Orage et Lune : La poésie de Wilhelm von Scholz

L’Allemand Wilhelm von Scholz (1874-1969) fut dramaturge en chef du théâtre de Stuttgart de 1916 à 1922, président de la section de poésie de l’Académie prussienne des arts de 1926 à 1928. Il fut nommé docteur honoris causa de l’Université de Heidelberg en 1944 et président de l’Association des auteurs allemands de théâtre (en RFA) en 1949. La ville de Constance, où il passa une grande partie de sa vie, remettait un prix portant son nom, le Wilhelm-von-Scholz-Preis, de 1959, année de ses quatre-vingt-cinq ans, à 1989.

Il reste aujourd’hui connu surtout pour son œuvre théâtrale, avec essentiellement des pièces à caractère historique (ainsi que de notables adaptations du dramaturge de l’âge d’or espagnol Calderón de la Barca).

Les traductions suivantes sont tirées d’un volume de ses œuvres poétiques complètes publié en 1944 par Paul List Verlag à Leipzig : Die Gedichte (Les poèmes). Les textes sont tirés de la première partie de l’ouvrage, intitulée Spiegel der Träume (Le miroir des rêves), qui, d’après la postface explicative, comprend les poèmes de la première période de l’auteur, réunis, comme souvent dans la pratique éditoriale allemande, de manière thématique plutôt qu’en suivant l’arrangement des recueils publiés. (Il est vrai que les recueils d’un poète ne comportent parfois qu’une partie seulement de son œuvre, le reste étant dispersé dans des revues et journaux.)

Wilhelm von Scholz est un poète de forme classique. Cette première période dont nos présentes traductions rendent compte se caractérise par une poésie subjective symboliste. Plus tardivement, il étendit son registre en rejoignant le mouvement « parnassien » de la ballade allemande, qui, comme nous l’avons expliqué en introduction à nos traductions d’Agnes Miegel (ici), connut un renouveau notable au début du vingtième siècle.

Portrait de Wilhelm von Scholz par Erich Büttner, 1926. (Source : Staatsgalerie Stuttgart)

*

Vent et Pluie (Wind und Regen)

Seul à mon bureau, la nuit.
La lampe s’est éteinte en fumant.
À la lueur inégale de deux bougies
je veille dans la maison silencieuse.

De l’autre côté de la fenêtre ouverte,
le vent secoue la pluie de l’arbre
puis souffle devant les carreaux,
comme voulant me tirer de mes rêves.

Des moustiques chantent dans le halo des bougies.
De temps à autre le bois craque. Les souris grignotent.
Et toujours le vent et la pluie – somnolente lumière,
somnolente musique – qui continuent de tisser.

Trop veillé. Irrité, sans repos
j’ai beaucoup travaillé, beaucoup lu – rumine encore ;
penché en arrière je regarde les flammes,
veux arrêter d’écrire mais continue.

Et toujours la pluie et le vent,
le bombinement des moustiques –
lancinant, mais fin, aigu, rapide,
et soudain comme angoissé.

Immobile, calme – enfin libre.
Un désir de moins, un de plus !
Il n’y a pas grand-chose au fond là-dedans,
aucun d’eux ne pèse bien lourd.

Vaine philosophie ! À quoi bon ?
Elle est inutile, sert seulement de chaperon
à des sentiments qui s’éteindront
sans laisser de trace.

*

Rêve (Traum)

Tout était si complaisamment immobile dans le vaste espace.
Je faisais un rêve merveilleux
quand soudain je fus tiré du sommeil
au milieu de la nuit.
Me remémorant ce rêve,
je sus comme le début en était sombre
– c’était une sensation d’âmes lointaines –
et comme il se poursuivit haut en couleur ;
me vint l’envie de te le raconter,
tellement c’était beau.
                                     Et je me rendormis
profondément, retombant dans le songe…

Le jour point. Je sais que je fis un beau rêve
et que je savais ce que j’avais rêvé –
mais hélas, ses couleurs ont perdu leur éclat,
son monde onirique est mort ;
le matin gris se répand avec un bruit d’eau courante
dans la cale percée du vaisseau fantôme de mes rêves.

*

Un jour vint… (Es kam ein Tag…)

Un jour vint qui voulut être plus clair
que tous les autres jours. Splendissant de rayons,
il monta jusqu’à son zénith.
La terre était inondée de lumière.
Et par une tresse invisible
– invisible encore parmi tant de splendeur –
il entraînait derrière lui la nuit,
la plus sombre de toutes les nuits.

*

Murs (Mauern)

Entre deux vieux murs, un passage délabré.
Il peut être parcouru sans fin – des jours entiers.
Au milieu, seules se trouvent les grilles menaçantes,
serrées dans la pierre, de deux fenêtres fantomatiques.

Derrière chacun de ces murs est un royaume,
rocheux, désolé, pareil au désert.
Dans chacun de ces royaumes,
vit sa vie nostalgique un être solitaire.

Le hasard fut touché de cette nostalgie
et les conduisit chacun vers son mur,
si bien qu’à travers les fenêtres grillagées
ils se virent, étrangers, mélancoliques.

Ils secouent le treillis – qui, dur, inébranlable,
ne les laisse point venir l’un à l’autre.

*

Masque de mort (Totenmaske)

Je suis couché, enfant, dans mon berceau
et – fait étrange – moi-même adulte
me tiens tout près et me regarde.
Un bruit de pas dans l’escalier.

La porte s’ouvre. Entre une ombre. Penchée sur le berceau
et tirant des plis de son manteau
le masque mortuaire d’un grand homme,
elle le pose sur le visage du bambin fâché :
« Voilà comme tu dois être et comme tu dois mourir ! »

Une irrépressible mélancolie s’empare de moi.
Je sens ma tête s’allonger.
Un son de brisement – les éclats d’un masque mortuaire
comme s’ils avaient flotté dans l’air me tombent du visage
dans un profond puits de brume.
Un souffle libéré m’effleure,
l’enfant et l’ombre disparaissent sans laisser de traces.

*

Chant nocturne (Nachtgesang)

Dans l’ombre de la lune je contourne
juché sur un nuage
la cime de la montagne.
Loin de tout peuple,
dans l’espace nocturne je perçois
l’extase du ciel.
Une pluie tintinnabulante de poussière d’étoiles
tombe dru
de l’univers enténébré…
Et mon nuage entre dans la lumière.

*

Orage et Lune (Sturm und Mond)

La mer déferle sur l’immensité de la plage.
La lune couverte par la main de sa nuée, l’orage
guette sur les cailloux ruisselants d’eau.
Alors il jette sur la danse de la houle
la lune et son éclat frémissant
à travers les nuages déchirés. –

Elle y reste suspendue. Sa lumière se brise sur les vagues.

*

Dans la chapelle (In der Kapelle)

Les chemins étaient blancs, mouillés.
La pluie tombait sur l’herbe de l’aître.
Comme nous avons pressé le pas !
Nous voilà sur les bancs de prière ;
l’intérieur de la petite chapelle
est froid et sombre, humide.

Les martyrs y semblent endormis,
avec leurs auréoles décolorées.
Haut sur un destrier poussiéreux
est juché saint Georges, le cavalier.
La pluie tambourine sur les fenestrons,
glougloute dans les gouttières, sur les larmiers.

Quand j’appelai vilaines bûches
les intercesseurs contre les murs,
tu t’irritas, me grondas
et leur fit à voix basse des excuses.
Ils nous regardèrent transfigurés,
t’en ont récompensé.

Un bruit de serrure. Le bedeau entra
pour remettre de l’huile dans la lampe éternelle.
Plic ploc ! dehors la pluie tombait.
À tes joues monta une légère honte,
sur ton beau visage d’ange
un nimbe apparut,
et tu fus alors plus sainte
que tous ces lutins de bois.

*

Soir d’hiver (Winterabend)

Les fenêtres livides dans l’aura bleue
illuminent l’obscurité de la chambre.

Tu vas les ouvrir. De la neige tombe des battants,
et l’air d’hiver effleure les murs.

Dehors le bois est si blanc ;
disparus, chemins, traces de roue, rails,

le banc de bouleau, les buissons, ensevelis.
Des pas dans la neige crissent à travers la solitude…

*

Soir (Abend)

Assis, nous regardons sans dire un mot.
Le soir se répand sur les sombres prairies.
Des ombres colossales sortent de la tourbe,
écrasent comme des géants muets
les mottes de terre à pas de loup,
jusqu’au village.

*

Escarpement (Steilheit)

Un château gris, le scintillement vespéral d’une lucarne,
une chambre, fenêtre ouverte, à hauteur de crépuscule,
avec sa tenture regardant en bas.
Des lanternes suspendues étincellent,
oniriques clartés dans le gris du soir.

Des essaims d’oiseaux de nuit vivant dans la tour
battent rudement des ailes, agités.
Et des profondeurs de la vallée montent les ténèbres
autour du château, comme fumée en un poudroiement d’étoiles
qui s’éprend dans la colonne d’ombre…

Taillé dans la pierre est le chemin
qui devant nous serpente à travers l’abîme,
et d’une lividité mate au crépuscule.
Nous marchons sans nous retourner
vers le château dont la silhouette s’efface.

*

Chacun de nous (Wir alle)

Chacun de nous est seul en soi.
En éternelle chute impondérable
nous glissons en nous-mêmes
comme dans la nuit. Nous nous noyons tous
dans la même profondeur sans but.
Est-il un repos, un recueillement ?
Dans le regard vers le point d’où l’âme est tombée,
une nouvelle chute sans explication.

*

Dans le vent d’automne (Im Herbstwind)

Haut au-dessus de moi le vent s’empare des frondaisons.
Un tourbillon de feuilles souffle sur le chemin immobile
à travers les troncs obscurs qui m’entourent,
pétrifiés tandis que s’agitent leurs couronnes.

Les feuilles tombent de plus en plus dru,
d’un été mort couvrant le chemin,
et tournoient vivement sur mes chaussures
quand les tire mon pas de leur sommeil rouge.

La tempête des ramées croît. Voix dans le vent
qui gémissent perdues au-dessus de ma tête
et tombent dans mon oreille comme des feuilles flétries –
leur bruit vole en suivant le vent dans les branches.

*

Le buveur solitaire (Der einsame Zecher)

« Viens donc ! sans compagnie, fade est le vin ! »

Ainsi parlent-ils devant ma maison, sous la lune,
courts avec de courtes ombres, et se moquant de moi.

« Laissez-moi seul,
sur mon toit au clair de lune
parmi la ramée frémissante des arbres,
dans la cohorte de mes rêves !
Allez avec vos lanternes à la taverne
et posez-vous sur les bancs noircis,
toute la nuit faites du tapage
sous les voûtes basses en jouant
à la lumière de l’amadou – jusqu’au lever du soleil
qui comptera les corps de cette crypte.
J’ai suffisamment passé le temps de cette manière avec vous,
où je crois compter parmi les plus bruyants, riant le plus,
pour avoir droit de rompre avec cette habitude
et de boire seul ! »

Alors leur bande en riant s’en va, traversant le pont,
leurs lanternes reflétées dans l’eau,
et disparaît sur le chemin serpentant
le long de la colline de pins.
Dans le ciel, lune immobile et nuages.
Je vois encore leurs lumières, j’entends leurs rires.

À présent ils tuent les heures
en jouant aux dés,
comptent les points, payent, boivent, crient –
et chacun met en jeu une autre vie
qu’il ne connaît pas.
Tous perdent, nul ne gagne
hormis le tenancier, dont ils sont débiteurs.
Il reste près d’eux.

La lune s’est introduite parmi les frondaisons,
lentement, tamisée.
Ai-je déjà tant veillé
depuis que la feuillée bruissait au vent du soir ?
Vaste est la nuit.

J’ai horreur des gens et de leurs affaires,
tout comme du sommeil qui rend inconscient.
Je veux rester dans l’instant présent
même au milieu de la nuit
et sentir la vie et le temps s’écouler
d’heure en heure tandis que je veille,
de la chaleur de minuit à la fraîcheur de l’aube.

Car alors je bois la joie de la terre dans le vin solitaire,
je reçois l’oubli, une bienheureuse illusion
en ce bas monde ;
je peux aimer la vie plus intensément, de manière plus pénétrante,
et, comme si je retrouvais un bien perdu,
être pendant quelques heures de la nuit un Immortel.

*

Au bord de la source (Am Brunnen)

Le pèlerin

Ici la terre offre sa fraîcheur cascadante.
Comme le jour est ardent. Tends-moi ta cruche !

La porteuse d’eau

Volontiers, pèlerin !

Le pèlerin

Une arche sombre là-bas se courbe tel un pont
au-dessus de la rivière des rues. Les toits
brillants se massent entre les deux piliers.
Dis-moi, femme, le nom de cette ville dans la vallée.

La porteuse d’eau

Elle se trouve, seigneur, à la sortie des monts
et sur le bord du désert sans chemins.
Les routes qui traversent les défilés
s’arrêtent là. Et toutes les caravanes
font d’abord halte dans cette vallée humide
avant d’affronter la fournaise et les sables.
C’est pourquoi son nom est la Ville du repos. Éprouve à ton tour,
pèlerin, ce nom qui sonne si plaisamment.
Car tu sembles avoir longtemps voyagé. D’où viens-tu ?

Le pèlerin

Ma route a souvent été la même, femme,
comme si elle m’avait par le passé
depuis longtemps doublé.
Des noms de langues que tu n’entendis jamais
et qui sont étrangères et absurdes l’une à l’autre
nomment les courtes pauses que je fis.
J’ai traversé des plaines qui brillaient de l’or des fruits,
gravi des montagnes figées dans la glace
et traversé des torrents sur des passerelles branlantes,
étroites qui se balançaient au-dessus du tourbillon
des eaux éternelles.

La porteuse d’eau

Oui, tes sandales
sont grises de poussière, ton manteau
usé par le soleil et la pluie.
Ton regard est lointain, immobile, comme ne regardant plus
que les choses les plus distantes.

Le pèlerin

Celui qui va toujours,
son regard devient fixe.
Le monde passe près de lui,
en sens contraire, comme un vent tiède.

La porteuse d’eau

Et où donc allez-vous ?

Le pèlerin

Mon but s’appelle errer.

*

Le roi : Fragment (Der König, Bruchstück)

Le porteur d’arc

Où allez-vous, majesté ?

Le roi

Je fuis de vous tous. Vous n’êtes que moi-même.
Regarde-moi : n’éprouves-tu pas en toi le roi,
quand tu te trouves en ma présence ?
En servant, n’éprouves-tu point la même fierté
que celle qui me porte ?

Le porteur d’arc

Oui, majesté, je l’éprouve.

Le roi

Et n’en va-t-il pas de même
pour tous les nobles de ma cour ?

Le porteur d’arc

Pas autrement !
Tous sont royaux !

Le roi

Comme la lumière dans la grand-salle
se réfléchit sur mille surfaces,
armures, lames d’acier,
rotondité de l’or des coupes,
argent brillant des plateaux,
depuis les grands lustres suspendus
illuminant la salle, source de toute
lumière, ainsi chacun ne reflète
que le roi seul.
Renfermé en moi-même,
mû seulement par les choses,
je cherche à saisir au moins une fois
l’altérité. Ce gibier que nous chassons,
c’est ce que je voudrais être. Je lui envie même
sa mortelle angoisse en fuite devant nous,
car elle m’est inconnue ! Si seulement j’étais esclave !
Car en tant que roi je suis enchaîné.

Le porteur d’arc

En tant que roi, non ! Seulement comme homme !…

*

La maison dans les vignes (Im Weinberghaus)

Par la fenêtre ouverte la nuit bleue regarde
avec lune et prés, ramures de vergers, formes lointaines
à la lumière des chandelles, qui veille près du vin.
Les baraques couvertes de feuilles sont accompagnées d’étoiles.

La maison isolée n’est qu’une salle ;
son propriétaire est ici un hôte comme les autres.
L’été l’ouvre parfois pour la fête
et dresse au vin des bouquets de fleurs bigarrées.

La forêt touche aux fenestrons fermés
de ses ombres, pour boire notre lumière,
qui se réfléchit ici dans des miroirs gris
et là fait pétiller des étincelles sur des cadres dorés.

L’escalier monte, balustré, jusqu’à la pièce
où nous nous asseyons autour de la vieille table à manger.
L’escalier grince. La servante remplit en silence
les verres, qui scintillent de lune et de chandelles.

Fête mutique. Quelques paroles parfois brisent le silence,
qui retombe aussitôt, comme la chute
de mottes renversées sur le bruit léger
de pas qui se dissipe. Encore du vin et le silence

et le bleu profond, étincelant de la nuit
derrière les murs ocres de la pièce.
Une pierre, jetée par une main inconnue, heurte
la croisée de la fenêtre et son bruit retombe dans la nuit.

.

Ndt. Dans un passage de son roman Amédée (1939), l’écrivain suisse de langue anglaise et allemande John Knitell évoque une même ambiance de commensalité mutique, dans une auberge en Suisse. Je ne sais plus quel écrivain français a vitupéré la pratique du silence entre gens réunis comme une marque d’imbécillité. Je n’ai pas l’expérience d’une telle chose, qui me paraît extraordinaire et tellement peu française en effet, mais je crois que je saurais l’apprécier : Silentium est aureum !

*

Au sommet (Auf dem Gipfel)

Au milieu de la paix du monde, entouré de paysages lointains,
dans la lumière grise des vallées et le bleu
du ciel déchiré. Le soleil brûle
à pic, haut depuis la voûte des nuages.
Une brise rafraîchit sur ma poitrine la sueur de l’ascension.
Je saluais la proximité du sommet depuis la crête
qui s’en approche, muraille de pierre entre des profondeurs.
À présent je suis en haut, sans chemin, sous la nuée.

La puissance du roc veut encore pousser vers la lumière,
les vallées plonger plus profondément,
et dans la concavité de l’espace se trouve le violent désir
de contenir davantage de terre empilée.
Mon cœur, mes pieds me portent encore. Qu’il soit un chemin !
Mais je suis en haut, sans chemin, sous les nuages.

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