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Les nocturnes du Généralife : Poésie de Francisco Villaespesa IV
Le Généralife (Jannat al-Arif) était le jardin d’été des princes maures de Grenade. Un nocturne est une forme de composition musicale, typique du romantisme. « Les nocturnes du Généralife » est le titre d’un recueil poétique de 1915 du poète espagnol Francisco Villaespesa (1877-1936), dont nous présentons ici de nouvelles traductions, après notre précédent billet, « Poignard tolédan », ici. Les présentes traductions sont tirées de trois recueils du poète : Les nocturnes du Généralife, Le sortilège de l’Alhambra et le posthume Cancionero d’Almería. Comme ces titres l’indiquent, les trois recueils exploitent largement le filon andalou, et notamment arabo-andalou, cher au poète.
*
Les nocturnes du Généralife
(Los nocturnos del Generalife, 1915)
.
L’Alhambra et le Généralife (La Alhambra y el Generalife)
Dans mon harem lyrique elle est l’épouse,
et toi la favorite qui partage
avec son amour les délires de mon art
et mon âme elle-même, de tant rêver couverte de mousse !
Elle est plus impériale ; tu es plus exorable…
Tout comme tu l’envies, elle doit t’envier,
car si elle est le rempart de l’amour,
toi, tu es le jardin où l’amour se délasse !
Elle est vêtue d’or ; toi, d’argent…
Elle est la sultane dédaigneuse et grave ;
elle est la jalouse Aïcha, celle qui tue
par amour quand l’amour meurtrit son sein !
Toi, tu es la douce, la suave Morayma,
la rose blanche qui meurt d’aimer !
*
Le jardin du silence (El jardín del silencio)
J’ai vécu naguère dans ton enceinte…
Mais, comment ? Quand ?… Seuls un souvenir
vague, un regard, un sourire
restent en moi de ta splendeur éteinte…
Deux ombres dans un vert labyrinthe ?
La perle d’une larme indécise
sertie sur l’or d’un rire ?
Et un poignard qui s’élève, couvert de sang ?
Je sais seulement que, dans ton illusion fleurie,
quelque chose parle au triste cœur
qui par la douleur d’une vieille blessure
répand le dernier sang qui lui reste :
« Ici tu connus en même temps
le baiser de l’amour et celui de la mort. »
*
Sous la paix des étoiles (Bajo la paz de las estrellas)
L’âme se souvient et, souffrante, se retire ;
la chair oublie et s’empresse de jouir…
La nuit dans le jardin est une fête
d’étoiles, de parfums et de blancheur.
Au jet d’eau qui pleure son amertume
dans le marbre de la fontaine, répond
un rossignol gazouillant dans la forêt,
oublieux de toute infortune.
C’est comme si à cette heure murmurait
à mon âme le rossignol : « Oublie et chante ! »
et que la fontaine gémissait : « Souviens-toi et pleure ! »
Et moi, écoutant ce chœur mélodieux
qui monte haut dans le ciel,
je me souviens et j’oublie, chante et pleure à la fois…
*
L’alcazar des nostalgies (El alcázar de las nostalgias)
Blanc alcazar ! Qu’importe que là-bas
la boue humaine vide la coupe de ses plaisirs,
que des haines guettent et que des femmes
trahissent, puisqu’aux pâles reflets
de la lune renaissent les cortèges
des gloires antiques et des êtres nobles,
et que tu vois et remémores seulement ce que tu veux
ressusciter de tes vieux souvenirs ?
Ta blanche solitude est comme la mienne !
Je n’écoute pas le bruit des hommes,
et la splendeur du monde ne me dit rien,
car comme à toi la poésie a mis
un silence de musique dans mes oreilles
et un bandeau de rêves sur mes yeux.
*
Panthéisme (Panteísmo)
Il y a quelque chose de mon esprit dans la blancheur
immaculée de cette blanche montagne,
et quelque chose de ma chair dans cette terre,
à l’instar de ma chair, luxuriante et dure.
La fontaine murmure avec mes larmes,
à mes souvenirs s’accroche le cyprès,
et cette grenade qui mûrit son miel
contient quelques gouttes de mon sang.
Lambeaux de mes rêves sont les lierres
couvrant l’oubli de tes pierres,
et il y a beaucoup de mon amour dans les jasmins
qui lentement s’effeuillent
tandis qu’égrène son collier la fontaine
et que la lune répand sa neige sur les jardins.
*
L’élégie de l’arche brisée (La elegía del arco roto)
Dans l’élégance de ton marbre mort
qui possède la nostalgie des arcs antiques,
il y a quelque chose du palmier d’Orient
sous les clairs de lune du désert.
Et ta blancheur met à découvert
et conjure la blancheur transparente
d’une furtive jambe adolescente
courant dénudée dans le vert d’un jardin.
Rêves-tu toujours à la main divine
de cette noble et pâle beauté
qui, muette d’anxiété, aveuglée de larmes,
en un lointain avril attendait en vain,
le front appuyé contre ta blancheur,
ce rêve d’amour qui ne vient jamais ?
*
À un aspic (A un áspid)
Enroulé parmi les giroflées et les roses
à l’intérieur de la corbeille argentée,
sous la lune scintille ton indolence
comme un joyau d’or et de rubis.
Sur le mystère des bancs de pierre,
rêves-tu, peut-être, que dans la merveille
d’un sein blanc s’humiliant devant l’amour
tu répands ton empoisonnée corruption ?
Derrière une tapisserie, sa nudité repose
emmi le brouillard bleu d’une cassolette…
Rampe jusqu’à elle, et dans la rose
du sein érectile verse ton venin,
car, plutôt que de la voir dans les bras d’un autre,
je préfère la voir dormir dans les bras de la mort !
*
La dernière perle (La última perla)
L’émir, sa dernière heure venue,
à celles qui sont l’enchantement de son harem
voulut donner les biens royaux
qu’il gardait cachés dans son coffre de santal :
voiles capables d’envelopper l’aurore,
diadèmes dignes de fronts impériaux,
colliers de topazes et de sélénites
que le soleil embrase et qu’irise le clair de lune…
Quand il ne resta plus rien du trésor,
il vit Zoraïda sangloter… Alors,
sentant les pleurs gonfler ses yeux,
il lui dit d’une voix triste :
« Pour toi mon amour possède encore une perle :
la dernière larme de ma vie ! »
*
L’alcazar des souvenirs (El alcázar de los recuerdos)
Avec tes salles en ruines et désertes
– ô alcazar, parmi les marbres prisonnier ! –
ton jardin lunaire et pensif
et tes fontaines couvertes de lichens,
pourquoi réveilles-tu dans l’obscurité de mon cœur
le souvenir si clair et si fugace
de cette tendresse que nous avons enterrée vivante
dans la douleur de nos âmes mortes ?
Et toi, pâle aimée des jours qui ne sont plus,
chaque fois que dans ma nostalgie je me souviens de toi,
pourquoi m’évoques-tu les mélancolies
de cet alcazar de marbres et d’or,
dans le vieux dédale duquel je me perds
en pleurant sans savoir pourquoi je pleure ?…
*
Les rosiers lunatiques (Rosales lunáticos)
Rosier, quelle angoisse éprouves-tu dans tes racines ?
Pourquoi te dérobes-tu aux baisers de la lune
et pourquoi, en un tremblement de larmes furtives,
t’effeuilles-tu dans le bassin ?
À quoi rêves-tu, pour avoir tant de peine ?
La blancheur de tes roses éphémères
a la pâleur de ces captives
qui meurent d’amour dans les harems.
En expirant, tes pétales de soie
parfument d’infinité le bassin,
le silence et les arbres… Vieille aimée,
entre tes mains blanches et tremblantes,
si comme ces roses je pouvais mourir
en une lente mort parfumée !
*
Zahara
L’aurore baigne d’or les arbres,
et dans les reflets de sa claire lumière
brille la nudité de Zahara
étranglée sur son divan de soie.
Sur ses vêtements reste le parfum
d’huile dont, amante, elle macérerait
les douceurs de ses chairs pour
la douce lutte où l’amour s’enlace.
Les servantes s’arrachent les cheveux
et l’émir à genoux baisote
les lèvres mortes et le cou de marbre…
Seul un nègre sourit en silence,
derrière une tapisserie, et dans ce sourire blanchoie
sa denture de chacal jaloux.
*
Le sortilège de l’Alhambra
(El encanto de la Alhambra, 1919)
.
La clé d’or (La llave de oro)
Te rappelles-tu ta bruyante jeunesse d’étudiant
aux yeux frénétiques, aux cheveux en bataille,
aux dents de loup, à la pipe fumante,
ivre de vin, de baisers et de rêves ?
Il y a vingt ans, elle traversait triomphante
le labyrinthe magique des rues de Grenade…
(Au fond de l’âme fulgurait un diamant,
et dans ses regards flamboyait tout le soleil des tropiques !)
Jeunesse débordante et prodigue qui était
comme une villa fleurie au milieu du printemps,
d’acier dans les tournois et de brocart au bal…
Pour que tu ressuscites son trésor,
j’offre à tes souvenirs cette clé d’or
qui t’ouvrira l’enchantement de mon Alhambra !
*
Le divin trésor (El divino tesoro)
La bohème estudiantine, comme, à Grenade, elle est joyeuse !
Le chapeau de Cordoue, la cape de Séville :
laisser l’âme entière se prendre à une mantille
ainsi qu’une rose fraîchement cueillie,
et sourire de tout, ne soupirer de rien :
extase de guitares, ivresse de montilla,
et se recueillir quand brille sur les tours,
perle de lumière liquide, le matin !
Tout vivre, et le voir avec des yeux de poète :
jouer au Passage sa dernière peseta
et trouver un prétexte pour toutes les distractions…
Et quand la pénurie a vidé notre bourse,
mettre au clou notre cape, et même le manuel de cours,
pour acheter une rose à notre bonne amie !
*
Les études (Los estudios)
Te rappelles-tu tes études ? Passer toute la nuit,
demandant des forces aux cigarettes et au café,
près du papillonnement d’une chandelle de cire,
les coudes appuyés sur le pupitre,
branlant du chef sur un livre jusqu’à ce que le jour
de ses rafales de lumière embue les carreaux
et qu’avec leurs petites cloches les Servantes de Marie
appellent les sœurs à la première messe.
Puis, les soirs à l’Alhambra, au bord
d’un ruisseau que l’herbe parfume de violette,
étudier encore, parmi des fontaines et des fleurs…
Et oublier le cours pour lire Zorrilla,
et abandonner le livre divin du poète
pour écouter dans les peupliers triller les rossignols !
*
Le mihrab de la madraza (El mirhab de la madraza)
I
Ô sept fois sainte Porte du Mihrab, tu es
la porte de diamants qui mène au Paradis !
La main du prophète t’a scellée, car il voulait
que tu fusses la gardienne fidèle de ses voluptés !
« Dieu est grand ! », a-t-on sculpté en caractères coufiques
parmi les ramures et azulejos de la frise ;
et quand on touche de la paume les mosaïques du sol,
« Dieu est grand ! », répètent les choses et les êtres.
Les merveilleuses lampes d’or larmoyantes,
les brûle-parfums mystiques aux fumées odorantes
et la voix du muezzin qui descend de la tour,
tout semble dire à l’âme méditative :
« La dernière page de ta vie est écrite
et nulle lumière ne peut la brûler, nulle éponge l’effacer ! »
II
Tous ont, cachée à l’intérieur de leur conscience,
l’austère et miraculeuse mosquée solitaire
où l’âme en extase purifie son essence,
faite lumière de cierge et encens des prières.
Seigneur, illumine le chemin par ta présence,
et sur les déserts de la vie précaire
répands l’infinie pitié de ta miséricorde
jusqu’à ce qu’éclate en roses la stérile passiflore !
Seigneur, répands parmi les hommes la paix et la concorde ;
pardonne aux faillis, et reçois en ta miséricorde
ceux qui pleurent à cause de leurs efforts inutiles
et voient leur bonheur mort, la route perdue ;
ceux qui en rêvant ont oublié leur rêve
et en vivant ont oublié de vivre !
*
La porte de fer (La puerta de hierro)
I
On t’appelle la Porte du Paradis, parce que tu gardes
l’entrée miraculeuse du plus bel alcazar
qu’aient rêvé les hommes… Allah grava son sceau
sur la dentelle de fer que tissent tes grilles.
Tes arcs se profilent comme deux sentinelles,
et, ton étincellement de bronze dans l’ombre grondant,
tu es un molosse hérissant son collier clouté
pour la défense d’un céleste troupeau de gazelles.
Quand Boabdil en larmes passa sous tes linteaux,
Aïcha lui plongea dans le cœur ces mots cruels,
tandis que ses grands yeux bleus défiaient le soleil :
« Pleure donc, comme une esclave, sur ta morte gloire,
puisque, roi, tu n’a pas su défendre cette porte,
ni mourir sous ses arches comme un homme ! »
II
Pauvre Boabdil, je connais ta douleur et tes larmes !
Moi aussi j’ai perdu mon royaume et ma Grenade !
Ma Grenade de rêves et mon royaume d’enchantement !
De mes royaux trésors je n’ai rien pu garder,
pas même une gemme cachée sous le manteau !
Il aurait mieux valu que je me perce le sein d’une épée
que de perdre ces paradis après lesquels je soupire dans mes chants
et de voir par tant de plèbe mon Alhambra profanée !…
Pauvre Boabdil, je comprends ton agonie pleine d’angoisse !
Ta misère avait un amour pour soutien,
mais cet amour aussi tomba mort à tes pieds !…
Plus que ton sort le mien fut noir et dur,
car tu enterras Morayma dans un jardin de fleurs
mais j’ai enterré ma Morayma dans le désert !
*
Amphore arabe (Jarrόn árabe)
I
Avec quels merveilleux germes de printemps
le potier céleste a-t-il formé ces traits
aux cadences de lys, à la souplesse de palmier,
où, en lutte intense pour s’extraire de leur giron,
on devine les seins, le torse et les hanches,
les pieds mélodieux et les bras en forme de lyre
de je ne sais quelles incréées danses de bayadères
ébauchant leurs lascivetés entre rubans et méandres ?…
Un palais enchanté en toi est contenu,
attendant le miracle qui doit briser ton sein
pour élever ses hautes tours de lumière sur la terre…
Et ces invraisemblables girafes d’émail
sont la princesse blonde et le prince brun
qui célèbrent leurs fiançailles dans les contes de fées.
II
Cœur réfractaire à la prose de la vie,
si assoiffé de rêves ! quelle bouche miraculeuse
te dira la parole qui sera la clé mystérieuse
triomphant des monstres du temps et de l’espace,
et fera surgir d’une amphore la magnificence d’un palais
et du calice d’une rose un cortège de rois ?
qui réveille l’esprit dormant en toute chose
et renferme tout l’or du soleil dans une topaze ?
En passant au fil de sa faux tragique,
comme une amphore d’argile, notre forme charnelle,
la Mort sera-t-elle la fée dont la baguette magique
réalisera le miracle du désenvoûtement
de tous les alcazars et cortèges nuptiaux
qui rêvent ensorcelés dans notre pensée ?
*
La salle de la justice (La sala de la justicia)
I
Merveilles d’émail, prodigieuses broderies ;
une aurore de perles ondule dans les arcades,
tournesols d’écume, nuages irisés…
Ornements propices aux contes de fées !
Les austères monarques aux visages de bronze,
profils aquilins et barbes teintes au troène,
depuis la coupole éthérée nous regardent, appuyés
sur la garde de leurs droites épées.
De tous un profond reproche se dégage,
et en paroles que l’esprit seul peut comprendre
ils nous disent, fronçant leurs noirs sourcils impérieux :
« Ne profanez pas le calme de ces cours désertes
où se réunissent les âmes des morts
pour juger entre elles les âmes des vivants ! »
II
Quand mon âme sommeille sur son banc doré,
la voix de mes ancêtres la réveille :
« Pour ton roi, quels nouveaux royaumes as-tu conquis ?
Pour ton Dieu, quelles antiques et belles cathédrales ?
Quelle princesse enchantée as-tu délivrée du dragon ?
Quels amandiers as-tu plantés dans les friches ?
As-tu donné à boire au lépreux aveugle
et lui as-tu fait don du miel de tes rayons ?
As-tu ajouté une nouvelle étoile d’or
aux onze qui blasonnent ton écu ?
De quelle injustice humaine as-tu séché les larmes ?… »
Et mon âme, honteuse, le visage caché
dans les mains, verse en silence des larmes éternelles,
comprenant l’inutile stérilité de sa vie.
*
Le jardin de Lindaraxa (El jardín de Lindaraxa)
Sous la splendide lumière d’un soir d’octobre,
dans la fontaine de marbre bordée de myrte
les cyprès diluent leur fauve émeraude
et l’arcade du fond sa tristesse jaunie.
Orangers et rosiers… Fané, le jardin repose
dans une verdeur que ronge l’or de l’automne…
Seule, parfois, s’allume la flamme d’une rose
ou brille l’or poussiéreux d’une orange…
Mais dans cet automne il y a tant de printemps
en germe, et tout est si doux et paisible
que plutôt que de le quitter mon cœur voudrait,
en écoutant le soupir mélodieux de la fontaine,
rêvant à une Lindaraxa impossible,
sur ce vieux banc dormir éternellement…
II
Je sais que l’espoir est vivant et qu’à l’intérieur
du cœur sa lampe doucement brille ;
mais déjà je me trouve sans enthousiasme et sans forces
pour arracher de nouveaux trésors à la mine…
Parfois j’entre dans le jardin de mes souvenirs
et mes cheveux blanchissent d’angoisse en voyant tant de ruines…
Orangers et cyprès décatis, avec au milieu
une fontaine qui ne cesse de pleurer !…
Je sais que Lindaraxa pourrait de ses baisers
donner à mon automne une nouvelle fraîcheur de printemps…
Mais elle est si loin, et le chemin est si long !
Et je suis si pauvre, si triste et si fatigué
qu’au lieu de la chercher de nouveau dans la vie, je préfère
rêver pour toujours qu’elle n’a jamais existé !…
*
Cancionero d’Almería
(Cancionero de Almería, textes de 1928)
.
Pour des explications sur le terme « cancionero », voyez l’introduction à notre billet de traductions « Cancionero grenadin » ici.
.
Almería
Ton doux nom, Almería,
sent le nard et le basilic,
a goût de canne à sucre,
de datte et d’orange !
Mais pour moi, plus encore,
tu as le miel, le parfum
et le rythme du premier baiser
sur les lèvres de ma bien-aimée !
*
La ville (La ciudad)
Sur la mer bleue on voit
la blancheur d’Almería…
Éblouies par sa beauté,
nos pupilles ne savent pas
ce qui est le plus beau, de la ville
ou du reflet dans lequel elle se regarde !
*
Boucles d’oreille (Aretes)
Le cerisier de mon verger
n’est pas un cerisier, en réalité ;
même au milieu du printemps
c’est un arbre de Noël
orné de millions
de boucles d’oreille de corail !
*
Les cerises (Las cerezas)
Les cerises, dans le vert
frais et pur des branches,
au soleil de mai resplendissent
comme de minuscules flammes.
Cerisiers de mon jardin !
Vos cerises ornaient
comme des boucles d’oreille de rubis
les oreilles de ma bien-aimée !
*
Balcon d’Espagne (Balcόn de España)
L’Alpujarra est le balcon
où se montre l’Espagne
pour voir, comme en rêve,
les belles côtes africaines
à travers la mer lui envoyer
des sourires d’amoureuses !
*
L’Andarax (El Andarax)
Andarax, fleuve d’argent,
mauresque et clair Andarax
qui reflètes dans ton cristal
ma verte vallée natale,
nul autre fleuve ne possède
ta sonore clarté !
En écoutant ta musique,
les étoiles apprirent à chanter !
*
Ruines (Ruinas)
Barbacanes et hautes tours
à terre ont roulé ;
aujourd’hui le lierre
tisse en silence leur linceul !
Cadavre de l’Alcazaba,
dans les sables du désert
les années comme des chacals
rongent ton squelette !
*
Le moulin du pont (El molino del puente)
Ton vieux pont mauresque,
le courant l’a emporté,
blanc moulin du Pont
qui reposes entre les peupliers
comme un nid de colombes !
Les raisins de tes treilles
ont laissé sur mes lèvres
une saveur de baisers !
*
Soir villageois (Atardecer pueblerino)
Paix chrétienne de mon village !
Doux soir d’automne,
tintinnabulant de carillons,
à l’odeur de semailles et de moût !
La fleuve passe et murmure
son éternel chant évasif
entre les oliviers d’argent
et les peupliers d’or !
*
Ma maison (Mi casa)
La maison de mon enfance était pour les pauvres
une grange à grain et un moulin à huile…
Aucune douleur de ce monde
ne trouva jamais sa porte fermée !
Entre jardins et vergers
elle blanchoyait au loin…
Il y avait des colombes sur les toits
et des fleurs aux fenêtres !
*
Rossignols et colombes (Ruiseñores y palomas)
Un rossignol qui nichait
dans un cyprès de mon jardin,
par les nuits de printemps
m’apprit à composer des vers…
Les colombes qui venaient
roucouler sur mon balcon
m’enseignèrent les premiers
balbutiements de l’amour !
*
Rose (Rosa)
Rose ! L’aube ouvrit ton calice
et la nuit l’effeuilla !…
Ta vie à peine dura
ce que dure la fleur de ton nom !
*
Les vagues (Las olas)
Amertumes et espérances
vont et viennent, vont et viennent
comme les nuages du ciel,
comme les vagues de la mer.
Elles se confondent si bien
qu’à la fin nous donnent
de la joie l’amertume
et du chagrin l’espérance !
Poignard tolédan : La poésie de Francisco Villaespesa 3
Voici, après le précédent billet ici, la suite de nos traductions de poèmes de Francisco Villaespesa (1877-1936), le champion du courant symboliste en Espagne, en puisant cette fois dans les recueils La musique de l’Angélus (un poème), Les œillets rouges (5 poèmes), L’ombre du sphynx (15), Le livre bleu (7), et Notre-Dame de la mer (Le livre du retour) (3).
*
La musique de l’Angélus
(La música del Ángelus, 1928)
.
Le glas de la morte (Campanas de la morta)
I
Sa vie fut un sourire
et sa mort, un soupir…
Dans le calice d’une rose
une goutte de rosée !
II
À la lumière des premières
clartés de l’aube,
son âme monta vers les cieux
sur le bec d’une alouette !
III
Elle vécut et mourut comme un ange ;
et quand elle prit son vol,
le monde perdit une fleur,
le ciel gagna une étoile !
*
Les œillets rouges
(Claveles rojos, 1929)
.
Poignard tolédan (Puñal toledano)
Avec une lame du fer le plus sûr
trempée dans les forges de Tolède,
je fabrique un poignard ; sur le manche,
en or et savamment ciselée,
minuscule, apparaît ta figure,
dans l’illusion d’une Victoire ailée…
Jamais on ne vit custode ou bijou travaillé
avec plus fervente et plus pure patience…
Un poison mortel, le plus subtil,
couvre la pointe aiguë du poignard…
Je le destine à certain cœur ingrat !
N’aie crainte, ton heure n’est pas venue…
Cela n’est point pour ton cœur parce qu’il me trompe,
mais pour le mien parce qu’il t’aime encore !
*
Contrastes (Contrastes)
Garde mes yeux dans tes yeux, prisonniers ;
noue tes tresses autour de moi, comme des cordes,
et avec les clous rouges de tes baisers
crucifie-moi, mon amour, entre tes bras !
N’invente pas d’impossibles rendez-vous,
car, à la fois jaloux et obsédé,
je sens que grincent mes os d’anxiété
et que mon cœur vole en éclats.
Mon amour, pour l’amant heureux
qui repose entre les bras de sa bien-aimée,
l’éternité elle-même n’est qu’un moment !
Mais pour celui qui dans une solitude jalouse
sent mourir son âme vidée de sang,
un moment dure une éternité !
*
Phryné (Frine)
Par ta beauté tu es digne de figurer
triomphalement, sans parures somptueuses,
dans l’éternel Parthénon de l’Art
parmi les plus admirables statues.
Née en Grèce, ta beauté ornerait
le frontispice d’un temple de Vénus.
Tu as droit au culte, au chant, à l’autel
et à la fumée du plus pur sacrifice !
Beauté d’un autre âge, je te salue !
À tes pieds les amours gémissent ;
et voyant ton corps olympien dans sa nudité,
resplendissant au soleil de midi,
si j’étais ton juge, du plus épouvantable crime,
sœur de Phryné, je t’absoudrais !
*
Mains de songe (Manos de ensueños)
Tu retiras ta main de la mienne,
rigide, glacée comme la main d’une morte…
En silence, l’amour passa la porte
pour dissiper au soleil ses larmes vaines !
« Viens à moi ! me soupira l’Océan.
Cœur endormi, viens et réveille-toi
dans le sein profond de mon mystère,
qui nous libère de tout, même du rêve ! »
Et soudain mes pas furent retenus
par la main d’un souvenir qui sur mon front
caressait mes cheveux en bataille…
Main de ton souvenir, tant aimée,
qui par deux fois me sauva la vie,
main de morte rigide et glacée !
*
Les momies d’or (Momias de oro)
Pour cacher les outrages du temps
et convoquer des grandeurs passées,
tu recherches les maquillages compliqués,
les éblouissantes joailleries,
les fourrures voyantes et les costumes pompeux ;
et devant ton propre luxe tu t’extasies
avec la candeur ingénue des sauvages
affublés de pacotilles !
Momie parmi les joyaux, les baumes, les stucs,
pour évoquer des souvenirs plus heureux,
dans ton impuissance, bien souvent tu as
cette curiosité des eunuques
qui derrière les tapisseries épient
les mystères de l’amour dans les harems !
*
L’ombre du sphynx
(La sombra de la esfinge, 1932)
.
Dans le désert (En el desierto)
Les années traversent ma vie,
caravane de dromadaires
parcourant à pas lents
les sables du désert…
Les uns portent sur leurs bosses
des fardeaux de chagrins et de deuils ;
d’autres, de lyriques trésors
de sourires et baisers…
et l’un garde l’image
d’une femme. Son souvenir,
ô comme il branle du chef, languissamment,
sous le rouge soleil de feu !
Et la caravane tout entière
se perdra dans le désert,
ne laissant pas même sur le sable
la poussière de ses ossements !
*
Évocation de Grenade (Evocando a Granada)
Être un cheikh à longue barbe blanche,
aux yeux fébriles et au visage d’ascète,
contempteur de toute pompe humaine,
qui dans le silence d’une tour austère
ablutionne son âme à la fontaine
miraculeuse du Livre du Prophète
pour la rendre suave, pure et tranquille,
et cristalline comme le matin !
Les blancs habits flottant,
tandis que paresseusement Grenade
sommeille en ses verts jardins,
au nom d’Allah réciter mes sourates,
le regard tourné vers l’Orient,
depuis le vieux minaret d’une mosquée !
*
La momie (La momia)
Pétrifié dans son asile perpétuel,
tout recouvert de baumes et bandelettes,
la merveille de ce corps défunt
a l’aspect hermétique et tranquille
des ruines d’un temple au bord du Nil
et du Sphynx au milieu du désert…
(Un ibis médite dans la paix d’un jardin,
et sur le sable bâille un crocodile.)
Mais, quelle est cette momie ?… Ses rêves épars
d’éternité, dans quelle infinie
citerne boivent-elles cette auguste sérénité ?
(Serait-ce l’amour qui, embaumé dans des iambes,
sommeille depuis tant de siècles
en la pyramide immortelle de mon âme ?)
*
Ritournelles (Ritornellos)
Ce ne fut ni ma faute ni la tienne…
Le Destin l’a voulu… Et Dieu le veut !
(Tandis que ton cœur chante « Alléluia ! »,
mon cœur sanglote « Miserere ! »)
Laisse mon ombre fuir au désert…
et toi, va dans le jardin où t’attend un autre amour…
(Ton espérance en naissant crie « Alléluia ! »,
en mourant mon amour murmure « Miserere ! »)
Laisse mon destin se conclure là
où meurt l’ombre du souvenir…
Toi, dans ton nid, roucoule, douce colombe,
au nouvel amour qui blesse tes sens…
(Tandis que ton cœur chante « Alléluia ! »,
mon cœur soupire « Miserere ! »)
*
Les serpents de l’ennui (Los serpientes del hastío)
Femmes, qui tissez dans ma mémoire,
couronnées de rêves et de fleurs,
au rythme d’une musique illusoire
une danse nostalgique d’amours,
que m’avez-vous laissé de tant de gloire ?…
Les rossignols aveugles de mes vers
qui dans les noirs cyprès de mon histoire
pleurent ma douleur aux étoiles !
Ce qui avait des ailes a fui !… Et dans le nid vide
s’enroule le serpent de l’ennui !
L’amour, chaque fois, m’a laissé un goût amer,
le cœur sanglant et l’âme blessée…
Je ne crois plus à l’amour… et pourtant
pour un baiser d’amour je donnerais ma vie !
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Reliques (Reliquias)
Je ne peux rien te donner, il ne me reste rien !
Que viens-tu chercher dans cette retraite
puisque tout, baisers, larmes, soupirs,
tu l’as vendu aux enchères publiques ?
Prétends-tu que je cède à tes ongles,
pour que tu joues avec, les yeux par lesquels je vois ?
Veux-tu m’ôter l’air que je respire,
pour que même cela, respirer, je ne le puisse plus ?
Je n’ai plus rien ; je t’ai tout donné,
mon esprit, ma chair, la terre et les cieux !…
Mais, attends, il reste quelque chose… Ne sois pas triste !…
Il reste l’infamie, l’amertume, la boue,
le désespoir et la jalousie !
Tout le poison que tu m’as fait boire !
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La caravane de mes baisers (La caravana de mis besos)
Le désert est un incendie funèbre.
Le lion rugit de faim dans les cavernes,
et entre des nuages de pourpres éternelles
le Sagittaire tend ses flèches dorées.
Assis sur la bosse dorsale du dromadaire
qui meut lentement ses pattes velues,
en rêvant à l’eau des citernes
s’avance le Bédouin solitaire.
Ô fontaine de fraîcheur convoitée !
Laissant des empreintes de sang
sur les dunes ardentes et rougies,
sous un soleil suffoquant
la caravane de mes baisers
cherche l’oasis de ta bouche.
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Stupéfiants (Estupefacientes)
Nous nous suicidons lentement
pour oublier le cancer qui nous ronge…
J’endors ma peine avec la boisson,
tu endors ta peine avec la cocaïne…
Mon rêve est tropical, rouge, ardent ;
ton rêve est gris, d’opale et de brume…
Je traverse le désert incandescent
et toi la verte grotte sous-marine !
Mais, à quoi bon ?… La blessure
se remet à saigner, plus terrible ;
c’est le coup de griffe de la douleur la plus sauvage !
Il en coûte tant de s’échapper de la vie ;
plutôt que de le tenter, mieux vaut, de beaucoup,
succomber prisonnier dans sa geôle.
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Blessure secrète (Oculta herida)
Tout, dans notre vie, n’est pas perdu !
Il reste la lie de la coupe d’amertume
ainsi qu’un vague espoir d’oubli
dans la terre du tombeau !
Et ton parfum dans le jardin en fleurs ;
ton image dans mes yeux, et la pure
cadence de ton accent qui murmure
d’impossibles paroles à mon oreille !
Tout n’est pas perdu dans cette vie !
La blessure n’est pas refermée encore
qu’ouvrit en moi l’inconscience de ta main
et qu’à présent, tandis que, pâle, je me perds,
ombre parmi les ombres du mystère,
vient rouvrir ton souvenir !
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La dompteuse (La domadora)
Blonde et blanche, comme un printemps,
la Dompteuse entra dans la cage…
La pupille d’un tigre la guette,
la gueule ouverte d’un lion l’attend !
Elle approche, riant de plaisir ;
et comme le danger lui plaît,
elle engouffre sa tête blonde et rêveuse
dans la terrible gueule de la bête !
C’est ainsi que tu entres dans ma vie…
Et comme la Dompteuse qui s’amuse
en jouant avec des panthères et des lions,
tu distrais ton incurable ennui
en jouant à la vie à la mort
avec les fauves de mes passions !
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L’antre (Cubil)
Mon âme est comme un antre
creusé dans un profond désert de pierres,
où bâille la passion la plus sauvage
et grondent les plus bestiales pulsions !
Il y a des griffes de lions et de panthères,
des pattes de tigres et des dents de chacals…
Quelle triste fin, quelle triste fin attend
celui qui ose en franchir le seuil !
Ne viens pas dans mon antre, fleur de Rêve,
car la sauvagerie de mes passions
fera couler ton sang à flots !
Ta tendresse est un bambin qui, tout sourire,
entre dans une caverne de fauves
et se met à jouer avec les lionceaux !
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Les roses d’Alexandrie (Rosas de Alejandría)
Ô flamboyant rosier d’Alexandrie,
pourquoi, en ses jours ténébreux,
la neige de mon hiver, blanche et froide,
rêve-t-elle de boire le sang de tes roses ?
Comment fondre mes nuits dans tes jours
et transformer la tombe en couche nuptiale ?
Puisque la foi est morte, pourquoi rêver, mon âme,
à des résurrections miraculeuses ?
Rien ne fut, rien n’est, rien ne sera
plus ridicule, absurde, horrible et triste
que de voir un vieux crapaud, dans son marécage,
mourir d’amour pour une étoile…
Ô misérable cœur humain,
c’est toi le plus absurde, à rêver d’elle !
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Chryséléphantine (Crisoelefantina)
En ce mélange d’or et de cire
qui donne des nuances de rêve à ta plastique,
l’or, en cinq tons, resplendit,
spiritualisant ta blancheur !
L’or rouge de tes cheveux,
turban royal sur ton front pur.
L’or ardent qui domine tes sourcils
et fulgure sur tes cils timides…
L’or tiède comme un duvet d’oiseau
qui scintille, quand tu lèves le bras,
sous ton aisselle de soie dormante…
Mais il n’est plumet ni rien de plus suave
que l’or de la mousse obombrant
les vallées de la source de vie !
NdT. Les « cinq tons » de la première strophe semblent en fin de compte se réduire à quatre, ou bien je ne sais plus compter…
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Morphine (Morfina)
Avec ta beauté langoureuse et féline,
ta voix de miel et ton rire d’argent,
pour moi tu fus comme la morphine,
qui endort la douleur, mais nous tue !
Ton parfum s’est envolé mais est restée ton épine
et le cœur saigne encore, rose écarlate !
Quand la torpeur de l’ivresse prend fin,
notre vie est plus grise et plus ingrate qu’avant !
Tout ce qui demeurait en moi de noble et pur
s’est dissipé sous ton sortilège !
Toute chose respire ton poison !
Tu souhaitas même effacer de mon cœur
cette humilité, si dorée parce que j’étais bon,
et cet orgueil, si blanc parce que j’étais triste !
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Dans le désert (En el desierto)
NdT. Le premier poème du même titre, supra, ouvre le recueil, et celui-ci le clôt.
Dans l’immense aridité de ma vie,
à l’intérieur d’une pyramide d’iambes,
ton amour est une momie enterrée
dans les sables gris d’un désert,
où parfois, en lentes caravanes,
sur leurs mélancoliques chameaux
passent en chantant sous un soleil de plomb
ces nomades tristes, mes souvenirs !
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Le livre bleu
(El libro azul, 1933)
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Lever de soleil en bleu (Amanecer de azul)
La cloche de l’aube, la cloche
joyeuse, cristalline et bruyante,
qui donne au rose et bleu du matin
une sonorité de volière,
appelle à la première messe…
Et la chanson qu’elle égrène, l’hirondelle
s’en fait l’écho parmi les plantes grimpantes,
parant ta fenêtre de clochettes !
Tu ouvres les yeux et un éclat d’aurore
dore le pauvre mobilier de notre pièce…
Ébloui par ton regard, j’aime
prier, le cœur à genoux :
« Le soleil se lève pour tous dans les cieux…
Mais c’est pour mon âme que le jour dans tes yeux se lève ! »
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Mirage bleu (Espejismo azul)
Sans ton regard mon âme est comme
une coupe d’or chimérique, vide,
où seul le silence de la lune
verse, la nuit, sa mélancolie.
Entre tes lèvres, comme en un berceau,
l’enfant amour, dans ses rêves, souriait…
Son sourire était toute ma fortune,
et toute ma fortune fut un jour perdue !
Ta main me guidait sur le chemin
et je l’ai perdue aussi… Sans direction,
aujourd’hui, tremblant, je vais comme un enfant
qui s’est égaré dans la nuit.
Vivre, ma bien-aimée ? À quoi bon la vie
sans le mensonge bleu de ta tendresse ?
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Parfum de violette (Perfume de violeta)
La sainte austérité de ma retraite
fut parfumée par toi, romantique et discrète,
de ce vague parfum de violette
avec lequel tes soupirs endorment la brise.
Dans nos veillées, je te regarde près de moi
en une douceur recueillie,
illuminant mes rêves de poète
avec tes yeux profonds de saphir !
La plèbe en tumulte a mis l’ordre à bas,
princesse de Lamballe de ma tristesse,
pour t’immoler dans ses jeux sanglants !
Et sur la pique bestiale de la canaille
s’est vidée de son sang la pâleur de ta tête
lunaire et pure comme un marbre grec !
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Amour nocturne (Amor nocturno)
Tes rêves aiment, pour orner
ton vivant albâtre d’une pompe royale,
le diadème brillant des étoiles
et l’hermine scintillante de la lune.
Pour veiller le sommeil de ton page,
sur le lit que baisent tes insomnies,
il te plaît que la Nuit tire comme des rideaux
ses velours obscurs.
Tu aimes la Nuit, car elle est aveugle et muette,
car sa main frissonnante dénude
ton esprit de toutes ses pudeurs rougissantes ;
et son ombre est nécessaire à ton âme torve
pour vider de sang tes amours
avec ta bouche vorace de vampiresse.
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Clair-obscur (Claroscuro)
Toi, dans la frivolité de ta joie,
moi, dans la désolation de ma tristesse…
La Nature nous a faits différents,
et différente aussi notre route…
Ta vie est toute lumière, la mienne est ombre…
Où finit la lumière, l’ombre commence…
Je vais, ivre de tristesse ;
tu vas, ivre de joie !
Mais rien n’est fixe dans la Nature !
Avec le temps tout change !
Nous changerons aussi, c’est certain…
Et peut-être qu’en nous revoyant un jour,
tu me diras : « Où est passée ta tristesse ? »
Et je te dirai : « Où est passée ta joie ? »
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Dans mon calvaire (En mi calvario)
Dans cette Semaine Sainte que fut ma vie,
sous l’éternelle malédiction du ciel,
crucifié sur le plus noir oubli,
seule ta lèvre a pu me consoler ;
toi seule fut fidèle à ma douleur…
Les larmes de mon chagrin
et même le sang de ma poitrine blessée,
seul ton mouchoir apitoyé les ont séchés.
Et en voyant l’angoisse muette de ma peine,
ton regard romantique et sombre
évoque par ses pleurs solitaires
les yeux tristes de Madeleine
voyant, tournées vers eux dans l’agonie,
les pupilles du Christ sur le Calvaire !
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Dans le marécage (En el pantano)
Je me noie dans la fange, Seigneur !… Que de vilenies !
La lumière pollue et l’air lui-même salit !
(Sur l’eau stagnante pourrit ma barque
et les corbeaux se repaissent de ma mélancolie !)
Entre tant et tant de mesquineries
présentes, comme le cœur devient imbu de soi,
remémorant le grondement de l’avalanche
et les éclairs de ses vieilles tempêtes !
Il n’y a point de salut ! Il n’y a point de salut ! C’est en vain
que mon orgueil se débat dans la fange !
Et je me vois même de la fange dans le cœur !
Je suis un lion blessé dans un marécage,
Où, noire, m’enveloppe une nuée de corbeaux
qui me dévorent vivant !
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Notre-Dame de la mer (Le livre du retour)
(Nuestra Señora del mar [El libro del regreso], posthume)
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Les mouettes (Gaviotas)
En regardant les mouettes
qui se perdent sur la mer,
je pense à mon pays et je voudrais
avoir des ailes pour voler !
Paix de midi dans le ciel,
paix marine de cristal…
Les mouettes blanches
qui passent dans tant de clarté
sont des mouchoirs fugaces
accompagnant notre partance…
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Nuage (Nube)
Un nuage errant
se voit au loin ; il flotte
dans le rêve bleu du ciel
sur le rêve bleu de la mer.
La mélancolie a
la triste fragilité
d’un rêve aveugle qui vole
sans savoir où il va…
Amours, bonheurs, gloires,
tout dans ma vie fut comme
ce nuage errant et blanc
qui passe lentement
dans le bleu du ciel
et sur le bleu de la mer.
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Ce que disent les vagues (Lo que dicen las olas)
Les vagues de la mer chantent
une berceuse à mes espérances :
« Ce que tu laissas dans un port,
tu le retrouveras dans un autre !
Rendors-toi, ferme les yeux pour rêver :
ce que la vie ne t’a pas donné,
le Rêve te le donnera ! »


