La mort de Don Quichotte et autres poèmes de Gonçalves Crespo

Antόnio Cândido Gonçalves Crespo (1846-1883), avec seulement deux recueils de poésie (et un recueil de contes écrit avec sa femme, la poétesse Maria Amália Vaz de Carvalho) en raison d’une mort précoce à trente-sept ans, est néanmoins un représentant majeur du parnassisme portugais. Dans la littérature lusophone, le parnassisme désigne au sens large le modernisme, c’est-à-dire la période comprise entre le romantisme et l’avant-garde.

Né au Brésil d’un Portugais et d’une esclave noire, Gonçalves Crespo fit ses études à Lisbonne et Coimbra. Il devint une figure du milieu littéraire lisboète et fait partie des premières influences parnassiennes sur la littérature brésilienne, tout en ayant contribué au développement des thèmes brésiliens dans la poésie portugaise. Il fut également député, pour la circonscription des territoires portugais de l’Inde, de 1879 à sa mort.

Les poèmes qui suivent sont tirés de son second et dernier recueil, Nocturnos, de 1882.

.

*

Confidence (Confidenza)

Un jour tu me demandas, délicate fleur d’ivoire,
quelle vie je menais
avant de te connaître ; la réponse : je rêvais…
Entends-tu, mon amour ?

Rêver n’était pas bon ; parfois je souriais
de longs moments
aux lumineux tableaux que je voyais dépeints
sur les toiles de l’avenir.

Prête attention, écoute, ma chère,
ceux de ces tableaux dont je me souviens le mieux,
en fixant dans les miens, tremblante colombe,
tes yeux fidèles !

Entends et vois ce tableau : la campagne honnête et joyeuse
par un matin d’avril ;
au bord de la grand-route un clocher blanc,
le ciel d’un indigo profond.

À sa fenêtre une enfant blonde
comme les blés
file à la lumière du soleil, dans l’éclat
d’une aurore idéale.

Toute rires et fête, la douce créature
me regardait
et je me disais : « Ô bonheur, je viens à toi !
je vais enfin te connaître ! »

Alors je me rappelle, mélancolique, une autre scène
et plonge mes regards
dans le songe le plus aimable et le plus gracieux
qui me soit venu du ciel !

Loin de la vile poussière des cités,
de leur vaine rumeur,
il est un château oublié ; aux heures de l’angélus,
pénétrons-y, ma fleur !

Passons les jardins, les allées, le bosquet,
le verger odorant ;
montons cet escalier, avec crainte et discrétion,
commençons à regarder.

C’est un salon vétuste ; sur un mol fauteuil
quelqu’un songe :
quelqu’un qui rappelle l’image de la Madone,
mère grave et réfléchie.

Dans son giron repose un ange,
confiant, heureux,
de la bouche duquel s’exhale un arôme subtil.
L’ange parle mais je ne sais ce qu’il dit.

Cette enfant est chaste et pure, parmi les plus pures
de celles que j’ai vues en rêve ;
elle a la splendeur vague des figures bibliques
dans les anciens missels.

C’est une jeune fille : aucun regard encore
ne l’a le moins du monde souillée.
Sur son sein dort l’amour, la foi infinie
que Dieu lui a confiée.

Quand elle ouvre, en souriant, ses paupières frangées,
on se met à penser
aux mystères du ciel, aux choses inconnues
que découvre ce regard.

Permets que je m’agenouille, en extase et muet,
aveuglé par tant de lumière,
pour baiser en tremblant le velours tiède
de ses petits pieds nus !

Comme tu vois, la candide enfant ne rougit point !
Elle sourit tendrement
et me dit, riant et nouant sa tresse :
« Je pensais à toi !

Pourquoi, poète, avoir tardé ! dans ma solitude
je t’attendais !
Viens découvrir les secrets que je garde
en mon cœur ! »

Accordez votre orchestre, sphères d’harmonie,
dans la splendeur des cieux !
Maria, ô fleur du printemps, cette enfant,
c’était toi, mon amour !

*

Le serment de l’Arabe (O juramento do árabe)

Baçous, femme d’Ali, pastourelle de chameaux,
vit une nuit, à la lumière des étoiles scintillantes,
Waïl, chef redoutable à la force barbare,
lui tuer un animal, et jura de se venger.
Elle court, vole, entre dans la tente et raconte
à l’hôte d’Ali l’affront grave encore impuni.
« Baçous, dit tranquillement l’hôte aimable,
mon bras te vengera : je tuerai Waïl. »

Ce qu’il fit. Telle fut la cause
de la guerre acharnée, horrible, sanglante
qui mit aux prises ces tribus. Dans cette lutte fratricide,
Omar, fils d’Amrou, perdit un jour la vie.

Amrou, conduisant mille lances dans les rudes combats,
abreuvant irascible sa haine de sang ennemi,
cherche infatigablement mais sans succès
l’assassin de son fils, le rusé Mouhalhil.

Une nuit, sous la tente, à l’adresse d’un jeune prisonnier
fait captif au combat, le guerrier farouche
parla, sévère : « Prête attention, esclave.
Indique-moi la région, la montagne, la plaine ou la caverne
où vit le perfide Mouhalhil, sans mensonge ;
permets-moi de l’atteindre et je te rendrai ta liberté ! »

Alors le jeune homme répondit : « Tu le jures devant Dieu ? »
– Je le jure, répondit le chef. « Je suis l’homme que tu cherches !
Mouhalhil est mon nom, c’est moi qui ai brisé
la lance de ton fils et l’ai subjugué à mes pieds. »

Intrépide, il fixa l’ennemi silencieux.

Amrou répondit enfin : – Tu es libre, Dieu soit avec toi.

*

Le menuet (O minuête)

C’est un vaste salon ; des vases dans chaque coin ;
le travail des boiseries au plafond, admirable.

Des fauteuils aux clouteries fauves ;
un énorme sofa, de grandes tapisseries.

Le tapis purpurin révèle
entre les griffes d’un tigre une gazelle terrifiée.

Des portraits tout autour regardons le premier :
À la bataille de Toro, Alphonse le fit chevalier.

Celui-ci fut archevêque, celle-là dame de compagnie…
Quelle sensuelle fraîcheur sur ces lèvres rouges !

Les yeux revoient le ciel d’Italie,
boucles fines de l’ondoyante et blonde chevelure,

col robuste et nu, tête triomphale,
on dit que certain roi… mais poursuivons !

Celui que tu vois là est mort dans les sables d’Afrique
par cruelle vengeance de l’irascible Pombal.

Dans l’expression indicible de ce regard
apparaît une douleur profonde, inconsolable.

En face, une demoiselle au tendre visage affligé
en extase adore le pâle proscrit.

Ton songe nuptial, frêle comtesse,
s’est défait trop tôt, ô misère et méchanceté !

Tu cachas ta beauté sous la bure
et te fanas, ô fleur, sur le sol d’une cellule…

Observe les mépris de ce hautain conseiller
qui, souriant, respire une fleur de jasmin !

Docteur en théologie, il était bien vu à la Cour :
la croix d’un habit du Christ orne sa poitrine.

Cet autre, en combattant aux portes de Bayonne
comme un brave, obtint la rutilante épaulette.

Il a des flammes dans les yeux ; une tête haute et audacieuse ;
la gloire d’une balafre illumine son visage.

En le regardant, on voit les combats sanglants,
on entend la clameur des musiques martiales…

Dans le miroir antique, parmi l’ombre des rideaux,
se reflète la splendeur d’aristoloches argentées.

Sous le miroir niche un clavecin marqueté,
trésor autrefois de la maison, cadeau de fiançailles.

À côté, un coffre renferme, dans un nid charmant,
une antique partition en vieux parchemin.

Une nuit je tendis cette musique sur le pupitre,
et l’œillet soupira… À ce moment,

de la pâleur d’ivoire maladive du clavier
montèrent doucement les parfums du passé.

Et de son cadre je vis descendre la languide dame de compagnie,
qui, à la lumière pâle des lampes d’argent,

levant la manche bleue de son habit,
figure cireuse, geste ému,

en souriant glissa lentement sur le tapis,
dansant pleine de grâce un élégant menuet…

*

Adieu ! (Adeus !)

Un jour, dans une chambre élégante,
à l’intérieur du marbre rose d’un cabinet,
entre mille riens féminins qui exhalaient
ces parfums subtils qui nous bercent,
je vis un coquillage pâle et charmant.

J’entendis un son confus et triste,
comme d’une cloche de village au loin ;
pauvre coquillage ! mort de la nostalgie
de cette triste et vague immensité
de la mer qui pleure, sur le sable.

Mon amie, comme dans ce coquillage,
en moi pleure continûment
la timide parole prononcée,
le mot ADIEU que tu murmuras
à mes oreilles, languide et frissonnante !

*

La lecture des Lusiades (A leitura dos Lusiadas)

Devant le jeune roi, Camoëns, bel homme et distingué,
récite ; la cour, silencieuse
en face de la rouge explosion du cantique guerrier,
admire cette épopée immense et prodigieuse :

« … Furibonde, rugit la voix électrique d’Adamastor…
dans les bastingages le matelot chante joyeusement…
À fleur d’Océan scintille le sillon lumineux
des galions massifs de l’aventureux Gama.

« Terre ! crie le gabier, et sur les plages de Mélinde1
fébrilement se répand la gent lusitanienne…
Gonfanons déployés dans les clairs cieux d’Orient… »

Par-devers la splendeur de la gloire, le regard du roi brille ;
cependant que le Camara2, âme sombre, mélancolique,
sur lui fixe les yeux en riant comme un fauve.

1 Mélinde : Nom de l’actuel Kenya dans les Lusiades.

2 le Camara : Il semble que ce soit une façon pour le poète de nommer Camoëns, le nom Câmara figurant dans l’arbre généalogique de la famille. Cette désignation ne paraît toutefois pas consacrée par l’usage et relèverait donc de l’hapax.

*

Des années plus tard (Annos depois)

Sur une vile couche, grossière et délabrée,
par une nuit de clair de lune mélancolique
Camoëns, le front penché sur la poitrine,
s’abîme en un chagrin funèbre.

Quand un chant d’amour
au milieu de la nuit se fit entendre :
déjà des volets timidement s’ouvrent…
Nuit d’amour ? quelle tendre sérénade !

Camoëns éveillé se montre à la fenêtre
et cette chanson, comme un parfum ancien,
ressuscite en lui les rires du passé.

Il se voit jeune, heureux, ah ! et en cet instant
regarde passer dans le ciel, claire et distante,
la silhouette aimable, aimée de Natercia…

*

João de Deus

Ndt. Poète portugais (1830-1896).

Chaque fois que je le lis, je me sens prisonnier
d’un je ne sais quoi d’une infinie suavité,
il m’entre dans l’âme des émanations de saudade
qui me laissent pensif et recueilli.

Je rêve : je voudrais, dans une triste solitude,
vivre loin des gens, farouche,
et m’élever jusqu’à cette planète primitive
où resplendit la jeunesse éternelle.

Déjà son nom, à lui seul, est doux et tendre,
tellement euphonique, aimable et délicat
qu’il soupire à l’oreille…

La légende raconte qu’il vit sans soucis,
tissant des Rameaux, entremêlant des Fleurs,
couché sur le sein de la Chimère.

*

João Penha

Ndt. Poète portugais (1838-1919).

Maître nerveux, vaillant dompteur
de la Rime et du Sonnet portugais,
tu surpasses l’adresse d’un Chinois
peignant sur un vase transparent.

Il y a dans tes vers la musique dolente
de la guitare andalouse, et souvent
au milieu de cette étrange langueur retentit
le strident sifflement d’un serpent.

Dans Vin et Fiel tu traças le drame obscur
où sanglote et rit sur une vaste gamme
ton amour échevelé, fol et fatal…

Mais quand tu as arraché le dard de ton sein tourmenté,
ton chant alors exhale les honnêtes allégresses
d’une kermesse démesurée, colossale.

*

Chimères (Chymeras)

La mer m’a tenté ; de fougueuses espérances
me faisaient imaginer des voyages fantastiques ;
je me voyais rapporter des récits immortels
de contrées inconnues aux âmes curieuses.

Plus tard je voulus des richesses fabuleuses,
un palais emmi des feuillées murmurantes
où j’aurais caché les candides images
des vierges évoquées dans mes nuits silencieuses.

Tout cela est passé : il ne reste aujourd’hui
de mes chimères qu’une vision modeste,
un rêve enchanteur de paix et de bonheur,

tout simple : une alcôve, un berceau, une âme innocente,
et une épouse adorée, enveloppée – la négligente ! –
dans l’immaculée blancheur d’un long peignoir…

*

Sur le chemin de la guillotine (Em caminho da guilhotina)

La veuve Capet va être guillotinée.

En ce jour le peuple de Paris,
formidable, brutal, colérique, joyeux,
aux premières lueurs de l’aube s’est levé.

Sur le chemin désigné pour le cortège funèbre
la foule se presse,
tous éprouvent la soif tragique
de voir Samson égorger une reine.

Entourant la charrette marchent les soldats ;
depuis les toits
de la rue, les seuils, les murs, les balcons,
pleuvent sur la reine de viles imprécations.

Elle cependant, altière, droite et dédaigneuse,
regarde tranquillement
cette mer houleuse de la plèbe en tumulte.

Et tandis que ce peuple impétueux et répugnant
est avide d’entendre le cri convulsif,
la dernière angoisse
de cette femme, et rit abominablement,
un seul homme, le bourreau, est triste et déférent.

Au pied de l’échafaud peut naître un lys candide.

La charrette s’immobilise. La reine en descend.
Alors des bras nus
élevèrent au-dessus de la multitude
un enfant blond, joyeux comme la lumière,
doux comme le Christ,
auquel peut-être, le lit et le pain manquant à la maison,
sa mère avait voulu donner ainsi quelque distraction.

Sur la première marche de la sombre guillotine,
la reine de France
leva les yeux et vit ce bambin charmant
porter la main à sa bouche
et lui adresser, en souriant, un baiser honnête…

Et celle qui fut courageuse, héroïque et résolue,
entendant avec dédain l’injure féroce de la plèbe,
devant l’aumône enfantine de ce geste
pleura.

« Elle pleure enfin ! L’infâme a succombé ! »
rugit une voix sauvage dans la foule.

*

Fleur du marais (Flôr do pantano)

Elle est petite et sérieuse,
elle a le geste grave
d’une fille de burgrave,
la candide Valérie.

Il n’y a pas de fleur plus douce,
d’essence plus éthérée ;
or c’est le vice et la misère
qui lui donnèrent la vie !

Sur ses cheveux blonds
jamais n’est passé l’arôme
des baisers maternels.

Ô crédule ignorance,
cache à cette enfant
le nom vil de ses parents !

*

Plût au ciel que je ne t’eusse jamais lue, ballade ! (Nunca eu te lêsse, ballada!)

Ndt. Variation sur le thème de la coupe du roi de Thulé, poème de Goethe.

Suspends la dure sentence
que j’ai de ta lèvre entendue
et relève tes tristes
yeux noirs accablés
à mon approche.

Relève-les, enchanteresse !
Mais avant de me pardonner,
prête-moi attention, écoute, belle dame,
de tout ton cœur.

Écoute : « Au roi très amoureux
sa sincère et fidèle amante
en mourant avait laissé,
marque d’une longue affection,
une coupe d’or ciselée,
pour lui de la plus grande valeur.

À toute autre chose le roi préférait
ce cher souvenir
qui lui rendait les parfums
des ondoyants cheveux
et des lèvres de velours
qu’il avait longtemps baisés.

Chaque fois qu’il buvait
dans ce vase sacré,
une joie extatique
souriait comme une fleur idéale
dans ses troubles yeux fatigués.

Un jour, le malheureux se sentit
plus triste, plus vieux et plus abattu,
et le tremblant amant
serra contre lui la coupe, éperdu.

Et les larmes, une à une,
alors glissèrent
sur les rudes flocons d’écume
de sa longue barbe flottante.

En cette heure d’agonie,
il fit appeler ses fils,
leur donna tout ce qu’il possédait,
or, palais, richesses,
son château fort,
ses vastes domaines.

Il partagea tout entre eux,
ne gardant que la coupe.

Sentant la vie le fuir,
il envoya tristement convier
ses parents, ses enfants
pour un ultime banquet
dans son château surplombant
les eaux vertes de la mer…

Au milieu de la fête, le vieillard
leva la coupe et, souriant,
le regard dans le vide,
se mit à chanter un chant dolent…

Et le chant fini,
dans le flot amer
il lança la coupe d’or… »

C’était une jalousie profonde
que celle de ce vieux roi épris,
qui ne voulut point qu’un autre bût
à ce vase sacré
et connût par-là
les parfums caressants
qui l’enivraient…

Hier soir, en baisant
la rose vivante de tes lèvres,
je me souvins de cette histoire naïve,
de cette ballade d’amour ;
et aussitôt, au plus profond de moi
je ressentis une si étrange douleur
que, dans une impulsion démente,
de ta lèvre humide et ardente
avec un air de fou je m’écartai !

Je m’étais avisé, tête blonde !
que si par hasard je mourais,
un autre boirait peut-être
les baisers de ta bouche…

Et dans le vague azur,
ma compatissante anémone,
je croyais entendre les soupirs
d’une mourante Desdémone…

Hélas, amour sans méfiance !
Pardon, ombre adorée !
Plût au ciel que je ne t’eusse jamais vue, ô fleur !
Que je ne t’eusse jamais lue, ballade !

*

La Noire (A negra)

Tes yeux, robuste créature,
ô fille tropicale,
rappellent les épouvantes
d’une sombre forêt vierge.

Tu es noire, oui, mais quelles belles dents,
quelles perles sans pareil
j’admire dans leurs croissants rubiconds3
en t’écoutant parler !

Ton corps est fort, élastique, nerveux.
Comme est doux le balancement
de ton pas, qui rappelle la marche gracieuse
des ocelots du sertao !

Les gentes dames languides et tendres
méprisent ta couleur
mais envient tes formes splendides
et ton regard provocant.

Mais tu es triste, inquiète, distraite ;
tu fuis les caféiers
et cachée dans l’obscurité des bois
tu pousses des soupirs malheureux…

Sur ta natte, la nuit, ton corps se couche
et dans des soifs sans fin
tu portes à ton sein, baises et respires
un candide jasmin…

Tu aimes le clair de lune qui pâlit les bois,
ô noire colombe !
la fleur d’oranger, les cactées nivéennes,
et ressens de l’horreur pour toi !…

Tu aimes tout ce qui te rappelle le Blanc, ce visage
que tu vis pour ta peine
un jour où tu sortais, le soleil se couchant,
d’une verte bambouseraie…

3 croissants rubiconds : Les gencives.

*

À lenfant prodige Eugênio Dégremont (Ao rabequista Eugênio Dégremont)

Ndt. Cet Eugène Dégremont n’est connu d’internet que par le présent poème de Gonvalçes Crespo. D’après ce poème, il s’agit d’un enfant prodige brésilien, sans doute joueur de violon, plutôt que de rebec (rabequista : joueur de rebec), compte tenu que le rebec est un instrument médiéval (et voir le vers 5 : « aux sons du violon »). Il est probable que le poète l’appelle un « joueur de rebec » en raison de l’expression portugaise metido a rabequista, « en joueur de rebec », qui sert à désigner un enfant ressemblant à un adulte ou imitant les adultes.

Récité la nuit du 25 février 1876
au théâtre S. João de Porto

Voyez ! C’est un enfant ! ô mères, regardez-le !
Comme est vive la lumière, ardent le rayon
vibrant dans ce regard !
Quel plaisir de le voir si jeune,
au son du violon, transporté
par des rêves, tant de rêves…

Et dans la marche que rêve son âme,
devant nos yeux se déploient
des tableaux par milliers.
Le rebec soupire-t-il ? C’est cette douceur
qu’ont dans la terre lointaine les cantilènes
des jeunes filles du Brésil.

Des sons stridents retentissent ? Nous entendons
le vent de la forêt ployer les frondaisons
de sa clameur puissante…
Et les ocelots tachetés crient, et les aras
en fuyant effleurent les bambous tremblants,
et croasse le condor.

Enfoncés dans les humides pâturages,
furieusement mugissent les buffles sauvages,
et dans les fourrés
la panthère saute et les rusés alligators
pleurent, feignant des deuils lacrymatoires
sur les sables fauves.

Le rebec sanglote ? Entendez,
ce sont les Noirs qui chantent les belles, douloureuses
chansons de leur pays ;
sans famille ni patrie, sans amours,
nul n’adoucit le fiel de leurs souffrances,
triste race infortunée !

À présent, comme en transe d’amour,
du rebec sort un gazouillis languide
ravissant le cœur.
Et la saudade nous peint en vives couleurs
le cantique lascif des grives
dans les ombres du sertao.

C’est tout cela et plus encore que je vois, admire, écoute,
les yeux humides de larmes,
ô adorable enfant
qui, au lieu de chasser des papillons,
parmi les champions viens batailler
et faire honneur à ton Brésil !

Ne crois pas, cependant, prodige des enfants !
que le feu suffise, l’enthousiasme, l’inspiration ;
il est nécessaire de travailler pour parvenir à quelque chose ;
autrement tu appelleras en vain la gloire.

Eh quoi ! t’imagines-tu peut-être
que sans lutter, sans souffrir, sans tourments,
l’artiste pourrait élever aux quatre vents
l’Épopée, le Drame, la Statuaire, la Partition ?

Courage, travaille, précoce artiste,
ris des précipices, triomphe de l’abîme !
Embrasse d’un regard large l’azur profond.
Te voilà sur les sommets ! Élève-toi vers l’idéal !

*

Les vieilles négresses (As velhas negras)

Ndt. À l’attention des algorithmes : il n’y a aucune nuance péjorative dans le mot « négresse » en soi. Les poètes n’avaient pas encore inventé des mots sous prétexte que d’aucuns emploient ceux qui existent en manière de dépréciation, et ils ne sont pas tenus de suivre des ordonnances de linguistique quand elles appauvrissent la langue. Le poète Ernesto Cardenal, pour rendre hommage aux Indiens d’Amérique, a traduit de la poésie « primitive », et Blaise Cendrars a compilé une Anthologie nègre et publié des Petits contes nègres pour les enfants des Blancs. Si « nègre » était forcément insultant, comment ne le serait pas aussi « négritude » ? Les linguistes et bureaucrates qui affirment que « nègre » a en soi une connotation péjorative font erreur. Ici, le terme « négresse » permet d’éviter l’expression « vieilles Noires », c’est-à-dire l’apposition de deux adjectifs dont le second possède un usage substantif, expression teintée d’ambiguïté (le n majuscule corrige certes l’amphibologie à l’œil, mais la poésie, doit-on se rappeler, a toujours une dimension auriculaire prééminente). On nous passera d’autant plus ce mot que, comme Cardenal rendant hommage aux Amérindiens, c’est un Portugais de couleur que nous traduisons, un homme de couleur qui fut également député de son pays, à une époque où la France n’avait pas encore poussé la tolérance raciale jusqu’à permettre la célébrité à plus noir qu’Alexandre Dumas, quarteron (un quart de sang noir).

Les pauvres vieilles négresses
sont assises à l’écart
du joyeux batuque.
Les jeunes esclaves4 enjouées sautent
autour des feux
et des tonneaux de goudron.

Sur la forêt pleine de rumeurs,
le beau clair de lune répand
sa blanche lumière tropicale.
Les lucioles scintillent
dans le vert obscur des champs
et les dépressions du vallon.

Quelle nuit de paix ! quelle nuit !
On n’entend pas le claquement du fouet
ni les cris du contremaître !
Et les pauvres négresses
inclinent leurs fronts las
en torpeur léthargique.

Elles songent : autrefois
il y avait aussi des chants
et les jours étaient heureux !
Ah, quelle profonde nostalgie
de la vie, de la jeunesse
dans les savanes de leur pays !

Et devant leur regard vide
de tout espoir, froid, froid
comme un voile de veuve,
ressurgit et pleure le passé
– Pauvre nid abandonné
que la neige a trempé, détruit… –

Elles songent à leurs amours,
éphémères comme les fleurs
que le soleil brûle dans le sertao…
Leurs enfants une fois grands
leur furent enlevés pour être vendus
et nul ne sait où ils vivent.

Elles connurent de nombreux maîtres,
bercèrent le sommeil
de mainte gente mame5 !
Ce furent des servantes aimées,
à présent inutiles, courbées
dans une vieillesse imbécile !

Cependant la lune d’argent
enveloppe la colline, les bois
et les caféiers !
Et les Noirs, riant de toutes leurs dents,
sautent joyeux, contents,
dans le batuque sonore.

Sur la vaste terrasse,
la fille du propriétaire terrien,
la gente demoiselle sentimentale
écoute un cousin revenu depuis peu
lui raconter le poème démesuré
des nuits du Portugal.

Et elle entraperçoit en souriant
la vision tentatrice
de lointains paradis…
Tandis que les pauvres vieilles
songent, assises à l’écart
du joyeux batuque.

4 jeunes esclaves : Traduction de « creoulas ». Le mot creoulo (crioulo dans la graphie moderne), « créole », sert entre autres à désigner en portugais – et c’est bien le sens qu’il a ici – des esclaves nés en Amérique par opposition à leurs aînés emmenés depuis l’Afrique. La nostalgie des vieilles esclaves pour leur pays natal sur le continent africain, pour « les savanes de leur pays », fait partie des dimensions de leur isolement dans la vieillesse.  

5 gente mame : Traduction de « sinhá gentil ». Il s’agit de la déformation de « senhora gentil » dans le parler des servantes noires, déformation ou abréviation populaire consacrée par les dictionnaires portugais. En français, une abréviation populaire de « madame » est « mame » (Cnrtl).

*

La mort de Don Quichotte (A morte de D. Quichote)

Le bouclier brisé, sans lance, la cotte de mailles en loques,
seul, abandonné, tâtonnant comme un aveugle,
à la lumière dolente, immaculée du crépuscule
le vieux héros de la Manche retourne à son village.

Une mince fumée sort du toit des fermes,
les jeunes filles rient au bord de la fontaine
et, doucement, à la claire vibration de l’angélus
voix et chansons se mêlent.

Et l’audacieux Champion, le Justicier, le Fort
qui s’en était allé par le monde combattre le mal,
défendre la Femme, défier la Mort,
s’assoit sur les degrés du domaine paternel.

Ses coudes aigus sur les genoux
et le front sur son poing fermé,
il resta un long moment, sans larmes, silencieux,
à contempler son passé inutile…

Et là, dans la douce paix de son village,
il se sentit accablé d’une tristesse infinie
en entendant ces mots : « Ta Dulcinée est morte,
missionnaire du Bien, ta mission est finie ! »

Et lui d’écouter et de méditer ! Sa nièce espiègle
vient l’embrasser, lui parle, rit, mais le héros
répond : « La mort approche,
conduisez-moi dans mon lit ! » Et l’entendre fait mal.

Près de sa couche, l’avocat, le curé
tentent de ressusciter ses rêves et ses chimères ;
ils lui dépeignent le Mal triomphant, hélas,
le faible aux pieds du puissant, l’homme bon livré aux bêtes…

Ils lui racontent la froide horreur des cachots sans lumière,
que dans les tours féodales le vieux Crime étale sa pompe,
que les croissants de l’Islam ont vaincu la Croix,
que l’Injustice fait la Loi… Alors, féroce et sublime,

agité, demi-nu, sinistre, le chevalier
gronde comme le tonnerre : « Ma cuirasse !
Qu’on selle Rossinante ! Ô Sancho, écuyer,
apporte ma lance, vite ! et ma bonne épée ! »

Ses yeux étaient de feu, son aspect redoutable,
et l’on sentait vibrer la lance imaginaire…
Mais il tomba mort de son lit,
un sourire d’enfant aux lèvres !

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