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La dernière ombre d’arbre : La poétesse Oda Schaefer
Oda Schaefer (1900-1988) est une poétesse majeure de l’après-guerre en Allemagne de l’Ouest, bien qu’elle restât largement à l’écart des tendances dominantes de la Génération de 47 et des cercles liés à cette mouvance. Elle était l’épouse de l’écrivain Horst Lange (1904-1971) et perdit son fils, porté disparu sur le front de l’Est pendant la Seconde Guerre mondiale.
Par ses deux parents issue de vieilles familles allemandes des Pays baltes et comptant parmi ses ancêtres du côté paternel les peintres Von Kügelgen, à l’instar de Gerhard von Kügelgen (1772-1820) dont sont célèbres des portraits de Schiller, de Goethe et des familles princières de Prusse et de Russie, elle était la fille de l’écrivain Eberhard Kraus (1857-1918) que ses tendances conservatrices poussèrent au suicide au moment de la défaite allemande de 1918. Le nom Schaefer vient de son premier époux, l’illustrateur Albert Schaefer-Ast.
Un film, Poll par Christopher Kraus, est sorti en 2010 et s’inspire d’une œuvre autobiographique d’Oda Schaefer.
Pour les présentes traductions, nous avons utilisé deux livres : Der grüne Ton, sorti en 1973 cher R. Piper & Co. Verlag, et qui comporte une partie d’inédits et une partie anthologique de vers plus anciens, ainsi qu’une anthologie à proprement parler, Wiederkehr, parue en 1985 dans la même maison d’édition. Les deux livres comportent un nombre important de poèmes en commun, sans doute parce qu’ils sont tous deux sortis chez le même éditeur. Les anthologies ne permettent pas de se faire une idée précise des dates de parution des poèmes car ceux-ci, chose courante dans l’édition allemande, sont classés en fonction de thèmes plutôt que d’après leur date de parution en recueil.
Oda Schaefer a suivi une trajectoire commune à de nombreux poètes européens du vingtième siècle, avec à ses débuts une poésie classique, versifiée, puis de la poésie libre. L’auteur de la postface à l’anthologie de 1985, Walter Fritzsche, responsable du choix des poèmes, écrit, à cette date donc, « Aujourd’hui que beaucoup de jeunes poètes se remettent à rimer… » (« Heute, da viele junge Dichter wieder reimen… »), ce qui nous paraît digne d’être relevé : c’est la première fois que nous entendons parler d’une résurgence récente de la versification classique. Nous ignorons si le phénomène a été remarqué par d’autres…
*
La note verte
(Der grüne Ton, 1973)
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Ndt. Il s’agit d’une note de musique. La polysémie du terme français ne permettrait pas de garder un tel titre de recueil, en raison de l’ambiguïté qu’elle entraîne, pour une publication dans notre langue, mais il n’est pas nécessaire de considérer cela pour le présent billet, une simple note du traducteur suffisant à dissiper tout malentendu possible.
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Insomnie (Schlaflos)
Toujours d’entends des pas
dans ma chambre la nuit ;
au milieu de l’obscurité,
ils s’arrêtent.
Ils se mettent à briller,
verts en leur immortalité :
apparitions des profondes, humides
oubliettes du temps,
ombres flottant transparentes,
sans plus de chair ni d’os ;
c’est l’avidité de cette vie impure
qui les amène.
L’un montre à tous
les plaies béantes de sa tête ;
il gisait dans les orties
entouré de feuilles.
Un autre, aux joues creuses,
mourut de faim près des corbeaux,
desséché dans son rêve, un désir
de départ rapide.
Soldat gris, non oublié
qui m’as offert ton existence,
je mesure ton sacrifice
trempé de sang.
Et toi, la malade pâle,
autrefois florissante, rouge comme une rose,
à la persécution et mort
de ta vieille race tu as succombé.
Le cinquième, sur des coussins épais,
aux traits exsangues,
fut brutalement tiré dans les ténèbres
et vit la lumière.
Le visage des heures muettes
est sévère, équitable et blême,
chacun montre ses blessures,
la marque de sa mort.
Ils vacillent dans le vent de l’aube
et disparaissent lentement,
me laissant la fatigue de chercher
ce qu’ils ont voulu dire.
*
Limmatquai
Ndt. Le Limmatquai est une rue de Zurich, longeant la rivière Limmat qui lui donne son nom, « quai de la Limmat ».
Quand je le souhaite,
tu renais à la vie,
homme mort
il y a longtemps
et que je connus à peine –
nous nous retrouvons
transportés à cette minute
qui descendait à l’horizon
gravée dans le verre opaque
d’un soir de brume
sur le Limmatquai.
Le globe du lampadaire
pendait parmi les branches
de l’arbre noir de laque,
lune d’octobre
entourée par l’anneau
d’un halo de sept couleurs.
Ce fut, cette seule minute,
une poignée de secondes comblées
où nous nous regardâmes et
fûmes précipités
dans le puits des pupilles
où l’image se forme
sur la couche sensible à la lumière
du souvenir.
Et je te ramène au jour de nouveau,
vieille photographie
figée dans la pose du questionnement,
brunie par le temps.
Je te ramène au jour de nouveau
quand je veux revoir le passé,
vers ce moment de fascination
non vécu, seulement senti,
qui flotte encore
avec le brouillard du Limmatquai.
Une femme vit un homme
dans la rue illuminée de flaques.
*
La dernière ombre d’arbre (Letzter Baumschatten)
Ces ombres qui rêvent
sont d’un vert d’aquarium sur du roux ;
la lumière filtre comme de l’eau dans la mousse
parmi les calmes
et vieux châtaigniers.
Ils endurent l’air saturé de mort,
portent l’humidité du soir,
le silence est pesant
de voix qui résonnent au loin.
Les châtaigniers, caryatides de l’invisible,
demain déjà sans feuilles,
bras vides tendus
après-demain. –
Alors c’est l’hiver
et la neige est lourde à porter.
*
Dryade (Dryade)
Je ne veux rien d’autre qu’avec beaucoup de branches
t’enlacer et de toute l’épaisseur
des forêts sombres t’envelopper,
t’étouffer, me pencher sur toi
et te voler le moindre grain de lumière,
ô douce et forte vie.
Alors, plongée dans le sommeil, tu dois
sortir à nouveau de cette inconscience,
je desserre doucement les lianes
et souffle sur tes joues,
jusqu’à ce que tes yeux fermés voient :
la clarté dorée revient
et je me disperse comme les froides,
les blanches brises sur le mur,
dans la folle confusion de feuilles où
tu rêvais, emperlée par l’étuve
de la nuit obscure et de la peine accablante,
comme perdue sans retour…
*
L’ensorcelée (Die Verzauberte)
Comme le corps vert de la libellule,
l’œil du crapaud sur elle,
ainsi je flotte sur les ondes
de la source murmurante
qui coule de ton Moi obscur.
M’entends-tu ?
Me vois-tu ?
Ah, je suis invisible
dans le duvet blanc de l’araignée,
dans le fil embrouillé de l’herbe,
sous l’aubépine et la fougère.
Tout ce qui murmure et mousse,
tout ce qui frissonne et tremble,
c’est moi qui rêve solitaire
et dont la vie est une échappée à tire-d’aile.
Dans les roseaux, dans les joncs,
un oiseau chante ma chanson,
une robe de cygne est prête
pour ma fuite.
Cherche-moi !
Trouve-moi !
Jusqu’à ce que je te revienne,
légère comme une plume,
tout est calme et vide,
ce qui me ressemble encore.
*
Contre l’obscurité du monde (Gegen die Dunkelheit der Welt)
Qui a le courage d’emmener les autres
de l’autre côté du fleuve noir
dans l’incertain de la brume,
de chercher les égarés
parmi les innombrables troncs identiques
égarant les plus sains.
Qui a le courage de soigner le lépreux,
de baiser le chancre du mendiant
ou les cicatrices de l’homme
que le lance-grenade au visage a frappé.
Qui a le courage, en voyant le corps difforme,
de réprimer son effroi qui est comme un loup
dévorant le meilleur de l’homme,
de reconnaître la lumière dans les yeux du nouveau-né,
de l’enfant né sans mains
et de vouloir le protéger
contre sa propre panique meurtrière
et d’accepter, une vie entière,
qu’il veuille respirer comme nous.
Qui a le courage de rester auprès des obscurs
que tous évitent,
quand les êtres de lumière là-haut, tout là-haut
séduisent les foules faibles.
Qui a le courage de l’amour qui dure !
*
La mariée (Die Braut)
J’étais autrefois l’herbe qui se balance au vent,
l’herbe qui succombe au vent humblement,
au vent ! ô écoute comme il chante cruel
le long des prés odoreux et gémissants.
Entends-moi trembler dans sa puissance,
mes racines se détachent de la terre,
dans les airs, dans les airs je vole,
convoitée, enlevée, à en perdre l’esprit.
Je ne sens, je n’éprouve que le vent, lui seul,
il me berce dans ses bras, herbe endormie ;
comme sa poitrine est douce, et sombre sa chanson,
quand tombant, la nuit, il m’entraîne dans sa chute…
*
Merle en hiver (Amsel im Winter)
Douce gorge, verte et vagabonde,
solitaire dans les grises profondeurs du brouillard,
aile blessée tourbillonnant frénétiquement
comme une chauve-souris devant le jour et la rosée,
dans l’obscurité croissent les moisissures pâles,
la peau de l’humidité se colore de noir,
tandis que tu chantes le ciel clair,
l’odeur des peupliers, la résine dorée.
Le vent brise les veinures des feuilles
et la pluie tombe sur l’herbe morte –
tintant sur des lèvres invisibles,
une flûte traverse le voile blême
et se dissipe dans un rêve crépusculaire et la moiteur,
trop tôt, comme la note des joncs ;
ô merle, lance ta complainte jusqu’au retour
de la nouvelle année† au trône bleu.
† La nouvelle année : Nouvelle année non pas calendaire, commençant le 1er janvier, en hiver, mais année des saisons qui commence avec le retour du printemps.
*
Été (Sommer)
Les cheveux blonds de l’été, par le vol
du vent affectueusement emportés,
frémissent comme la feuillée dans les vertes profondeurs
quand d’une source fraîche qui le portait
un souffle monte, non encore touché,
tel que des nymphes claires dormant sans rêves –
souffle d’une bouche invisible
qui toujours s’exhale et jamais ne repose
tant que les jours bleus colorent les fleurs
et que les nuits obscurcissent la terre
aux chaudes averses odorantes,
et que les fièvres d’un jour meurent dans la brise.
*
La métamorphosée (Die Verwandelte)
En terre un jour je veux reposer,
dans la terre noire, mouillée :
que les bouleaux se bercent,
branches entrecroisées, au-dessus de mon corps,
que de ma poitrine naissent des taurillons,
de mon ventre de l’herbe,
que mes lèvres baisées souvent
nourrissent la mousse silencieuse.
De mes mains ouvertes se presseront
des jasmins que je cueillis
et dans les buissons les merles en leurs transports
chanteront encore mon dernier sourire ;
les larmes versées brûleront toujours,
là où poussent les orties ;
ainsi ne pourra-t-on plus me distinguer
de ma verdure transformée.
*
Réapparition
(Wiederkehr, 1985)
.
Séduction et imploration (Verführung und Beschwörung)
Jamais tu ne dormiras aussi profondément
que dans la sombre demeure de terre ;
ceux qui sont parvenus à ces profondeurs
se reposent de la douleur et des larmes,
jamais tu ne dormiras aussi profondément !
Tu t’enfonceras toujours plus profond,
vers où nul buisson d’épines,
nulle grise luminosité de pluie
ne sépare amèrement la nuit du jour,
tu t’enfonceras toujours plus profond !
À la fin tu rêveras dans le noir
de toi déjà connu,
car la chandelle sans feu
ne brillera pas dans ta main,
à la fin tu rêveras dans le noir !
Et ton sommeil durera toujours,
merveilleusement, sans que rien l’alimente,
tu dormiras, tandis que ton affliction
insensible et trouble roulera au caniveau,
et ton sommeil durera toujours.
…
Tu souris d’un sourire d’os et me tire vers les profondeurs,
ô retire tes mains desséchantes de moi !
Enivrée de nerprun, je m’enfonce lourdement
dans les chambres obscures grouillantes d’insectes et de vers.
Tu flûtes ta chanson sur l’os ensorceleur ;
capiteux, étouffant, ton blême chalumeau m’appelle.
Les chaînes, les cuirasses tombent brisées,
les assuétudes de fer, les années de plomb.
Ne me séduis pas avec la paix sans douleur !
Dans la clarté de la lune vole mon cheval ailé ;
ce n’est pas un lit pour le rêve aimable
que la caisse de sapin fermée à coups de marteau.
Ô fais silence, importune, sous le tumulus !
C’est trop tôt, comme le chant de l’alouette en mars,
qu’au sommeil tu convoques l’aile fatiguée –
par des flots de sang écarlate le cœur se défend.
*
Mondsee
Ndt. Le Mondsee passe pour l’un des plus beaux lacs d’Autriche. Le titre peut à la rigueur ne pas être le toponyme en question ; rien ne l’indique dans le poème lui-même, et il pourrait donc s’agir d’un « lac de lune » dans le sens de tout lac reflétant la lune, n’était, sans doute, que ce nom ne peut manquer d’évoquer le Mondsee pour un germanophone.
Comme une dernière, lourde larme,
le clair de lune roule silencieux
sur le lac, vers le rivage
où endormis les cygnes noirs
couverts d’ombres épaisses et profondes,
ensevelis, reposent, après les envolées
parmi les joncs de mortes anses.
Et dans le ruissellement sourd de la rame
s’évase continûment un cercle
qui, obscur dans la pâleur verte,
se dissipe ainsi qu’un rêve et que portent
les basses des crapauds – ici soupire ta bouche,
ô vaste nuit étoilée, comme si sonnaient
les cloches de toutes les profondeurs de l’eau.
*
Les enfants (Die Kinder)
Ils ont pris leur haleine pure aux sources des forêts,
leur pas léger au pied de l’animal des bois,
volatiles comme la fumée blanche des nuages
se sont formées les frontières de leur image.
Les jours bleus et les sombres nuits étoilées
ont coloré la neuve lumière de leurs regards,
délicates comme l’herbe et les entrelacs de la mousse
flottaient les minces chevelures autour de leurs visages.
Mais le temps toucha ces papillons,
un rude vent brisa leur vol,
et leur éclat était mortel, comme toute chose
sous le ciel qui les portait.
*
Reflet dans l’eau (Spiegelbild im Wasser)
Ce pâle nénuphar en bas
ressemble à mon visage,
autour les algues répandues
tressent des cheveux verts.
Qu’étrangement fleurit cette blancheur
détachée toute de la chair,
tremblant quand la chaude
brise la dénude.
Alors un frisson passant
sur l’eau la fait tressauter,
une ondée tombe de la nue,
le jour est altéré.
Comme une anémone
s’effeuille mon visage,
la couronne s’est évanouie,
la lumière, soufflée.
*
Pictogrammes (Bilderschrift)
Sous l’écorce du pin
l’insecte a creusé ses galeries :
labyrinthe, hiéroglyphes, méandres,
lignes du destin
tracées par le topographe.
Sont-ce des figures,
plates, de parois de grotte,
des hommes armés de lances et un aurochs,
une fourche et un serpent,
un mystère préhistorique,
un tabou contre la peur ?
La mousse, tendre pellicule, s’effrite,
algues vert-de-gris de l’air.
Le bois est à nu
dans la clarté, la lumière,
coloré d’orange et jaune
et, là où la moisissure
fleurit avec l’humidité,
de verdâtres fantômes de phosphore.
Sous l’écorce du pin
en silence le destin s’est formé
comme une écriture pictographique.
À présent apparaît le plan
que suivait l’arbre
depuis le commencement,
comme le dernier visage
sur les traits d’un mort.
*
Trace d’amour (Liebeszeichen)
Un peu de cendre seulement
de ta cigarette
ce jour-là,
quand les tilleuls
et le jasmin
se pressaient
dans la douce profusion
de leurs parfums.
Un peu de cendre seulement
de ta cigarette
je l’ai trouvée aujourd’hui
une petite tache grise
sur une page
d’Anna Karénine,
et je te revois,
le livre sur les genoux,
la tête penchée,
lecteur
qui oubliait ce monde
pour la malheureuse
qui se jeta devant un train,
non, sous le deuxième wagon,
le premier déjà passé,
et qu’ensuite Vronski trouva
intacte
dans sa beauté.

