Invocation du port natal et autres poésies de Ribeiro Couto

Rui Ribeiro Couto (1898-1963) est un poète brésilien, membre de l’Académie nationale. En même temps que la voie des lettres, il suivit la carrière diplomatique, ce qui s’exprime volontiers dans sa poésie par le mal du pays, un sentiment d’errance (voyez par exemple Lamentation du vagabond et Invocation du port natal ci-dessous). Il avait toutefois un sens aigu de la relation entre le Portugal et le Brésil et de l’unité du monde lusophone (voyez Adieu à la rue Castilho et Monocorde camonien sur un quai de Lisbonne [« camonien » est l’adjectif formé à partir de Camoëns]). Ce fut également un amoureux de la langue française, qui publia deux recueils dans notre langue, Rive étrangère (1951) et Le jour est long (1958), ce dernier récompensé par le Prix des Amitiés françaises.

Les textes qui suivent sont tirés d’une anthologie Melhores poemas de 2018 chez Global Editora, qui réalise un remarquable travail d’anthologisation des poètes brésiliens, rendant accessibles, de manière certes fragmentaire, des œuvres qui souvent ne sont plus autrement rééditées.

Portrait de Ribeiro Couto
par Vicente do Rego Monteiro, 1920

*

Le jardin des confidences
(O jardim das confidências, 1921)

.

La joie de la terre sous l’averse (A alegria da terra sob o aguaceiro)

Du ciel de cendre la pluie filtre en longs fils…
Le parc est mouillé. Quelle joie sur la terre !
Le paysage tout entier boit l’eau de la bonne pluie
tandis qu’une brume subtile erre entre les arbres.

Qu’il fait bon ! C’est quand il pleut qu’il fait bon… Je sens
que quelque chose se réveille dans mon cœur.
Quelque chose… Peut-être une souffrance éteinte.
Peut-être même une autre vie, une autre vie incertaine…

Écoutant le battement de la pluie sur les toits,
j’éprouve un désir triste, un désir douloureux
de vivre seul, de vivre parmi des livres aimés,
dans une ville que vaguement j’imagine…

Je regarde désenchanté les eaux de la baie :
sur la mer, que la pluie rend un peu plus distante,
s’éloigne une voile en quête du quai.
Et d’un point minuscule, très effacé, là-bas,
une fumée dit adieu… « Je ne reviendrai plus !… »

Je regarde à nouveau le parc. Parmi les arbres erre
la brume légère qui les enveloppe et les caresse…
La brume a une longue volupté froide…
Comme si la brume était le geste amoureux de la terre,
un geste languissant de désir et de nostalgie
pour la tendre feuillée sous l’averse…

*

Petits poèmes tendres et mélancoliques
(Poemetos de ternura e de melancolia, 1924)

.

Sourdine (Surdina)

Ma poésie est toute calme.
Je ne gesticule ni ne m’exalte…
Mon tourment sans espoir
a trop de pudeur pour parler haut.

Cependant, les yeux souriants,
j’assiste dans la vie dehors
au couronnement de l’éloquence.
C’est normal : la voix sonore
enflamme les foules ravies.

Quant à moi, je suis de la minorité.
En voyant les foules ravies,
je pense, presque sans ironie :
« Bénie soit l’éloquence
qui vous donne tant de joie. »

Pour ne point blesser le souvenir
ma poésie a des égards…
Elle est si douce, si douce
qu’elle se pose sur les cœurs en peine
comme un baiser sur un enfant.

*

Soirées (Serões)

Monotonie des soirées bourgeoises
après le dîner silencieux…
Monotonie des longs bâillements
pendant les conversations tranquilles,
à la lueur des belles lampes…

Monotonie des soirées bourgeoises
en ouvrant les journaux avec paresse,
dans l’habituelle curiosité des nouvelles dramatiques.

Monotonie des soirées bourgeoises
quand entre par la fenêtre le vent de la nuit
et qu’un bras lent de femme
caresse une tête d’homme, lasse…

*

Portrait de l’adolescent oublié (O retrato do adolescente esquecido)

Qu’est devenu cet adolescent
à la frêle expression timide,
qui parmi de gros livres de classe
s’inclinait sur la table d’étude ?
Comme si de ses yeux roulait
une douceur féminine.

Ô portrait de l’adolescence,
pourquoi viens-tu ce jour
me remémorer la vie absente ?
Me voilà tout mélancolique,
presque en larmes, de seulement avoir
vu cette photographie.

Adolescent à l’air fragile,
dans tes yeux humains brillait
un peu de feu divin.
Il te fallait encore attendre des années…
Et dans ton cœur d’enfant
que d’impatience et d’amertume !

Dans cette pauvre pièce tranquille,
à quatorze ans je pleurais
car je me sentais poète,
mais les sonnets que je composais
(qu’elle était profonde, cette douleur secrète !)
ne disaient pas ce que je cherchais.

Ah, l’éveil de la pensée !
Ma main n’obéissait pas
à cet élan vague et violent.
Et dans ma cervelle était
une confuse effervescence
d’incommunicable poésie !

Ô gamin oublié
à l’air fragile, au regard triste,
entre les gros livres de classe
tu voyais monter ton beau rêve
comme un brouillard qui se répand !
Et dans ce rêve tu t’endormais
sur les gros livres de classe.

*

Un homme dans la foule
(Um homem na multidão, 1926)

.

L’invention de la poésie brésilienne (A invenção da poesia brasileira)

J’écoutais l’homme merveilleux,
le révélateur tropical des nouvelles attitudes,
le maître des transformations en cours :

« Il faut créer la poésie de ce pays de soleil !
Pauvre poésie que la tienne et celle de tes amis,
pauvre poésie nostalgique,
poésie de faibles devant la vie forte.
La vie est force.
La vie est une affirmation d’héroïsmes quotidiens,
d’enthousiasmes isolés dont naissent des mondes.
Une femme passe… Il pleut sur la vieille place…
Pauvre poésie de malheureux à leurs fenêtres !
Je veux du soleil dans ta poésie et celle de tes amis !
Le Brésil est plein de soleil ! Le Brésil est plein de force !
Il faut créer la poésie du Brésil ! »
J’écoutais, les yeux ironiques et calmes,
le maître ardent des transformations à venir.

Il se mit alors à pleuvoir doucement
dans le soir monotone qui s’effaçait.
Par la fenêtre de mon salon éteint
nous regardâmes la place sous la pluie lente.
Nous restâmes silencieux un moment…

Et une femme passa sous la pluie.

*

Poésie (Poesia)

Ils t’entoureront d’attitudes sinistres,
désireront secrètement ta mort,
jetteront sur ta tête
le rire facile des incompréhensions.

Cependant, en toi, indifférentes
comme la pluie calme qui tombe sur un jardin,
les paroles mélancoliques de la poésie
béniront la tragique douceur de la vie.

*

Verger à l’abandon (Pomar abandonado)

Dans le verger à l’abandon
où les vieux pêchers se courbent vers le sol,
des chèvres avides, debout sur leurs pattes de derrière,
rompent les branches couvertes de fruits verts
puis mâchent tranquillement les feuilles.

Les chevreaux plaintifs
vont et viennent autour des mères indifférentes.
Parfois ils se jettent sur les pis
et tètent, à coups de museau assoiffé.

Les chèvres mâchent tranquillement les feuilles
et se remettent debout sur leurs pattes de derrière,
tentant d’atteindre les plus hautes branches,
couvertes de fruits verts.

*

Les marais (Os brejos)

À la tombée de la nuit,
quand l’ombre glacée se répand sur la campagne,
il monte des marais
une respiration légère et rythmique,
un râle vague et sonore :
c’est la timide musique des crapauds dans le soir.

Quelle mélancolie dans cette cantilène monotone !

C’est la saison des pluies.
Des mois durant les averses
couvriront de boue les routes et les champs.
Et tous les soirs, à la tombée de la nuit,
il y aura cette musique dans la campagne,
triste râle des marais
qui semble monter d’une grande poitrine en peine.

*

Province
(Província, 1934)

.

Bruit de pluie sur les feuilles (Barulho de chuva na folhagem)

Il s’est mis à pleuvoir sans que personne le voie.
À la fenêtre sur le jardin,
une haleine chaude venant de la nuit
m’apporte l’odeur de la terre.

Sur les feuilles creuses des caladiums et des courges
la pluie bat, rapide,
avec des gouttes dures qui ne semblent pas mouiller.
Comme si elle avait des pieds minuscules, invisibles,
dansant nerveusement
sur la peau tendue d’un tambour d’enfant.

*

Chansonnier de l’absent
(Cancioneiro do ausente, 1943)

.

Tu parlas de la mort… (Falaste da morte…)

Tu parlas de la mort d’une voix douce,
parlas de la mort comme un enfant
qui suit des yeux le vol d’un oiseau.
Tu parlas de la mort en souriant si calmement,
si délicatement qu’il semble à présent
que la mort ce soir est à ma recherche.
La mort, si elle venait maintenant, serait
comme une hirondelle étonnée dans le jardin.

*

Lamentation du vagabond (Lamentação do caiçara)

Mon enfance est un port, navires et pavillons.
C’est devant un débarcadère que je suis né.
La gesticulation des mâts en partance
me donna le goût des traversées pleines d’aventures
et l’adieu monotone mugi par les sirènes
me faisait rêver à des terres étrangères.

La nuit, le quai somnolent était long.
Des lueurs rouges émaillaient l’obscurité
et une odeur de lointains arrivait dans le vent.
Je songeais – réflexions d’enfant –
qu’au-delà de cette nuit, au-delà de cette mer,
un certain bien attendait ma destinée,
le bonheur qu’en partant je trouverais.

Ce bien espéré, aujourd’hui encore je ne le possède pas,
mais je suis allé de par le monde et me suis même perdu.
À présent c’est sur un autre quai que je viens méditer
et le port où je suis né se trouve sur une autre mer.
Vont-elles jusqu’à lui, ces vagues passant légères ?
Emporteront-elles mon corps sur une plage de palmiers ?
Si elles l’y conduisent, je peux mourir ici.

*

Invocation du port natal (Invocação do porto natal)

Le port où je suis né ! J’étais enfant
quand tu me vis un jour, les yeux vers la mer,
demander mon destin à la mer incertaine.

La mer m’entendit. Mon destin est d’errer.
Où que j’aille, en suivant ce destin,
entre ma mère et moi se trouve la mer.

Enfin, si le bateau dans lequel un jour je reviendrai
doit couler par le fond, que ce soit
devant le port que j’aimais tant.

Et que mon corps inerte, dans le balancement
des vagues retrouvant le bercement maternel,
puisse avoir le repos dans ce port-là.

*

Entre mer et fleuve
(Entre mar e rio, 1952)

.

Adieu à la rue Castilho (Adeus à rua Castilho)

Tu ne verras plus le Tage ni les couleurs
qui se ravivent au soleil dans le pâté de maisons.
Bientôt, sur les terres où tu es parti,
tu éprouveras la nostalgie de l’entre mer et fleuve.

Même sur un sol où poussent des fleurs identiques
ou sous un ciel du même azur tendre,
et même en trouvant d’autres amours,
ton cœur battra plus froid dans ta poitrine.

Car dans la pierre antique de Lisbonne
se trouve la raison de vivre de ta race,
la voix qui blâme mais ne trahit pas,

se trouve ce je ne sais quoi de ferme et d’obscur
qui vient de loin et passe dans ta poitrine,
passé qui est présent et qui est avenir.

*

Loin
(Longe, 1961)

.

Monocorde camonien sur un quai de Lisbonne (Camonocόrdia num cais de Lisboa)

Le rocher de cristal, Camoëns. Nous autres,
irisations de soleil, pauvre poussière.
Langue qui fut aux uns et fut aux autres,
langue de continents, navigatrice,
langue de Blancs, de Noirs et d’autres encore,
qu’il est bon que l’on t’aime comme nous !

Peintres, musiciens et autres artistes
se font comprendre du monde entier,
sur des lieues et des lieues de pays autres.
Mais pas les poètes. La langue est prisonnière.
La voix par laquelle nous chantons les uns et les autres
sera toujours pour ceux d’ailleurs voix étrangère.

Enfants de la citadelle occidentale, nous autres,
fidèles à tant d’effort, tant de fatigue,
aux biens de la renommée comme à tant d’autres
nous savons renoncer, l’âme sereine :
en échange de cet amour, plus grand que les autres,
c’est assez que de pouvoir chanter à notre façon.

*

Celui qui n’a pas voulu naître (Aquele que não quis nascer)

Celui qui n’a pas voulu naître
et aurait eu ta douceur,
c’était comme si je le sentais
dans mes bras en train de s’endormir.

Dans la brume légère,
la nuit, les maisons éteintes
cachaient aussi des tendresses
et des secrets du village.

Dans les prés qui au bord des chemins
s’emperlaient de rosée dans l’air froid,
des vaches à la belle étoile
meuglaient après leurs veaux.

Pays ingénu de Minas
depuis longtemps en déclin ;
les grandes maisons du temps passé
n’étaient plus que ruines.

Dans les hauteurs l’église massive ;
le forum de la rue en bas,
et des jardins buvant au ruisseau
avec leurs plates-bandes de légumes.

Dans ces commencements de route,
la pauvreté elle-même était poésie.
La richesse qui ne viendrait pas
fut un berceau près de la cheminée.

Celui qui n’a pas voulu naître
me paraît quand même vivant,
il continue de s’endormir dans mes bras
et j’ai peur de le perdre.

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