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L’armoire aux squelettes : La poésie de Pío Baroja

Le célèbre écrivain espagnol Pío Baroja (1872-1956), auteur d’une monumentale œuvre romanesque, n’a publié qu’un seul recueil de poésie, à plus de soixante-dix ans, Canciones del suburbio (Chansons des faubourgs), sorti en 1944. Malgré son âge avancé et son inexpérience en matière de versification, Baroja a écrit là des vers classiques, pour lesquels il demande, en exergue, l’indulgence du lecteur mais qui sont remarquables par leur fraîcheur et leur spontanéité : preuve supplémentaire du grand talent de cet écrivain.

Le titre du recueil fait penser aux œuvres de Jean Richepin (La chanson des gueux), Jehan Rictus (Le cœur populaire), voire François Coppée (Les humbles, Le Noël des pauvres). Or, si l’on trouve dans le recueil de Baroja des poèmes de cette veine, y compris avec force argot, le livre est divisé en cinq parties dont la plus longue, la deuxième, Souvenirs de vagabond, se passe hors de la ville et des faubourgs, évoquant les campagnes du Pays basque et d’autres contrées ibériques. La première partie, Jeunesse, correspond le mieux au titre du recueil, avec divers tableaux urbains et faubouriens d’Espagne. Les trois dernières parties évoquent quant à elles le séjour parisien de Baroja à la veille de la Seconde Guerre mondiale, qu’il vit éclater alors qu’il se trouvait dans la capitale française. C’est donc aussi une évocation de la ville, mais avec le regard plus distancié d’un étranger ; ces derniers chapitres ont une coloration moins « costumbriste » qu’introspective et mélancolique. Les deux derniers poèmes du présent choix font revivre les débuts de la Seconde Guerre ; le dernier, en particulier, rapporte les sentiments de Baroja quand il vit des soldats français partir au front en chantant Auprès de ma blonde, un poème pressentant la débâcle imminente de l’armée française.

Poète espagnol ou poète basque de langue espagnole, nous ne saurions dire ; toujours est-il que la partie Souvenirs de vagabond s’intéresse particulièrement à la culture terrienne basque, ce dont notre choix rend assez bien compte. En revanche, les poèmes à la manière de Richepin ont moins retenu notre attention.

Comme nous l’avons dit, c’est le seul recueil de poésie de Pío Baroja, et il ne paraît pas avoir été traduit en français. Tous ses romans, du reste, ne sont pas non plus encore traduits, loin de là, dans notre langue.

Dans le présent choix, les poèmes figurent sous le titre des sections correspondantes du recueil.

*

Portrait de Pío Baroja
par Juan de Echevarría, ca. 1923

*

Jeunesse
(Juventud)

.

Café-concert (Café cantante)

Le guitariste monte
circonspect sur l’estrade
et s’assoit sur une chaise,
pas franchement décontracté ;
le chanteur, à côté de lui,
va se placer sur un banc,
et avec une courte baguette
qu’il tient dans la main droite,
à sa manière, sans doute,
marque le rythme.

Le guitariste est de teint cireux,
brun, velu, maigre.
Le chanteur est un gros homme
avec un air de gitan.

Les fioritures commencent,
les arpèges compliqués
sur la guitare, et bientôt
le gros se met à chanter.
Une plainte étrange s’élève,
ainsi qu’un oiseau,
puis retombe
comme une bécasse tirée en plein vol ;
elle remonte à nouveau,
encore plus haut,
et c’est alors une plainte
d’une excitation toute théologique,
qui parvient presque à avoir
l’émotion de quelque chose de sacré,
comme peut le paraître une plaisanterie
ou un commentaire particulièrement fruste.

Les lamentations s’arrêtent,
on voit le gros suffoqué,
enflé, rouge
comme une lanterne vénitienne.
Les deux canailles se lèvent,
reçoivent acclamations, applaudissements,
puis sont remplacées par un bougre
spécialiste de tango.

Il chante avec une petite voix
un répertoire de jadis :
chansons de tauromachie,
de guerres et de soldats,
des saillies sur les politiciens
et sur les us et coutumes
propres à Madrid
ou aux gens de Cadix.

Ensuite viennent danser des séguedilles,
sévillanes et fandangos
quelques femmes brunes
aux grands yeux peints
dans des robes à falbalas
qui leur tombent jusqu’aux pieds.
Certaine étoile de l’art
se démène comme un diable
et danse avec tant de force
un rigaudon si barbare,
avec un tel fracas,
que toute l’estrade tremble.

*

Opéra italien (Ópera italiana)

Fioritures, roulades,
grands duos, grands arias,
saccharines violentes
de l’opéra italien.
La Favorite, Lucia,
Rigoletto et La Traviata,
vous nous avez donné le virus
d’une maladie romantique
dont ne pourra nous guérir
aucune thériaque.

Nous sommes embourbés
jusqu’au cou
dans les morceaux de bravoure,
les romances clinquantes,
les ritournelles classiques,
les cavatines compliquées
où la diva déploie sa voix
brillante dans la salle.

Aucun Haendel ne pourrait nous sauver
ni aucun Bach refermer la blessure,
car il nous plaît, à nous autres,
quand ça se présente, de l’élargir.
Nous laisserons les gens
de la tribu wagnérienne
se consacrer à ce travail
d’hygiène ou de gymnastique
et attendrons que, demain,
des mélomanes ils fassent
une foule savante
appliquant à la musique
les formules mathématiques.

*

Le mitron du boulanger (El pinche del panadero)

Pauvre garçon de l’orphelinat,
dont la vie fut si misérable !
Le boulanger de la rue,
Monsieur Blas, l’adopta.
Personne ne connaissait son nom ;
quand il fallait l’appeler,
on disait seulement : « Mitron ! »
et lui répondait : « J’arrive ! »
Il travaillait de longues heures,
vivait sans repos,
dormant sur quelques sacs
au fond du vestibule.

La boulangère, une grosse femme
mauvaise, basse et soupçonneuse,
tenait le mitron pour malhonnête,
hypocrite et déloyal,
lui attribuant toutes sortes
de friponneries et méchancetés.
Lui ne savait que faire
pour se disculper ;
il parlait à tort et à travers,
n’étant guère sagace.
Parfois il s’embrouillait
dans les comptes.
Chaque année, le mitron
attrapait une maladie,
dont il guérissait par hasard,
ou restait sans guérir.

Un jour, au cours d’un hiver bien froid,
ce pauvre travailleur
eut la mauvaise idée
de sortir avec d’autres
et se saoula si bien
qu’il retourna chez lui mal en point
après avoir titubé par les rues
dans le froid et l’humidité.

Le lendemain,
il pouvait à peine respirer
à cause de douleurs suraiguës,
une inflammation des bronches.
Une semaine plus tard,
on le portait en terre
dans une pauvre petite voiture
tirée par un cheval spectral,
un soir triste et noir
du jour de Noël.

*

Souvenirs de vagabond
(Recuerdos de vagabundo)

.

Veilles de sabbat (Vísperas de aquelarre)

Juana, Chiqui, Petra Motza,
la Gerona, l’Asunciόn,
la Churriqui, la Roshari,
la servante du recteur
et quatre ou cinq autres vieilles,
les unes veuves, les autres non,
les unes grêles, squelettiques,
une autre comme un dragon,
sont réunies un dimanche
– un soir de canicule –
à l’ombre des arbres
qui les protègent du soleil,
pour faire quelques parties
de mus et truquiflor1.

Pendant qu’elles battent les cartes
et jouent avec passion,
elles vident une bouteille
qui n’est pas du sirop d’orgeat.
Le liquide transparent
enflamme leur furie,
et entre rires et quolibets
et quelque plaisanterie féroce,
elles deviennent frénétiques
et parlent avec véhémence
des vieux, des jeunes,
de la vie, de l’amour,
des maléfices qu’il y a
dans la laine d’un matelas,
dans les flaques et sur les chemins,
et de tout le reste.

On tremble de voir un sabbat
en train de se former,
les balais apparaître
par quelque art déloyal,
et les vieilles monter dessus
en sauvage équipée
au cri de : « Hue, sorginas! »
et après avoir dit : « Adieu ! »
voler comme des flèches
à la recherche du Tentateur
en un proche Zugarramurdi3
ou quelque autre coin
où leur apparaîtra Jaun Gorri4
avec son air de grand seigneur
ou bien un bélier noir
à la barbichette atroce.

1 mus et truquiflor : Jeux de cartes. Le mus est d’origine basque. Le truquiflor est une variante du truque ou truco joué dans tout le monde hispanophone.

2 sorgina : Mot basque désignant une sorcière. Baroja l’hispanise en sorguiña, mais ni l’une ni l’autre forme n’est reconnue par le Dictionnaire de l’Académie royale espagnole. Le terme employé pour « sabbat », aquelarre, est en revanche d’usage ancien en castillan et lui-même emprunté à la langue basque (akelarre).

3 Zugarramurdi : Voyez le poème suivant. Il s’agit d’une localité du Pays basque espagnol.

4 Jaun Gorri : ou Jaunagorri, le « seigneur rouge », figure des légendes basques ; identifié ici au diable du sabbat.

*

La grotte de Zugarramurdi (La cueva de Zugarramurdi)

Grotte de Zugarramurdi,
fameuse en sorcellerie !
Tu es pleine de secrets,
comme une caverne antique
dédiée aux mystères
de Cérès, Dionysos ou Mithra.
Ton sol est traversé
le long de la vaste galerie
par l’eau claire d’un ru
qui s’écoule, furtive.
Le ruisseau de l’Enfer,
c’est ainsi qu’on nomme l’onde
limpide qui parcourt
l’antre des sorcières
et raconte dans l’obscurité
qui règne en ce lieu
les illusions qui furent
les vérités et les mensonges
d’époques aussi reculées
que le Paléolithique.

Cet antre des lamies,
ainsi qu’un autre un peu plus loin
où se trouve un pupitre de pierre
et qui s’appelle Berroberria,
furent les étranges anthologies
de cultes anciens.
Là se maria la nuit
avec la clarté du jour,
là se réunit le grand bouc
avec les cruelles Érinyes,
et c’est là qu’il poussa une queue
aux aimables ondines.
Là se rassemblaient
sibylles et prophétesses
pour célébrer leurs mystères
de magie et d’incantations ;
là concocta ses philtres
quelque vieille Canidie,
et là, au son du tambourin,
quelque bénédictine dansa
une danse frénétique
au milieu de la calegira5.

Aujourd’hui, après tant de siècles,
dans ton sein rigide ne nichent plus
que le silence et l’obscurité,
la solitude et la mélancolie.

5 calegira : Néologisme castillan formé à partir du basque kalegira, désignant une troupe de musiciens ambulants.

*

Les forges (Las ferrerías)

Dans les provinces du nord,
près de ruisseaux aux ondes claires,
j’ai vu qu’il y avait encore
des forges dans les campagnes.
Elles ont un aspect de ruines,
et leurs murs pleins de lichen
et de pierres leurs toits
servent de refuge aux lézards.
Posées au-dessus de l’eau,
elle sont si couvertes d’herbes folles
que l’on dirait des rochers
plutôt qu’une œuvre humaine.

À l’intérieur elles sont toutes noires,
et quand quelque chose est fondu,
la forge allumée,
les vieux forgerons basques
s’agitent comme des diables
au fond des flammes.

Les étincelles brillantes sautent
en l’air jusqu’au plafond
et les marteaux résonnent
avec un tintement acharné.

Le tableau, dans cette caverne,
a quelque chose de magique,
évoquant des images passées
de ces travaux fantastiques
dans une époque déjà lointaine,
plus noble et plus belle.

*

Confusion ethnographique (Confusiόn etnográfica)

Magie, tabous, amulettes,
rhombes, fétichisme,
cultes d’arbres et de plantes,
de rochers et de rivières.
Carnavals et déguisements,
masques et totémisme,
jugements de Dieu, matriarcat,
les Pygmées, les Négritos,
les Aruntas, les Bechuanas,
les Papous, les Dravidiens,
représentants d’un monde
mystérieux et primitif ;
le culte des serpents
et des vieux crocodiles
chez les peuples africains,
qui conservent encore leurs mythes ;
exogamie et endogamie,
couvade, cannibalisme,
anthropophagie sacrée,
confusion et labyrinthe,
vengeance contre les choses,
contre les animaux, châtiments,
danses au milieu des forêts,
liberté des instincts.

Zarathoustra en chemise de nuit,
exaltant le corps ;
crécelles et castagnettes,
tam-tam, grosses caisses et cymbales,
magiciens et prêtres
tatoués jusqu’au nombril,
agitant des clochettes,
couverts de plumes et d’anneaux,
dansant avec autant d’art
que la belle Chichito6 ;
peintures et clubs rupestres,
étude de l’agriculture,
des huttes, des céramiques,
des tenailles et des marteaux ;
tout un monde extravagant
qui s’agite en délire
entre les rives du Niger
et les bords du Nil.

Ce feuilleton de l’humanité,
de sa vie et de son destin,
est le plus extraordinaire,
singulier et suggestif
qui se puisse trouver dans les pages
d’un livre sérieux,
et en comparaison est tellement pauvre
ce monde maniéré,
bien pompeux et bien ridicule,
mi-romain mi-sémitique,
que les professeurs nous présentent
comme quelque chose de définitif
et qui n’est ni très ancien
ni même intéressant.

6 La Chichito : En note, le commentateur Manuel García indique qu’il s’agit d’une danseuse espagnole de flamenco de la fin du dix-neuvième siècle.

*

Le Lac noir (La Laguna negra)

Au sommet de cette montagne,
dans une gorge étendue
couverte toute l’année
par le triste linceul
qu’y laissent les neiges
des grandes avalanches,
au milieu de la blancheur
et tout au fond du ravin,
comme une goutte d’encre
un cercle se dessine.

Ce cercle noirâtre, cette tache,
c’est le lac que les gens d’ici
appellent le Lac noir,
et dont ils disent que par temps d’orage
il exhale d’épais nuages
et rugit, s’agite
et brame comme un démon.

On croit que cet abîme obscur,
en dépit de son grand calme,
est peuplé dans ses eaux mystérieuses
d’habitants monstrueux
qui dévorent tout ce qui tombe dedans,
les gens et les vaches,
les agneaux et les chevaux,
les brebis et les chèvres,
et ne laissent que les poumons
flottant à la surface,
matière indigeste
de peu de substance.

Ces pauvres imaginations,
ces inventions diverses,
il y en a qui veulent les combattre
comme de futiles mensonges,
et ces bons pédagogues
pour mettre la farce en évidence
entrent dans le lac,
y plongent, se baignent.
Mais bien qu’ils démontrent ainsi
que rien ne leur arrive
d’une manière décisive
ayant presque force axiomatique,
ils ne parviennent à convaincre
la malice des paysans.

*

Le défilé de Pancorbo (El desfiladero de Pancorbo)

En arrivant depuis la France
à Pancorbo,
on a l’impression d’entrer
dans un lieu de légende
qui pourrait être l’entrée
de quelque enfer d’Orcus.
Le défilé se fait
par endroits plus étroit
et prend un air sombre,
désolé, majestueux.
Un ruisseau, l’Oroncillo,
court entre les pierres, au fond,
et le terrain devient
de plus en plus impraticable.

Le soleil brille haut dans le ciel
avec de grands traits d’or.
Sur les falaises sauvages
aux durs contours,
on voit quelques ruines
d’ermitages et de petites auberges,
et il y a des formations de rochers
à l’apparence mystérieuse
qui ressemblent aux antres
de toutes sortes de monstres,
Pégases aux pieds ailés,
Polyphèmes n’ayant qu’un seul œil,
comprachicos ceints de poignards
et contrebandiers féroces.

Quand on parvient au sommet,
au bout du chemin scabreux,
l’imagination se calme
et l’on se sent un peu ridicule
d’avoir eu peur
d’un danger illusoire.

*

Le rhabdomancien de Trebejo (El zahorí de Trebejo)

À Puerto del Caballo
comme au château d’Almenara,
à San Martín de Trebejo
et parmi les cailloux du Jálama,
sur la colline du Berraco,
et du Duero au Guadiana,
il existe une légende très répandue,
dans la plaine comme dans la montagne,
selon laquelle des trésors sont cachés
dans des pots et des amphores
pleins d’or en poudre
ou bien en grands lingots.

Dans une caverne resplendissante
comme le soleil du matin,
la nymphe Lutidès habite
parmi les fleurs et le faste,
et dans un superbe palais
de marbres et de statues,
où vivait le consul Lentulus,
il y a des bijoux ciselés d’or.
On raconte dans ces pays
qu’il y a des mosquées sous les eaux,
où priaient des émirs,
des sages mauresques et des sultanes.

Moi, qui suis bon rhabomancien
par tradition et par hérédité,
avec de grandes connaissances
d’une science vaste et profonde,
je n’ai jamais trouvé d’or
ni d’argent ;
mais je vis de ma science,
laquelle est chose noble,
et mène ma barque avec art
dans cette dure vie,
sans nuire à personne
ni déranger une souris.

Il se peut que d’aucuns affirment
que je suis un inepte
trafiquant de supercheries
et marchand d’impostures,
mais ceux qui disent cela,
s’ils ne sont insensés,
savent bien que je ne suis pas le seul
à jouer cette carte.

*

Impressions de Paris
(Impresiones de París)

.

Mélancolie d’hôtel (Melancolía de hotel)

La chambre vieille et défraîchie
n’est pas sans un certain air aristocratique,
avec ses bouquets de roses
sur le papier peint à moitié flétri ;
il y a un canapé-lit,
un miroir et un lavabo,
une cheminée centenaire,
une table et une armoire.

Par la fenêtre on peut voir
au fond de la cour,
entre les murs noirs,
le sol plein de flaques.
Là-haut se montre le ciel
entre les gouttières et les toits,
morceau d’espace gris
qui parfois devient bleu.

Dans cette petite chambre,
en hiver comme au printemps,
je passe presque tout mon temps
à lire un peu et à rêver.
Le jour je peux tolérer
les bruits du voisinage,
mais la nuit il n’y a pas moyen
de les éviter ni de les supporter.

Ce sont des agitations absurdes,
des tapages et des chahuts,
qui montent par l’escalier
jusqu’au couloir devant ma chambre.
Ce sont des ramdams constants
de bottes et de chaussures,
de pattes de plantigrade
qui doivent être de quelque barbare,
et les pas de quelque nymphe,
souples comme ceux d’un chat ;
c’est la voix rauque et brutale
d’hommes grossiers et lourds,
et des bavardages de femmes,
long vacarme d’oiseaux.

Puis ce sont, pendant un moment interminable,
les robinets, les lavabos, les canalisations,
et des heures durant
les bruits des salles de bain.
Cette existence de la ville
me donne un tel dégoût
qu’il me vient l’illusion
de vivre à la campagne
et d’avoir pour tout meuble
un banc calé contre un arbre ;
mais la campagne est morte,
elle se trouve elle aussi livrée
à la vengeance, à la colère,
à la passion et au saccage ;
aussi le seul espoir qui me reste
est-il d’en finir avec cette comédie
et son détestable tohu-bohu
sous une couche de terre
de deux ou trois empans.

*

Les tristes rues de Paris (Las calles tristes de París)

Il y a ici des lieux noirs et tristes
entre les grands monuments,
des rues silencieuses, mortes,
d’une tristesse hostile.
Il y en a d’autres majestueuses,
avec des murs de jardin
et des façades baroques,
comme sur l’île Saint-Louis.
Il y a des ruelles étroites
d’une misère sénile,
avec un commerce miteux
et une couleur entre noire et grise ;
il y a des rues avec hôpital,
où je me sens malheureux,
mélancolique, écrasé,
sans autre volonté que de sortir de là ;
il y a aussi des rues sinistres
vers le canal Saint-Martin,
et celles qui débouchent
sur les cimetières d’Auteuil et de Bercy,
de Montmartre et des Batignolles,
de Montrouge et de Gentilly,
ou encore celle du triste cimetière
près de Vitry,
où l’on emmène les condamnés
exécutés à Paris.

*

L’armoire aux squelettes (El armario de los esqueletos)

Dans l’atelier compliqué
de l’anatomiste expert
en dissections savantes
et conservation de fœtus,
à l’intérieur d’un cagibi profond
avec une étroite fenêtre,
se trouve une vieille garde-robe
de trois à quatre mètres carrés,
entièrement occupée
par des squelettes
de femmes et d’hommes,
de jeunes et de vieux.

Ces carcasses de blancs ossements
pendent à quelques crochets enfoncés
dans le bois du plafond ;
les uns semblent rire
avec une grimace espiègle ;
d’autres ont un emballage
de spectres fatidiques ;
il y a celui qui a l’air sévère
et celui qui a l’air grotesque,
spécimen de danse macabre
comme en peignait le moyen âge.

Quand la rue tremble
au passage tonitruant
d’un de ces énormes camions
qui portent des charges colossales,
la garde-robe occulte
se met à trembler tout entière,
ébranlant l’assemblée
de cette armoire sinistre.

Il y a un squelette qui bouge
les phalanges de ses doigts
et dont le crâne grince
avec un accent lamentable.
Un autre semble jovial,
un autre paraît en verve,
un autre encore se balance
en un mouvement obscène.

On croirait distinguer,
même sans peau ni cheveux,
l’idiot et le sage,
le vaurien et l’imbécile ;
et sans chair ni graisse,
sans les bourrelets et sans les fesses,
ces restes d’Homo sapiens
font rire et en même temps font peur.

*

Promenades (Paseos)

Je sors tous les matins
sans autre dessein majeur
que d’attendre que soit terminé
le ménage dans ma chambre.
Je traverse des rues et des places
et j’entends la rumeur confuse
des camions et des voitures
qui, comme l’éclair,
passent avec des hurlements rauques,
une vitesse atroce.

Et puis la multitude
bout comme dans un creuset,
hommes, femmes et vieillards
vont à leur lutte féroce
pour le pain de chaque jour
avec une persévérance infatigable,
sous la pluie ou dans le brouillard,
qu’il neige ou que se montre le soleil,
transis de froid
ou asphyxiés de chaleur.

Les esclaves du travail
sont légion.
Personne ne fait attention à son prochain,
tous vont à leur labeur,
entraînés par une seule volonté,
la faim ou la passion ;
l’employé à son bureau,
le boutiquier à sa boutique,
la modiste à son atelier,
chacun à ses obligations.

Du fond du métro surgit
la fourmilière envahisseuse
qui se répand dans les rues,
tandis que continue la chanson
des voitures et des camions
qui dans leur marche précipitée
font un bruit de ruche,
ronflent comme une toupie.

Je m’approche à pas lents du fleuve,
qui a l’air menaçant,
emportant dans son courant tranquille
une alluvion printanière.
J’aspire la fraîcheur et l’odeur
de l’eau trouble
et me prépare à rentrer
m’assoir dans mon fauteuil.

Quand je suis dans la chambre,
je pense, pris d’une certaine stupeur,
qu’il est sot de vivre
sans qu’aucune illusion ne nous anime.
Et qu’il n’est pas non plus très sage,
voire peut-être que c’est pire,
de passer sa vie entière
confiné dans un coin.

*

Noirs dimanches (Domingos negros)

Bien souvent j’ai pensé
que la vie n’a pas de sens
et que nous allons et venons
sur une planète galvaudeuse.
Le travail me distrait
comme un charme magique ;
le divertissement, au contraire,
me paraît ennuyeux,
je le crois une invention stupide,
la trouvaille de quelque andouille,
l’idée d’un imbécile
ou d’un pédant.

Il n’est pas trop de dire
que dans cette question des jeux
subsiste encore l’influence
des esthètes hellènes.
Mais qu’elle soit de ces derniers ou du diable,
dans cette sotte supercherie
ne se trouvent que les pensées
d’un parfait crétin.

On comprend bien que dans un village
il y ait peu de choses
pour le loisir et pour l’oubli ;
mais dans une ville magnifique
comme Paris, il est étrange
de ne rien trouver de décent
qui puisse satisfaire
les enfants comme les vieux,
les messieurs et les dames,
les malins comme les niais.

Quels ennuyeux dimanches !
Quelles avenues, quelles promenades !
Quels visages stupides et tristes !
Quelle hostilité, quels gestes !
Et c’est là ce qu’il y a de meilleur au monde,
la crème de l’univers.
Qu’en sera-t-il du reste
quand tout est si fruste ici !

Je me rappelle avec horreur
ces longs dimanches noirs
que j’ai passés en marchant
sans trouver le moindre attrait
capable de me faire
un peu tuer le temps.

*

Mélancolies grotesques
(Melancolías grotescas)

.

Le pêcheur de la Seine (El pescador del Sena)

Ce pêcheur à la ligne
au bord de la Seine
me cause un tel étonnement,
comme s’il pêchait dans la terre.
Je l’ai vu cent fois
avec sa canne à pêche et son panier
sans jamais observer
qu’il tirât le moindre poisson.
Le temps passé en vain
ne le préoccupe ni ne le chagrine.
C’est un cas d’optimisme
qui me paraît tellement étrange.
Leibniz et le docteur Panglosse
sont des enfants à la mamelle, à côté de lui.

Il est si persuadé
qu’il n’y a pas de fleuve sans poissons
qu’il apprête toujours son hameçon
avec une parfaite assurance,
un espoir admirable,
une illusion de poète,
sans jamais penser qu’il tirera
des eaux troubles,
au lieu d’un beau poisson,
d’une truite ou d’une tanche,
quelque guenille de caleçon
ou la semelle d’une chaussure.

En ces jours de danger
où menace la guerre
avec ses terribles désastres
et ses visions sinistres,
où les gens s’entassent
dans les gares pleines
et les autos filent à toute vitesse,
dévorant la route,
ce pêcheur reste impavide
dans son aimable indifférence,
contemplant le large fleuve
et ses rives désertes.

Les terreurs de la foule angoissée
ne le troublent guère,
pas plus que ne l’agitent
les bombardements et les alertes ;
il garde l’espoir
de voir pris à sa ligne
un magnifique saumon
tout brillant et frétillant.

Pauvre pêcheur à la ligne
des bords de Seine !
Nous ne te demanderons jamais
la démonstration de ton habileté ;
mais tu pourrais nous prêter
un peu de ta confiance éternelle,
une petite dose d’optimisme,
de cette espérance si sereine
qu’elle serait comme un trésor
d’une splendide récolte
pour des gens morts de faim,
consumés dans le malheur.

*

Épilogues de l’époque
(Epílogos de la época)

.

La chanson des soldats (La canciόn de los soldados)

Les soldats, en traversant
les rues de Paris,
chantent une vieille chanson,
au moment de partir
pour la guerre, une chanson
avec ce refrain :
« Auprès de ma blonde,
qu’il fait bon dormir ! »

Aucun enthousiasme féroce,
aucune frénésie maniaque,
pas d’inquiétude, ni la crainte
d’une fin malheureuse,
seulement un stoïcisme triste,
décadence sénile.
« Auprès de ma blonde,
qu’il fait bon dormir ! »

Pourquoi La Marseillaise
ne parvient-elle à resurgir,
ou Le Chant du départ,
avec une juvénile ardeur ?
C’est l’âme d’un peuple
qui se sent décliner.
« Auprès de ma blonde,
qu’il fait bon dormir ! »

Nostalgie paysanne
de vie pastorale :
plutôt le dégoût de tuer
que la peur de mourir.
Sérénité, amertume,
résignation et spleen.
« Auprès de ma blonde,
qu’il fait bon dormir ! »

La victoire n’est pas pour ceux
qui veulent vivre
sans tragédies brutales,
sans travail fébrile ;
ni pour ceux qui entonnent, pacifiques,
avec un accent puéril :
« Auprès de ma blonde,
qu’il fait bon dormir ! »

La halte des bohémiens : Poésie de Francisco Villaespesa VI

Nouvelles traductions d’œuvres du poète Francisco Villaespesa, avec des textes tirés à présent de trois recueils : La halte des bohémiens (1900), Le belvédère de Lindaraxa (1908), dont le titre est fourni par un toponyme de l’Alhambra de Grenade, et Andalousie (1910).

Pour la précédente entrée de cette série de traductions, voyez « Tambourins sévillans » ici.

*

La halte des bohémiens
(El alto de los bohemios, 1900)

.

Prélude intérieur (Preludio interior)

Je vivais dans un éden de chimériques amours
quand, par son langage éloquent et tentateur,
enroulé sur l’arbre, le serpent m’incita
à mordre dans la pomme de la connaissance.

Je fus esclave de la terre. Son harmonie légère
offrit une source impure à mes chants lascifs,
et dans les sillons stériles je gaspillai les semences
de ce qui fleurissait en moi.

Je fuirai seul au désert. Je vivrai dans ma caverne,
aux pieds de mon âme, l’éternelle tourmentée ;
tandis qu’elle, docile, oubliera ma noire histoire,

en un livre j’enfermerai les souvenirs dispersés,
et plutôt que d’accorder ma vie au rythme de mes vers,
j’ajusterai mes vers au rythme de ma vie.

*

La halte des bohémiens (El alto de los bohemios)

La lampe répand son éclat ténu ;
agile et nerveuse, ta main pâle
éveille sur les touches du vieux piano
une chanson de lointaines amours.

Un hymne d’hirondelles salue l’aurore,
et les préludes s’élèvent de la sérénade ;
des feuilles mortes s’envolent, une fontaine verse,
monotone et vacillante, des larmes d’argent.

Les clochettes tintinnabulent, les lévriers aboient ;
à la fête joyeuse convie la cloche ;
parmi grelots et tambours de basque
s’approchent les musiques d’une caravane…

Bohémiens farouches, rois en haillons
qui traversez du monde les vastes confins,
toujours pensifs et tristes, les yeux cernés,
sanglotant des amours sur vos vieux violons…

Arrêtez-vous un instant sous ma fenêtre
et par vos chants apaisez mon amertume,
car je veux te montrer ma main, ô gitane,
pour que tu me dises la bonne aventure !

Adieu pour toujours, visages émaciés,
barbes hirsutes, yeux assassins !…
Votre dernier chant, le vent l’emporte
avec les feuilles mortes sur les chemins !

Pâle bohémienne, errante devineresse,
qui en ce jour gémis des amours sous ma fenêtre…
Dis-moi, écho léger, fugace tourterelle :
sous quels balcons gémiras-tu demain ?…

Où vas-tu, inquiète et habile joueuse
d’une harpe qui vibre dolente derrière ma grille ?…
Quelque chose en mon âme soupire et pleure
et s’éloigne avec l’écho de ta voix !

Cheveux d’or, visage vacillant,
lèvres maladives, grands yeux clairs
que mon espoir un instant contempla,
le long de quels chemins vous verrai-je à nouveau ?…

La musique errante s’en va lentement
comme la rumeur d’une sérénade,
et l’on n’entend plus que la voix de la fontaine
mourant en un fil de scintillant argent.

*

L’ombre des mains (La sombra de las manos)

Ô maladives mains ducales,
odorantes mains blanches…

Quelle peine me donne vous regarder,
immobiles et croisées,
entre les jasmins fanés
couvrant le noir cercueil !

Main de marbre antique,
main de rêve et nostalgie,
faite de rayons de lune
et de pâleurs de nacre !

Reviens soupirer d’amour
sur le clavier oublié !

Ô charitable main mystique !
Tu fus un baume sur les plaies
des lépreux ; tu peignis
les cheveux emmêlés
des pâles poètes ;
tu caressas la barbe
fleurie des apôtres
et des vieux patriarches ;
et dans les fêtes de la chair,
comme un lys, diaphane,
tu fus entre les bras par un baiser
exténuée de plaisir…

Ô mains repenties !…
Ô mains tourmentées !…

En vous ont flambé
les charbons de la Grâce.
Sur vos doigts de neige
l’émeraude rêva d’amour,
les diamants fulgurèrent
comme des larmes étincelantes
et les rubis entrouvrirent
leurs pupilles écarlates.

Près de la couche nuptiale, fleurie,
dans une nuit d’épithalame,
en tremblant vous dénouâtes
les sandales d’une vierge.

Vous allumâtes dans le temple
les encensoirs d’argent ;
et au pied de l’autel, immobiles,
vous vous élevâtes, croisées,
comme une poignée de lys
adressant une prière.

Ô main exsangue, endormie
parmi les fleurs funèbres !…

Les splendides robes de soie,
attendant ta venue,
vieillissent parmi les ombres
de l’alcôve solitaire…

Au rouet d’argent où
tu filais des songes dorés,
à présent, mélancoliques, tissent
leurs tristesses les araignées.

Ouvert, le piano t’attend ;
et ses touches poussiéreuses
gardent encore la marque blême
de tes doigts pâles.

Dans le jardin, les colombes
sont tristes et silencieuses
et gardent la tête cachée
sous leurs ailes blanches…

Sur le tombeau le poète
incline son front pâli ;
et ses pupilles vitreuses
restent ouvertes au fond du cercueil,
espérant ta venue…

Blanches ombres, blanches ombres
de ces mains si blanches
qui sur les chemins fleuris
de ma jeunesse luxuriante
effeuillèrent l’impollue
marguerite de mon âme !…
Pourquoi pressez-vous dans la nuit
ma gorge ainsi qu’un garrot ?

Blanches mains !… Lys
par mes mains effeuillés…
Pourquoi vos ongles fins
s’enfoncent-ils dans mon cœur ?
Ô maladives mains ducales,
odorantes mains blanches !…

Quelle peine me donne vous regarder,
immobiles et croisées,
entre les jasmins fanés
couvrant le noir cercueil !

*

Le jardin des baisers (El jardín de los besos)

Nous ne marchons plus dans le jardin sombre
le long de l’étroite allée solitaire…

Le cruel vampire de l’automne s’abreuve
du sang des roses effeuillées ;
au fond du parc, cascadant
comme une caresse d’ailes subtiles,
l’écho mourant de tes baisers
chante nos impossibles amours.

Et si dolente est la chanson, que l’air
tremble, craintif, entre les branches fanées ;
les chouettes, ces yeux de la nuit,
cachent leur tête sous leur aile,
et la lune, jaune et tremblante,
glisse dans l’azur comme une larme.

Ô tes joyeux baisers !… Ils ont ri
dans la solitaire alcôve nuptiale,
sous les augustes voûtes du temple
et sur les sanglants champs de bataille.

Ô tes charitables baisers !… Ils se sont posés
sur le sein de tous les malheurs,
sur les lèvres de toutes les blessures
et sur le front de toutes les nostalgies.

Ô la divine musique harmonieuse
de tes baisers !… Elle roucoule entre les branches
des citronniers en fleur ; dans la fontaine elle jette
son panache de fraîches euphories ;
comme un essaim de rires elle bat des ailes
sur le rosier égayant ta fenêtre ;
elle dort dans l’archet du violon ; elle soupire
dans l’errante et nocturne sérénade,
et sur les blancs rideaux de mon lit
elle glisse, paresseuse et lente,
comme une rumeur de dentelles qui s’éloigne
et se dissipe sur les tapis du salon…

La lune meurt dans l’azur… La brise
s’endort trémulante parmi les branches ;
seuls troublent le silence funèbre
de l’obscure avenue solitaire
les tremblements de la mousse, où palpite
le cœur mystérieux de l’eau.

*

Tarentelle (Tarantela)

Aux timides caresses
d’une main fine et pâle,
d’une main moribonde, paraissant celle du Christ
détachée de la croix,
sur les touches de l’harmonium se sont réveillées, sanglotantes,
les cadences oubliées de la vieille tarentelle.

Alors, au rythme de l’ancienne mélodie,
de leurs lugubres toiles sont descendues les araignées,
et dans les hauts clochers, au crépuscule ont psalmodié
de leurs bronzes sépulcraux les cloches fatidiques.

Les araignées sont amies des ruines. La fatigue
se reflète dans le regard de leurs yeux languides ;
et de leur pas indolent, tristement elles reproduisent
la marche de l’errante caravane
qui rêvant aux fraîches citernes
traverse lente et fatiguée les étendues solitaires.

Ô poètes, tisserands silencieux,
mélancoliques araignées,
que dans les filets de vos vers se mêlent prisonniers
tous les rêves traversant l’azur de vos âmes !

Chantez le mobile, l’errant,
ce qui passe fugacement !…

Les joues qui rougirent
quand se croisèrent les regards,
les yeux qu’en passant nous vîmes
briller derrière une fenêtre !…

Vibrations fugitives, mélodies passagères
de chants et de baisers, de musiques lointaines,
qui au détour d’un chemin se perdirent à jamais
parmi l’écho des fontaines et le murmure des branches…
Où sont allées vos notes ? Sous quel balcon fleuri
entonnez-vous à présent, bohémiens, votre vagabonde sérénade ?

Triste chanson qui par une nuit
de lune, gémissant placidement,
retint mon pas erratique
devant une grille entrouverte…
Reviens troubler le repos
des rues solitaires !

Rouges violons des tziganes,
qui évoquiez mes nostalgies
en ce soir joyeux
de souvenirs et d’espérances…
Revenez gémir des amours
sous ma fenêtre !
Ô voix miséricordieuse, voix clignotante,
voix de cristal et de larmes !…
Pourquoi tes rires n’égayent-ils point
le silence de mon âme ?

La blanche main du Christ disparaît dans l’ombre ;
l’harmonium gémit et se tait ;
et parmi l’or du crépuscule une pâle bohémienne
en chantant et dansant passe sous mon balcon
et se perd, en même temps que le sanglot lyrique des violons,
le long du chemin que parfument les acacias !

Il y a dans l’air une sonore efflorescence de colombes ;
et, au battement argentin des cloches,
sur les blancs rideaux de mon lit solitaire
– doux nid que défit la fureur de la bourrasque –
dans leurs filets d’or tissent, tremblantes, les araignées
un poème de caresses et d’éphémères amours.

*

Le belvédère de Lindaraxa
(El mirador de Lindaraxa, 1908)

.

Le belvédère de Lindaraxa se trouve à l’Alhambra de Grenade. Le recueil fait donc fond, en partie, sur l’inspiration arabo-andalouse chère à Villaespesa, que nos traductions ont soulignée. Le document ci-joint, tiré de la préface aux œuvres poétiques complètes du poète par Federico Mendizábal aux éditions Aguilar (1954), est intéressant de ce point de vue. La légende de la photographie indique : « Francisco Villaespesa aux côtés du ‘calife’ (jalifa) Muley Hassan lors de la cérémonie d’inauguration d’une stèle à la mémoire d’Alhamar, fondateur de l’Alhambra, stèle sur laquelle l’inspiration de l’illustre poète a inscrit l’une de ses plus belles pages. » (Le jalifa était un haut responsable du protectorat espagnol du Maroc, exerçant son autorité par délégation du Sultan et avec le haut-commissaire espagnol.)

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Kassidahs (Kasidas)

I

Je suis comme un rêve qui vient d’Orient
sur un dromadaire chargé d’aromates et de perles d’Oman.
Le soleil d’Arabie a bruni mon front large
et je chemine ébloui de magnificence et de lumière.

Ô vierge brune ! sous le lin fragile
de la tente nomade, je t’ai vue mourir de passion entre mes bras !…
Les grelots tintinnabulants d’une caravane passaient,
les astres scintillaient, et l’on entendait au loin le lion rugir.

Mon chant ressemble à la chanson dolente
qu’entonnent les Bédouins à dos de chameau,
cherchant une source parmi les sables :
elle est toute sensualité, sang, amour et jalousie, et fatalité.

Les chacals ont vu mon ombre sous la lune,
lance à la main et mon blanc burnous flottant au vent,
voler au combat à travers les dunes,
mon noir coursier au galop, la crinière ébouriffée.

Tandis que sous la lune s’ouvre le nard et chante la fraîche fontaine,
sultane, je viens, sourd d’harmonies, aveugle de lumière,
rythmer avec toi mes rêves d’Orient
sur les jets d’eau et les myrtes d’un patio andalou.

J’apporte sur les bosses de mes dromadaires
des joyaux fabuleux : tous les trésors du ciel et de la mer.
Mes vers dorés sont comme des encensoirs
qui brûlent leur myrrhe, leur encens et leur ambre au pied de ton autel.

Je suis de cette tribu de nobles guerriers
dont les alfanges sèment la terreur dans la bataille acharnée
mais qui, s’ils se voient prisonniers d’une paire d’yeux,
pâles et tristes meurent d’amour.

II

La fortune ? Que d’autres érigent sur le sable
des palais que le vent ou le temps emportera !
J’ai répandu prodigue l’or à pleines mains.
Mon affection donne tout, sans savoir ce qu’elle donne.

C’est un palmier dressé sur les chemins arides,
offrant l’ombre de sa fécondité ;
son fruit assouvit la faim du voyageur,
son tronc est un refuge contre la tempête.

La rumeur des nids fait vibrer sa frondaison,
sous son ombre les chameaux font la sieste ;
et quand la foudre le touche, ses gémissements tragiques
rythment les formidables strophes d’un chant.

Un soir, l’ont vu, grinçant, échevelé,
les lentes caravanes qui vont jusqu’à Damas
lutter dans un nuage de sable calciné,
jusqu’à étouffer entre ses bras la voix de la tempête.

Parfois, dans la brise il aspire les effluves
d’un autre palmier dressé dans une autre solitude,
alors l’amour bourdonne sur sa chevelure blonde
et frémit de volupté !

*

La tristesse du soleil (La tristeza del sol)

II

L’ardeur d’un rouge soleil d’été
dessèche mes jardins d’Orient.
Le jet d’eau des fontaines reste muet, de soif,
et les rosiers, de soif, perdent leurs feuilles.

Même le rossignol dont les chansons
parfumaient de rêve mes veilles,
hier je l’ai trouvé mort, couvert de fourmis,
entre les herbes noires et calcinées.

Pas un seul écho errant de voix n’égaye
la torpeur infinie du paysage…
Tout meurt et, en même temps, tout s’oublie…

Seule l’ombre d’une araignée noire
file parmi le squelette des ramures
l’ennui fatigant de la vie.

XI

Sous le soleil boitant éteinte,
un œil bandé, l’oreille languide,
autour de la noria qui geint
tourne lentement la vieille jument.

Les ferrures disjointes grincent,
ses sombres naseaux fument,
et sur les sanglantes blessures du harnais
bourdonne un essaim de mouches voraces.

Parfois elle renifle, dans l’air immobile,
une lointaine odeur d’avoine
fraîchement coupée… Elle s’arrête un instant.

Son ventre squalide frissonne dans les sangles,
elle agite sa queue flasque, hennit,
et se remet à tourner lentement.

*

Les jardins tragiques (Los jardines trágicos)

I

Vieux jardin, ton atmosphère est attristée par un mystère
inexorable comme la tristesse de la vie.
Tu ressembles, dans le crépuscule, à un vieux cimetière
où résonne encore un ultime adieu.

La lumière de ta beauté fatale nous domine…
Tout, en toi, est oubli… Et le cœur se sent
feuille morte sur l’arbre, rosier le long du mur
et goutte d’eau de ta mauresque fontaine.

Tu es, dans l’enchantement de la lumière d’or et de rose,
comme une vieille musique odorante et chaude
à laquelle chacun donne ses propres paroles.

Et quand s’avance l’énigme noire de la nuit,
celui qui pénètre tes solitudes taciturnes
s’abandonne sur le seuil, tout espoir perdu.

IV

Lente comme le soir, je sens en cette heure
perdre son sang ma vie dans le jardin obscur.
Une lointaine douleur pleure dans ma pupille
et quelque chose fait pâlir mon corps de froid.

Je ne sais quel souvenir me revient à la mémoire.
Pour baiser un songe ma lèvre s’ouvre,
tandis que le pied vagabond tout à coup s’arrête
et l’âme s’envole, errante, ainsi qu’une feuille morte.

Ce fut ici. À cette heure, sous la verte ramure,
nous avions rendez-vous. Je devais être son captif ou son page ;
elle, une sultane du vieil alcazar maure.

Nous nous embrassâmes… Alors mes cheveux se dressent sur ma tête,
comme si je sentais soudain contre mon cou
le coup aigu et froid d’une alfange d’or.

V

Dans le jardin endormi flotte quelque chose d’indéfinissable
et un cri d’agonie en déchire le silence,
comme l’éternel adieu d’un amour impossible…
Une âme pleure d’amour avec la mienne.

Où es-tu, mon âme sœur ? Peut-être qu’à présent
la destinée t’enserre dans l’une de ces formes ailées
qui passent fugaces, sans laisser sur la terre
que l’ombre triste de leurs noirs regards.

Un frisson parcourt ma chair mortelle…
Cœur, dis-moi : qu’espères-tu ? Il me semble entendre
un cœur battre à l’intérieur du mien…

Je me perds dans les labyrinthes du passé,
avec la somnolence de ceux qui aimèrent beaucoup
et ne peuvent plus aimer qu’en souvenir.

XI

Vieux jardin obscur, si triste est ta beauté,
il pèse sur toi une sentence tellement inexorable
qu’elle paraît nous dire : « N’espère pas, car il n’existe
aucun remède à tes maux : ta blessure est incurable.

Tout est inutile. Souffre la loi de ton destin,
La consolation est un mythe et ton espoir est vain…
Aveugle, pourquoi donc t’arrêter en chemin
si bien plus qu’aujourd’hui tu dois demain souffrir ?

Sois inconscient comme une feuille qu’emporte le vent.
Ton pire ennemi est ta propre pensée.
Étouffe tes sentiments de ta propre main

de crainte qu’ils ne viennent dans leurs griffes t’étrangler,
et pense à cela, qu’en toi tu portes, vivants, les vers
qui demain dans la tombe doivent te dévorer. »

*

Les élégies de Grenade (Elegías de Granada)

I

Humaine grandeur :
orgueil, beauté,
pouvoir, sentiments,
tout, tout est du vent,
de la fumée qui passe…

Sur les vieux murs,
en traits sûrs,
un jour ancien
le grava une main
aujourd’hui poussière…

Le savent les fleurs
ainsi que les rossignols ;
le cyprès le sent
et la fontaine le dit :
« Il n’y a de Dieu qu’Allah ! »

C’est en vain que voulut planter
le chrétien sa croix
sur tes tours… Rien…
Grenade est Grenade…
Et le sera toujours !

Le savent les fleurs
ainsi que les rossignols ;
le cyprès le sent
et la fontaine le dit :
« Il n’y a de Dieu qu’Allah ! »

*

Andalousie
(Andalucía, 1910)

.

Gloses d’amour et de jalousie (Glosas de amor y de celos)

III

La pureté est comme la neige ;
si la moindre tache y tombe,
personne ne peut l’enlever
car cela ne se lave point.

Et ta pureté est plus pure
que la pureté d’un ange !

Je voudrais être un rayon de soleil
pour entrer par ta fenêtre
te donner un baiser sur le front
sans te briser ni salir !

IV

Ni bonne ni mauvaise… Tu es
la fille des circonstances ;
une girouette de clocher,
prétentieuse et hautaine,
qui tant que dure le vent
tourne, tourne sans s’arrêter !

Aujourd’hui tu tournes comme ça… Dieu sait
comment tu tourneras demain !
Plume qu’on a jetée au vent
et que le vent emporte dans son vol
sans savoir sur quel chemin
il la laissera oubliée…

Aujourd’hui ici, là demain…
C’est ainsi que tu passes ta vie,
passant de main en main
comme de la fausse monnaie !

V

Un pauvre aveugle, un pauvre aveugle
appuyé contre le mur
ou demandant de porte en porte,
c’est ce que je suis à présent, à cause de toi…

Mais bien que je meure de faim
et que la soif me tue,
ne viens pas m’apporter
les miettes que d’autres ont laissées…
Pourquoi voudrais-je de tes champs
si d’autres en ont fauché les blés ?

VI

Goutte après goutte, petit à petit,
l’eau casse les pierres.
Mais moi, j’ai beau le vouloir,
je ne parviens pas à te rendre bonne…
car le poison naît mauvais
et c’est sans le vouloir qu’il empoisonne.

Parmi mes moissons tu as poussé
comme une mauvaise herbe,
et tout ce qui naît près de toi
se dessèche à ton ombre.

VII

Tu rends amer le pain que je mange,
saumâtre l’eau que je bois,
et jusqu’à l’air que je respire,
tu l’empoisonnes de ton souffle.

Tu envenimes ma joie ;
quand je suis content
et veux porter à mes lèvres un verre
de vin mousseux,

comme une mouche, y tombe
au fond ton souvenir,
alors j’écarte le verre de ma lèvre…
et répands le vin au sol !

XI

« Mon âme ! Mon âme ! »
Je ne connais de parole
plus douce ni qui soit
si profanée.

« Mon âme, mon âme ! »,
nous dit toujours l’infamie
quand elle nous tend les bras
pour nous frapper dans le dos.

Ne m’appelle pas ton âme…
Pourquoi me donnes-tu ce nom
puisque tu sais que je te connais
et que je sais que tu n’as point d’âme ?

Si, moi, j’étais ton âme,
de ton corps je m’échapperais,
parce que je ne pourrais habiter
une maison si mal famée.

Ton corps est beau, très beau…
N’est-ce pas pitié
qu’une si jolie maison
ne puisse être habitée !

« Mon âme, mon âme ! »
Je ne connais de parole
plus douce ni qui soit
si profanée.

XIX

Chevelure noire, comme
les ailes de Lucifer,
qui dans l’obscurité brilles
d’être si noire,

et rends son visage plus pâle
et plus brun son teint,
donne-moi une poignée d’ombres
car je veux me faire une corde

pour l’attacher à mon cou
et me pendre avec…
Chevelure noire comme
les ailes de Lucifer !

*

Dits et sentences (Sentencias y decires)

V

N’envie point celui
que le sort élève ;
plus haute est la tour,
plus vite elle doit tomber.

Celui qui possède quelque chose à garder
a des nuits sans sommeil ;
quand il s’endort,
le moindre bruit l’éveille.

Tandis que celui qui n’a rien,
comme il ne se méfie de rien,
il dort la nuit en paix, même quand
sa porte est grande ouverte.

*

Nouveaux chants (Nuevos cantares)

XII

Tu me parles si peu
mais même ce peu de paroles,
je ne peux t’en être reconnaissant
car tes paroles sont fausses !

XVI

Où sont tombées tes larmes
un rosier a poussé,
et celui qui en respire les roses
pleure sans savoir pourquoi.

XXXVI

Sur cent qui traînent une chaîne au bagne,
quatre-vingt-dix-neuf au moins
la traînent sans être coupable
mais à cause d’une femme !

*

Portrait posthume de Francisco Villaespesa par Jesús de Perceval (1947). Source : Museo de Arte de Almería