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De la poignée de lycées parisiens d’où sort la littérature française : Les chiffres
Le présent billet est l’étude annoncée à Philo 46 par ces mots : « Depuis deux cents ans, les écrivains de ce pays sortent des mêmes deux ou trois lycées de la capitale. C’est un pays qui non seulement croit être le phare intellectuel du monde mais prétend aussi avoir inventé la société juste. On nous dira : « Pas tous les écrivains. » Il suffit que la proportion soit accablante. Il était difficile d’en avoir une intuition claire avant Wikipédia et la rubrique Formation ; il ne reste plus à présent qu’à faire le calcul. »
Les « deux ou trois lycées de la capitale » sont précisément au nombre de cinq. Quelques autres lycées parisiens complètent ceux-ci, ainsi que deux lycées de banlieue parisienne, Lakanal à Sceaux et Pasteur à Neuilly-sur-Seine. Comme le montrent les résultats chiffrés ci-dessous, les écrivains français connus n’étant pas passés par un de ces lycées (cycle secondaire ou classes préparatoires littéraires) sont excessivement sous-représentés. De cette portion congrue, une proportion non négligeable s’est encore dirigée sur Paris pour des études supérieures, et même les rares qui n’ont fait aucunes études à Paris ont mené leur carrière littéraire à Paris ; le reste approche de zéro.
Cette liste est un choix d’écrivains français des dix-neuvième et vingtième siècles, ayant suivi des études après l’Ancien Régime. Il s’agit de montrer la situation qui a prévalu depuis la fin de l’Ancien Régime, mais depuis Tocqueville on sait, et nous tenons à le rappeler ici, que la « rupture » a été en bien des domaines une continuité. Sous l’Ancien Régime déjà de grands écrivains sortaient de ces établissements : Molière, Voltaire, par exemple, sont d’anciens élèves du lycée Louis-le-Grand, resté à ce jour la plus importante pouponnière d’écrivains français, de même que des élites du pays, tous secteurs confondus.
Les noms qui figurent dans notre liste ne sont pas tous connus du grand public, car certains ont été largement oubliés entre-temps, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne tenaient pas le haut du pavé de leur vivant. C’est parmi ces noms plus obscurs que le choix pourra paraître arbitraire ou douteux par les noms retenus ou ceux omis. Cette liste n’est qu’un échantillon. Nous avons des raisons de penser, présentées en (II) E infra, que, si cet échantillon pèche, c’est plutôt dans le sens d’une modération de la prééminence que nous mettons à jour. En tout état de cause, les noms les plus connus du plus grand public figurent dans l’échantillon.
Nous n’avons cependant pas retenu les femmes, pour la simple et bonne raison que, sur la période considérée, la mixité scolaire n’existait pas ou se mettait en place lentement.
Nous n’avons pas non plus retenu les écrivains francophones des pays voisins, Belgique, Suisse, sauf si, comme d’autres étrangers, ils firent leur carrière littéraire en France.
Nous n’avons pas non plus retenu les écrivains de langues dites régionales (Frédéric Mistral…), ce qui n’aurait guère eu de sens : le système éducatif français tendait à éradiquer ces langues. Et si nombre des écrivains ci-dessous viennent de nos provinces, il faut bien voir que le processus éducatif auquel ils sont soumis consiste à les en extraire pour les baigner dans les sphères abstraites de la rationalité instrumentale. Les régions sont dans les lettres françaises au mieux unsouvenir d’enfance, autrement c’est du « régionalisme ».
Enfin, nous n’avons pas retenu les écrivains encore vivants. Nous ne saurions dire si leur inclusion renforcerait ou affaiblirait la tendance mise à jour dans cette étude. Cette tendance n’est d’ailleurs pas une révélation : personne ne peut penser que dans un pays aussi centralisé que la France le milieu littéraire puisse échapper à la règle.
Ces écrivains sont des hommes de lettres, non des philosophes ou des savants, à moins qu’ils n’aient écrit de la littérature (romans, poésie…), à la rigueur des noms influents de la critique littéraire (Sainte-Beuve, qui a d’ailleurs écrit de la poésie et un roman, Ferdinand Brunetière, Roger Caillois), mais le même phénomène de concentration est bien évidemment à l’œuvre dans l’ensemble des disciplines intellectuelles. C’est toute la crème du pays qui sort de la même pouponnière parisienne.
Nous n’avons en outre retenu que la littérature « nobélisable », c’est-à-dire que nous avons exclu les auteurs spécialisés de romans policiers, dont la France présente quelques représentants de mérite. À première vue, la concentration n’est pas aussi importante dans ce genre « mineur ».
Les cinq lycées parisiens ayant produit la majeure partie des noms de la littérature française sont également ceux qui sont encore aujourd’hui les plus prestigieux et les plus élitistes, à savoir, par ordre de « productivité » selon notre liste :
Louis-le-Grand (5e arrondissement)
Condorcet (9e)
Henri-IV (5e)
Janson-de-Sailly (16e)
Stanislas (6e)
Les autres établissements parisiens représentés, mais dans des proportions comme on le verra beaucoup moins importantes, sont :
Charlemagne (4e)
Saint-Louis (6e)
Chaptal (8e)
École Alsacienne (6e)
Turgot (3e)
Buffon (15e)
Colbert (10e)
Carnot (17e)
Jacques-Decour (9e)
Notre-Dame-des-Champs (6e)
Plus deux lycées d’Île-de-France : Lakanal à Sceaux et Pasteur à Neuilly-sur-Seine.
Puis viennent quelques lycées de province et enfin des écrivains étrangers ayant choisi de faire leur carrière en France (évidemment à Paris), après des études dans leurs pays d’origine. Pour les écrivains français n’ayant pas poussé leurs études jusqu’au lycée, un « / » l’indique dans la liste.
Cette liste comporte 205 noms, présentés en (I). La répartition est analysée en (II).
Quand un de ces noms a fréquenté deux ou plusieurs établissements de l’enseignement secondaire, nous ne comptabilisons qu’un seul établissement. Si l’un des établissements est de ceux dont nous cherchons à montrer la prévalence (le « top 5 »), c’est évidemment l’autre que nous écartons. Si les deux établissements appartiennent au même top 5, nous avons gardé celui qui est en tête de liste.
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(I)
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Alain-Fournier : Louis-le-Grand
Jean Anouilh : Chaptal
Guillaume Apollinaire : Henri-IV
Louis Aragon : Carnot
Antonin Artaud : Marseille
Jacques Audiberti : Antibes
Marcel Aymé : Besançon
Honoré de Balzac : Charlemagne
Théodore de Banville : Condorcet
Jules Barbey d’Aurevilly : Stanislas
Henri Barbusse : Jacques-Decour
Maurice Barrès : Nancy
Georges Bataille : Reims
Charles Baudelaire : Louis-le-Grand
Hervé Bazin : Buffon
Samuel Beckett : Irlande
Georges Bernanos : Notre-Dame-des-Champs
Tristan Bernard : Condorcet
Aloysius Bertrand : Dijon
Antoine Blondin : Louis-le-Grand
Yves Bonnefoy : Tours
Henri Bosco : Marseille
Pierre Boulle : Avignon
Paul Bourget : Louis-le-Grand
Joë Bousquet : Carcassonne
Robert Brasillach : Louis-le-Grand
André Breton : Chaptal
Ferdinand Brunetière : Louis-le-Grand
Michel Butor : Louis-le-Grand
Roger Caillois : Louis-le-Grand
Albert Camus : Alger (Algérie française)
Jean Cassou : Charlemagne
Jean Cau : Louis-le-Grand
Louis-Ferdinand Céline : Rennes
Blaise Cendrars : Suisse
Aimé Césaire : Louis-le-Grand
Gilbert Cesbron : Condorcet
René Char : Marseille
Paul Claudel : Louis-le-Grand
Bernard Clavel : /
Jean Cocteau : Condorcet
François Coppée : Saint-Louis
Tristan Corbière : Nantes
René Crevel : Janson-de-Sailly
Charles Cros : Saint-Louis
Arnaud Dandieu : Condorcet
Pierre Daninos : Janson-de-Sailly
Alphonse Daudet : Nîmes
Léon Daudet : Louis-le-Grand
René Daumal : Henri-IV
Michel Deguy : Louis-le-Grand
Casimir Delavigne : Henri-IV
Michel Déon : Janson-de-Sailly
Paul Déroulède : Louis-le-Grand
Robert Desnos : Turgot
Roland Dorgelès : École des arts décoratifs de Paris
René Doumic : Condorcet
Pierre Drieu La Rochelle : Louis-le-Grand
Maurice Druon : Louis-le-Grand
Georges Duhamel : Buffon
Édouard Dujardin : Louis-le-Grand
Alexandre Dumas : /
Dumas fils : Condorcet
Jean Dutourd : Janson-de-Sailly
Paul Éluard : Colbert
René Étiemble : Louis-le-Grand
Léon-Paul Fargue : Henri-IV
Octave Feuillet : Louis-le-Grand
Gustave Flaubert : Rouen
Paul Fort : Louis-le-Grand
Anatole France : Stanislas
Roger Frison-Roche : Chaptal
Romain Gary : Nice
Théophile Gautier : Louis-le-Grand
Jean Genet : /
Maurice Genevoix : Lakanal
René Ghil : Condorcet
André Gide : Henri-IV
Jean Giono : /
Jean Giraudoux : Lakanal
Édouard Glissant : Louis-le-Grand
Edmond de Goncourt : Condorcet
Jules de Goncourt : Condorcet
Julien Gracq : Henri-IV
Julien Green : Janson-de-Sailly
Pierre Gripari : Louis-le-Grand
Jean Guéhenno : Louis-le-Grand
Maurice de Guérin : Stanislas
Eugène Guillevic : Saintes
Paul Guth : Louis-le-Grand
Ludovic Halévy : Louis-le-Grand
Ernest Hello : Louis-le-Grand
José-Maria de Heredia : Senlis
Victor Hugo : Louis-le-Grand
Joris-Karl Huysmans : Saint-Louis
Eugène Ionesco : Roumanie
Max Jacob : Quimper
Francis Jammes : Bordeaux
Alfred Jarry : Henri-IV
Marcel Jouhandeau : Henri-IV
Pierre Jean Jouve : ? (mais études supérieures à Lille)
Joseph Kessel : Louis-le-Grand
Eugène Labiche : Condorcet
Jacques de Lacretelle : Janson-de-Sailly
Jules Laforgue : Condorcet
Alphonse de Lamartine : Belley (collège des jésuites)
Lanza del Vasto : Condorcet
Valery Larbaud : Louis-le-Grand
Patrice de La Tour du Pin : Janson-de-Sailly
Jacques Laurent : Condorcet
Lautréamont : Pau
Paul Léautaud : /
Leconte de Lisle : Dinan
Michel Leiris : Janson-de-Sailly
Pierre Loti : Henri-IV
Pierre Louÿs : École Alsacienne
Pierre Mac Orlan : Orléans
Stéphane Mallarmé : Sens
Robert Mallet : Louis-le-Grand
Hector Malot : Condorcet
André Malraux : Turgot
Victor Margueritte : Stanislas
Roger Martin Du Gard : Condorcet
Guy de Maupassant : Henri-IV
François Mauriac : Bordeaux
André Maurois : Rouen
Prosper Mérimée : Henri-IV
Robert Merle : Louis-le-Grand
Henri Michaux : Belgique
Octave Mirbeau : Vannes
Jean Mistler : Henri-IV
Henry de Monfreid : École Alsacienne
Henry de Montherlant : Janson-de-Sailly
Paul Morand : Chaptal
Jean Moréas : Grèce
Alfred de Musset : Henri-IV
Gérard de Nerval : Charlemagne
Roger Nimier : Pasteur
Paul Nizan : Louis-le-Grand
Germain Nouveau : Janson-de-Sailly
René de Obaldia : Condorcet
Georges Ohnet : Condorcet
Jean d’Ormesson : Henri-IV
Marcel Pagnol : Marseille
Jean Paulhan : Louis-le-Grand
Charles Péguy : Louis-le-Grand
Georges Perec : Henri-IV
Benjamin Péret : Nantes
Louis Pergaud : Besançon
Jacques Perret : Louis-le-Grand
Georges Perros : Condorcet
Roger Peyrefitte : Foix
Francis Ponge : Caen
Bertrand Poirot-Delpech : Louis-le-Grand
Henri Pourrat : Henri-IV
Jacques Prévert : /
Marcel Proust : Condorcet
Sully Prudhomme : Condorcet
Henri Queffélec : Louis-le-Grand
Raymond Queneau : Le Havre
Raymond Radiguet : Charlemagne
Henri de Régnier : Stanislas
Jules Renard : Charlemagne
Pierre Reverdy : Narbonne
Jean Richepin : Charlemagne
Jacques Rigault : Louis-le-Grand
Arthur Rimbaud : Charleville
Alain Robbe-Grillet : Saint-Louis
Romain Rolland : Louis-le-Grand
Jules Romains : Condorcet
Edmond Rostand : Stanislas
Raymond Roussel : Janson-de-Sailly
Claude Roy : Angoulême
Robert Sabatier : /
Antoine de Saint-Exupéry : Saint-Louis
Saint-John Perse : Pau
Saint-Pol-Roux : Lyon
Sainte-Beuve : Condorcet
Jean-Paul Sartre : Louis-le-Grand
Marcel Schwob : Louis-le-Grand
Victor Segalen : Brest
Léopold Sédar Senghor : Louis-le-Grand
Claude Simon : Stanislas
Stendhal : Grenoble
Eugène Sue : Condorcet
Jules Supervielle : Janson-de-Sailly
Jean Tardieu : Condorcet
Henri Thomas : Henri-IV
Paul-Jean Toulet : Pau
Michel Tournier : Pasteur
Henri Troyat : Pasteur
Tristan Tzara : Roumanie
Roger Vailland : Louis-le-Grand
Léon Valade : Louis-le-Grand
Paul Valéry : Condorcet
Jules Vallès : Condorcet
Vercors : École Alsacienne
Paul Verlaine : Condorcet
Jules Verne : Nantes
Boris Vian : Condorcet
Francis Vielé-Griffin : Stanislas
Alfred de Vigny : Henri-IV
Auguste de Villiers de L’Isle-Adam : Rennes
Willy : Stanislas
Émile Zola : Saint-Louis
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(II)
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Voici la répartition, par établissement parisien et ville de province, de la formation dans l’enseignement secondaire de ces 205 écrivains français.
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Établissements parisiens
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Louis-le-Grand : 45 sur 205 = 22 % (21,95 %)
Condorcet : 29 / 14,15 %
Henri-IV : 18 / 8,8 %
Janson-de-Sailly : 12 / 5.85 %
Stanislas : 9 / 4,4 %
Soit, pour ces cinq établissements : 113 / 55 % (55,13)
Si l’on prend le chiffre de 550 établissements d’enseignement secondaire en France ressortant d’une étude de 1938 (il ne semble pas exister de données plus anciennes, selon l’IA que nous interrogeons), cela signifie que moins de 1 % (0,9 %) des établissements ont servi de pouponnière à plus de la moitié (55 %) des grands noms de la littérature française de ces deux derniers siècles.
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Autres établissements parisiens
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Charlemagne : 6
Saint-Louis : 6
Chaptal : 4
École Alsacienne : 3
Turgot : 2
Buffon : 2
Colbert : 1
Carnot : 1
Jacques-Decour : 1
Notre-Dame-des-Champs : 1
Soit, pour ces dix autres établissements parisiens : 27.
Soit, pour 15 établissements parisiens : 140 sur 205 = 68,3 %
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Établissements d’Île-de-France
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Pasteur (Neuilly-sur-Seine) : 3
Lakanal (Sceaux) : 2
Soit, pour ces 15 établissements ensemble : 145 = 70,7 %
Plus de 70 % des grands noms de la littérature française ont été au lycée à Paris ou en région parisienne.
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Parmi ceux qui ne font pas partie de cette catégorie, les noms suivants ont fait, après leurs années de lycée en province, des études supérieures à Paris (complètes ou non) : Georges Bataille, Yves Bonnefoy, Pierre Boulle, Gustave Flaubert, Romain Gary, José-Maria de Heredia, Max Jacob, François Mauriac, André Maurois, Alain Peyrefitte, Francis Ponge, Raymond Queneau, Claude Roy, Saint-John Perse, Saint-Pol-Roux, Stendhal, Paul-Jean Toulet, Jules Verne. Soit 18 noms.
Ce qui porte la proportion d’études parisiennes à 79,5 %.
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Parmi les noms de notre liste, n’ont fait d’études ni secondaires ni supérieures à Paris, tout en ayant fait des études secondaires (pas forcément des études supérieures) (en ne comptant que les seuls noms ayant grandi en France) : Antonin Artaud, Jacques Audiberti, Marcel Aymé, Maurice Barrès, Aloysius Bertrand, Henri Bosco, Joë Bousquet, Albert Camus, René Char, Tristan Corbière, Alphonse Daudet, Guillevic, Francis Jammes, Pierre Jean Jouve, Lamartine, Lautréamont, Leconte de Lisle, Pierre Mac Orlan, Stéphane Mallarmé, Octave Mirbeau, Marcel Pagnol, Benjamin Péret, Louis Pergaud, Pierre Reverdy, Arthur Rimbaud, Victor Segalen, Villiers de l’Isle-Adam. Soit 27 noms.
Sur ces 27, la grande majorité d’entre eux (24) ont néanmoins fait leur carrière d’écrivain à Paris. Les exceptions à cet égard sont : Henri Bosco, Joë Bousquet, Francis Jammes.
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Ceux qui n’ont pas terminé leurs études secondaires (le « / » de la liste) sont : Bernard Clavel, Alexandre Dumas, Jean Genet, Jean Giono, Paul Léautaud, Jacques Prévert, Robert Sabatier. 7 noms (3,4 %).
Ces sept écrivains ont vécu à Paris, à l’exception de Giono. Ce sont ainsi quatre écrivains français, soit 1,95 % qui n’ont ni étudié ni vécu à Paris.
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Ceux d’origine étrangère et ayant reçu leur éducation (plus ou moins poussée) à l’étranger sont, dans cette liste : Samuel Beckett (Irlande), Blaise Cendrars (Suisse), Eugène Ionesco (Roumanie), Henri Michaux (Belgique), Tristan Tzara (Roumanie). 5 noms (2,4 %), tous établis à Paris.
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Établissements de province
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(Comme expliqué en introduction, ne sont ici retenus que les noms qui ne sont à aucun moment de leur cursus scolaire passés en lycée parisien, que ce soit dans le cycle secondaire ou les classes préparatoires littéraires.)
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Marseille : 4 (1,95 %)
Nantes : 3
Pau : 3
Besançon : 2
Bordeaux : 2
Rennes : 2
Rouen : 2
Alger (Algérie française) : 1
Angoulême : 1
Antibes : 1
Avignon : 1
Belley : 1
Brest : 1
Carcassonne : 1
Charleville : 1
Dijon : 1
Dinan : 1
Foix : 1
Grenoble : 1
Le Havre : 1
Lyon : 1
Nancy : 1
Narbonne : 1
Nice : 1
Nîmes : 1
Orléans : 1
Quimper : 1
Reims : 1
Saintes : 1
Senlis : 1
Sens : 1
Tours : 1
Vannes : 1
Soit 44 noms : 21,5 % ou un écrivain français sur cinq ces deux derniers siècles a fait des études secondaires exclusivement provinciales. (N.B. 82 % de la population française aujourd’hui vit hors de l’Île-de-France).
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Quelques remarques.
A/
Compte tenu qu’une nation se définit entre autres aux yeux de l’étranger par sa littérature, au vu de ces chiffres peut-on dire que les provinces françaises sont la France ? Comme nous l’avons souligné en introduction, nombre des écrivains passés par un établissement parisien viennent de la province, mais ils ne peuvent en parler que comme d’un souvenir d’enfance.
En outre, qu’un tel système doive avoir pour conséquence d’anéantir la vie littéraire des provinces tombe sous le sens. Nombre des auteurs cités et non des moindres daubent dans leurs écrits la vie provinciale comme étriquée, sans paraître voir que le système qui les a formés est en grande partie responsable de la situation intellectuelle des provinces françaises. Chez aucun de nos voisins on ne trouve une telle raréfaction des forces de l’esprit en dehors de la capitale. Tous possèdent différentes « capitales » de l’esprit, enracinées dans des territoires historiques, qu’elles animent en tant que centres dynamiques de formation intellectuelle. C’est le cas même en Angleterre, où pourtant Londres fut et est une cité tout aussi, voire plus tentaculaire que Paris. Dans ces conditions, on ne peut qu’admirer que des littératures de province aient continué d’exister en France, à l’instar du félibrige provençal, mais c’est avec une complète absence d’insertion dans le tissu culturel de la nation, en tant que littératures de langue régionale.
Une justification ad hoc est qu’en concentrant les ressources on forme les meilleurs écrivains, mieux que si les moyens, le vivier étaient dispersés entre Rome, Milan, Florence et Naples, par exemple. Or ce que produit cette concentration, c’est une homogénéité aveugle à ses défauts. Et le public français contracte dans sa littérature une certaine fatuité, qu’il emprunte à son détriment à l’esprit de corps et même de caste de ses écrivains formés dans des institutions élitistes. Le sentiment de supériorité propre à l’homme d’esprit est contaminé en France par ce rapport social de supériorité que l’écrivain formé dans le cercle de l’élite entretient avec toutes personnes qui ne sont pas du cercle. Ce qu’ils écrivent du mépris bovin des gagneurs d’argent pour les choses de l’esprit sonne faux chez eux, car le gagneur d’argent et l’écrivain le plus impécunieux ont sucé le même lait et se saluent de loin dans n’importe quelle foule. Le gagneur d’argent qu’un tel écrivain méprise est au fond celui qui ne possède pas un diplôme prestigieux, car, quoi qu’il écrive des inégalités sociales matérielles, il est encore possible de gagner de l’argent, et même beaucoup, sans être passé par Louis-le-Grand ou tel autre de ces établissements. Il ne méprise pas les gagneurs d’argent quand ils ont reçu le même endoctrinement que lui « dans ces murs vénérables », quand bien même les uns et les autres gagnent leur argent par les mêmes méthodes et le même état d’esprit.
Enfin, si nous avons dit qu’un écrivain français sur cinq a reçu une éducation entièrement provinciale, il n’en est pas moins certain que ces vingt et quelques pour cent ne se sont fait connaître que par la recommandation des autres auprès de leurs camarades de classe occupant les postes de direction des grandes maisons d’édition parisiennes.
B/
Les principaux animateurs du surréalisme représentent bien les lycées parisiens mais non les cinq plus prestigieux de cette liste. Ainsi, Breton était de Chaptal, Aragon de Carnot, Éluard de Colbert, Desnos de Turgot. – Une révolte de la périphérie ?
Benjamin Péret fait partie de ceux qui n’ont pas terminé leurs études secondaires. Venaient tout de même d’un des cinq établissements prestigieux Crevel, suicidé à trente-quatre ans, Cocteau, Supervielle, dans notre liste, ainsi que Philippe Soupault qui n’est pas, sans doute à tort, dans notre liste, et qui fréquenta le lycée Condorcet.
C/
Cette liste montre qu’à peu près tout ce que l’histoire des idées littéraires a produit ces deux derniers siècles, du communisme au fascisme, du matérialisme au mysticisme, des avant-gardes aux traditions, de la « négritude » aux chinoiseries…, a un seul et même incubateur en France, sous la forme d’une poignée d’établissements scolaires parisiens du secondaire.
En particulier, les formes les plus connues et accessibles de ce qui peut conduire un jeune esprit sensible à la littérature au rejet réfractaire du système éducatif institutionnel a été produit par des esprits formés dans l’un de ces établissements à la suite d’un rigoureux processus de sélection. Or le système a fonctionné deux cents ans sur les mêmes bases, offrant la voie royale à ceux qui donnent satisfaction dans ce processus. Par conséquent, la première chose à faire si l’on veut être un nouveau Baudelaire (Louis-le-Grand), un nouveau Jarry (Henri-IV), un nouveau Vallès (Condorcet), un nouveau Boris Vian (Condorcet), c’est d’entrer dans un de ces établissements parisiens, à défaut de quoi le rejet des conventions sociales que l’on croit trouver dans ces auteurs a toutes les chances de rester littérairement lettre morte, c’est-à-dire de ne jamais rencontrer les moyens de son existence dans un milieu littéraire ainsi conditionné. Le non-conformisme littéraire français ne peut exister qu’à cette condition de conformité : les chiffres ici présentés n’excluent pas absolument la réussite littéraire en dehors de la voie royale mais cette dernière est trop prépondérante pour ne pas renvoyer les autres voies dans une marge douteuse et fragile. Ainsi Giono, qui fait partie de ces rares écrivains connus à n’avoir ni étudié ni travaillé à Paris, est-il pour beaucoup d’écrivains et de critiques un auteur « régionaliste ».
D/
Hors de ces lycées d’élite, vous serez peut-être un révolté mais vous ne serez pas un grand écrivain révolté.
E/
Nous pensons qu’en élargissant le champ de la présente étude, dans une certaine mesure on accentuerait encore la mise en évidence de la prépondérance de l’incubateur sur la vie littéraire française, car parmi les noms des auteurs qu’on ne lit plus, beaucoup restent relativement connus de l’amateur de littérature du fait qu’ils sont cités par les écrivains qu’on lit encore ; et ces écrivains citent ces noms car il s’agissait de personnalités influentes, alors que cette influence s’acquérait par le sésame du lycée parisien prestigieux.
Par ailleurs, pour certains écrivains parmi les plus célèbres, comme Lamartine ou Stendhal, leurs années de formation ont eu lieu trop près de l’Ancien Régime pour que leur inclusion ne biaise pas le résultat en faveur d’une atténuation de la prépondérance de l’incubateur. Certes, nous avons parlé en introduction de continuité en la matière, en rappelant que des auteurs tels que Molière et Voltaire étaient passés par Louis-le-Grand, mais, comme le souligne Tocqueville, la continuité qu’on appelle rupture, dans la Révolution française, est une amplification radicale des tendances de la monarchie centralisatrice.
