La bataille de Guadix et autres poèmes de Florencio Moreno Godino
Florencio Moreno Godino (1829-1907) fut surnommé le « doyen de la première bohème » (decano de la primera bohemia) en Espagne car il publia ses premiers vers avant la fin-de-siècle et les auteurs plus couramment rattachés à ce que recouvre ce mot, tels qu’Emilio Carrère (voyez ici). Son premier recueil Poesías date de 1862 et ne fut suivi que d’un seul autre volume poétique, de caractère humoristique, en 1900. Il fut également l’auteur de pièces de théâtre, ainsi que de fiction en prose, notamment de contes dont certains sont encore édités (L’aéronaute poète, L’autopsie, L’homme à la lévite verte, La dernière incarnation du diable, Le clown lugubre…). Il collabora à de nombreux journaux ; cette activité alimentaire n’empêcha pas qu’il finît sa vie dans la pauvreté et mourût à l’hospice, « faisant honneur à son esprit post-romantique » et bohème, écrivent certains, cyniquement. Sa mort dans le dénuement suscita, malgré ce mot cruel, un débat dans la presse du pays sur la situation des intellectuels (Bernanos parle quelque part à juste titre de « prolétariat intellectuel ») et, plus généralement, des personnes âgées pauvres.
En passant, il nous est agréable de trouver un poète ayant le même prénom que nous : Florencio et Florent sont en effet Florentius. Il y a bien aussi le fabuliste Florian, auteur de fables délicieuses, mais ce nom vient de Florianus.
Les présentes traductions sont tirées du recueil de 1862. Le style et le ton du recueil sont encore assez romantiques.
*
Mes rêves (Mis sueños)
Trilles amoureux d’oiseaux,
murmures de claires fontaines
sous les arbres,
l’eau fraîche des ruisseaux argentés,
prairies florissantes,
délectables brises,
une blanche maison emmi la feuillée,
abritée par le bosquet ombreux
et cachée
comme, sur les branches
d’un vert et somptueux peuplier,
un doux nid :
tels sont mes rêves de bonheur,
la gloire la plus grande
à laquelle j’aspire,
adorant ta beauté,
trouvant près de toi, mon amour,
la paix du ciel.
Viens, ma bien-aimée,
viens aux champs amènes
et délicieux
où dans une joie pérenne
passent les ans sereins,
rapides.
Si beau, sur le pré riant
ton pied blanc laissera
une trace légère,
comme dans le ciel transparent
passe cursive et claire
une étoile !
Quel plaisir ce serait d’errer
dans les taillis silencieux
de la forêt
à tes côtés et d’écouter
l’harmonieuse chanson
du rossignol !
Si doux de voir dans le soir
embaumé de mai
sur la colline
la dernière splendeur du soleil
et le tépide, naissant rayon
de Lucine1 !
Soupirs parmi les fleurs,
souffles de vents agités
sur les prés,
les chansons des bergers
et le bruit des clochettes
du troupeau !
Ô viens, âme de mon âme,
viens sur les vastes prés
délectables ;
rends à ma vie le calme
de ses avrils passés,
heureux.
Viens, car en moi j’ai des torrents
d’amour qui ne s’épuisent jamais
et ta beauté
m’inspire des chants ardents
qui naissent pour toi seule
de ma lyre.
Avec eux je t’endormirai
quand en languide paresse
le doux sommeil
se posera sur tes beaux yeux,
ta tête délassée
sur ma poitrine.
À deux grands ormes
sur la berge suspendant,
l’été,
ton hamac aux cent couleurs,
dedans je te bercerai
au bord de la rivière.
En avril des roses parfumées,
en automne les prunelles
violettes
je te donnerai, et de goûteuses mûres
entre les piquantes épines
cueillies ;
le nid que le loriot
suspend et berce à tout moment
dans les pins ;
l’oiseau dont le chant nous ravit
et les poissons dans l’étang,
purpurins ;
le lait des brebis,
onctueux fromage, les rayons
de miel,
le pain blanc des aires,
les fruits savoureux
du verger…
Mais, hélas ! où m’emporte
mon esprit, qui peint agité
par son illusion
ces prismes de saphir et d’argent
que dore en teintes magiques
la passion !
Le voyageur assoiffé
ainsi trompe avec le souvenir
son amertume ;
il voit la source cristalline,
y boit, se baigne
dans l’onde pure ;
et je vis dans mes rêves,
que le vent de la douleur aussitôt
me dérobe…
Ah, c’est loin des champs riants
que je devrai passer ma vie…
Et sans ton amour !
1 Lucine : Nom de la déesse Diane, considérée comme Lune. Emprunté à la poésie latine, notamment Virgile.
*
Souvenirs (Recuerdos)
Combien de fois, assis tristement
au bord de la mer édetane2,
en voyant passer à l’horizon
la voile rapide d’un pêcheur,
ma pensée en elle se créait
la forme élancée d’une femme !
Combien d’autres, contemplant absorbé
la silencieuse lumière des étoiles,
les nuages errants qui traversaient
cette sphère pure et transparente
feignaient aussi d’une femme
l’image délicieuse !… Mon esprit inquiet
lui donnait forme, couleur et vie,
et toujours pure, candide et belle,
elle était comme toi, mon bien ; c’était ton image,
c’était toi, ô Thisbé, telle que tu te présentes
toujours à mes yeux, divine réalité
de mes rêves d’amour : seulement, incomplète,
mon âme agitée, avant de te trouver
ne savait concevoir ta céleste essence.
2 La mer édetane : « el mar edetano ». L’Édetanie est le nom antique de la province autour de Valence en Espagne, sur la côte méditerranéenne. La « mer édetane » est donc la partie de la Méditerranée qui borde ce littoral.
*
Toi et moi (Tú y yo)
Tu es la muse, je suis la lyre ;
tu es la sève et moi l’arbre ;
je suis le champ que le soleil féconde,
tu es le soleil.
Je suis le nid, tu es l’oiseau ;
je suis la vague, tu es la mer ;
je suis l’esprit dont naissent des idées,
toi l’idéal.
Je suis la terre, tu es le ciel ;
je suis l’ombre, tu es la lumière ;
je suis le corps qui enveloppe l’âme,
et toi l’âme.
*
À ma mère (A mi madre)
Ah, dans cet abandon ne me reste pas même un tombeau
où gémir mon infortunée solitude,
où je puisse écouter dans le sein de la mort
la voix sacrosainte de la vérité.
Le tumulus qui garde sa dépouille
n’a ni croix, ni pierre, ni inscription
où le voyageur y portant le regard
puisse te consacrer un souvenir, une oraison.
Où le vent murmurerait une prière
en glissant dans les espaces bleus ;
où suspendrait une vierge solitaire
son voile blanc de tulle flottant…
Mais tu possèdes un sépulcre ; pourquoi m’attristé-je
puisque tu vis dans la tendresse de mon cœur ?
Et mieux vaut le cœur d’un fils
que le marbre d’un monument orgueilleux !
*
Sonnet IV (Soneto IV)
Depuis la fraîche terrasse d’une villa
ombragée d’ormes et de pins,
tandis que le soleil sur les monts voisins
répandait en mourant ses dernières couleurs,
j’admirais, extatique, le ruban argenté du fleuve paisible,
les allègres trilles des oiseaux dans le ciel,
ainsi que les divines couleurs
des fleurs que peint le mois de mai.
À mes côtés souriait tendrement,
comme moi heureuse, ma dame,
et je m’absorbais dans la contemplation de sa beauté.
J’allais lui donner un baiser brûlant d’amour
quand les champs et la joie, quand elle-même,
tout disparut… parce que c’était un rêve.
*
La fleur de ma fenêtre (La flor de mi ventana)
Au bord de ma fenêtre avait poussé
pourpre, suave et délicate fleur
qui répandait dans le vent, si belle et luxuriante,
mille trésors de parfums.
C’était une rose : sa chaste broche
aux couleurs enviées du saphir
tristement dans la nuit silencieuse se repliait,
pour le matin à nouveau s’ouvrir.
Les papillons folâtres la recherchaient
depuis la délicieuse promenade,
et la rosée accumulait dans sa corolle
ses perles les plus belles, fidèlement.
Des brises légères doucement la baisaient,
l’aube la parait de ses mille reflets,
et, rendant jalouses les oiselles vives,
le beau rossignol s’en était épris.
Au sortir de la riante enfance,
mon sein tout gonflé d’innocence et de paix,
le vent m’apporta pour la première fois,
dans sa rumeur fugace, l’immortelle fragrance.
Je ne sais quand elle naquit, ni quelle magicienne
la fit pousser au pied de ma fenêtre,
cette fleur qui, délectable et indolente,
était l’enchantement des oiseaux et du vent.
Je vis naître parmi le rude lierre
s’accrochant tenacement au mur
la tige verte qui s’enracinait dans la pierre
comme dans le terreau d’un jardin fécond.
Je vis ses feuilles pourpres et brillantes,
les vives couleurs de son calice
où la flamme de sa carnation rouge
réverbérait le soleil du matin.
Ô depuis lors, un talisman divin
me fut cette rose, compagne fidèle
qui aplanissait mon chemin inégal
en y répandant son doux parfum.
En vain l’été ardent
voulut faner sa verdeur sans pareille,
en vain le sauvage et rude orage
crut séparer la fleur de sa tige.
Les brises d’automne lui prodiguaient leurs caresses,
les zéphyrs d’avril la berçaient
et les pluies orgueilleuses laissaient
intacte la tige de cette belle fleur.
Je l’aimais ; sa timide beauté
remplissait mon cœur d’une douce paix,
et en vagues rêves de parfait bonheur
mon âme délirait, fascinée.
La gloire m’apportait ses délices,
ornant mon front d’immortels lauriers,
et concevait un ciel dans les caresses
d’une belle, amoureuse et fidèle.
Tandis qu’elle parfumait mes lambrequins,
y versant son arôme exquis,
je n’entendais pas les plaintes de la douleur,
seulement les doux chants du bonheur.
Las ! combien de fois ai-je en extase contemplé
la verte pompe de ses feuilles nombreuses !
Combien de fois ai-je baisé le pétale doré
dont elle ornait sa tempe impollue !
Avec quel plaisir, assis à ma fenêtre,
à la blancheur fugitive d’une lune clémente,
je la voyais se bercer, opulente et candide,
comme un souvenir du premier amour !
Et charmé par son essence délectable,
rêvant à des bonheurs à présent dissipés,
ma tranquille adolescence s’écoulait
comme le ruisseau qui va parmi les fleurs.
Puis vint le jour de la souffrance
et je goûtai la coupe amère ;
mais je conservais toujours en mon âme
la foi d’un plus bel avenir…
Cependant, une nuit, dans mon lit tranquille,
un vague pressentiment s’empara de moi ;
je sentis un poids sur ma poitrine agitée,
dans laquelle battait inquiet mon cœur.
Je rêvai qu’une main blanche et belle,
la plus belle que je vis en ce monde,
rompait la tige de cette rose aimable,
détruisant ses merveilles.
L’âme blessée, je me réveillai, troublé ;
je voulus crier mais la voix me manqua.
Accablé de douleur, privé de raison,
à la fenêtre je courus.
Je l’ouvris tandis que l’aube répandait
sa lumière dans l’espace bleu,
saluée par les colombes
à la sortie de leurs nids de bouleau.
Je cherchai inquiet la rose solitaire
mais rien ne restait d’elle.
Hélas ! parmi la pariétaire sylvestre
je ne vis que la tige sèche se balançant.
Les vents de la nuit l’avaient arrachée.
Où leur presse l’emporta, je ne sais,
ne me restèrent pas même les reliques desséchées
de celle qui fut l’enchantement de ma vie.
Je l’ai perdue à jamais… Depuis ce jour
une peine incessante laboure mon front.
Car cette douce et délicate fleur,
c’était la fleur de l’espérance !
*
La bataille de Guadix (La batalla de Guadix)
Ndt. Cette bataille eut lieu en 1362 entre les armées chrétiennes de Castille et les Maures de Grenade. Guadix, en Andalousie, est aujourd’hui une localité réputée pour ses maisons troglodytes, creusées à flanc de montagne.
Tandis que le soleil s’occultait derrière la montagne,
l’Africain Ali parvint à l’Alhambra.
En le voyant, le Roi lui dit, d’un ton posé
bien que sa voix tremblât : – Ali, qu’est donc
ce qui t’amène à cette heure, abandonnant
Almanzor et les armées de Grenade ?
– Ô grand Alboacen ! la nouvelle la plus glorieuse,
pour toi la plus douce et la plus délectable,
qui doit assurer la renommée de mille braves
et l’éclat de l’empire grenadin.
La vaste plaine de Guadix le dit,
arrosée de sang castillan,
et le répète l’enthousiasme
avec lequel je t’apporte cette faste nouvelle.
– Que pour cela te comble
de longues années de bonheur le prophète de Dieu,
un bonheur pareil à celui qui me transporte l’âme
et dilate mon cœur de plaisir.
Ô sublime Allah, qui depuis le ciel
prodigues les lauriers aimés des braves
ou la mort et l’affront ; toi dont voulut en ce jour
la souveraine omnipotence montrer
les éclairs fulminants de ta colère
à l’impie outrageant ton nom ;
tu vois mon cœur, tu vois que ce n’est point
ma propre gloire qui m’enflamme,
non, car c’est mille fois plus à ta gloire
qu’aspire celui qui prosterné te rend grâce !
Mais, Ali, dis-moi : le combat fut-il sanglant ?
La victoire nous a-t-elle coûté cher ? Parle,
nous écouterons joyeux de ta bouche
l’humiliation de l’infidèle ainsi que vos exploits.
– Ceux-ci furent si nombreux et si grands
que je tenterais en vain de les célébrer dignement ;
aussi ne conterai-je que les moments critiques…
À peine les premiers rayons du soleil
eurent-ils doré la campagne de Guadix
qu’avec des cris de guerre devant nous
l’armée de l’infidèle se formait en ordre de bataille :
c’étaient jusqu’à huit cent cavaliers,
fleur de la Castille et ses meilleures lances,
sous le commandement du Maître de Santiago
et de Don Diego de Girόn y Vargas.
Almanzor, prêt au combat,
arrangea de même ses escadrons,
et les deux armées attendaient impatiemment
le signal de la lutte acharnée.
Ô noble Alboacen, comment t’exprimer
le spectacle guerrier qui transporte
encore mon sein ! Ce serait digne
de Hudayl, lequel sur la lyre aux belles harmonies
a chanté la gloire du valeureux Antar
qui remplit encore les déserts d’Arabie.
À main droite, les orgueilleux
escadrons infidèles hérissés d’acier
paraissaient les monstres de nos mers
qui sur le dos des vagues
montrent leurs écailles au soleil.
En face, notre héroïque armée
si riche et variée en harnois de couleurs
que me semblait étendue sur la terre
la coiffe d’un émir brodée d’or.
Entretemps le soleil monta, rouge, au zénith
et se répandit en rayons lumineux
inondant le sable de chatoiements
et reflétés par les cuirasses polies ;
les pavois brillaient, les aigrettes
ondoyaient agitées par le vent :
l’acier irradiait, scintillait dans les airs,
les émaillant de lumières,
et dans le tonnerre trépidant que produisaient
les pommeaux frappés contre les arçons,
les fougueux coursiers, piaffant,
crachaient de l’écume en rongeant leur frein.
Enfin sonnent les trompettes ennemies,
ton fils fait tournoyer l’alfange, lève au ciel
le gonfanon sacré ; nos professions de foi
répondent aux chants belliqueux
du fier Castillan ; lâchant la bride,
son armée et la nôtre se jettent l’une contre l’autre
et dans un élan pareil à celui que déploie
le terrible simoun quand il hurle
dans le désert, au milieu de leur course
elles se choquent et se repoussent
en jetant jusqu’au ciel un tourbillon de poussière
que seulement par moments déchire l’éclat
d’un sabre qui fulgure en assénant un coup
ou d’un rayon de soleil qui le traverse.
L’air s’éclairant enfin, d’un œil inquiet
Almanzor suivit la ligne étendue
de nos escadrons, et ce qu’il vit
lui fit perdre un moment espérance et courage.
Car la tribu des Alhamars, ne pouvant
résister au choc et à l’emportement sauvage
du Maître et de ses vaillants chevaliers,
avaient couardement tourné bride :
les Gomèles le voient, hésitent, continuent
de combattre un instant, mais leur courage
éprouvé défaille, et à la fin ils imitent
l’exemple de tel déshonneur et infamie.
Seuls les vaillants Abencérages,
qui jamais ne faiblissent en combat acharné,
ainsi que la superbe des Zégris
luttaient avec une farouche constance.
Alors Almanzor, bouillant de rage,
piqua les flancs de son alezan à la poursuite des fuyards
et d’une voix courroucée
qui dominait le tumulte des armes, leur dit :
« Que vois-je, Grenadins ? Arrêtez !
Où allez-vous, insensés ? Où vous conduit
cette pusillanimité déshonorante
qui vous couvre de honte ? Jamais je n’aurais
cru possible un tel fléchissement
de votre esprit héroïque
qui me rendait certain de la victoire.
Êtes-vous les nobles descendants
de ceux dont les illustres exploits,
l’acier damasquiné dans une main
et le Coran dans l’autre, répandirent
leur loi sacrée, leur courage et leur nom
sur tout ce qu’éclaire le soleil et circonscrit la mer ?
Reprenez-vous, ne souillez pas ainsi
la gloire sans tache de sept siècles :
venez avec moi ; en combattant
effacez l’outrage dont vient d’être sali votre nom. »
Il dit, et enfonçant les éperons
s’élança vers l’ennemi ;
au noble accent de sa voix sonore
recouvrant leur séculaire courage,
les tribus en fuite s’arrêtèrent
et retournèrent au tumultueux combat,
suivant ton fils et le sillon
que laissait derrière lui son cimeterre sanglant.
Ce fut alors, seigneur, que le combat
parvint au paroxysme de la rage
et que l’ange de la mort
étendit sur le champ de bataille ses ailes sombres.
Ah, combien de braves succombèrent
sous son vol cruel ! Une bande
de vautours planait dans les airs,
attendant affamée un festin barbare.
Le soleil, pâli devant un tel massacre,
voila son disque derrière des nuages violets ;
les cuirasses étincelantes, à cause du sang
perdirent leur fulgurance, éclaboussées,
et la plaine noyée sous des torrents de sang
paraissait un champ de coquelicots :
si bien que, dans le ciel et sur la terre,
dans l’air, sur les mailles brisées des cottes,
les yeux ne voyaient plus que sang !
du sang de toutes parts nous entourait !
À la fin, apitoyé par tant d’horreur,
le Prophète revint pour sa cause sainte
et redoublant le courage des nôtres
abattit sur l’infidèle sa droite irritée.
Tous sont tombés… Un seul,
qui portait la bannière de Castille,
en se lançant vers un immense précipice
qui se trouve près de Guadix, nous dit :
« Si vous voulez mon drapeau, dans ce gouffre
à côté de ma dépouille vous le trouverez. »
De sorte, grand seigneur, qu’il ne reste rien
des orgueilleuses armées castillanes.
*
Sonnet V (Soneto V)
Rêves que l’imagination enchantée
reflétait dans son cristal de couleurs,
vous avez disparu, hélas, fleurs sèches,
fanées par la froide expérience.
À toi seule, fleur éternelle de mon âme,
attrait pour la femme, rêve d’amours,
comme dans la clarté d’aurore de ma jeunesse
toujours mon cœur aspire !
Ô viens à moi, femme, mais brûlant
comme moi de soif d’amour, ton sein blessé
par la flamme immortelle qui enserre le mien,
je boirai ma vie dans ton regard
et baisant tes pieds, reconnaissant,
comme mon Dieu je t’adorerai sur cette terre !
*
Les deux anges (Los dos ángeles)
Petit encore, je perdis ma mère
et vécus loin de mon père ;
deux anges, mes frères,
s’envolèrent enfants pour le ciel ;
je n’ai ni foyer ni famille
ni espoir ni souvenirs.
Les mille rumeurs du monde
me parviennent comme un écho
d’une voix inconnue.
Je vois les hommes se mouvoir
comme les vagues de la mer
en leur centre agitées.
Pouvoir, richesse, fortune,
gloire, certitudes, droits,
mots qui en sons distincts
se confondent dans le vent,
comme les fétus qu’emporte
un violent tourbillon :
j’entends ces mots,
révélateurs du désir
qui tourmente l’âme d’un homme
d’inextinguibles soifs,
qui remue son berceau quand il naît
et scelle son cercueil à sa mort.
Le chemin de la vie,
obscur, accidenté, immense,
l’homme y marche parmi les ronces
qui blessent son âme et son corps ;
moi seul reste immobile
sur le bord de la route.
Un point lumineux brille
à l’horizon éthéré,
et tantôt resplendit
tantôt se cache un moment,
convulsé comme l’éclair,
immobile comme l’étoile.
Le regard inquiet fixé
sur ce fanal éternel,
l’homme suit la route rude
incertain de la direction,
avec des désirs de géant
et des forces de pygmée.
Les uns le voient tout près,
d’autres le voient au loin,
beaucoup le voient sur la terre
et peu dans le firmament ;
certains le croient astre de gloire,
les autres, éclat de l’enfer.
Moi aussi je l’ai vu briller,
mais couvert d’ombres,
regardant indifférent
ses reflets mystérieux,
comme regarde un phare le marin
dont le navire est au port.
En voyant l’humanité
entraînée par un désir fou
derrière cette ombre brillante
qui n’est peut-être qu’un rêve :
Qu’est-ce ? demandai-je. L’avenir !
me répondirent mille voix.
Pauvre de moi ! m’exclamai-je alors,
pourquoi suis-je en cet univers
aveugle à tant de splendeur,
glacé parmi tant de feu,
sans ressentir cet infini
que porte l’homme en soi ?
L’univers, qui est Dieu,
renferme des mondes innombrables,
desquels la terre est
un monde rempli de mondes :
chaque homme est un monde
et une Idée de l’Être suprême.
Et dans ce monde de l’homme,
dans ce cosmos complet
de l’âme et de l’esprit,
je serais le seul être intermédiaire
entre l’instinct de la brute
et la pensée humaine ?
Cet élan qui me fait défaut,
cette chaleur que je ne sens pas,
cet astre qui ne m’attire pas,
ce but que je ne vois pas,
est-ce aridité de la plante
ou bien stérilité du sol ?
Mon cœur est-il si grand
qu’il trouve le monde petit ?
Est-ce Dieu qui, parce qu’il le craint,
limite mon entendement ?
Est-ce le fiat lux du génie
en quête de ce chaos de l’âme ?
Orgueil, mesquin orgueil
qui vit de son venin !
Moi qui m’écarte de l’homme
dans son généreux effort,
je l’imite dans les vanités
de son esprit superbe !
Ombre parmi les ombres
gravitant dans mon cerveau,
voix de la conscience
pour moi toujours silencieuse,
révélez-moi mon destin :
fuis, ombre ! ô voix, parle-moi !
C’était le soir ; assis
au bord d’un chemin traversant
un bosquet, j’écoutais en silence
ces rumeurs qui troublent
la paix de la campagne et inondent
l’âme de mélancolie.
Le soleil descendait à l’Occident,
nageant dans des mers de pourpre,
et à l’horizon lointain
commençait d’apparaître la lune.
Tout à coup je sentis mon sein
se glacer en mortelle angoisse
et mon regard s’offusquer
d’ombres confuses.
J’éprouvai comme si une fibre
occulte de mon cœur
avait soudain éclaté
en vibrant avec une force énorme.
Puis serpenta dans mes veines
une flamme convulsive
qui s’exhala dans des soupirs
et des larmes d’amertume ;
ultime souffle d’une âme
qui ne soupirera plus,
dernières larmes brûlantes
d’yeux à présent éteints.
Alors, dans les premières lueurs
que projetait la lune
sur une verte colline,
je vis monter la silhouette
d’un ange, le front ceint de lauriers
et dans une tunique flottante enveloppé.
J’entendis une voix
semblable au trille que module
le rossignol, au souffle
qui murmure dans la forêt :
« Quand ton âme, détachée
des régions célestes,
revêtit la chair de l’homme,
je vécus en elle avec toi :
comme toi soumis
à cet élan qui nous porte
à obéir aux mystérieuses
lois de la Providence,
je donnai de la clarté à tes yeux,
un horizon à tes idées
et des pensées plus grandes
que l’humaine intelligence :
je te fis voir la création
plus resplendissante et belle
et dirigeai tes regards
vers cet Océan sans rivages
qui se trouve au-delà du monde,
où l’âme se noie
si elle abandonne un instant
sa prison de matière.
Ange de la poésie,
je t’animai par mon essence.
Mais hélas ! incomplet comme toi,
comme toi plein de faiblesse,
je ne pus du corps humain
rompre les dures chaînes.
Triste destin en ce monde
que celui du poète,
supérieur à l’homme seulement
par la connaissance de sa misère !
Aigle qui prend son vol
vers les sphères célestes
et aveuglé par le soleil
éprouve la terre obscure ;
voix qui s’éteint dans le vent
en prononçant l’eurêka ;
arôme de riche cassolette
qui se consume en exhalant des parfums ;
il a la vie et la détruit,
il ressent l’amour et le foule aux pieds,
il touche de l’or et le réduit en poussière,
et il meurt en atteignant au but ;
peut-être est-ce un principe venu
quelque jour à la terre
dans la métempsycose
de l’âme et de la matière.
Moi qui ai vécu dans ton âme,
à présent je m’en détache,
obéissant à cette impulsion
puissante qui nous porte
à obéir aux mystérieuses
lois de la Providence. »
Ainsi parla l’ange, et, tendant
dans l’air ses plumes blanches,
vola par les espaces éthérés
au céleste pourpris.
Je suivis du regard son vol rapide
parmi les ombres nocturnes,
au sillon lumineux
que laissait la fulgurance de ses ailes…
Adieu, vie de mon âme !
Adieu, rêves qui traversez
pour la dernière fois mon esprit,
prismes de saphir et de pourpre
qui éblouîtes mes yeux !
Adieu, ineffable musique
du chant des poètes !
Vous ne viendrez plus me charmer !…
Soudain, à la claire lumière
que projetait la lune
sur la verte colline,
je vis monter la silhouette
d’un autre ange, dont des voiles noirs
dessinaient les vagues contours.
J’entendis alors un chœur grave
comme celui que murmure tristement
le zéphyr parmi les saules
dont l’ombre couvre le tombeau :
« Homme, lève ton front
chargé de pensées,
fausses comme tes douleurs,
mesquines comme ta misère.
Terre attachée à la terre,
tu n’élèves ton vol
à plus grande hauteur que l’atome
qu’agite un souffle de vent.
Quel bien fini fut-il un bien,
quand un rêve a-t-il été vérité,
et quand un soleil qui s’éteint
est-il égal au soleil éternel ?
Tu pleures alors que tu devrais
jouir du plus grand contentement,
sentir un espoir nouveau,
respirer de nouveaux souffles.
Viens à moi : je suis l’ange
de la mort ; je révèle
le monde inconnu ;
j’éclaire l’espace dense
qui se trouve entre la vie et la mort ;
de ma plénitude je remplis
le vide de l’âme ;
je suis l’astre, l’étoile,
l’avenir que sur la terre poursuit
l’homme en folle passion.
En moi tu trouveras la vie
quand reposera ton corps
dans le sépulcre, la pénombre
de la mort ; et sur mon sein
couché, tu monteras
à ces espaces immenses
où la lumière ne s’éteint pas,
où le bien est éternel,
où l’idéal est Dieu
et l’avenir est le ciel. »
*
Kassidah (Casida)
Depuis six lunes je déplore ta rigueur
dans le silence des nuits obscures ;
mais jamais ne pénètrent mes chants
derrière les verrous de ton balcon fermé…
Ouvre-leur, par pitié ! Ah, ne comprends-tu pas,
Zoraïda, combien cet amour me fait souffrir !
Seul dans Séville ; loin de mon père
à qui, fils cruel, je désobéis
par une si longue absence, me soustrayant
au soleil qui vit mes jeux d’enfant ;
loin de ma patrie et de ma tribu,
quand je m’éloigne de toi, l’abattement
saisit mon cœur et je crois étouffer
entre ces murs épais et lugubres ;
mon sein demande les brises de la liberté,
la tente ombragée par les palmiers,
la chasse au lion, les vastes plages,
le ciel de corail, le soleil splendissant :
devant mes yeux passent les gazelles,
j’écoute les grelots du dromadaire,
et dans mon illusion, mon délire je m’exclame :
Ah, Zoraïda ! Zoraïda et le désert !
Mais je retourne te voir et, comme l’arc-en-ciel
dissipe à point les nuées denses,
ta vue efface mes souvenirs,
je m’enlace à ton amour, et d’amour je meurs.
*
Sonnet VI (Soneto VI)
Belles sylphides qui dans le bois ombreux
m’avez dit habiter parmi les fleurs
et qui, dans des palais de nacre de couleurs,
dans le sein bleu du fleuve aux eaux fraîches,
tantôt brodez avec les perles de la rosée,
tantôt apprenez à chanter aux rossignols,
laissez-là vos occupations et vos travaux
et venez, propices, à mon appel.
Une nuit, dans les rayons de la lune,
je vis une beauté, qu’aussitôt me déroba
l’ombre importune des nuages.
Et c’est pourquoi je vous invoque,
pour savoir si c’est l’une d’entre vous
ou bien seulement une illusion des sens.


« En passant, il nous est agréable de trouver un poète ayant le même prénom que nous »
Le cas de Nicolas-Joseph-Florent Gilbert (1750-1780) est controversé. Il n’est plus guère connu aujourd’hui que sous le nom de Nicolas Gilbert, tandis qu’au moins une édition ancienne de son œuvre – édition qui pourrait bien, cependant, être la plus récente – le nomme Florent Gilbert, à savoir le volume Florent Gilbert : Œuvres choisies édité par l’abbé P. Huot en 1893, chez P. Sevin à Paris.