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Le Qua et autres ballades : La poésie de Hans Friedrich Blunck 2

Le présent billet est la suite de nos traductions d’œuvres poétiques de l’écrivain allemand Hans Friedrich Blunck (1888-1961) : après des poèmes (Gedichte) (x), voici des ballades (Balladen). Les deux billets ensemble fournissent une illustration de notre bref exposé (ici) sur ce qui s’appelle la « ballade » en allemand, à savoir un genre de narration versifiée, et ce qui la distingue des autres formes poétiques. La ballade allemande connut un renouveau à partir des premières années du vingtième siècle, avec les pionniers que furent Börries von Münchhausen et Agnes Miegel (nos traductions de ballades de cette dernière se trouvent dans le lien précédemment indiqué : notre exposé sur la ballade allemande introduit en effet le billet de traductions de textes d’Agnes Miegel). Blunck se situe dans ce renouveau.

Les ballades de Blunck puisent dans un répertoire varié en même temps que classique dans le genre : l’histoire, parfois plus ou moins romancée (Les astres de Kepler, Wallenstein devant Breitenburg, La mort de l’empereur Othon), les contes, dans la veine des contes de Grimm, les sagas islandaises (Helgi, Thora et Irsa), la légende arthurienne (Perceval rencontre Merlin)…

Les contes et légendes populaires formant la majeure partie des traductions qui suivent, dont la ballade Le Qua qui donne son titre au billet – ballade racontant l’histoire d’une espèce de gobelin naufrageur combattu par un capitaine de vaisseau fantôme –, un mot du travail littéraire des frères Grimm au dix-neuvième siècle. Les contes de Grimm occupent une place importante dans la littérature allemande en ce qu’ils ont contribué à l’unification par une langue nationale des cultures populaires régionales de tradition orale : les enfants apprenaient dans ces livres le folklore populaire et traditionnel des provinces par le biais d’un médium unique, la langue allemande. Blunck a perpétué ce travail de collecte et transcription avec plusieurs ballades, dont deux ci-dessous, Le prodige de la seconde main et La reine morte, au sujet desquelles il est indiqué qu’elles sont la transcription d’œuvres dialectales (le volume dont nous nous servons, le dixième tome des œuvres complètes de Blunck, comporte une version en dialecte pour la seconde mais non pour la première). Ceci quand elles ne sont pas un pur travail d’imagination de l’auteur ou bien empruntées au corpus recueilli par les frères Grimm ou à d’autres sources écrites, comme c’est probablement le cas pour certaines d’entre elles (dans la ballade Le chasseur qui n’avait pas le temps, ci-dessous, apparaît le personnage de Dame Holle [Frau Holle] qui figure dans les contes de Grimm, il est donc probable que la ballade soit tirée de ce corpus).

Blunck a également laissé des œuvres en dialecte bas-allemand (niederdeutsch, le dialecte du nord de l’Allemagne), comme la plupart des membres du « cercle poétique d’Eutin » (Eutiner Dichterkreis), des années trente aux années soixante, auquel il appartenait.

Portrait de Hans Friedrich Blunck par Emil Stumpp, lithographie de 1931. Deutsches Historisches Museum, Berlin.

*

Perceval rencontre Merlin (Parzival begegnet Merlin)

« Merlin ! », appela Perceval devant la forêt magique,
« Merlin l’ensorcelé ! ». Émergeant de brumes grisâtres,
une ombre incorporelle parut. Comme si s’élevait une fumée,
spectrale, sans flamme, depuis le monde immatériel.
« Invincible saint, à qui de l’avenir
et de toutes choses l’origine est manifestée,
qui connais les langues de tous les oiseaux,
qui donc t’a subjugué, toi semblable à Dieu ? »

Le cheval noir frappait la terre du sabot, le harnois cliquetait,
le cavalier se pencha pour entendre : « Merlin,
toi qui as mesuré les cycles de l’éternité,
qui as contemplé des entités sans nom,
qui donc t’a vaincu, qui fut plus puissant que toi ? »
L’ombre fléchit, deux yeux brillèrent
indiciblement tristes, pleins de volontés renoncées,
sur le cavalier couvert d’acier.
« Passe ton chemin, enfant de la douleur !
Il fut un temps où, le plus grand des magiciens, je savais tout,
plus prêt de l’Éternel que ne l’est ta route du Graal.
Alors, moi le sage, avant d’atteindre l’ultime frontière,
j’aspirai à l’amour terrestre, encore une fois
avec ferveur je voulus sentir la véhémence de la création.
Un jour où je me sentis trop seul et sombre,
je fis d’une femme la compagne de ma route,
comme si j’avais voulu que fleurît le désert.
Mon corps était encore humain, bien qu’à moitié usé,
inconcevablement éthéré, pourtant une charge encore. » –
Le spectre se tut. De la vallée l’obscurité montait,
le vent de la nuit d’été soufflait en silence,
un rire séduisant, fantasmagorique traversa la forêt.

« Continue, Merlin. »

« En ce jour, un homme m’entend
pour la dernière fois, je vivrai pour toujours
dans mes propres chaînes au bon vouloir de mon aimée.
Ô Perceval, même celui qui pressent l’Éternité
agit en mortel ; sot qui s’en justifie.
Je savais toutes choses, savais ce qui arriverait,
et j’appris à une femme l’exercice d’invincibles pouvoirs
sur moi et mes forces,
des pouvoirs éternels. En raison de mon amour. »

« On raconte que tu es monté au ciel »,
dit Perceval. L’ombre hâve se dissipa,
livide. Seuls les yeux gris
qui scrutaient surnaturellement depuis le monde sans forme,
en s’éteignant tristement brillaient encore.
« Le sort s’accomplit, Perceval, mon aimée
m’a enchaîné avec ma propre magie.
Le cœur tient à la terre, et la femme
ne veut point de limites à son bonheur.
Malheur à moi, mon Perceval, la brume épaissit
ses anneaux autour de mon ultime éternité. »

Un tintement se fit entendre. Une vapeur roula de profonds nuages,
une invisible main agita la feuillée,
et mille clochettes retentirent dans les branches.
Des prairies en fleurs monta la nuit
telle une forêt obscure. Seul un feu brillait au loin
et des violons chantaient, les rossignols trillaient. –
Alors Perceval fit tourner bride à son cheval.

*

Les astres de Kepler (Keplers Gestirne)

La main de Johannes Kepler vole sur le papier,
y laissant des chiffres, encore des chiffres,
constellations d’étoiles.
Un vieux serviteur regarde dans la lunette :
« Maître, la Lune vient d’entrer dans le septième quartier,
quelque grand malheur s’y trouve ! »

La plume tombe des mains de Johannes Kepler.
Il a tiré ce jour son horoscope,
à présent lui viennent de sombres visions :
ce n’est pas lui que le danger menace – mais il est proche !
la mort vient pour les siens. – Son frère surgit :
« Au secours, Hans, empêche un meurtre judiciaire !

Les gens d’armes viennent d’emmener notre mère cette nuit, dit-il.
Il y va de sa vie : elle est accusée de sorcellerie,
d’entendre des voix démoniaques. »
Johannes Kepler écrase la feuille de papier dans sa main.
« Mère ? C’est donc de ta mort que parlait le Destin ?
– Qui ose déranger les astres ? » –

Johannes Kepler se présente devant le tribunal,
il voit la prisonnière, la lumière égarée de ses yeux.
« Dieu me vienne en aide ! »
« Parlez ! » « Messeigneurs ! qu’il existe des forces surnaturelles,
nous le savons. Nous savons qu’il est des esprits dans l’eau et le vent,
et qu’ils interviennent dans notre vie quotidienne.

Nous avons également appris qu’il est des formules mauvaises
capables de nuire par des sorts et des émanations diaboliques –
opposons-leur un courage viril !
On triomphe de ces séductions par l’esprit
de la bonne magie qui circule au-dessus de la magie nocturne :
elle est ma dague d’argent.

Il n’y a pas de sorcières mais des esprits, obscurs ou lumineux ;
recherchant les bons, fuyant la mauvaise compagnie,
chaque jour est un combat.
Si l’on ne recule pas, ceux d’en-haut nous aident,
ils aident les prêtres et les saints à la manière de maîtres
depuis le vaste firmament.

Mais ne déchaînez pas votre chasse sur celles qui enfantent ;
les mères sont sacrées, sont un grand mystère troublant,
car elles ont donné la vie,
formée d’après le souffle et la face de Dieu,
ce qui leur confère une force supraterrestre,
celle du Créateur en elles appelé.

Ainsi plaidé-je pour ma mère. Elle m’a donné son sang
et m’apporta un savoir plus ancien que les origines,
honorez une telle magicienne !
Car d’où celui qui pour l’empereur et les seigneurs
interprète les astres connaîtrait la séparation entre le proche et le lointain ?
C’est quelque chose qu’elle a mis dans mon cœur. »

Kepler retint son souffle, regarda la vieille femme
dont les yeux brillants le contemplaient. Le gendarme maintenait
les mains décharnées dans leurs rudes liens.
Les juges se parlèrent bas. Sur l’ourlet brun de leurs robes
le matin brillait. Dehors, dans un arbre les oiseaux
commençaient à chanter.

« Monsieur l’astrologue, lui demanda l’un d’eux, astucieux,
vous dites que la sorcière vous a donné le moyen d’élucider les astres ?
C’est une connaissance funeste. »
« Les étoiles m’ont dit que la mort était près de ma mère,
les étoiles sont les pas de Dieu devant la porte du ciel
sur un tapis éternellement sombre. »

« Elles vous ont appelé aujourd’hui ? » « Elles m’ont annoncé le danger. »
« Les étoiles ou l’enfer ? » « Quelles paroles !
mais il en est comme je l’ai dit. »
Ils se regardèrent, souriaient au-dessus des encriers.
« Monsieur l’astrologue de la cour, que votre mère vous reste.
il ne s’agit pas de l’accusée,

mais de vous, monsieur Kepler ! Surveillez vos propos, vos écrits.
N’avez-vous point parlé de périples de la Terre à travers les mondes ?
C’est en vous que sont les esprits !
La femme est libre. Remarquez comme la prédiction
de la nuit de sa mort s’avère fausse. Prenez vous-même garde au Destin,
car il pourrait frapper le fils au lieu de la mère ! »

Menaçants, ils sourirent – ainsi qu’à la femme hébétée,
que le gendarme libéra de ses entraves – à Kepler durement,
qui s’empressa vers sa mère.
Il l’embrasse et caresse ses cheveux blancs,
et : « Mère ! Mère, exulte-t-il, je sais à présent
que les astres aussi peuvent mentir !

Comme tu es pâle ! » Elle soupire : « Mon fils, passer si rapidement
de la peine à la joie fait mal. » Et pressant sa main sur son cœur
en expirant, elle tomba inerte dans les bras de son fils. –
La mort, passée près d’elle,
s’était retournée, et prit sa vie.
« Les astres sont sans pitié ! »

*

Le chasseur qui n’avait pas le temps (Vom Jäger, der keine Zeit hatte)

La jeune femme pleure : « Jamais je n’aurais pensé
que je serais délaissée toute une longue nuit.
Si Dame Holle savait ! »

« Ton chasseur doit partir pour la forêt,
il reviendra demain, reviendra bientôt ! »
Il la laissa seule, sans baisers.

Sa belle épouse pleura beaucoup.
Le jeune homme galopait dans les bois,
comme le veulent ses occupations.

Quand il arriva au relais de chasse,
la nuit était depuis longtemps tombée,
avec une lumière fantomatique –

et quand il ouvrit la porte,
se dressait en pelisse devant lui
la géante Rauhnot.

« Que j’ai faim ! Eh, chasseur,
donne ton cheval ou je m’en prends à toi,
ce qui serait ta mort ! »

Elle saisit le cheval gris-pommelé
et l’étrangla. Cette femme était terrible,
d’une force colossale.

« Au tour de ton chien, chasseur,
j’ai tellement faim ! Ou bien je te fais de même
et boirai ta moelle. »

Parce qu’il résistait, l’ogresse rit,
car elle avait la force de cent hommes
avec chevaux et attelages.

« Cela me donne soif, apporte du lait et de la bière,
et si tu n’as rien, je t’avalerai comme tes bêtes,
mon chasseur. »

Et quand les pots et les cruches furent vides :
« Viens à présent t’assoir ici,
repose-toi contre moi. »

« Ah, mauvaise femme, mes mains sont froides,
je n’ai pas le temps, je dois aller dans la forêt.
Laisse-moi partir. »

« Je t’attendrai donc. Puisque tu dois partir,
laisse-moi ton cœur
pour que je passe le temps en le regardant. »

« Mon cœur ? Vieille femme, pardon,
j’ai déjà une bonne amie et je l’aime.
Que se passerait-il,

que dirait-elle si je revenais sans mon cœur ?
Je dois retourner près d’elle, le matin va poindre,
il va bientôt faire jour. »

Et quand il eut dit cela, elle lui rit à la figure ;
Dame Holle se tenait, radieuse, devant le chasseur,
accompagnée d’abois de chien.

Il entendit son cheval hennir dehors,
et Dame Holle à la porte lui amena
sa bien-aimée.

« Tu peux retourner chasser dans la forêt
mais ta femme te demande pour elle du temps. Du temps. »
« Mille tonnerres, oui ! »

*

 Wallenstein devant Breitenburg (Wallenstein vor Breitenburg)

Ndt. Le siège de Breitenburg par le généralissime des armées impériales Wallenstein (personnage rendu célèbre par Schiller en littérature) eut lieu en 1627, pendant la guerre de Trente Ans.

C’est famine parmi les gens de Breitenburg ;
le seigneur Wallenstein campe devant les portes,
ses canons ont frappé retranchements et murailles.
Ils auraient depuis longtemps renoncé
sans l’existence d’un passage caché
par lequel on leur apportait du pain –
peu mais assez pour qu’ils gardassent courage.

Wallenstein jurait : « Je prendrai cette ville
et n’en laisserai pas une pierre debout. »
Les gens de la ville riaient : « Quand tu l’auras ! »
Ils partageaient leur maigre pain.
« Que veut la vieille sorcière ?
Nourrissons d’abord les femmes et les enfants,
qui nous cassent les oreilles de leurs cris. »

Duweke Vossen, à présent grise, ratatinée,
avait naguère croisé la route du roi ;
un chancelier ordonna aux bourgeois
de prendre soin d’elle jusqu’à sa mort.
« Quoi, courtisane ! ne vois-tu pas que c’est la guerre ?
Les hommes crient famine parmi la poudre des canons,
nous n’avons pas le temps de nous occuper des vieilles ! »

« Je fus jeune moi aussi, messieurs,
et bien des chevaliers s’honoraient de danser avec moi ! »
« Et tout ce qui se goberge à la cour,
nous devons le nourrir en temps de paix,
mais il s’agit de sauver la ville, au diable la bonne femme,
nous économisons le pain, chaque miche
nous sauve trois hommes sur le rempart. »

La vieille était si petite et rabougrie
qu’elle put se faufiler la nuit entre les sentinelles.
On la conduisit devant Wallenstein
qui la laissa jacasser et rire :
« Me promettez-vous le pain jusqu’à la fin de mes jours ?
Je vous montrerai le four où les bourgeois cuisent leur pain,
car ils vous abusent. »

Les seigneurs écoutaient. « Dis-nous pourquoi
tu es venue à nous. »
Duweke Vossen sourit hideusement :
« Demandez ce que mijotent les femmes !
Ma carcasse est faible, je vous montre le passage,
en échange vous me donnerez mon pain
– c’est le contrat que les autres n’ont pas respecté. »

Wallenstein proféra des mots peu amènes.
La vieille les conduisit par des chemins cachés
et leur découvrit l’entrée du passage.
« À présent, veuillez me donner mon pain. »
Wallenstein l’aurait plutôt fait rompre sur la roue.
« Quel dommage qu’une ville si vaillante
tombe après une telle trahison. »

« Puis-je me fier à la parole de vos Seigneuries ? »
Le comte fit signe au prévôt.
« Qu’on attache cette vieille sorcière à un canon
après avoir mis du pain dans le fût,
elle a suffisamment vécu comme ça ;
il est honteux qu’une femme dénigre des hommes. »
Telle fut la fin de Duweke Vossen.

*

Le prodige de la seconde main (Das Wunder der zweiten Hand)

(D’après la version dialectale)

Ndt. Un conte du Schleswig-Holstein, dont l’histoire fut marquée par des oscillations de souveraineté entre le Saint-Empire et le royaume du Danemark.

Les anciens de la Dithmarse réclamaient leurs droits,
le roi pensait que leurs épées n’étaient pas bonnes.
Sous la pluie battante d’un orage,
il cherchait son chemin vers la bataille, à travers la lande ;
il vit un pêcheur : « Je suis cette nuit
sur le dos des paysans ;

tu auras cent ducats si tu me conduis,
autrement la mort, une corde autour du cou.
Laisse là tes grillades et prête serment ! »
« Je lève la main droite, ô roi,
et la clouerai moi-même à la porte de l’église
si je ne vous conduis pas où vous le demandez. »

Mais il les égara dans les marais,
les Danois errèrent parmi les bancs de sable et les joncs
et l’eau finit par les engloutir.
Le pêcheur s’était éclipsé dans l’ombre,
reprit son métier comme avant la guerre,
oublia sa parole. –

Le vent souffle dans les roseaux,
les morts chantent une chanson lugubre :
« Ton serment – pense à ta main droite !
Coupe-la, cette main,
et cloue-la sur la porte de l’église ! »
Ils venaient toutes les nuits.

Il ne savait à quels saints se vouer. « Lune, mon compagnon,
aide-moi, fais que ces fantômes m’épargnent,
je n’ai rien appris d’autre que la pêche.
Donner ma main droite, c’est la mort assurée. »
La lune brillait blanche, la lune brillait rouge,
il ne pouvait échapper à sa calamité.

« Ma femme est malade, monsieur le curé, essayez
de chasser les fantômes. » « Ta main est maudite,
cherche le salut de ton âme ! »
Il alla sur le rivage. « Aide-moi, Dame blanche,
mes enfants sont petits et ont faim, aide-moi !
Il est dur de se séparer de sa main droite. »

« Que pende ta main sans plus attendre. »
Les morts ricanent sur les toits, sur la digue,
l’homme délire dans son chagrin :
« Ma main a droit à une dernière volonté :
elle veut encore une fois me servir à la pêche –
aide-moi, Dame blanche, demain matin ! »

La Dame blanche sortit des eaux
et l’aida dans sa pêche,
la mer était brillante comme de la soie.
Puis il descendit à terre, glacé de peur,
chercha une hache. Le moment
était venu de tenir sa parole.

Mais avant qu’il frappât, oyez : une main
vint par-dessus le sable et les cailloux
et se posa près de la sienne.
Une main droite, morte et crochue,
comme s’il avait frappé – et elle saignait encore.
C’était la bénédiction de la Dame blanche.

Le pêcheur courut, quelle journée !
Il cloua la main miraculeuse à coups de marteau
sur l’église dans le port.
Les morts passèrent leur chemin cette nuit-là,
ils dansèrent chacun selon son rang
et purent enfin reposer en paix.

*

La noire Marguerite (Schwarze Margret)

Enfants, nous jouions souvent sur le flanc de la montagne.
Le garde champêtre nous montrait les cavernes,
illuminait l’intérieur de la lanterne dans sa vieille main tremblante :
« Surtout n’allez pas là-dedans ; entendez-vous ce bruit ?
Elle doit être en train de laver le calcaire,
la Marguerite, qui vit dans ces profondeurs. »

Nous demandions au vieillard de raconter.
Il bougonnait que nous connaissions déjà l’histoire de Marguerite
et qu’il avait seulement voulu nous rappeler l’avertissement.
« Car celui qui la rencontre saura l’épouvante qu’elle répand.
Et si elle s’imagine qu’il cherche son trésor,
elle le gardera prisonnier entre des portes de feu. »

Le vieux pays de Segeberg est riche en légendes :
Dame Marguerite, dit-on, régnait sur le pays
et cachait, avant que le diable ne la frappe,
son or dans les grottes et crevasses de la montagne.
Elle fait peur aux enfants, les attire à l’intérieur,
il suffit de quelques pas – les premiers pas.

Ils jouent à cache-cache dans le clair-obscur,
l’un d’eux s’enhardit plus avant –
le silence l’invite à chercher à tâtons –
et soudain il glisse dans une anfractuosité.
Il rit, choqué, palpe des degrés, des marches,
se relève, veut appeler ses camarades.

Il fait si noir ! Un martèlement sourd dans cette nuit.
Deux flammes s’allument, sans bruit disparaissent
puis reviennent. Un cri de volatile,
il y a quelqu’un dans l’obscurité – il le sait à son souffle –
il l’entend patauger dans la boue
et sent une brise passer sur ses cheveux.

Le garçon apeuré veut retrouver son chemin –
et n’entend qu’un murmure et des éboulements,
il appelle en vain ; la pierre suinte,
l’air est lourd comme une pelote sale ;
et nulle part un appui, nulle part de lumière –
alors il gémit, se met à pleurer.

Il geint puis ose – il connaît un nom –, crie faiblement :
« Que Dieu et la noire Marguerite me viennent en aide ! »
Un sursaut – un écho – ah ! que ne se taisait-il –
l’air devient squameux, enfle, rouge,
elle arrive, est devant lui,
prête à l’étrangler, les deux mains tendues,

elle regarde l’enfant et pleure comme une bête,
et ne le frappe pas – elle le fourre dans sa robe
et l’emporte à travers les rochers jusqu’en haut.
C’est pour l’enfant un rêve, le temps d’un instant.
– Et quand il rejoint ses camarades à l’air libre,
il est seulement l’un d’eux.

*

L’ondine (Die Wasserfrau)

Le paysan quitta l’ondine de la lagune,
les cloches sonnaient trop fort à ses oreilles.
Il épousa sa servante et en eut un enfant.
« Dieu t’en récompensera et la digue est haute », dit le curé.

Les anciens l’avertissaient : « Tu n’as pas bien agi ;
ils ne se laissent pas abandonner comme ça, ceux qui sortent des eaux,
ils s’attachent tellement, on en a vu s’avancer dans les terres,
pleins de ressentiment. Sois sur tes gardes. »

Le paysan riait. Il traversa la chênaie jusqu’à la digue
et à sa jeune épouse montra les prés et les marais ;
il siffla dans le vent et menaça la mer :
« Que l’amour renonce à l’amour, le pareil aille au pareil. »

« Qui chante, mon homme ? J’entends une autre chanson
qui me rend triste. C’est une plainte, le soupir d’une créature abandonnée
qui souffre. Qui donc veulent saisir ces brouillards ?
Ah, comme cela tire de la mer, par des voix implorantes ! »

« Tu entends les eaux ? » Le cavalier contint son cheval
et sourit tristement : « Ils n’auraient aucune pitié pour toi,
ceux qui nous appellent. » – « Qui donc ? » – « Les malheureux…
Ne me demande plus rien.  Et je ne t’ai rien dit ! »

Puis, une nuit, ce fut l’inondation ; comme une tour sombre,
elle roula par-dessus la digue, déferla par-dessus brisants et fossés ;
sautant du lit, le paysan prit sa femme avec lui sur le cheval,
sauvant leurs vies à travers l’assaut déchaîné de la tempête.

Et quand il eut apporté sa femme inconsciente sur la dune :
« Mon enfant », demanda-t-elle, et elle cria, entourée par les torches des gens.
– « L’enfant ? » – Il est resté là-bas ! Elle s’agenouilla devant les éléments en furie,
et le prêtre à haute voix pria dans la nuit assourdissante.

Personne ne pouvait plus rien. – L’inondation dura trois jours.
Alors deux hommes se frayèrent un chemin le long des fossés ensablés
jusqu’à la ferme et cherchèrent de la vie parmi les décombres.
Ils virent – sur une branche de chêne, un berceau !

Et quand le paysan prit son enfant dans les branches,
le petit lui sourit, en parfaite santé,
et il avait encore du lait sur les lèvres. Il le tendit à sa femme,
des mouettes criaient au loin dans leurs vols blancs ;

et portée par les vents vint une chanson
que la femme entendit : « Tu as eu pitié de ma souffrance,
pense à l’abandonnée dans les bras de ton homme ;
ton enfant est beau, autant que le temps m’est long ! »

*

La reine morte (Die tote Königin)

(D’après la version dialectale)

Le roi se réveille, une lampe est allumée.
A-t-il bien entendu, le bébé pleure ?
Il secoue sa femme, qui grogne sans ouvrir les yeux :
« Que s’en occupe la morte puisque c’est son enfant ! »

La morte paraît à la porte :
« Entends, mon enfant, il me faut t’être mère à nouveau. »
Elle le prend dans le berceau, le serre dans ses bras,
lui donne le sein, et regarde autour d’elle tristement.

Le roi voit la reine morte,
saute hors du lit mais ne sait que dire ni que faire.
« Ne me dérange pas tant que le petit a faim,
je viendrai à toi quand il aura fini. »

Elle repose le bébé dans le berceau
et s’avance vers le roi.
« Pourquoi nous effrayer, femme ? Ah ne viens plus,
pauvre morte, d’où arrives-tu ? »

La jeune reine, blanche de peur, gémit :
« Qui es-tu, étrangère, je ne t’ai rien fait. »
« Mon enfant avait faim, alors il m’a appelée. »
Et la morte hoche la tête et songe.

« Mon enfant avait faim, ce fut le pont.
Si tu avais mon cœur, je n’aurais pas à revenir ;
si tu avais mon cœur » – et elle la regarda,
s’approcha du lit, oublia l’homme

et comme une somnambule ouvrit sa robe,
tira de son sein quelque chose de sombre,
sa main blanche comme une fleur d’hiver
s’enfonça dans la poitrine de la jeune reine.

« Porte mon cœur, pour que de mon giron
plus jamais cet enfant ne soit privé. »
Elle soupira, puis disparut. – La jeune femme
berça l’enfant comme la chair de sa chair.

*

Le moulin (Die Mühle)

Quand le meunier prit sa retraite,
il n’avait pas encore les cheveux gris, n’était pas fatigué,
mais il céda tôt son moulin.
Le voisin était un homme riche,
la ferme bien située, au sud,
il voulait ces terres.

Le moulin s’arrêta de tourner ;
et les oiseaux bientôt s’interrogèrent,
et les vents voulaient le faire tourner. –
Le moulin, ah ! criait famine,
ses ailes vieillirent, devinrent languissantes,
la meule s’émoussa, se couvrit de mousse.

Cela faisait de la peine au meunier ;
il allait à la taverne, buvait tant et plus
et souvent la nuit en s’en revenant passait
près de sa ferme abandonnée.
Et il en montait comme un ressentiment
dans la nuit sinistre au cri des hiboux.

Et toujours l’homme revenait
voir son moulin au clair de lune,
son moulin qui toujours l’attirait.
Il vint au cours de la douzième nuit†,
la nuit où tous les êtres parlent,
sur son vieux domaine, écouta et veilla.

Il attendait – il ne sait quoi,
l’avait-on appelé ou avait-il regardé
trop profondément dans le verre de la nouvelle année ?
Il vit que, sans le moindre vent,
le moulin sombre, silencieux
se mit à tourner et à moudre, fantomal.

Sa structure craque faiblement,
comme s’il l’appelait. Les ailes s’ébranlent,
reprennent leur vieux mouvement, leur ancien vol ;
Dans le coin droit se trouve le mandrin,
les pierres roulent, l’invitent,
et meulent, meulent sans grain ;

Et comme les bêtes en cette nuit,
la meule dit sa chanson sourde,
le moulin est à nouveau réveillé,
commande au meunier, se fait reconnaître.
Le meunier se sent attiré, le moulin l’entraîne
tout-puissant à cette heure magique.

Il balaie le sol du moulin
et jette au pauvre fantôme de ces ailes,
un peu effrayé, cette poussière à manger,
et entend comme il moud, comme il dévore,
comme il festoie avec cette récolte.
La roue crécelle, la structure grince.

– Alors le meunier perçut comme un avertissement. –
Et le jour suivant, à son réveil,
sa femme s’écriait, penchée à la fenêtre :
« Regarde un peu, le vieux moulin
n’est que décombres, il s’est écroulé
pendant la nuit – il n’y a pas eu de tempête pourtant ! »

La douzième nuit : Ou nuit des rois, la dernière nuit des jours de Noël, qui marque l’Épiphanie. Le poème fait allusion à des traditions qui nous sont, nous l’avouons, quelque peu obscures. Lors de la nuit des rois, tous les êtres sont censés parler, pour peu qu’on les écoute (dans d’autres poèmes de Blunck, cela concerne surtout la nuit de Noël). Plus loin dans cette ballade, il est question du « verre de la nouvelle année » (Neujahrsglas), un verre, probablement le premier de la nouvelle année, dans lequel, avant ou après y avoir bu, on lirait des choses ; que le meunier suppose d’y avoir lu « trop profondément » est une allusion à sa pratique de la boisson depuis sa retraite.

*

Helgi, Thora et Irsa (Helgi, Thora und Irsa)

La reine Irsa est pensive : « D’où suis-je venue ?
Ma mère gardait le silence, baissait la tête
quand je lui posais la question ;
on disait qu’elle ne vivait plus que pour une lointaine vengeance.

Pourtant, elle était bonne. L’île qui nous sustentait
jusqu’au jour où, mon roi, tu en foulas la terre, était ensoleillée.
Et quand ton navire appareilla et ton feu
fut allumé sur la plage, ma mère en hâte me couvrit de bijoux.

À peine eut-elle entendu ton nom, Helgi,
mon cher époux, qu’elle m’envoya vers la plage,
pour porter au Viking étranger à manger et à boire,
– celle qui n’avait pas de nom fut relevée par la main du roi.

Oui, toi qui vis et délaissas cent vierges,
tu me choisis pour compagne – comme tu fus généreux !
tu accueillis mon fils né de ton sang,
et je suis reine, la reine sans nom ! »

Le grisonnant Helgi entre dans sa cour,
guilleret il rit, plaisante avec ses gardes
et attire la reine Irsa dans ses bras,
elle et son enfant. « Qu’est-ce qui te réjouit tant ? »

« J’ai, Irsa, fait envoyer un bateau vers ta mère
– je n’aime point ces soupirs que nous poussons loin d’elle –,
l’ai invitée à venir. C’était il y a sept semaines,
le bateau arrive, prépare-toi pour les réjouissances.

Et demande-lui, quand elle verra notre enfant,
quel est son nom, elle nous le révèlera.
Je t’aimais sans nom, puisse le plaisir
de voir ton fils lui desceller la bouche.

Et si elle est aussi terrible qu’on le dit,
froide comme la glace et muette comme la pierre,
alors touche-la : demande de qui elle te porta,
soutire-lui le nom de ton père, ton nom.

Et nous irons contents au banquet avec elle.
Peut-être t’engendra-t-elle d’illustres aïeux ?
Mais si c’était un valet, n’en aie point de honte.
Le champ que sème le roi Helgi est à la garde des dieux. »

Une vieille femme entra. Les servantes répandaient
devant ses pas du sable et des fleurs, la garde baissa les armes.
Irsa, la reine, alla l’embrasser avec dévotion,
son fils dans les bras. – L’étrangère chercha l’âtre des yeux.

« Non, la place d’honneur n’est pas assez
pour la mère d’Irsa, la reine inconnue ! »
Helgi salue son invitée. Un visage blême
lui fait face, comme envoyé par les frimas.

« Dis-nous ton nom ! » – « Thora ! » – « Quelle Thora ? »
« Heure effroyable ! Helgi, prends peur !
Sort épouvantable par lequel je frappe un roi
pour accomplir ma vengeance.
                                                   Je suis ta femme !

Helgi se rappelle-t-il comment jeune, en Islande échoué,
il enleva l’enfant de son hôte, la nuit,
promit l’hymen et le lui prit ? – Au matin,
il monta dans son bateau, ne voulait rien entendre.

Ton enfant est Irsa, ta reine,
je fus ta femme, ô Viking, mon homme !
Tue le fils conçu avec ta fille !
La reine a reçu les embrassements de son père.

Et meurs dans l’affliction, que ton royaume soit plongé dans la honte. –
Je rappelle mon enfant, la coupe est vidée,
ma vengeance est accomplie, la vie retourne
aux ténèbres d’où elle est sortie comme une lie. »

*

Le Qua (Der Qua)

Il y a cent ans vivait sur la côte septentrionale,
moitié nain moitié monstre,
avec un œil de flamme au milieu du front,
le méchant Klaas, dit le « Qua ».
Il éteignait, déplaçait les feux de la côte
et faisait signe avec de trompeurs brandons.

De nombreux bateaux s’échouèrent ainsi,
mais personne ne put l’attraper.
Quand il voyait une voile sombrer,
il s’emparait des morts attachés aux mâts, aux vergues ;
quand la nuit tombait, le Qua se précipitait
et pêchait dans les herbes et le varech,

déchirait le cœur, le cerveau de ceux qui nageaient encore,
buvait aux veines ouvertes,
suçait le sang des plaies comme du vin d’un tonneau.
Ses lèvres noires coupaient comme du verre.
Ainsi vivait le Qua en haine du monde,
ennemi de Dieu.

Et l’on répétait toujours : « Les feux sont faussés
mais le ciel oublie de punir. »
Alors vint, dit-on, par une nuit mauvaise,
un voilier à la livide cargaison.
Klaas le méchant s’était mis en chemin
et avait déplacé les feux du port.

Étrange bateau – bateau fantôme,
maudit depuis des ans sans nombre ;
un enfant à bord, que le spectre avait sauvé
des flots, enfant perdu, orphelin,
et le navire avait mis le cap vers l’île du petit
pour le ramener chez lui.

Messire Fock, un réprouvé, par Dieu condamné
à conduire son navire sans repos,
voulait atteindre à cette côte bénie
où il pourrait, en ramenant un enfant à terre,
ce qui lui était autrement interdit : de la main
toucher la terre en signe de grâce.

Messire Fock vit les fausses lumières,
savait vers quoi elles conduisaient ;
il courut sur les eaux, emmenant l’enfant avec lui :
« En cette occasion donne-moi sept pas, ô Dieu,
jusqu’à la côte, et je le punirai ! »
Et il se cacha dans l’écume en rumeur.

Quand à pas de loup le Qua s’approcha des naufragés,
il entendit pleurer un petit enfant,
comme une lanterne tremblote et grésille –
c’est alors qu’il l’aperçut parmi les vapeurs mais trébucha, épouvanté,
car une barbe, un genou, une main de fantôme
brillaient d’une lueur grise dans les vagues.

Une brise éteignit ses feux
et, forme entourée de flammes,
Berend Fock le poursuivit de dune en dune,
avant d’écraser le Qua sous son poing d’os. –
Alors il se tourna vers la terre en soupirant,
puis repartit accomplir son destin.

*

La mort de l’empereur Othon (Kaiser Ottos Tod)

Ndt. Il s’agit d’Othon Ier (912-973), fils d’Henri l’Oiseleur et fondateur du Saint-Empire romain germanique.

Le son des cloches de Pâques à Quedlinbourg expire ;
les princes de l’empire, venus de toutes les provinces,
saluent encore une fois l’empereur malade devant la cathédrale ;
et avec respect se presse la masse des fidèles
autour des cavaliers, envoyés des Sarrazins,
des Russes, des Hongrois, des Polonais, des Grecs et des Danois.

Ils se montrent les uns aux autres le vieillard émacié
qui s’avance devant le maréchal du palais vers les chevaux,
le Saxon, le grand empereur du Nord, qui,
sous l’éclat roboratif du soleil, à cheval s’en va.
Ce fut jour de Diète à Quedlinbourg,
le son des cloches expire, la messe est dite.

Sonore printemps ! Ce fut en une saison comme celle-ci
que son père lui transmit la couronne
et que sa charge commença. – Le cœur de l’empereur
bat péniblement. Les années viennent et interrogent,
exigent une réponse. Il hoche la tête. « Le cercle est accompli,
seul Dieu est éternel ; la vie est jeune et change. » –

L’empereur est malade ; il n’ira guère plus loin.
Memleben n’est plus loin, la capitale en ses prairies dorées,
ville où des rois reposent, – « son père repose » –
entend-il dire les cavaliers. Il sourit, sous les sourcils tremblants
contemplant le chemin coloré par les bouleaux ;
il sut vivre, et un empereur sait mourir.

Et il songe comment tout s’accomplit,
comment il subjugua la France, vainquit les Romains,
consolida les marches, dispersa
les terribles tourbillons de Hongrois au Lechfeld,
contint le grand Orient jusqu’en Pologne. –
« Tel est mon œuvre, père, l’ai-je bien accomplie ? »

Sa vie fut longue. Aujourd’hui la vie lui semble peu de chose. –
Le grand mort est proche dont il reçut sa mission
avec l’être et le souffle. « Bientôt, mon père,
je me présenterai devant toi pour te donner ce que j’ai reçu. »
En souriant, le cavalier remercie le peuple sur la route.
Memleben n’est plus loin, la ville salue l’empereur avec des cris de joie,

veut lui faire fête. – mais les médecins recommandent le sommeil.
Ce fut encore une nuit blanche ! Le tisseur de mort
frappe sur son cœur. Au matin, le vieillard
cherche son chemin à travers les rues. Sa venue surprend
les gardiens des royales sépultures ; les gonds rouillés grincent,
à la lumière des flambeaux miroitent les piliers.

« Laissez-moi. » Il cherche dans le cloître la figure de son père,
pose la main sur la pierre. Le temps est écoulé
qu’il s’est fixé pour vivre. Et il frappe à l’entrée du tombeau,
il veut rendre ce qu’il a reçu ;
c’est ici que tout commença, ici que, supporté dignement,
le cercle de l’être, immense, se referme.

Il reste seul sous les hautes voûtes,
songeur, un sage. « Ai-je préservé ton héritage,
père, et l’ai-je acquitté ? Je vais bientôt me présenter,
solitaire comme le plus humble, devant Dieu.
Demande-lui : je suis un tir de ton arc,
ai-je volé jusqu’à la cible ? »

Ses paupières sont lasses, il caresse la pierre :
« Père, c’est ce que je suis, ne fais pas attendre un empereur,
c’est ce que je suis, Othon le Saxon ! » – Son front s’incline,
il s’affaisse lourdement sur les genoux. – Dehors cavalcades des étendards,
trilles du matin. Il les entend encore, en souriant,
tombant dans le sommeil – le sommeil d’un nouveau commencement.