Tambourins sévillans : Poésie de Francisco Villaespesa V

Dans l’Andalousie poétique de Francisco Villaespesa, voici un choix tiré d’un recueil consacré à Séville, Panderetas sevillanas, dont nous reprenons le titre pour celui du présent billet. Puis suivent un choix de poèmes d’un recueil posthume au Portugal, La quinta de las lágrimas.

Suite de nos traductions “Les nocturnes du Généralife : Poésie de F. Villaespesa IV” ici.

Un jardin sévillan par Manuel García y Rodríguez

*

Tambourins sévillans
(Panderetas sevillanas, 1910)

.

Âme sévillane (Alma sevillana)

Plus que le pittoresque de ton habit
et les roses qui saignent sur ta chevelure,
emperlant ses ténèbres de leur rosée,
j’aime ton âme suave de velours,

harmonieuse et légère comme ton fleuve,
claire et transparente comme ton ciel,
et qui resplendit dans les lumineux soirs d’été
avec la grâce dorée d’une asphodèle.

J’ai appris à te connaître et à aimer ton nom,
à la fois comme artiste et comme homme,
sur les lèvres parfumées d’une Andalouse

– de tous mes naufrages le havre sûr –
dont le souvenir quelques fois traverse ma vie
comme un souffle de vent dans le désert !

*

Les guitares (Las guitarras)

Guitares mélancoliques d’Andalousie,
quand en terre étrangère votre son
brode dans la nostalgie de notre oreille
des arabesques de rêve et d’harmonie,

l’imagination s’envole exaltée,
cherchant dans le patio de marbre et de fleurs
le jet de la fontaine qui en perles endormi
de ses pierreries givre les œillets.

Ainsi qu’une évasure de lumière et de splendeur,
Séville illumine nos souvenirs,
et dans son radieux ciel de printemps

se dessine la silhouette de la Giralda
dans une apothéose de rouge et réséda,
comme enveloppée dans notre drapeau national !

*

La Tour de l’Or (La Torre del Oro)

Haute tour scrutant les lointains,
le bouclier au bras et l’œil alerte,
janissaire de pierre qui avec ta lance
gardes la porte du harem de Séville !

La Croix était l’ennemie de ta force
mais, un matin, couverte de soleil,
la Vierge de l’Espérance te baptisa,
et tu pleuras la houri de tes rêves, morte…

Ton tambour adressa tes adieux
au proscrit errant qui ne t’oublie pas
et rêve encore, depuis l’Afrique, à tes rivages…

Alors, d’un coup de clairon grave et profond,
tu saluas l’arrivée des galères
qui apportaient à l’Espagne un Nouveau Monde !

*

La Giralda

Les Califes ont ceint ta tête brune
de leur vert turban de pierreries,
dans le printemps duquel la Demi-Lune
resplendissait comme un joyau d’or.

Un architecte d’Arabie a façonné ton berceau,
et, bien que tu sois Espagnole, chrétienne et pieuse,
toujours ton âme mauresque regarde vers l’Orient
quand elle adresse au ciel ses prières.

Comme esclave dans leur temple, noble sultane,
les paladins de la Croix t’enfermèrent
et te virent pleurer humiliée à leurs pieds…

Mais, je le sais, quand on sonne les cloches,
tu soupires après la voix sainte des muezzins
et c’est en pensant à Mahomet que tu pries le Christ !

*

Oued el Kébir : Le Guadalquivir (Wuad-el-Kebir)

Dans le rêve glorieux de ton cristal
tu reflétais la pompe des Califes,
et dans tes ondes les Aïchas et Jarifas
lustrèrent leurs bronzes nus triomphaux.

Par les prairies qu’émaillent les blés dorés,
tu changes tes eaux en perles et saphirs,
et à ton passage étendent leurs tapis
de velours et de soie les orangeraies.

Égrenant des kassidahs, tu traverses la plaine
et rugis en parvenant à l’Océan,
comme versant d’amères larmes

de ne point voir sur ton sein d’émeraude,
à côté de ta sœur blonde, la Tour de l’Or,
la brune nudité de la Giralda…

*

Semaine Sainte II : La Solitude (Semana Santa II: La Soledad)

NdT. La majuscule s’impose aux titres de ces poèmes, la Solitude et le Chiot, car il ne s’agit pas seulement de ces notions dans les Écritures, mais aussi des fraternités de la Semaine Sainte qui sont nommées d’après telle ou telle image représentant ces notions. Ainsi, la Solitude décrit une procession de la Fraternité de la Solitude de San Lorenzo, nommée d’après la Vierge de la Solitude dans l’église de San Lorenzo, et le Chiot une procession de la Fraternité du Chiot, nommée d’après le Christ de l’Expiration, qui se trouve dans la basilique du même nom, une image populairement appelée « le Chiot » d’après le surnom du gitan qui servit de modèle à l’artiste (ce à quoi le poème de Villaespesa fait allusion).

Cherchant Jésus-Christ, Marie s’avance
le long de la rue de l’Amertume…
La pâleur de son visage transpire l’agonie
et le sang rougit ses vêtements.

La pitié des cieux lui envoie sa lumière
et les étoiles pleurent son infortune…
Des files de pénitents encapuchonnés traversent la voie,
sur les murs projetant leur ombre obscure.

Une douleur infinie remplit la nuit ;
le vent murmure des miserere ;
les cierges flaves pâlissent d’angoisse,

et l’on entend battre un lugubre et dolent tambour…
Son roulement calme et lent évoque
les coups de marteau sur les clous !

*

Semaine Sainte IV : Le Chiot (El Cachorro)

Tu grinces en cherchant à t’arracher de la croix,
Christ de bronze et de flammes, de fumée et de cendre…
Tes yeux pleurent du sang au lieu de larmes,
et le noir de ta chevelure fait frissonner…

L’expression formidable de ta détresse,
au lieu de nous émouvoir, nous martyrise ;
l’angoisse de tes yeux, aveugles d’épouvante,
et la sueur de ton front hérissent toute la contrée.

L’artiste qui, ardent d’un zèle saint,
a taillé ton image dans le bois,
peut-être sous l’effet d’un maléfice,

a crucifié, comme modèle,
un gitan échappé d’une galère
ou des cachots du Saint Office.

*

La veillée funèbre (El velorio)

La pitié des floraisons couvre son corps,
des couronnes de lys ceignent ses cheveux,
et l’une de ces fleurs, candide, s’incline et pleure
sur le blanc cercueil de velours.

« C’était un ange ! », gémit la mère.
Des voix douces tentent d’apaiser sa douleur…
Et, parmi couplets et danses, jusqu’à l’aube
on fête le chérubin au ciel envolé !

Au doux rythme des luths,
les castagnettes rythment de fols refrains,
certaine bouche fleurie et miraculeuse

verse tout son miel en un couplet ;
à ses allègres chants, aux côtés de la Mort,
voluptueusement danse la Vie !

*

Pastora Imperio

NdT. Pastora Imperio était le nom de scène d’une danseuse de flamenco, une bailaora, de Séville. La référence, dans le poème, à « l’émeraude d’Égypte » est une allusion aux origines gitanes de la danseuse, les gitans passant pour être venus d’Égypte en Europe.

Tu as la grâce de la Giralda,
la générosité de la Tour de l’Or ;
le soleil qui torréfie les blés d’Andalousie
a fait brun le marbre de ta beauté.

La Puerta de la Carne1 t’a donné ce charme piquant ;
Triana dans ton âme a mis son âme indomptable
et l’Alcazar la royale mélancolie
d’une Arabie de rêve et de tristesse !

Quand tu danses, créant de nouveaux sortilèges,
et que tu pâlis sous tes boucles noires,
quand l’émeraude d’Égypte de tes grands yeux

brille plus mystérieusement encore,
ce n’est pas toi qui danses… Séville danse,
car Séville s’appelle Pastora Imperio !

1 Puerta de la Carne : « Porte de la viande », nom de l’une des anciennes portes ouvertes dans les murailles de Séville, et du quartier qui la jouxtait. Je n’ai pas d’informations sur les origines de ce nom, dont on peut penser qu’il provient d’activités de boucherie.

*

Le patio sévillan (El patio sevillano)

Derrière la grille ouvragée aux vieilles ferrures,
voici le patio sévillan couvert de fleurs
qu’émaillent et ornementent les azulejos,
que parfume et réjouit le jet d’eau d’une fontaine.

Tout possède une vague verdeur de miroir,
idéalisant les formes et les couleurs,
et le soleil en les baisotant donne à ses reflets
des langueurs d’yeux rêveurs.

Patio des idylles sous la lune,
où les paroles elles-mêmes acquièrent
une odorante suavité de velours !

Heures d’audace et de rougissements
où l’amour a quelques fois dans les yeux
des étoiles d’argent, comme le ciel !

*

Carmen la cigarière (Carmen la cigarrera)

Tapies dans l’ombre des cils,
ses pupilles obscures et sensuelles,
rapides et traîtresses, s’enfoncent comme des poignards
au tréfonds des entrailles.

À cause de ses haines, de ses colères,
les prisons se peuplent de criminels
et les tromblons retentissent dans les garrigues
sur la crête des montagnes !

Perles noires, qui enferment dans leur orient
tout le venin mortel des serpents !
Pour baiser ces yeux, je me fis assassin,

et Ceuta m’attend dans ses vieilles oubliettes !
Malheur à toi si tu croises sur ton chemin
les pupilles de Carmen la cigarière !

*

Le manzanilla (La manzanilla)

Vin des amours et de la joie,
à l’odeur d’œillets et de soleil ambré,
que les brunes houris ont vendangé
dans les vignes d’or d’Andalousie !

Que les guitares t’offrent leur mélodie
à l’ombre fleurie des tonnelles ;
on te récolta dans des barriques de baisers
et l’on te vide en timbales de pierreries !

Notre chair flamboie comme les œillets
et l’âme traverse des paradis enchantés
car en goûtant les parfums qui sont dans tes douceurs

il nous semble boire, à chaque verre,
sur les lèvres de feu d’une Andalouse
tout l’or parfumé du soleil d’Espagne !

*

Les baraques (Las casetas)

Sous le dais fleuri des baraques,
Andalouses brunes comme des gitanes,
coiffées de mantilles avec leurs peignes,
dansent allègrement les Sévillanes.

Elles tournent en cadence, comme des girouettes,
s’enlacent et se confondent comme des lianes,
et, avec un soupir, parfois s’immobilisent
dans la fatale mollesse des sultanes.

Arquant leurs bras, elles tournent, rapides ;
avec des rythmes de palmiers se balancent ;
il phosphore dans leurs yeux un étrange éclat,

et tandis que les guitares soupirent d’amour,
dans leurs mains trémulantes claquent
les sonores castagnettes en bois de grenadille !

*

L’auberge Eritaña (La venta Eritaña)

Jardins enchanteurs et rêveurs
de l’auberge Eritaña, qui à Séville
ne s’est enivré d’amours et de manzanilla
en respirant le poison de vos fleurs ?

Les joueurs de guitare brodent avec leurs instruments
une dentelle rythmique, la séguedille,
et derrière les arabesques de la mantille
occultés, les yeux parlent d’amour.

Les castagnettes résonnent, les chants vibrent ;
le clair de lune effeuille ses fleurs d’oranger
et la brise a la saveur des baisers et du miel…

Dans un sylvestre enchantement,
parmi les chants et les coupes, les baisers et les rires,
la fête va son train jusqu’au point du jour…

*

Le séducteur de Séville (El burlador de Sevilla)

NdT. El burlador de Sevilla est une des appellations de Don Juan. Ce nom apparaît dans le titre de la pièce de Tirso de Molina, El burlador de Sevilla y convidado de piedra (1630), diversement traduit en français par « L’abuseur », « Le trompeur » ou « Le séducteur de Séville et l’invité de pierre ». Les termes « abuseur » et « trompeur » sont sans doute un peu désuets aujourd’hui dans le sens d’un homme qui « abuse » de la crédulité des femmes pour obtenir leurs faveurs, autrement dit un séducteur, terme que j’ai donc préféré, même s’il n’a pas toujours en français le sens dépréciatif de burlador en espagnol, dans cette acception.

Mañara2 traverse, altier, Séville,
enveloppé dans sa longe cape incarnadine,
la main appuyée sur la garde de son épée,
et la plume de son chapeau, flottant.

Sa lame vient d’étendre un rival à ses pieds,
et les lèvres d’une veuve l’attendent
derrière la grille mauresque, sublimée
par toutes les étoiles d’un jasmin !

D’invisibles cloches sonnent leur complainte.
On entend une rumeur de pas cérémonieux,
et dans l’ombre un chien hurle, épouvanté.

Alors le séducteur voit dans la ruelle,
parmi cierges, répons et pénitents encapuchonnés,
passer devant lui son propre enterrement !

2 Mañara : Parmi ceux qui ont cherché une figure historique derrière le mythe de Don Juan, certains ont cru trouver celle du chevalier Miguel de Mañara, qui se fit moine. On retrouve le nom de Mañara dans le poème suivant. (Voyez aussi, dans le poème introductif de Campos de Castilla d’Antonio Machado, le vers « Ni un seductor Mañara, ni un Bradomín he sido ».)

*

Médaillons IV : Alfredo Blanco (Medallones IV: Alfredo Blanco)

NdT. Alfredo Blanco, poète (1882-1920).

Tu es en même temps bronze et carrare,
bronze antique d’Orient, marbre latin,
et quoique moderne tu as, comme Mañara,
le sang d’un Andalou, l’âme d’un Florentin !

Je ne connais pas de parole plus fraîche et claire
que celle que tu vas chantant sur ton chemin…
Pour éclairer les nuits de ton Sahara,
qui t’a donné sa lampe d’or ? Aladin !

La souplesse des palmiers, la pâleur des olives
dans tes vergers lyriques croissent altièrement…
La vigne et l’oranger te prêtent leur saveur

et l’âme de Séville te conféra son essence,
agile et voluptueuse comme l’Arabie,
élégante et raffinée comme Florence !

*

Les fleurs d’oranger (Los azahares)

Le ciel bleu brodé d’or et d’argent
semble être le manteau de la Vierge du Carmel…
Parmi les fleurs la sérénade s’effrange,
laissant sur toute chose une vague saveur de larmes.

Avec des timidités d’enfant, un chant furtif
Sur une barque errante cache sa voix…
La lune délie ses tresses dorées
et le jet de la fontaine répand en perles son enchantement.

La brise et les parfums feignent des querelles ;
le lit de la rivière murmure d’amour…
Et dans les blancs et silencieux clairs de lune,

s’offrant aux baisers des étoiles,
voilà que dénudent la délicatesse de leur blancheur,
comme les seins d’une jeune épouse, les fleurs d’oranger.

*

Les oranges (Las naranjas)

Entre les vertes ramures ton or brun
évoque à ma nostalgie la peau soyeuse
d’une odalisque immobile dans la luxuriante
pénombre d’un bain agaréen parfumé.

Je respire tes fragrances avec délices,
et ma main tremble en t’ouvrant, avide,
comme si elle dénudait voluptueusement,
hors de son caftan de flammes, la fleur d’un sein.

Rompu le voile de son cloître,
l’or vif de ta douceur répand
un parfum de chairs, qui m’empoisonne…

Et dans la soif infinie de mon désir,
sur mes lèvres chaudes je te savoure,
telle que la bouche de ma brune !

*

L’appel pendant la sieste (El pregόn de la siesta)

Dans l’air il se respire des torpeurs de pavot ;
les oreilles sont des ruches à bourdons ;
le lierre en rêve s’effeuille
et même le jet des fontaines dort.

L’âme fond comme de la cire ;
les pupilles sont de noirs puits d’oubli ;
la vie tout entière se dissipe en fumée,
nos sens tombent en poussière…

On traverse des souterrains… Mais tout à coup
s’effondre l’alcazar d’ombres
et la lumière du jour à nouveau nous éblouit.

Une voix cristalline, comme l’eau courante,
dans les rues assoupies annonce
le miel sanglant et frais des pastèques !

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Bailaoras en el Café Novedades de Sevilla,
par Joaquín Sorolla, 1914
Rosita, par Ignacio Zuloaga, 1913

*

L’enclos des larmes
(La quinta de las lágrimas, textes de 1919)

.

NdT. Ce recueil posthume consacré au Portugal tire son nom des jardins de Coimbra, la Quinta das Lágrimas.

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Le Guadania (El Guadania)

Ainsi que coule le Guadania
sous les arches du pont,
mes souvenirs s’en vont
jusqu’à la mer où ils se perdent.
(Est-il vrai que tu fus à moi
et que je t’ai perdue à jamais ?)
Tout est passé dans ma vie,
en silence et fugacement,
ainsi que coule le Guadania
sous les arches du pont.

*

Nocturne sur le Tage (Nocturno sobre el Tajo)

La blancheur du clair de lune
se reflète dans le Tage…
Les hommes sont si loin,
et les étoiles sont si près
que, comme des poissons d’argent,
nous pourrions les attraper
en plongeant seulement
la coupe de nos mains dans l’onde.
Pour se cacher dans tes yeux,
l’amour ferme tes paupières,
et l’âme, pour me donner un baiser,
monte à la fleur de tes lèvres.
Ta beauté est plus blanche
que le clair de lune sur le Tage.
Les hommes sont si loin
et les étoiles sont si près !

*

La légende de Don Sébastien (La leyenda de Don Sebastián)

À la conquête de l’Afrique
partit le roi Don Sébastien.
Il partit pour l’Afrique et ne revint pas,
et cela fait plus de quatre siècles.
Les vents l’ont raconté
aux vagues de la mer,
et les vagues sur les plages
n’ont plus arrêté de le gémir :
« Se battant comme un lion,
le roi Don Sébastien est mort !
Les sables du désert
lui font un linceul, un tombeau !… »
Tous confirment sa mort,
tous hormis le Portugal,
qui rêvant à son retour
n’a jamais cessé de l’attendre…
À chaque navire qui passe,
il tremble d’agitation :
« Voilà le navire triomphant
sur lequel revient Don Sébastien. »
Comme tu peux être romantique,
ô cœur du Portugal !
C’est pour cela que je t’aime tant !
Mon cœur est pareil,
il ne cesse d’espérer
quelque chose qui n’arrivera jamais !

*

Les Hiéronymites (Los Jerόnimos)

Église des Hiéronymites,
oraison pétrifiée
qui sur les bords du Tage
élèves une race au ciel…
Église des Hiéronymites,
panthéon des Lusiades,
de poètes et de guerriers,
dont la lyre et l’épée
conquirent les nouveaux mondes
sur la terre et dans les âmes.
Don Sébastien, Herculano,
Camoëns et Vasco de Gama,
Albuquerque et Jean de Dieu…
reposent pour l’éternité
sous la sphère armillaire
qui orne tes arcades.
Mais dans ce cimetière
manque l’ultime Lusiade :
Antonio Nobre, le poète
le plus triste de notre race.
Sa mère fut la Saudade
et son père la Nostalgie…
C’est le Portugal fait ïambes,
c’est le Portugal fait larmes !

*

Paço d’Arcos

Dans sa nouvelle robe,
à l’ombre d’un oranger,
sur le quai de la gare nous dit,
agitant son mouchoir, au revoir
cette belle fille
qui s’appelle Paço d’Arcos,
brune et parfumée comme
le pain à peine sorti du four.
Petite mandarine
qui dans l’or de ses quartiers
apporte fraîcheur, parfums et miel
au voyageur oppressé
par la soif, le soleil et la poussière
d’un soir de printemps…
Mouchoir qui blanchoie dans la verdure
comme pour dire : « Reviens vite,
j’attendrai ton retour
pour sécher tes larmes
et parfumer tes lèvres… »
Accorde-moi une trêve, ô Destin…
Ne pousse pas plus avant ma barque
et laisse-moi, un soir
– je ne sais quand ni comment –,
abandonnant tout,
retourner à Paço d’Arcos…
Que dans l’une de ces maisonnettes,
parmi les fleurs et les orangers,
je me retire avec mes souvenirs
pour en me souvenant
pouvoir sourire à l’Espérance
une dernière fois.

*

Le fado triste (El fado triste)

Tout ce que j’avais,
à cause de toi je l’ai perdu ;
et je ne peux plus vivre à présent
ni avec toi ni sans toi.

Avec toi car à tes côtés
il est impossible de vivre,
et sans toi car je meurs
quand je suis loin de toi !

*

Nocturnes de Lisbonne (Nocturnos de Lisboa)

Ruelles de l’Alfama,
l’Alfama et la Maurerie3,
étroites et tortueuses
comme une mauvaise vie,
où le crime et le vice
donnent rendez-vous à la misère,
avez-vous des âmes de prostituées
et le cœur d’un joueur de fado ?
Seul le clair de lune
vous rédime et vous purifie.
Dans votre silence, alors,
quatre siècles ressuscitent
et vont au pied de la cathédrale
prier à genoux
pour tant de crimes qui
vous ont laissées couvertes de sang.
Ruelles de l’Alfama,
l’Alfama et la Maurerie.
Mon âme est en lambeaux
et j’ai honte de cette vie
d’ignominie que je traîne…
N’y aura-t-il pas un joueur de fado
pour m’arracher le cœur
au coin d’une rue ?

3 L’Alfama et la Maurerie : « La Alfama y la Morería ». L’Alfama est l’ancien ghetto juif, ou juiverie, de Lisbonne et la Morería l’ancien quartier maure, dont je transpose purement et simplement la dénomination espagnole en français, bien que le mot, contrairement à « juiverie », ne soit pas attesté dans nos dictionnaires et seulement dans le nom propre de quelques lieux-dits, ce qui indique d’ailleurs d’anciens quartiers mauresques en France également.

*

Rosier de feu (Rosal de fuego)

De ce rosier que nous avons planté
un beau matin d’avril,
les roses furent pour toi,
les épines pour moi !
Et je l’arrosai de mes larmes,
le fit éclore par mes soupirs,
et c’est mon sang qui colora
ses roses de carmin…
Ce rosier que nous avons planté
un beau matin d’avril !

*

Marguerites d’argent (Margaritas de plata)

Au bord du fleuve,
cette nuit de printemps
aux feuilles d’une étoile
demande si tu m’aimes.
« Beaucoup ?… Un peu ?… Pas du tout ?… »,
murmure-t-elle d’une voix très douce…
La marguerite du ciel
s’effeuille et ne répond rien…
Puisque toi-même ne le sais pas,
que pourrait bien répondre l’étoile ?

*

La maisonnette (La casita)

La blancheur de la maisonnette
dans la verdure du jardin,
avec toutes les roses d’avril
s’ouvrant sur les balcons !
Et une petite bouche très douce
qui veut nous sourire,
comme pour dire : « Voyageur,
frappe à la porte, je t’ouvrirai ! »
Si l’amour vit en ce monde,
c’est ici qu’il doit vivre !

*

Évocations (Evocaciones)

La fontaine du souvenir
est une fontaine bien amère,
car ce sont nos larmes
qui l’ont formée dans la poitrine.
Homme altéré, en elle ne cherche pas
à étancher la soif qui te consume,
car ses eaux, au lieu de désaltérer,
augmentent la soif !

5 comments

  1. Pingback: La halte des bohémiens : Poésie de Francisco Villaespesa VI | florent boucharel rAd-Free
  2. florentboucharel's avatar
    florentboucharel

    Nous avons commencé ces traductions en ayant en main le second volume des Œuvres poétiques complètes de Villaespesa aux éditions Aguilar, avec une introduction par Mendizábal. Ladite introduction, dans le premier volume, explique que nombre des recueils réunis dans cette édition étaient restés inédits du vivant du poète, et nous avons donc traduit en grande partie le pan inédit de l’œuvre, avant de remettre la main sur le premier volume et d’y relire l’introduction qui nous remit ces faits en mémoire. Les dates indiquées pour les recueils inédits ne correspondent pas à une année de publication mais à l’année où les poèmes ont été écrits, ce qui pourrait expliquer les divergences à cet égard d’un critique à l’autre.

    Dans les billets I à VI de nos traductions de Villaespesa sur ce blog, les traductions tirées de recueils publiés du vivant du poète sont celles concernant les recueils : El alto de los bohemios, El mirador de Lindaraxa, Andalucía, Los nocturnos del Generalife, El encanto de la Alhambra, et Panderetas sevillanas.

    Les autres textes sont tirés des recueils inédits suivants : La quinta de las lágrimas, Galeones de India, Cancionero de Almería, Elegías de lo que no vuelve, Las ermitas de Cόrdoba, Cancionero granadino, La música del Ángelus, Claveles rojos, La sombra de la esfinge, El libro azul, Nuestra Señora del Mar.

    Il est étonnant que ce dernier recueil, Notre-Dame de la Mer, qui figure dans le second volume, y soit donné sans date et indiqué comme étant « posthume », puisque, sauf erreur, tous les inédits en question sont posthumes par définition, et pas seulement celui-ci.

  3. Pingback: La Reine du flamenco et autres poèmes de Joaquín Alcaide de Zafra | florent boucharel rAd-Free
  4. florentboucharel's avatar
    florentboucharel

    « Puerta de la Carne : « Porte de la viande », nom de l’une des anciennes portes ouvertes dans les murailles de Séville, et du quartier qui la jouxtait. Je n’ai pas d’informations sur les origines de ce nom, dont on peut penser qu’il provient d’activités de boucherie. »

    L’hypothèse est confirmée par un commentaire à Gustavo Adolfo Bécquer, dont la Leyenda « Maese Pérez el organista » se passe à Séville et évoque cette Porte : « Parece cosa hecha que el organista de San Román, aquel bisojo que siempre está echando pestes de los otros organistas, aquel perdulariote, que más parece jifero de la Puerta de la Carne que maestro de solfa, va a tocar esta Nochebuena en lugar de maese Pérez. » Avec cette note de P. Izquierdo : « Jifero es quien ejerce el oficio de matar reses y descuartizarlas. El matadero de Sevilla estaba situado precisamente en la Puerte de la Carne. »

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