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La dernière ombre d’arbre : La poétesse Oda Schaefer
Oda Schaefer (1900-1988) est une poétesse majeure de l’après-guerre en Allemagne de l’Ouest, bien qu’elle restât largement à l’écart des tendances dominantes de la Génération de 47 et des cercles liés à cette mouvance. Elle était l’épouse de l’écrivain Horst Lange (1904-1971) et perdit son fils, porté disparu sur le front de l’Est pendant la Seconde Guerre mondiale.
Par ses deux parents issue de vieilles familles allemandes des Pays baltes et comptant parmi ses ancêtres du côté paternel les peintres Von Kügelgen, à l’instar de Gerhard von Kügelgen (1772-1820) dont sont célèbres des portraits de Schiller, de Goethe et des familles princières de Prusse et de Russie, elle était la fille de l’écrivain Eberhard Kraus (1857-1918) que ses tendances conservatrices poussèrent au suicide au moment de la défaite allemande de 1918. Le nom Schaefer vient de son premier époux, l’illustrateur Albert Schaefer-Ast.
Un film, Poll par Christopher Kraus, est sorti en 2010 et s’inspire d’une œuvre autobiographique d’Oda Schaefer.
Pour les présentes traductions, nous avons utilisé deux livres : Der grüne Ton, sorti en 1973 cher R. Piper & Co. Verlag, et qui comporte une partie d’inédits et une partie anthologique de vers plus anciens, ainsi qu’une anthologie à proprement parler, Wiederkehr, parue en 1985 dans la même maison d’édition. Les deux livres comportent un nombre important de poèmes en commun, sans doute parce qu’ils sont tous deux sortis chez le même éditeur. Les anthologies ne permettent pas de se faire une idée précise des dates de parution des poèmes car ceux-ci, chose courante dans l’édition allemande, sont classés en fonction de thèmes plutôt que d’après leur date de parution en recueil.
Oda Schaefer a suivi une trajectoire commune à de nombreux poètes européens du vingtième siècle, avec à ses débuts une poésie classique, versifiée, puis de la poésie libre. L’auteur de la postface à l’anthologie de 1985, Walter Fritzsche, responsable du choix des poèmes, écrit, à cette date donc, « Aujourd’hui que beaucoup de jeunes poètes se remettent à rimer… » (« Heute, da viele junge Dichter wieder reimen… »), ce qui nous paraît digne d’être relevé : c’est la première fois que nous entendons parler d’une résurgence récente de la versification classique. Nous ignorons si le phénomène a été remarqué par d’autres…
*
La note verte
(Der grüne Ton, 1973)
.
Ndt. Il s’agit d’une note de musique. La polysémie du terme français ne permettrait pas de garder un tel titre de recueil, en raison de l’ambiguïté qu’elle entraîne, pour une publication dans notre langue, mais il n’est pas nécessaire de considérer cela pour le présent billet, une simple note du traducteur suffisant à dissiper tout malentendu possible.
.
Insomnie (Schlaflos)
Toujours d’entends des pas
dans ma chambre la nuit ;
au milieu de l’obscurité,
ils s’arrêtent.
Ils se mettent à briller,
verts en leur immortalité :
apparitions des profondes, humides
oubliettes du temps,
ombres flottant transparentes,
sans plus de chair ni d’os ;
c’est l’avidité de cette vie impure
qui les amène.
L’un montre à tous
les plaies béantes de sa tête ;
il gisait dans les orties
entouré de feuilles.
Un autre, aux joues creuses,
mourut de faim près des corbeaux,
desséché dans son rêve, un désir
de départ rapide.
Soldat gris, non oublié
qui m’as offert ton existence,
je mesure ton sacrifice
trempé de sang.
Et toi, la malade pâle,
autrefois florissante, rouge comme une rose,
à la persécution et mort
de ta vieille race tu as succombé.
Le cinquième, sur des coussins épais,
aux traits exsangues,
fut brutalement tiré dans les ténèbres
et vit la lumière.
Le visage des heures muettes
est sévère, équitable et blême,
chacun montre ses blessures,
la marque de sa mort.
Ils vacillent dans le vent de l’aube
et disparaissent lentement,
me laissant la fatigue de chercher
ce qu’ils ont voulu dire.
*
Limmatquai
Ndt. Le Limmatquai est une rue de Zurich, longeant la rivière Limmat qui lui donne son nom, « quai de la Limmat ».
Quand je le souhaite,
tu renais à la vie,
homme mort
il y a longtemps
et que je connus à peine –
nous nous retrouvons
transportés à cette minute
qui descendait à l’horizon
gravée dans le verre opaque
d’un soir de brume
sur le Limmatquai.
Le globe du lampadaire
pendait parmi les branches
de l’arbre noir de laque,
lune d’octobre
entourée par l’anneau
d’un halo de sept couleurs.
Ce fut, cette seule minute,
une poignée de secondes comblées
où nous nous regardâmes et
fûmes précipités
dans le puits des pupilles
où l’image se forme
sur la couche sensible à la lumière
du souvenir.
Et je te ramène au jour de nouveau,
vieille photographie
figée dans la pose du questionnement,
brunie par le temps.
Je te ramène au jour de nouveau
quand je veux revoir le passé,
vers ce moment de fascination
non vécu, seulement senti,
qui flotte encore
avec le brouillard du Limmatquai.
Une femme vit un homme
dans la rue illuminée de flaques.
*
La dernière ombre d’arbre (Letzter Baumschatten)
Ces ombres qui rêvent
sont d’un vert d’aquarium sur du roux ;
la lumière filtre comme de l’eau dans la mousse
parmi les calmes
et vieux châtaigniers.
Ils endurent l’air saturé de mort,
portent l’humidité du soir,
le silence est pesant
de voix qui résonnent au loin.
Les châtaigniers, caryatides de l’invisible,
demain déjà sans feuilles,
bras vides tendus
après-demain. –
Alors c’est l’hiver
et la neige est lourde à porter.
*
Dryade (Dryade)
Je ne veux rien d’autre qu’avec beaucoup de branches
t’enlacer et de toute l’épaisseur
des forêts sombres t’envelopper,
t’étouffer, me pencher sur toi
et te voler le moindre grain de lumière,
ô douce et forte vie.
Alors, plongée dans le sommeil, tu dois
sortir à nouveau de cette inconscience,
je desserre doucement les lianes
et souffle sur tes joues,
jusqu’à ce que tes yeux fermés voient :
la clarté dorée revient
et je me disperse comme les froides,
les blanches brises sur le mur,
dans la folle confusion de feuilles où
tu rêvais, emperlée par l’étuve
de la nuit obscure et de la peine accablante,
comme perdue sans retour…
*
L’ensorcelée (Die Verzauberte)
Comme le corps vert de la libellule,
l’œil du crapaud sur elle,
ainsi je flotte sur les ondes
de la source murmurante
qui coule de ton Moi obscur.
M’entends-tu ?
Me vois-tu ?
Ah, je suis invisible
dans le duvet blanc de l’araignée,
dans le fil embrouillé de l’herbe,
sous l’aubépine et la fougère.
Tout ce qui murmure et mousse,
tout ce qui frissonne et tremble,
c’est moi qui rêve solitaire
et dont la vie est une échappée à tire-d’aile.
Dans les roseaux, dans les joncs,
un oiseau chante ma chanson,
une robe de cygne est prête
pour ma fuite.
Cherche-moi !
Trouve-moi !
Jusqu’à ce que je te revienne,
légère comme une plume,
tout est calme et vide,
ce qui me ressemble encore.
*
Contre l’obscurité du monde (Gegen die Dunkelheit der Welt)
Qui a le courage d’emmener les autres
de l’autre côté du fleuve noir
dans l’incertain de la brume,
de chercher les égarés
parmi les innombrables troncs identiques
égarant les plus sains.
Qui a le courage de soigner le lépreux,
de baiser le chancre du mendiant
ou les cicatrices de l’homme
que le lance-grenade au visage a frappé.
Qui a le courage, en voyant le corps difforme,
de réprimer son effroi qui est comme un loup
dévorant le meilleur de l’homme,
de reconnaître la lumière dans les yeux du nouveau-né,
de l’enfant né sans mains
et de vouloir le protéger
contre sa propre panique meurtrière
et d’accepter, une vie entière,
qu’il veuille respirer comme nous.
Qui a le courage de rester auprès des obscurs
que tous évitent,
quand les êtres de lumière là-haut, tout là-haut
séduisent les foules faibles.
Qui a le courage de l’amour qui dure !
*
La mariée (Die Braut)
J’étais autrefois l’herbe qui se balance au vent,
l’herbe qui succombe au vent humblement,
au vent ! ô écoute comme il chante cruel
le long des prés odoreux et gémissants.
Entends-moi trembler dans sa puissance,
mes racines se détachent de la terre,
dans les airs, dans les airs je vole,
convoitée, enlevée, à en perdre l’esprit.
Je ne sens, je n’éprouve que le vent, lui seul,
il me berce dans ses bras, herbe endormie ;
comme sa poitrine est douce, et sombre sa chanson,
quand tombant, la nuit, il m’entraîne dans sa chute…
*
Merle en hiver (Amsel im Winter)
Douce gorge, verte et vagabonde,
solitaire dans les grises profondeurs du brouillard,
aile blessée tourbillonnant frénétiquement
comme une chauve-souris devant le jour et la rosée,
dans l’obscurité croissent les moisissures pâles,
la peau de l’humidité se colore de noir,
tandis que tu chantes le ciel clair,
l’odeur des peupliers, la résine dorée.
Le vent brise les veinures des feuilles
et la pluie tombe sur l’herbe morte –
tintant sur des lèvres invisibles,
une flûte traverse le voile blême
et se dissipe dans un rêve crépusculaire et la moiteur,
trop tôt, comme la note des joncs ;
ô merle, lance ta complainte jusqu’au retour
de la nouvelle année† au trône bleu.
† La nouvelle année : Nouvelle année non pas calendaire, commençant le 1er janvier, en hiver, mais année des saisons qui commence avec le retour du printemps.
*
Été (Sommer)
Les cheveux blonds de l’été, par le vol
du vent affectueusement emportés,
frémissent comme la feuillée dans les vertes profondeurs
quand d’une source fraîche qui le portait
un souffle monte, non encore touché,
tel que des nymphes claires dormant sans rêves –
souffle d’une bouche invisible
qui toujours s’exhale et jamais ne repose
tant que les jours bleus colorent les fleurs
et que les nuits obscurcissent la terre
aux chaudes averses odorantes,
et que les fièvres d’un jour meurent dans la brise.
*
La métamorphosée (Die Verwandelte)
En terre un jour je veux reposer,
dans la terre noire, mouillée :
que les bouleaux se bercent,
branches entrecroisées, au-dessus de mon corps,
que de ma poitrine naissent des taurillons,
de mon ventre de l’herbe,
que mes lèvres baisées souvent
nourrissent la mousse silencieuse.
De mes mains ouvertes se presseront
des jasmins que je cueillis
et dans les buissons les merles en leurs transports
chanteront encore mon dernier sourire ;
les larmes versées brûleront toujours,
là où poussent les orties ;
ainsi ne pourra-t-on plus me distinguer
de ma verdure transformée.
*
Réapparition
(Wiederkehr, 1985)
.
Séduction et imploration (Verführung und Beschwörung)
Jamais tu ne dormiras aussi profondément
que dans la sombre demeure de terre ;
ceux qui sont parvenus à ces profondeurs
se reposent de la douleur et des larmes,
jamais tu ne dormiras aussi profondément !
Tu t’enfonceras toujours plus profond,
vers où nul buisson d’épines,
nulle grise luminosité de pluie
ne sépare amèrement la nuit du jour,
tu t’enfonceras toujours plus profond !
À la fin tu rêveras dans le noir
de toi déjà connu,
car la chandelle sans feu
ne brillera pas dans ta main,
à la fin tu rêveras dans le noir !
Et ton sommeil durera toujours,
merveilleusement, sans que rien l’alimente,
tu dormiras, tandis que ton affliction
insensible et trouble roulera au caniveau,
et ton sommeil durera toujours.
…
Tu souris d’un sourire d’os et me tire vers les profondeurs,
ô retire tes mains desséchantes de moi !
Enivrée de nerprun, je m’enfonce lourdement
dans les chambres obscures grouillantes d’insectes et de vers.
Tu flûtes ta chanson sur l’os ensorceleur ;
capiteux, étouffant, ton blême chalumeau m’appelle.
Les chaînes, les cuirasses tombent brisées,
les assuétudes de fer, les années de plomb.
Ne me séduis pas avec la paix sans douleur !
Dans la clarté de la lune vole mon cheval ailé ;
ce n’est pas un lit pour le rêve aimable
que la caisse de sapin fermée à coups de marteau.
Ô fais silence, importune, sous le tumulus !
C’est trop tôt, comme le chant de l’alouette en mars,
qu’au sommeil tu convoques l’aile fatiguée –
par des flots de sang écarlate le cœur se défend.
*
Mondsee
Ndt. Le Mondsee passe pour l’un des plus beaux lacs d’Autriche. Le titre peut à la rigueur ne pas être le toponyme en question ; rien ne l’indique dans le poème lui-même, et il pourrait donc s’agir d’un « lac de lune » dans le sens de tout lac reflétant la lune, n’était, sans doute, que ce nom ne peut manquer d’évoquer le Mondsee pour un germanophone.
Comme une dernière, lourde larme,
le clair de lune roule silencieux
sur le lac, vers le rivage
où endormis les cygnes noirs
couverts d’ombres épaisses et profondes,
ensevelis, reposent, après les envolées
parmi les joncs de mortes anses.
Et dans le ruissellement sourd de la rame
s’évase continûment un cercle
qui, obscur dans la pâleur verte,
se dissipe ainsi qu’un rêve et que portent
les basses des crapauds – ici soupire ta bouche,
ô vaste nuit étoilée, comme si sonnaient
les cloches de toutes les profondeurs de l’eau.
*
Les enfants (Die Kinder)
Ils ont pris leur haleine pure aux sources des forêts,
leur pas léger au pied de l’animal des bois,
volatiles comme la fumée blanche des nuages
se sont formées les frontières de leur image.
Les jours bleus et les sombres nuits étoilées
ont coloré la neuve lumière de leurs regards,
délicates comme l’herbe et les entrelacs de la mousse
flottaient les minces chevelures autour de leurs visages.
Mais le temps toucha ces papillons,
un rude vent brisa leur vol,
et leur éclat était mortel, comme toute chose
sous le ciel qui les portait.
*
Reflet dans l’eau (Spiegelbild im Wasser)
Ce pâle nénuphar en bas
ressemble à mon visage,
autour les algues répandues
tressent des cheveux verts.
Qu’étrangement fleurit cette blancheur
détachée toute de la chair,
tremblant quand la chaude
brise la dénude.
Alors un frisson passant
sur l’eau la fait tressauter,
une ondée tombe de la nue,
le jour est altéré.
Comme une anémone
s’effeuille mon visage,
la couronne s’est évanouie,
la lumière, soufflée.
*
Pictogrammes (Bilderschrift)
Sous l’écorce du pin
l’insecte a creusé ses galeries :
labyrinthe, hiéroglyphes, méandres,
lignes du destin
tracées par le topographe.
Sont-ce des figures,
plates, de parois de grotte,
des hommes armés de lances et un aurochs,
une fourche et un serpent,
un mystère préhistorique,
un tabou contre la peur ?
La mousse, tendre pellicule, s’effrite,
algues vert-de-gris de l’air.
Le bois est à nu
dans la clarté, la lumière,
coloré d’orange et jaune
et, là où la moisissure
fleurit avec l’humidité,
de verdâtres fantômes de phosphore.
Sous l’écorce du pin
en silence le destin s’est formé
comme une écriture pictographique.
À présent apparaît le plan
que suivait l’arbre
depuis le commencement,
comme le dernier visage
sur les traits d’un mort.
*
Trace d’amour (Liebeszeichen)
Un peu de cendre seulement
de ta cigarette
ce jour-là,
quand les tilleuls
et le jasmin
se pressaient
dans la douce profusion
de leurs parfums.
Un peu de cendre seulement
de ta cigarette
je l’ai trouvée aujourd’hui
une petite tache grise
sur une page
d’Anna Karénine,
et je te revois,
le livre sur les genoux,
la tête penchée,
lecteur
qui oubliait ce monde
pour la malheureuse
qui se jeta devant un train,
non, sous le deuxième wagon,
le premier déjà passé,
et qu’ensuite Vronski trouva
intacte
dans sa beauté.
Noblesse et Décadence : La poésie de Josef Weinheber
„Freunde? Keinen davon.“
.
Pratiquement inconnu en France en dehors des cercles germanistes, le poète autrichien Josef Weinheber (1892-1945) est l’un des derniers maîtres de l’écriture poétique classique en langue allemande. Au sein des règles vénérables, il a même enrichi la prosodie, par exemple avec des cycles de quinze sonnets dont le dernier vers de l’un sert de premier vers au suivant, les quatorze vers ainsi doublés servant à produire, à nouveau répétés, le quinzième et dernier sonnet du cycle. Ceux qui connaissent un peu la versification se doutent du travail que cela représente. Deux exemples de cette technique de cycles de sonnets se trouvent dans son recueil Adel und Untergang (Noblesse et Décadence), de 1934, dans lequel nous avons puisé les poèmes qui suivent.
C’est ce recueil qui a rendu célèbre Weinheber (son premier recueil avait été publié en 1920). L’Autriche était alors, depuis 1933, sous le régime « austrofasciste », à savoir un État corporatiste (Ständestaat) et nationaliste opposé aux projets d’annexion de l’Autriche par le Troisième Reich, et où tant le parti communiste que le parti national-socialiste étaient interdits. Weinheber s’aligna sur les positions du régime ; un poème qu’il écrivit à la suite de l’assassinat par un militant national-socialiste du chancelier Dollfuß en 1934 fut lu devant le gouvernement dans son ensemble, dans la grande salle de la Wiener Musikverein. Weinheber était par conséquent, dans ces années-là, opposé à l’Anschluß, au rattachement de l’Autriche à l’Allemagne. Quand l’Anschluß eut lieu, en 1938, et que l’Autriche devint partie du Troisième Reich, Weinheber s’accommoda cependant de la situation.
La noblesse dont il est question dans le titre du recueil est celle de l’âme. Passablement dégoûté, peut-on déduire du contenu des poèmes, par l’insuccès de ses précédentes publications, c’est-à-dire par la quinzaine d’années passées dans une obscurité qui pourrait avoir été totale, le poète, dans le sentiment romantique exacerbé d’être incompris de son temps, exalte sa vocation jusqu’à des hauteurs assez vertigineuses, dont le choix restreint qui suit ne donne sans doute qu’un faible aperçu car on y trouve aussi par endroits l’accent de la résignation. Un critique a décrit Weinheber comme « un cultiste du moi en amok » („Amokläufer des Ich“) ; la formule est amusante mais manque l’essentiel, à savoir que cette « frénésie » s’inscrit dans l’histoire de la littérature, de la surdité de Beethoven isolé à la figure du poète maudit, en passant par la philosophie de Schopenhauer, que Weinheber cite dans son recueil : « Une vie heureuse est impossible : le point le plus haut auquel un homme puisse prétendre est une vie héroïque. » (Ein glückliches Leben ist unmöglich: Das Höchste, was der Mensch erlangen kann, ist ein heroischer Lebenslauf) (en exergue de la « Trilogie héroïque » insérée dans le recueil, trilogie qui comprend les deux cycles de sonnets dont nous avons parlé plus haut ; pp. 55 sq. de l’édition dont nous nous sommes servi, chez Hoffmann et Campe, 1978) et la philosophie de Nietzsche, que Weinheber avait également lue. Dans une telle conception, un étalonnement kierkegaardien dans lequel l’esthétique occupe le bas de l’échelle des valeurs spirituelles est écrasé par un pan-esthétisme grécisant où le feu sacré de l’inspiration poétique a quelque chose de surhumain, divin, accoucheur de mondes. C’est la figure de l’artiste en surhomme, dont, encore une fois, il nous semble voir dessinés les linéaments dans l’histoire de la culture, avec le « poète maudit » comme embryon. Il y a aussi la conception wagnérienne de l’art total, un art total qui ne serait pas simplement la totalité des arts dans un art mais un art couvrant totalement le monde, le monde de l’âme, un art totalitaire, donc, si l’on nous passe ce jeu de mots, lequel pourrait être éclairant. Tout cela, chez Weinheber, se mélange du reste à des sentiments religieux sincères, bien que vécus dans le trouble (si l’on en juge par sa conversion du catholicisme au protestantisme puis son retour au catholicisme).
*
Des amis ? Aucun… (Freunde? Keinen davon…)
Des amis ? Aucun. Plût au ciel que j’eusse tourné le dos au receleur,
au voleur ! Le cœur commence à peine
d’accomplir son devoir : aller au fond
de sa solitude dans le silence.
Ce que vous lui avez fait, infamies ou gestes charitables,
fut fait à moitié, votre peur secrète ne l’a point vaincu ;
mon cœur meurtrier n’a laissé aucun choix
à votre dignité de pauvres.
Ô comme je suis entouré ! Parmi les morts,
comme je respire plus fort. Héroïque, sans m’agenouiller ;
et toujours dans l’admiration propre au respect,
en rêve parmi les miens.
*
Conduis-moi, chanson à l’ascension facile… (Führ, leicht steigendes Lied…)
Conduis-moi, chanson à l’ascension facile, conduis-moi, l’oiseau en vol,
ô rêve, hors de ce temps ! Trilles lointains et toi,
vent arqué, séduisez-moi, et
toi, nuage, prête secours à ma nostalgie.
Avec douceur ! Jamais, si dans les profondeurs
d’une rivière souterraine ne grondait la douleur noire,
ton front ne brûlerait avec une telle violence,
avec un tel amour.
Ce que la terre commande, l’entendre. Être patient,
souffrir : devoir qui doit échapper à ceux pour qui le chemin suffit.
Mais la liberté des dieux
se paye de chair et de sang.
*
La vocation du chanteur (Sache des Sängers)
La part du héros est de mourir, comme c’est
la part du serviteur de rester. Mais pour celui
à qui une peine plus profonde
dévoile notre étoile,
pour lui est prononcé l’appel, l’accusation, l’avertissement.
Et le voyant aux sombres visions éprouve
son don dans la souffrance qui en résulte,
mesure son amère victoire :
« Ce qui se produit est plus violent que ce que l’on voit.
Où bat un cœur, il sera brisé. Chaque
monde s’engendre du meurtre.
Et l’éphémère triomphe. »
Le deuil lui intime de parler ;
la mort de la valeur, de pleurer ; toujours,
que cette voix, ces larmes
reçoivent ou non une couronne dans les ténèbres.
*
À la jeunesse (An die Jugend)
Comme le voyageur qui, à son retour, le soir
devant la porte se retourne encore une fois,
encore une fois embrasse le paysage serein avant
que la nuit ne le lui prenne ;
vers ce plus beau pays, cette plus forte
vie, la pauvre âme harcelée par la peur
soupire de nostalgie, écoutant la pulsation
du cœur battre dans un silence plus profond.
C’est ainsi, jeunesse, que t’aimant plus fort car
tu n’es plus, à jamais n’es plus, et t’aimant pour la première fois
pleinement, douloureusement comme seul se peut aimer ce qui est mort
et ne reviendra pas –
je contemple, dans leur éclat éternisé,
ta douce compréhension de l’amère loi, ta joie,
ta puissance, tes forces,
ta sainte beauté.
Toujours mûrit et devient doux dans l’harmonie
âcre des chansons de la jeunesse le clair retour
d’Apollon, et s’élève le fils de Sémélé
dans des yeux ivres, bruns,
sauvages et doux comme un regard de biche.
Inaltérable résonne la séduction lointaine
d’une harpe ; le toujours-aimé
chemine dans la campagne solitaire ;
ton charme atteint profondément celui qui vieillit ;
et, par la douleur de sa perte enflammé,
ah, il devine, frémissant,
un plus long automne pour l’humanité.
Où – gémit-il alors – demeures-tu, printemps attique,
jeunesse de l’homme, si bleue, qui enfanta des dieux
avant que l’obscur démon de la souffrance corrompe
en toi ton désir de lumière :
les dieux sont morts. Seule reste la faible trace
de leur mesure sereine ; et dans la solitude,
résonnant encore après la dernière strophe, la nostalgie chante
ce qu’elle reçut d’une plus noble origine.
*
Mourir sur son bouclier (Auf seinem Schild sterben)
Vous, combattants immobiles de plus noble patrie !
vous couronnez-vous déjà ? La sainte odyssée
n’est pas encore finie. Jamais notre part
n’eut pour nom vivre et revenir.
Une pauvre existence se sauve toujours
dans le vénal héritage d’un jour vénal : seul
notre sacrifice est grand. Même la terre
disparaît, même les dieux meurent.
Mais la mort a la durée. Ce qui se fait en vain
a la durée. La nuit qui nous enveloppe a la durée.
Il ne nous sied pas de poser des questions. À nous autres
il convient de tomber, chacun sur son bouclier.
*
L’arbre dans le givre (Baum im Frost)
Sur les monts revient la lune sereine.
Des tombeaux dans le val s’élève un son plaintif.
Mais la grande aile de glace tinte
redoutablement au-dessus de la tête. Les siècles
en murmurant l’ont mûri. Longtemps, longtemps, devant la maison
et le gué, il a lancé ses antennes dans la terre, devint mystère, fut
grand et plein dans les étés,
et des générations l’ont bercé de leurs vagues.
Ô la peur solitaire ! Ô l’abandon,
quand sur la pensée et la sève se répand une blanche immobilité.
Une ultime tempête réduira soudain ses racines au silence
et le ploiera vers le sol inexorablement.
Dans la frondaison habitée s’effraient les oiseaux dormants,
sans raison, s’élevant lourdement dans le ciel
nocturne en cercles confus
chassés loin vers la lune.
*
Es-tu femme… (Ob du ein Weib bist…)
Es-tu femme – je ne sais.
Ce qui en toi est corps, je ne veux point le savoir.
C’est ton immortalité que je souhaite sonder.
De loin je te pressens lumière,
toi qui de mon âme fourvoyée
es le second visage,
que je me tourmente à chercher.
*
Debout pour que le rêve… (Auf daß der Traum…)
Debout pour que le rêve puisse toujours te revivre.
Comme un paysage vu naguère dans l’enfance
rayonne plus profondément, dans un voile de vapeur,
car l’âme en tisse une image plus grande –
ainsi commencé-je d’être avec toi seulement quand je m’extirpe.
Et quelles retrouvailles quand, avec la douceur des larmes,
un rêve contrit, par son ample vol,
regagne une plus belle réalité ?
Le ciel n’était-il pâle, le paysage sombre
et incertain dans le souffle du crépuscule ?
L’arbre et la maison ne se mêlaient-ils ainsi que des spectres ?
À présent tout le pays respire dans une étincelle de lumière,
et le long du chemin gorgé de parfums d’été
brillent des roses rouges en la feuillée pensive.
*
Le chemin est dégagé… (Der Wegt liegt klar…)
Le chemin est dégagé, même si le cœur tremble souvent ;
il me conduit héroïquement à travers la solitude
vers ton sein. Ce siècle désert fait silence,
ton bras trace un cercle et, vois, je vis
dans un havre de paix :
quatre murs, foyer et lampe, laine et lin,
veille et sommeil, embrassement, pain et vigne
signifient un monde car tu les as consacrés.
L’ancienne patrie, nation des clans,
est devenue distance, étrangeté. – Comme le vent depuis la mer
l’agite, me cherchant autour de la maison tranquille.
Qu’était-elle, qui s’écoule comme le vent autour de la maison ?
Je m’accroche, apaisé, à tes yeux, à ta lèvre.
La patrie se ferme aux horizons étrangers.
*
Embrasser en maître la rotondité de la terre… (Das Rund der Erde meistern zu umfahnen…)
Embrasser en maître la rotondité de la terre
avec l’épée et le feu, l’amour et ses présents :
Ah, le vain songe, ah, l’outrageux dessein d’enfant –
L’homme a depuis longtemps rejeté ces rêves.
Il ne veut plus qu’un coin de terre
où vivre, semer, récolter.
Et, le soir, après la fatigue et la sueur,
le bonheur d’un repos réparateur.
L’ombre d’un banc devenu cher,
un vieux livre, un chemin loin du bruit,
et parmi des feuillages sombres au crépuscule
ta robe claire dans cette paix d’Arcadie.
C’est un don bien suffisant ! Mon amour, merci !
Les bras audacieux ont appris à se satisfaire.
*
Les bras audacieux ont appris à se satisfaire… (Die kühnen Armen haben sich beschieden…)
Les bras audacieux ont appris à se satisfaire.
Le monde plein de grâce qu’ils enserrent est mien.
Le vol dans le néant, la chute de l’Icaride
sont entrés dans le ciel de cette terre.
Et la variété de cette terre, de cet ici-bas,
est toujours grande, extraordinaire ;
et digne de s’y façonner un destin
et suffisamment douce pour y respirer.
Certes, j’entends encore parfois des bruits disparus
et je sens des ailes, de grandes ailes me caresser –
Alors je m’ébahis dans la nuit et ne peux dormir.
Comme avant, quand nous nous retrouvions dans l’obscurité
et que sur la colline mystérieuse
une lune silencieuse montait, que nous regardions timidement.
*
Une lune silencieuse montait… (Ein stiller Mond stieg…)
Une lune silencieuse montait, que nous regardions timidement.
Un été rayonne – Seigneur, laisse-nous le vivre !
Une mer sombre paraît, lisse comme un miroir.
Un bateau s’avance, blanc, dans le bleu profond.
Des fruits aigres-doux, et les roses sombres,
les roses emperlées de la rosée des larmes, aux feuilles claires,
c’est ce que tu nous as offert, Seigneur, sur le chemin
auquel, depuis cette lune, nous nous sommes donnés.
Commande, Seigneur, aux nuages, au vent !
Vois notre frêle esquif avec miséricorde !
Conduis-nous vers un automne clément !
Et quand tu nous auras blanchi les tempes,
fais-nous trouver ensemble notre accomplissement !
C’est le dernier mot contre toute folie.
*
Encore une fois, avant que… (Noch einmal, eh…)
Encore une fois, avant que s’éteigne la lumière du cœur,
flambe, volonté d’éternité !
Sois rêvé encore, noble rêve, dans la souffrance,
toi le pain bénit de la vie plus grande !
Et quand, aussi, le joug de la nécessité
menace d’écraser l’homme nu,
accroissez, ô dieux, par une détresse plus grande
la dignité de cet héroïsme !
À ceux qui rayonnent, réduits au silence dans la rumeur des tièdes,
dévorés par l’outrage, brûlés par le néant,
dans le vertige de ce siècle aliénés à soi –
donnez de redresser plus haut ce qui n’est que décombres,
donnez-leur – encore une fois –, dans le martèlement du poème,
la force fière, le farouche courage de faire face à l’horreur !
*
Michelagniolo
Ndt. Michelagniolo est le nom que se donnait Michel-Ange.
J’ai servi de nombreux maîtres et n’ai jamais servi.
Aucune gloire au monde ne peut acquitter l’injustice.
J’ai façonné le genou puissant et terrestre de Moïse
pour moi seul. C’est assez. J’ai créé, j’ai souffert.
J’ai vécu du feu qui m’enveloppait.
Pourtant dans ces flammes eux sont morts.
Je suis allé fièrement jusqu’à la limite de la nuit.
Ils voulaient, loque, envieux, mite et ver,
arrêter la tempête et voilà qu’ils se retrouvent dans la tempête.
Ils élevèrent leurs cierges vite allumés
tandis que les éclairs faisaient trembler le dôme et la tour,
et crièrent : C’est par nous que la lumière a été faite !
Trois vies durant j’ai été seul avec moi-même.
La tempête s’est dissipée, le tourment et la souffrance restent.
Ne rien voir, ne rien entendre : ultime bonheur. Cela suffit :
tant que l’outrage et l’humiliation prospèreront,
j’aimerai le sommeil, être absolument pierre,
comme les blocs dont j’ai tiré des rêves.
*
Chemin (Weg)
Non, nous ne mourons pas : encore
et toujours nous réveille l’horreur.
Nous ne devenons jamais muets : des chansons,
la souffrance omnipotente fait jaillir des chansons.
Nous ne devenons jamais aveugles : la nuit,
toute la vie nous devons regarder la nuit.
Nous ne devenons jamais sourds : les trompettes
du Jugement dernier retentissent
avec force à notre oreille.
Nous ne tombons pas malades : le cœur
est recouvert de terre et guérit –
Non, nous ne mourons pas : plus loin,
plus haut nous pousse la volonté –
sans attendre,
depuis toujours.
*
Pro Domo
Je ne cherche pas à rendre les hommes heureux.
Je ne cherche pas à élever des anges.
Je ne veux abattre aucun ciel.
Je veux l’art.
Les larmes nues sont laides.
Le bégaiement de l’ivresse est laid.
L’image d’un paysage est dépourvue de Dieu
sans la forme.
Tout mouvement est mauvais.
Dieu est le repos éternel.
Au plus profond atteignent les morts.
Que l’œuvre soit immobile !
Une seule vertu sied à l’artiste :
qu’il attende jusqu’à ce qu’il soit un homme.
Les enfants jouent et font du bruit,
l’art est silencieux et dur.
*
Fleurs (Blumen)
Vous qui vivez plus profondément que nous, plus près de la terre,
et plus loin que nous de son tourment, votre vie est pure.
Vous ressuscitez : pour nous la mort
est une douloureuse séparation à jamais.
Mourir, pour vous, est seulement un moment de repos. Et vos ailes
montent plus belles dans les brises caressantes,
et votre émail immortel nous fait profondément trembler,
nous, ombres mauvaises.
À vous ne fait pas peur la nuit, qui de nos péchés sans nombre
est la silencieuse accusatrice. Vous, calmes étoiles,
flottez, reflétées en grand dans l’aube
d’un regard d’enfant.
Parmi vous se trouve l’harmonie. Timides, vous pouvez
vous ouvrir à la rosée comme à la tempête des demandes d’amour.
Nous restons en dehors, au loin ;
orgueilleux, pleurant –
Et puis errant, tandis que vos racines, gardées
intactes, s’abritent fraternellement dans le sein de Dieu,
et votre recueillement baise Son front, au milieu
de notre abîme.
*
Dent-de-lion (Löwenzahn)
Aucun vase ne veut de toi. Aucun
amour n’est par toi illuminé.
Mais de tes graines la pure
et blanche boule rêve comme
un nuage, comme le noyau de la terre.
Souris ! sens-toi compris !
Fleuris ! C’est ainsi que le silence devient grâce.
Lait amer et duvet qui glisse :
Ô pas la haine – la sagesse élargit
le ciel. Immobilité. Patience.
Si tu étais né haut,
loin, rare, tôt,
devant le cours indifférent des Horae
tu ouvrirais, non pas perdue
mais tout grand, ta merveille.
*
Autoportrait en l’an 1926 (Selbstbildnis aus dem Jahre 1926)
Esclave et lâche : trente-quatre ans
d’amère pauvreté que je porte sur le dos.
Un joug qui ne se laisse pas secouer, un véritable
et total enfer : flammes, martyre, perfidies,
déshonneur, raillerie, pitié, honte !
Le pain saumâtre de la patience muette.
Rester éternellement accroupi au bord de la route.
Dans le soir prématuré, la folie et la mort pointant.
Autour de moi un peuple de pygmées fantomatiques
conduits par des gredins et des analphabètes :
aussi ai-je le droit chaque matin d’entrer sur la pointe des pieds
dans le cercle saint de l’art.
Aussi ai-je le droit chaque matin de me préparer de nouveau
pour être le diligent laquais d’un laquais quelconque ;
et chaque soir de m’enorgueillir d’une liberté
qui dans le vin savoure son droit délirant.
Un haussement d’épaules de rigide fierté bourgeoise,
paysan encore par le sang, déjà dépendant des usines :
j’ai déployé toute une force de ramures et de tronc
pour une motte de racines.
Né dans un siècle impuissant,
je me débats à travers un rêve créateur ;
cyclope de quelque gris paganisme perdu
en ce monde égaré de vapeur et d’écume.
La foi, l’espoir, l’amour,
j’ai dû les étrangler et les ensevelir.
Dans la stérile tragédie de l’instinct de prestige,
c’est le rôle d’un assassin que je dois jouer.


