XX La Gérante
Tant de gens, quand ils marchent seuls dans les rues de la capitale, portent des oreillettes, pour écouter de la musique ou autre, que l’on ne peut s’empêcher de penser qu’ils doivent craindre, autrement, d’entendre des choses désagréables.
De X., encore (voir ici) : « Tu l’as dit toi-même, Bucareli [c’est comme ça qu’il m’appelle, c’est-à-dire du nom d’un vice-roi du Mexique colonial – voir l’avenida Bucareli à Mexico –, car je suppose que Boucharel fait trop Massif central à son goût], tu l’as dit toi-même, le communautarisme est une force. Et je trouve inadmissible que ceux qui tirent tous les avantages matériels possibles de leurs communautés religieuses, de leurs franc-maçonneries, de leurs partis politiques, viennent me reprocher mon communautarisme à moi. Pourquoi ne tirerais-je pas tous les avantages possibles de la communauté des femmes ? À chacun sa communauté. »
L’homme peut prendre son plaisir avec n’importe quelle femme (qui ne le dégoûte pas). Pourquoi consulterait-il autre chose que son intérêt dans le choix d’un conjoint ?
Les femmes sont les gardiennes de l’ordre moral. Car elles sont plus regardantes. Si elles perdent un Jules, elles ne savent pas ce que donnera le prochain. L’homme n’a quant à lui rien à perdre, s’agissant du plaisir, car c’est un véritable porc. Mais un tiens de porc ne vaut-il pas mieux que deux tu l’auras de fiasco ? Il est si compliqué d’être femme…
Il est si compliqué d’être femme que si une femme disait toute la vérité aucun homme ne comprendrait sa cohérence.
La femme est supérieure à l’homme, sauf dans ses goûts, puisqu’ils la portent vers les hommes. Tandis que l’homme a des goûts élevés qui le portent vers un objet supérieur.
Nous avons vu que l’homme était un porc. De plus, tous les grands esprits reconnaissent que le travail empêche de se cultiver et de penser. L’homme moderne, condamné au travail, est donc un chien. L’homme est à la fois un porc et un chien. J’ajoute que c’est aussi un rat, mais c’est là une simple opinion personnelle.
La Gérante. Un récit de mon ami B. « Quand j’entrai pour la première fois dans ce discret salon de coiffure, j’étais loin de me douter que mon destin s’en trouverait bouleversé, à cause de la gérante. Tout d’abord, je fus flatté, car c’est la gérante elle-même qui, de sa propre initiative, me shampouinait et me coupait les cheveux. Elle ne laissait pas le soin de mon cuir capillaire à ses collaboratrices subalternes (dont un collaborateur), et cela me parut heureux ; je me sentis reconnu à ma juste valeur, je compris que cette jeune femme avait du discernement et du goût. Mais je commis deux erreurs. La première fut que je ne lui parlais jamais : je lui demandais de me couper les cheveux et me plongeais aussitôt dans la lecture d’un ignoble magazine. Ce n’est point que je n’aurais guère aimé converser avec la gérante. Au contraire, j’étais très désireux de connaître sa vie et ses pensées, mais j’avais trop honte de ma propre vie, je ne voulais pas qu’elle sache ce que je suis, un employé de bureau, alors qu’elle m’imaginait peut-être en aviateur, en grand reporter, en paléontologue, en businessman dans l’import-export (chemises et chaussures), en concessionnaire de voitures, bref en homme. Aussi gardais-je toujours le silence, retenant mes larmes, plongé dans la lecture d’un immonde magazine féminin. Chaque fois que ses doigts de fée aux effluves de mégot passaient près de ma joue, j’aurais voulu y poser mes lèvres, et cette impulsion refrénée me rendait plus morose encore. Ma seconde erreur fut de ne jamais lui laisser de pourboire. Non que ma vie d’employé de bureau ne me pourvût pas suffisamment sur le plan financier, ni même que je fusse naturellement pingre, non, je crois plutôt que je voulais qu’elle m’appréciât pour moi-même, et non pour mes pourboires. Si grande était ma bêtise ! Un jour, la gérante en eut marre de moi, et m’abandonna à ses collaboratrices (dont un collaborateur). Je ne laissai point paraître ma mortification, mais je commençai à donner de bons pourboires. J’adressai même, une fois, deux ou trois mots sur un ton plaisant à celle qui me coiffait, mais je tremblais que cela ne m’expose à la question fatale dont la réponse trahirait l’employé de bureau. C’est ainsi, à force de patience et de pourboires, que je parvins à mes fins et que la gérante me reprit sous sa coupe et shampoing. Je ne la déçus pas, cette fois, relativement au pourboire. Lui parlerai-je un jour ? Oserai-je lui dire ce que j’éprouve ? Je lui demanderais : « Ne nous sommes-nous pas connus dans une vie antérieure ? » Elle répondrait : « Ça ne me dit rien. Pourquoi ? » Alors, moi : « C’est que, voilà, avec vos défauts si manifestes et apparents, presque révoltants, il n’est pas possible que je ressente une si forte attraction envers vous, si ce n’est que nous nous sommes aimés dans une vie passée et que je vous retrouve dans celle-ci. » La gérante n’est pas glamour pour un sou. C’est vraiment – je m’explique – une belle femme, elle a un type extraordinaire, l’alchimie est parfaite : une peau très blanche, des cheveux de jais, des yeux d’émeraude (ah !), une plastique sans le moindre soupçon de vulgarité, sans fragilité non plus, mais j’ai rarement vu un tel défaut de science dans la mise en valeur de soi, cette science qui est pourtant l’instinct des femmes. En même temps, cette improbable infirmité, qui n’est aucunement, je le précise, un manque d’affabilité ni d’agrément, mais comme un manque de féminité consciente, possède un mystérieux attrait, un attrait maternel. J’ai dit que ses défauts étaient quasi révoltants. Un jour, je l’écoutais parler avec une cliente, elle racontait qu’elle avait eu une brillante scolarité et que c’est la raison pour laquelle elle choisit de faire un CAP coiffure plutôt qu’un CAP charcuterie. C’est là que je me dis : « Non, vraiment, la gérante n’est pas glamour pour un sou. » Je ne sais si elle lut dans mes pensées, et si elle n’eut pas dès lors à cœur de me montrer qu’elle était également capable de notions élevées et poétiques, mais la fois suivante elle portait un chemisier avec des ailes dessinées sur le dos ; une cliente le remarqua (pourquoi le remarquer à voix haute, du reste, puisque ce n’était même pas pour tourner un compliment ?), et la gérante dit en riant qu’elle allait s’envoler. Je crois qu’à ce moment-là j’aurais préféré l’entendre parler côtelettes. Un autre jour, elle s’était fait une coupe branchée, qui était un ratage total. Pourtant, malgré tout cela, ses collaboratrices (dont un collaborateur) et ses clientes (surtout des clientes : je n’ai jamais su où les hommes se faisaient couper les cheveux, car il n’y a pratiquement plus que des salons mixtes, et j’y ai rarement vu des hommes) paraissent la respecter, et je dirais même qu’il y a dans ce salon une atmosphère de respect. » Mon ami B. gardant alors le silence, je pris la parole à mon tour : « Sans doute l’apparente sottise de la gérante… » Il se redressa : « Comment ? Quelle sottise ? » Je m’excusai : « Pardon, je me suis mal exprimé. L’étrange maladresse de la gérante est peut-être due au fait qu’elle est intimidée en ta présence, croyant avoir affaire à un aviateur ou à quelqu’un d’important, et que si tu dévoilais ta véritable identité elle se sentirait plus à l’aise, du moment que ta condition minable ne t’empêche pas de lui verser des pourboires. » « Impossible, s’exclama-t-il, sous aucun prétexte la gérante ne doit connaître la vérité. J’aurais trop honte ! Hélas, c’est bien le tragique de ma situation que, jugeant mon milieu trop bas, je ne puisse y chercher une compagne, et que, la cherchant au dehors, je ne puisse avouer la vérité sur mon milieu ! » C’est alors que, prétextant un rendez-vous, j’interrompis notre entretien, car, depuis que B. est employé de bureau, j’avoue qu’il a tendance à me raser.
Décembre 2014