans la lumière…
Un appel ! Un oiseau ! – C’était un cri d’alarme.
Comme si toutes choses reposant déjà dans le sommeil et le silence
avaient été effrayées par le hasardeux du réveil.
Rien – ce n’était rien. À travers les branches des sapins
le soleil filtre encore ses rayons cléments
et couvre de sa toile les diurnes visages.
Les coupes du rêve se remplissent.
Et la volonté se replie dans la pénombre,
me reconduit au halo de la lampe.
Merci, mon jour. Sois le bienvenu, silence :
berce mon cœur. Il se recueille – il est prêt.
*
Avant-printemps (Vorfrühling)
Oui, tout est prêt pour la fête,
entrouverture pleine d’attente.
La profondeur du tapis verdit la robe pâle,
les collines lointaines, couvertes de brume,
encore sérieuses, déjà promettent un souffle délicat,
tendre dans le rougissement des bourgeons.
Sur la glèbe repue incline le panache,
l’impatiente touffe printanière du noisetier
pleine de vert-doré suspendu, sa frondaison.
Suave, somptueux, le sang rayonnant du soleil
penché sur la terre illumine la fraîcheur humide,
comme si frémissait déjà dans les beffrois célestes
à toute volée un badonguement de cloches –
pourtant tout reste enveloppé de rêve, reste attente.
Du ciel bleu et clair fleurit,
comme l’ouate d’une voile vers l’ouest,
la lune, blanc nuage, encore éteinte.
Et tel qu’un salut de l’année accomplie†,
avec un battement d’ailes continu, silencieux,
un sombre essaim d’oiseaux vole vers les nids.
† l’année finie : L’année calendaire commence au milieu de l’hiver (1er janvier), mais l’année du cycle des saisons finit avec l’hiver et commence avec le printemps.
*
Pluie d’été (Sommerregen)
Elle tombe comme une vie, la pluie d’été.
Et sa musique résonne sourdement, ancienne,
pour que sur les parterres, les chemins au repos,
dans l’haleine de la maturation le fruit s’éploie.
Et avec elle résonnent les heures gardées secrètes,
tout remords expié. Elles devinrent légende :
dans l’étang noyées et muettes, disparues,
depuis longtemps détachées des cris de joie et des lamentations.
Mais elles remontent au grand jour, comme si n’était pas chantée faux
la chanson qui depuis longtemps voulait avoir disparu,
et la cloche ne s’est pas amortie
qui devait en annoncer la paix.
La vie tombe comme une pluie d’été.
Réveille-toi une fois encore dans l’herbe qui pousse
au parterre endormi sur le bord de chemins abandonnés !
Il est un désir qui brûle toujours et ne veut s’éteindre.
*
Recueillement (Einkehr)
C’est l’heure : en bleuissant, la lumière pâlit.
Dans la neige est étendue silencieuse – visage endormi –
la terre. Au-dessus de son rêve s’allume
l’étoile gardienne, qui ne connaît ni désir ni douleur.
Et toute chose s’ouvre à la profondeur.
Le batelier de la lune fait signe depuis sa barque d’argent.
*
Baume éternel (Ewiger Trost)
Sur ta douleur tout entière
pulse une danse étincelante de lumières.
Autour de la sanglante couronne d’épines de ton cœur,
des étoiles silencieuses tissent l’oubli,
agissent et tissent en éternelle clarté.
Dans les profondeurs de la nuit d’étoiles
donne repos à ton cœur frémissant.
Une constante élaboration couvre toutes les blessures,
éteint la flamme, rompt sa puissance de mort.
Crois, tes pères ont souffert comme toi.
*
À mon vieux noyer (Meinem alten Nussbaum)
Au-dessus de tes racines profondes,
qui trouvèrent il y a longtemps le sol
qui ne s’assèche : une terre
jeune que tu ne convoites point.
Les esprits silencieux de tes feuilles
tombent sur elle chaque année,
comme la bénédiction de mains généreuses
qui se passent de remerciements.
Et dans ta vaste couronne,
comme une douleur dissimulée avec art,
meurt éventée par la sombre frondaison
ici et là une branche lasse.
Une branche que plein de désir
nostalgique tu tendais autrefois vers le ciel.
Beau avec mesure et bienveillant d’ombre,
au soleil comme sous la pluie tu donnes
la réponse de ton être silencieux.
Et c’est comme si tu attendais,
encore en fleur, encore en fruit,
la venue de l’ultime orage.
*
Le pays de ta jeunesse (Jugendland)
L’heure vient, que l’espace de tes ailes
hardiment s’éploie à travers le vaste monde,
l’heure approche : au bord du ciel brillant d’étoiles
apparaît le pays de ta jeunesse, un rêve de paix,
et entre lui et toi – un champ en friche.
Où est ton grain ? Gaspillé un peu partout.
En pays étranger il a poussé pour faire du pain étranger.
Les gelées ont presque brûlé la tenace mauvaise herbe.
Ton champ veut le repos. Du dernier thym
une haleine lasse. Et la patrie te manque.
Ta joie et ta douleur, tu ne les entends plus !
Une rumeur de source plus profonde en couvre le bruit.
Murmurent-ils encore dans ton sang, les bouleaux de ton enfance ?
Si hardi que tu sois, sagace, éprouvé, vieux –
tu entendras la source. Tu restes son fils.
*
Roses tardives (Späte Rosen)
Si épanouie que soit votre floraison – je ne vous crois plus.
Le vent balaie la jaune course froufroutante
autour des niches de mon chemin. Froid et vide
demeure le jour. Mais vous, vous osez flamboyer.
Vous, mes roses, qui êtes là comme les heures
inabouties de ma jeunesse,
comme si la pression du sang ne pouvait s’atténuer –
et qu’était vrai éternellement ce qui n’était que rêves.
Vous, menacées par le givre, tendez-nous votre abondance !
À deux mains je vous saisis et presse
contre vos langues de feu mon visage.
Mon souffle secrètement las ne me trahit point.
Ne faites qu’éclore ! Croire me devient-il difficile ?
Vous ouvrez une chose emportée par le vent, que je ne peux oublier.
*
Éternellement nouveau (Ewig neu)
Enfant, mon cher enfant,
dois-tu des mêmes tourments
si sauvages, insensés
colorer les rayons de ton matin ?
Écoute mes paroles d’ancien,
regarde-moi, j’ai souffert,
me suis jeté par-dessus bord aussi,
engagé dans le bruit et la lutte
non pour triompher, non pour une récompense.
Pour me sentir, oser être moi-même,
j’ai voulu supporter la douleur, les sarcasmes amers,
les blessures sans victoire.
N’était-ce pas assez ?
Te faut-il tout recommencer ?
Ce qui m’a rudoyé te rudoiera-t-il ?
N’ai-je rien pu gagner pour toi ?
Rien, si ce n’est le sillon
que le vent a donnée à la graine :
porteur seulement, aile seulement,
pour la vie originaire.
*
Le pays natal (Der Heimat)
En silence, ô mon pays, salut,
mille fois salut, vallée de mon enfance !
Loin et seul, je sais que tu es à moi
et as longtemps attendu le fils qui revient
et reste pour toujours et se repose et – se repose pour toujours.
*
Élégie du sapin de Noël (Christbaumelegie)
Ndt. En Autriche et dans le sud de l’Allemagne, on appelle Christbaum, c’est-à-dire arbre du Christ, le sapin de Noël.
Arbre du Christ, enlève ton habit de paillettes,
redeviens humble et vert.
La charmante nuit de Noël est finie,
le monde restera couvert de neige
quelques semaines encore puis refleurira.
Trois rois ont descendu la rue,
tu as vu l’étoile briller
et perdu quelques centaines d’aiguilles.
Le poêle menace, sépulcre de tes scintillements :
encore une fois il te faut étinceler.
Pour la turbulente Christel, la petite Ulla,
tu chaufferas chemisettes et bas.
Ton odeur de forêt bénira la pièce ;
tu seras un véritable arbre du Christ
jusqu’à la dernière bûche.
Alors les tourbillons du vent prendront
au sortir de la cheminée ta dernière volute
et porteront cette odorante fumée de sapin
haut dans les nuages, en action de grâce,
au cher enfant Jésus.
*
L’arbre perd ses feuilles (Baum im Entblättern)
Des feuilles qui tombent, de la pluie verticale
les branches libérées se tendent vers le ciel,
elles connaissent la floraison, la maturation et la bénédiction,
sentent l’orage et remuent à peine.
Elles ont porté ce dont d’autres ont joui,
dans le confort de l’ombre beaucoup de nids reposaient.
Mais déjà les bourgeons couvrent un croît futur,
en sommeil pelotonné dans la ramure dévouée.
Les sèves insistantes déclinent, se dérobent.
Dans le cercle des forces, du sang jusqu’au fruit,
elles consolident sous l’obscurité de l’écorce
la niche circulaire et fermée des saisons.
La vie, c’est donner à pleines mains capables !
Ainsi grandissent la frondaison, les racines
sans remerciements ni regrets. Une pieuse prodigalité
fonde le mur, couvre le pays et la maison.
*
Il neige (Fallender Schnee)
Que peut-il y avoir de plus doux, chute bénie !
Nul souffle, toi seul dans ce flottement descensionnel
depuis la blanche clarté. La vie écoute craintive
sur la terre les cieux pieusement moutonner.
Autour des troncs nus s’étendent les sombres couronnes
qu’enveloppe ce duvet mou, de plus en plus épais,
elles qui berçaient, joyeuses de soleil, l’abondant
murmure des feuilles et des fleurs, les bourdonnements et les ailes.
À présent le silence devient bonheur. Pris d’une envie de dormir,
le buisson et la haie attendent, tandis qu’augmentent grâce et clarté.
Été, printemps, automne, dissous en rêve, écument,
la mort et la vie sont au giron obscur suspendues.
Mon visage vers le ciel, assoiffé de lumière !
Laisse les flocons par milliers toucher ton front, tes mains
et faire monter des larmes chaudes à tes yeux ouverts ;
laisse le plus pur des baisers mouiller tes lèvres chaudes.
*
Observance (Heiligung)
Ta paix est tout entière dans le travail constant,
un Moi ne peut apaiser la suprême nostalgie.
Tout le courage de croire, toute la force de l’humanité
est dans l’agir, délaissée la volonté.
La volonté banquète. À ses rêves laisse-la.
L’acte plein d’amour ouvre les portes.
Ouvre-toi ! Laisse joyeusement déborder,
et ton moi craintif deviendra Soi.
Apprends seulement à oublier demain.
C’est de plus loin que vient le cœur.
Mesuré à l’étroitesse de l’heure,
nourrir le désir de créer est un fardeau.
Dans le Tout jette ton libre Mien,
et dans toute étendue cherche-toi.
Du seul silence non rédimé du cœur
ce qui t’est le plus propre t’irradie.
*
Ver Sacrum
C’était plus encore, ce que vous avez donné,
offert à votre peuple,
comme la fleur dans le verre d’une divinité dévorante,
c’était plus que votre vie.
Car en vous reposait,
pas encore délivré mais dans une force germinale en attente,
ce que pour des milliers d’âmes assoiffées
aurait pu le plaisir, le rafraîchissement, le baume
dans la libération de votre œuvre future.
Une fois seulement, seule et en chacun de vous,
elle serait éclose, comme une bénédiction. Et ceux qui l’auraient reçue
dans la profondeur la plus vivante, la profondeur de la nostalgie,
mille fois auraient auprès de vous gagné
une vie lumineuse dans le bonheur,
plus riche.
Ce plus haut point donné à l’homme, dans la lumière,
dans la nécessité et la joie de créer,
vous l’avez sacrifié à votre peuple, car la lumière vous a quittés,
votre œuvre future.
Ce qui depuis longtemps grandissait en vous,
pressenti, conservé, promis,
ne peut plus vous être compté :
non accompli, manqué, perdu
avec vous.
N’est plus à vous.
Vous n’êtes devenus pour nous
qui vivons encore à la lumière
rien d’autre qu’une trace effacée.
Vous êtes le signe de la loyauté,
de la vie créatrice à venir.
Votre sacrifice est une image
de cette foi la plus sainte.
*
Élégie viennoise (Wienerelegie) [Traduction de trois poèmes sur cinq]
III
Vers toi battait mon cœur comme une source contenue,
sans but mais sachant que de la roche éclatée
le clair courant s’accomplit,
est consacré, Université !
Précoce ardait mon optimisme, une impulsion à peine soutenable
pressait mon pouls jusqu’à la douleur, exacerbait mon souffle :
tu étais libération et salut
plus que rêve, Université.
Jamais pied plus intimidé ne foula le seuil de ton aula,
jamais cœur ne battit plus désireux de ton remède ;
tu t’ouvris, découvris
dans l’exaltation ton sein maternel.
Partout où dans sa quête fébrile mon esprit chercha et trouva,
ton domaine m’offrit un bonheur en germe
et la connaissance s’ouvrit comme une plante
et je me reconnus.
Pays de l’éclosion heureuse, ton éclat rayonne toujours
sur moi dans la vallée qui s’assombrit. Mes yeux sont
toujours dans les tiens, même quand
ta bouche reste silencieuse, amère dans l’accomplissement.
Il y a longtemps que je suis retourné chez moi. Je semai mon automne
à poignées dans ton champ, un son de ton souffle,
et j’accomplis la nostalgie.
Elle reste à toi, Université.
IV
Comme presse mon désir, si chaud de sang et jeune !
Comme si ces années lointaines devaient,
d’ici jusque là-bas saut d’un instant,
à nouveau s’épanouir au matin.
Le flux précipité d’une rue se tait,
noyé derrière de vieux portails,
au Herrenhof un mendiant joue sur son violon
un air à moitié effacé, ivre de souvenirs.
Et dans les rangées de maisons abandonnées –
d’un baroque fané, pâle –
le vieux Steffl grisonnant invite à l’intérieur,
silencieux et placide comme les ancêtres.
Il sait ce que c’est, quand le temps et l’esprit
passent de la jeunesse à l’âge mûr,
mais cernée de pierre une cloche
a gardé le même son.
Le son de son premier âge de cloche,
encore sourd du flux brûlant de la fonte.
Comme s’élance dans la vaste splendeur
sa voix, l’appel d’un géant !
La tour en tremble. La cloche vrombit.
Le changement constant – est oublié.
Rêve et renoncement, expiés et réconciliés.
Seule la nostalgie vibre neuve et sans mesure.
Elle porte une floraison si chaude de sang et jeune,
comme si devaient ces années lointaines,
d’ici jusque là-bas saut d’un instant,
à nouveau s’épanouir au matin.
V
Toujours jeune et belle, comme le premier amour,
te vois-je, source de la vie éclose,
car le monde s’est ouvert à moi ainsi qu’un pays de Cocagne,
Vienne de ma jeunesse.
Je fus étranger dans le regard des autres,
leurs saluts restaient étrangers partout où j’habitais.
Seule la vallée de mon enfance, par-delà les années,
me salue comme tu le fais.
Trois fois a verdi la victoire dans l’essor de la vie,
trois fois les lauriers et la couronne :
instinctivement la vie du destin ancestral a germé –
sans savoir –, l’enfance.
Hardie, elle attend la plénitude de son héritage,
pour lequel son optimisme s’est lancé dans la tribulation de son peuple,
cet optimisme de la jeunesse, qui la première tresse la guirlande
de l’amour créateur.
Temps bénis de la patrie de notre enfance, en maturation !
Espérant sans rêve, oui, s’éveillant du rêve,
pour l’homme doit s’accomplir le franchissement de ce seuil ultime
au-delà du bonheur.
Enfance : enveloppée de lumière, un nuage matinal,
absorbée dans la totalité, le don du pressentiment…
Jeunesse : bouche éveillée près de la source murmurante,
annonciatrice de vie…
Coiffant d’un feuillage sombre : dernière des couronnes…
Tu contraignis tête et cœur à l’action,
tu fus la première à élever à la vérité la source de la jeunesse
devant ma conscience.
Éternellement jeune et belle, comme le premier amour,
jeune seulement car tu es l’amour et – loin de toi
ma nostalgie fleurit pour toi qui as réalisé mon destin,
Vienne de ma jeunesse.
*
Tu dois faire un bout de chemin… (Du sollst ein Wegstück…)
Tu dois faire un bout de chemin avec moi,
regarder mon étoile et la tienne
haut dans notre ciel
tissant des rayons merveilleux.
Mets ta main dans ma main,
lève les yeux, oublie le sable rude
et la brûlure de tes pieds !
Nous voulons du courage.
*
Si dénuée de grâces… (Mag sie ungesegnet scheinen…)
Si dénuée de grâces qu’elle paraisse
en ses fatigues quotidiennes à l’intérieur d’un cercle étroit,
ce n’en est pas moins la meilleure façon
d’unir nos vies.
Le monde a beau se détruire lui-même,
misère, affliction dans les rues sévir,
un foyer nous est resté
et tu dois en faire un cadeau de Noël.
Si ce ne sont des exploits
mais de petits soucis sans fin,
sans louanges, de nos mains
s’écoulent nos plus grandes faveurs.


