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Trains d’Avila ou de Soria : La poésie d’Agustín de Foxá

L’écrivain Agustín de Foxá (1906-1959) fut nommé en 1956 à l’Académie espagnole mais jamais n’y siégea car son élection eut lieu alors qu’il était ambassadeur à Manille, aux Philippines, dont il revint pour soigner une cirrhose du foie qui lui fut fatale.

C’était un personnage haut en couleur, que Malaparte, comme lui diplomate, connut en service en Finlande. Ils visitèrent ensemble le front de Léningrad. Malaparte dresse son portrait sous les traits d’un personnage du roman Kaputt, ainsi que dans son recueil de chroniques La Volga naît en Europe.

Ami de Ramón Gómez de la Serna, Agustín de Foxá fut entre autres poète – l’un de ses recueils est préfacé par Antonio Machado –, dramaturge, auteur d’un roman sur la guerre civile espagnole très lu en son temps, Madrid, de Corte a checa (Madrid, de Cour royale à Tchéka), publié en 1938 et dont le personnage principal est un phalangiste.

Dans son activité en tant que fonctionnaire des affaires étrangères, il fut chargé d’accompagner Eva Perón lors du voyage officiel de celle-ci en Espagne en 1947, à l’occasion duquel – fait notable – elle s’exprima à plusieurs reprises devant des foules pour exprimer la solidarité de l’Argentine justicialiste avec l’Espagne.

Agustín de Foxá était marié à María Larrañaga, architecte et designer, qui fut une figure du Marbella de l’après-guerre quand la ville devint un rendez-vous cosmopolite couru (à la suite, se dit-il, d’investissements immobiliers servant à blanchir de l’argent allemand).

Son œuvre n’a jamais été traduite en français avant nous. Les poèmes suivants sont tirés d’une Antología poética 1933-1948 (Editora Nacional, Madrid, 1948), illustrée par José R. Escassi. Il existe une autre anthologie, plus large, de sa poésie, couvrant les années 1926 à 1955 et dont la dernière édition date de 2022.

Agustín de Foxá et sa fille Blanca.
Source : Archivo Blanca de Foxá, via Málaga Hoy (8/12/2024).

*

La fille du roi de la mer (La hija del rey del mar)

Air sous pression et lumière trouble,
les prés du fond de la mer,
chair tremblotante et tritons,
nacre, gélatine et sel.
Les vaches marines mugissent.
Drapeaux d’avis de tempête.
Les scaphandriers guerriers sautent
par-dessus les gencives du corail,
des bulles au-dessus de la tête
comme un essaim d’abeilles.
La fille du roi de la mer
brodait à sa fenêtre,
sous des galères de musique
et des ancres de fin métal.
Queue de poisson et jeunes seins,
robe de fine gaze,
broche d’aurores dormantes,
neige polaire de son cou.
Les nuits sans tempête,
jusqu’au palais royal parvenaient,
ténues, assourdies, les notes
de cloches d’églises.
« Duègne qui montas là-haut,
qu’y a-t-il au-dessus de la mer ? »
« Il y a, mon enfant, des bateaux et des plages,
et le corail est vivant et brûle.
Il y a des hirondelles et des princes,
des poissons aux plumes sans pareilles,
la lune est un panier de neige,
des cloches, du soleil, du cristal. »
« Ah, comme je voudrais aller là-haut !
Duègne, ah, tu me fais pleurer. »

*

Marie-Antoinette (María Antonieta)

Couronne bleue de marquise
sur les cygnes neigeux.
Trois gouttes de sang
sur la perruque poudrée.
Bougies roses, parfumées,
à la molle cire de nard.
L’Encyclopédie aboyait…
Versailles illuminés.
Dans une tasse au liseré rose,
Louis XVI déjeune
de chocolat du Pérou
en un ciel de perroquets.
Seins et coupes vides,
confessionnaux obscurs,
écrans de crinoline
dans les sièges dorés
et un jeu de cartes français,
à l’écart des chandeliers,
versant des gouttes de trèfles
parmi des vicomtes saouls.
Marie-Antoinette descendait
l’escalier de marbre,
le printemps d’un bal
effeuillé sur ses souliers.
Un étrange carrosse l’attend,
tiré par quatre chevaux
aux yeux fous qui poussent
effrayés des cris d’oiseaux.
Fenêtres de guillotine,
lanternes de cierges blancs…
Et pour cochers des bourreaux
couvrant leurs mains.

*

Cimetière 1800 (Cementerio de 1800)

Avez-vous soif, paisibles morts,
avez-vous froid ?
Oh, votre sommeil dans la caisse asphyxiée !
Assemblée de corps.
Dedans, l’humidité, la nuit ;
dehors, le rosier, la lune…
Recouverts
de votre ombre,
                            et sans printemps !
Voulez-vous de l’eau ?
                      la fièvre
de votre dernière maladie rosit encore
vos os.
             Qu’en fut-il de votre oreiller,
de votre dernière nuit
en un lointain dix-huitième siècle ?
Que disiez-vous ? quelles fiancées ou quelles sœurs
portèrent la tasse à vos lèvres ?
Quels docteurs
vous prirent le pouls vacillant ?
Comment était votre chambre :
pleine de courtines, de portraits ou d’éventails ?
Comment se passa votre enterrement ?
Quelles cloches,
quelles larmes, quels cris ?
                                            Et le délire
de votre mort, quels jardins rouges
peignit-il sur le mur ?
                                    Quelle fut la main
qui vous épongea la sueur dans de la soie ?
                                                                      Était-ce
un jour de pluie ou de triste soleil ?
Comment était votre voix, votre visage ?
Comment étaient vos grands yeux ?
Vous souvenez-vous de votre rire ?
Vos mains croisées
se rappellent-elles les oranges et les seins ?
Les lettres que vous écrivirent,
                                                  que disaient-elles ?
Cendre et fumée,
votre amour lointain,
la joie du baiser et des enfants.
Quelles vagues antiques vîtes-vous ?

Paix à votre décembre…
Écoutez-moi, vous autres
qui mourûtes en avril ou en mai,
fiancées glacées ; vos boucles d’or
sur de noirs oreillers ;
                                     blanches enfants
qui, sautant à la corde parmi les oiseaux,
vîtes la main horrible et vous endormîtes
avec des poupées et des contes dans vos draps.
Écoutez-moi, rêveurs
qui ne voyez plus la lune.
Les rosiers naissent toujours,
                                                le saviez-vous ?
et il y a encore des bouches ; mais les nuages
que vous regardiez sont morts pour toujours.
Par vos yeux creux
leur bord bleu est passé ;
                                         aveugles distants,
un abîme nous sépare.

Voyez mon large corps ;
voyez, soumise à mes pieds, l’ombre épaisse
qui vous enveloppe, vous,
                                           et vous étouffe.
Je suis vivant ; je suis dans votre rêve
comme un dieu ;
                            ce bruit,
c’est celui de mon cœur ; l’air m’entoure
et dans mes mains je tiens les choses de la terre.

Peut-être se trouve-t-il parmi vous
la femme qui aurait été
ma bleue fiancée ; peut-être parmi cette poussière
ai-je un ami – impossible – inerte.
Je vous aime, paisibles morts ;
femmes qui m’auraient compris,
compagnons lointains,
enfants de jadis.
Si vous pouviez sentir comme l’air souffle,
entendre les bruits qui nous assomment,
éprouver comme il est fatigant d’aller à pied,
                                                                          et comme il pleut
sur le sang.
                                                                  Oh, non !
restez calmes, muets ; ne m’enviez pas mon corps,
vous dont la lumière est à présent ce silence
que vous habitez entre plâtre et guirlandes.
Votre cyprès est bon,
les étoiles vous baisent le front,
une croix vous couvre,
et cette terre mouillée, sur vos os
met une paix vespérale ;
                                         frères,
adieu, je vous laisse ;
                                    dans le cyprès
se meut un oiseau couleur cendre et rose ;
                                                                     seul
son petit cœur palpite
parmi les vôtres brisés.

C’est pour lui que monte la lune et que vient le mois de mai.

*

Les lèvres des mers (El labio de los mares)

Ah si j’avais les vents et les vagues entre mes muscles,
la fleur de lait dans mon sourire et l’abeille dans mes yeux ;
la crinière du lion sur une tête solide
et une sueur d’oranges.

Si j’avais un sang minéral et massif,
des poumons d’arbres fruitiers,
l’épine dorsale du dauphin ou du cheval
et une âme fixe.

Si j’avais la chair sûre des montagnes,
les lèvres des mers, les nerfs de la nuit
et, hissé sur le monde, si j’atteignais la lune
pour en ouvrir les villes !

*

Origine (Origen)

Il me plaît que mon corps pressente l’orage,
qu’une douleur ténue dans la moelle spongieuse
de mon os frontal
annonce les salons de l’éclair.
Je veux
sentir comme une plante, une épine, une vague
le noir tonnerre dans la nuit.
Que m’entrent par la plante des pieds
les durs effluves des minéraux ;
éprouver que j’ai une chair de cheval,
une albumine d’insecte palpitant,
baignée en azur de printemps.
Ô pain, donne-moi ton fruit et ta peau de panthère !
le lait des biches et la grappe lourde,
les quartz et les oxydes, les sauriens primitifs
et ce feu allumé par un bras velu
au premier hiver de la terre.
Je veux être de racines et de nerfs, de tentacules
captant l’ozone des pluies.
Que la conque marine et la tortue soient
comme un rêve de mon sang, dans le plasma salé.
Que la poitrine de la femelle enflamme mes artères ;
que m’épouvante la fétidité douceâtre des cadavres
et que je sente l’effroi nocturne des grottes
peintes de gros bisons rosés.

*

Pêche morte (Los pescados muertos)

Dans les poissonneries il y a des flots dépouillés,
sous les ampoules électriques
des aquarelles d’indigo et des barques rouges.
Chair rose, étendue sur des morceaux de glace.
Ô habitants de la mer, haïs par l’air !
car il ne vous trouva jamais de dociles poumons.
Saumon rose, tachant d’un sang anémique
les fougères. Ô anguille !
serpent bleu, sans oiseaux.
Ô langouste guerrière !
heaume calcaire et l’œil sur une tige.
Roue des sardines, comme une monnaie d’huile.
Crabes d’eau amère.
Ô pâles habitants de la mer qui vîtes les coraux,
nageoires qui frôlèrent les éponges
et ces huîtres malades de perles, qui ambitionnent
les plus hauts diadèmes.
Ô habitants de la mer, flottant sur les mines d’or !
On vend des vagues ; on enveloppe dans des journaux
les yeux globuleux qui ont vu les naufrages.
Il y a des chairs de tempête dans les cuisines modestes,
et quand la lune bronzée monte entre les lampadaires
un désir de marée saisit ces corps morts
qui à travers les devantures fermées écoutent la pluie
comme la dernière troupe de musiciens que leur envoie la mer.

*

Épouvantail (Espantapájaros)

Parmi les sillons rouges,
seul,
         l’épouvantail.
Visage de bois, chapeau
et redingote, entre les chardons.

Oh, damoiseau de la mort
parmi les laboureurs,
insomniaque fat,
ivre de rosée ;
                        tes amis,
les pantins, les fous, les pendus.
Rebut d’homme,
masque du blé,
danseur compagnon de la pluie,
                                                    amer
ennemi des alouettes
et viveur endeuillé,
de quelle noce chez les morts
es-tu l’invité ?

Crucifié sur les ais tendres,
des branchettes vertes dans le vieil habit
de ton thorax.
Célibataire de bois, homme sans visage ;
oh – sans feu ni lieu –,
                                      épouvantail,
dans la poche de ta redingote
le grand mouchoir rouge !
Oh, enlinceulé par la lune,
défunt vicomte des champs !

*

Inutile (Lo inútil)

Ces gestes inutiles,
ces voix inutiles ;
la voix de celui qui vend des jouets que personne n’achète,
celle présentant des cravates qui font rire.
Cette main ouverte dans la pluie ;
la casquette entre les doigts du paysan dans le salon ;
ces gestes de rien ;
cette voix de « Docteur, sauvez-la » ;
les humbles paroles,
le regard suppliant face à l’inévitable ;
ces chaussures de l’enfant qui ne protègent pas de la neige.
Le phtisique, sur un banc, qui se couvre la poitrine
avec un journal, comme cette pluie sur le fleuve,
comme la couverture sur le mort
ou cette approche de la rive par le noyé.
Tout ce qui est sans motif,
triste, puéril, inefficace,
comme ces vers que j’écris et que nul ne lira,
comme le soleil frappant les yeux de l’aveugle.

*

Tristesse (Lo triste)

Je suis comme un noyé perdu sur une plage,
alcôve où l’on appelle au moyen d’une sonnette de bois ;
comme ce fonctionnaire qui n’a jamais vu la mer,
comme la pluie qui tombe tristement sur un collège.

Augmentent ma tristesse les cours intérieures,
le chromo avec ours et neige dans l’humble salle à manger,
la vieille gourde ouverte sur le terrain sans palissades,
la boîte de sardines le dimanche soir.

Il y a des plages où la mer lutte de mauvaise grâce
et des tours fatiguées de regarder l’horizon,
des dominos jaunis dans des cafés de province
et des boutiques de parapluies pour habiller les morts.

Je sais que m’ont haï les plantes des ruines,
qu’on décore au ciel le jour de ma mort,
qu’une nuit mon ombre entrera dans mon lit
et, d’entrailles vide, me déchirera les yeux.

Je sais que m’entoure un monde d’os et de métaux,
que de durs animaux me mordent les mains,
que je jetterai un mégot sur le pavé couvert de crachats
et qu’une roue quelconque l’éteindra sous la pluie.

*

Romance des salines de Sigüenza (Romance de las salinas de Sigüenza)

Les salines de Sigüenza,
comme elles sont loin de la mer !
Pour ta chambre, mon enfant,
je te ferai un voilier de sel.

On croirait une tour côtière1
ou un phare, la cathédrale,
quand la brise salée
arrive endormie jusqu’à l’autel.

Volant à travers les salines
qui côtoient les champs de blé,
te voilà mouette humide,
colombe du colombier !

Assoiffés, les paludiers
demandent : – Où est la mer ?
Ah si j’avais, au lieu d’une voiture,
une barque avec des rames !

Sigüenza, pourquoi t’ont-ils parlé
de charrues et de dépiquage,
à toi qui as des rêves de boussole
sous l’étoile polaire ?

Sigüenza, port sans eau,
avec ton Damoiseau-capitaine2
lisant un livre de marine
sous le cristal au plomb !

Si je dessine un jour une carte,
je te placerai au bord de la mer.

1 tour côtière : « torre costera », le littoral méditerranéen espagnol est émaillé de ces tours bâties au seizième siècle pour la défense du territoire contre les pirates barbaresques. Il est probable que les « tours fatiguées de regarder l’horizon », au poème précédent, sont de ces ouvrages.

2 Damoiseau-capitaine : Allusion à Martín Vásquez de Arce, dit le « Doncel (damoiseau) de Sigüenza » en raison du gisant de sa sépulture dans la cathédrale de la ville, un chef-d’œuvre de la statuaire funéraire.

*

Trains d’Avila ou de Soria (Trenes de Ávila o Soria)

Entre tes mains noires
un panier de fraises.
Machiniste d’un train d’Avila ou de Soria,
ta lanterne rouge dans l’épaisse chute de neige.

Direction Medina ou Venta de Baños.
Le Noël du train ; et les drapeaux
qu’au passage à niveau lève ta fiancée
si blonde, sur le tunnel obscur.

Ne dois-tu jamais avoir ta vieille locomotive
avec sa haute cheminée
comme celle de Stephenson qui un jour
défia un cheval en Angleterre ?

Laisseras-tu, cette nuit, glisser
sur un talus de lys ce panier
de charbons qui éclairent la cuisine
de la pauvre garde-barrière ?

Tu contournes des villes à murailles
et frôles, avec l’aube, les églises
quand sonnent fraîches les cloches
des premières messes.

Colombes de mouchoirs sont les quais
où des marchandes de rue annoncent à haute voix
leurs amandes d’Alcalá, boîtes de lait,
babas à la cannelle.

Comme en août suent tes wagons !
Leur résine graissant les valises.
Comme le papier du casse-croûte
colle au chardon violet dans le fossé !

Parfois une étincelle parmi les pins
avec le vent du train devient un incendie.

Train du soir ; avec une lampe
à acétylène où meurt aveuglé
le papillon bleu des pinèdes
qui parfumait la fenêtre ouverte.

Ô humble train, au trajet court !
Avec un wagon servant de bergerie aux brebis
qui partaient à l’abattoir et bêlaient
par peur du loup en traversant la sierra.

Les coqs des cantines de paysan
qui annonçaient l’aube dans un panier.
Le poêle et l’horloge et le Règlement
de la salle d’attente.

Tes « premières » étaient de velours rouge
avec des dentelles jaunes,
y venaient les universitaires modestes,
parfois les fonctionnaires de l’Audience.

Tes « deuxièmes », en bleu, étaient solennelles
avec des curés, des chasseurs, des hommes à carabine.

Et moissonneurs, nonnes et gardes civils
dans le vernis clair de tes « troisièmes ».

Train de mes vacances ! dans tes filets
un jour j’oubliai le cerf-volant
que j’allais lancer dans le ciel d’été,
l’année où commença la guerre.

Des années je vis de mon siège,
en traversant Almazán, sur un balcon de pierre
au-dessus d’un jardin, une jeune fille
qui agitait tristement un mouchoir.
……….
Je la vis se faner année après année
et, me disant adieu, devenir vieille.

À travers la plaine froide, là-bas, vers octobre,
quand transhument les lents troupeaux de moutons
entre de petites églises romantiques gardées par
des saints Jacques aux épées de bois,
ô train qui aurait pu être dans le romancero !
Train de l’année soixante,
dans tes voitures Antonio Machado arriva à Soria
entre les peupliers et la colline violette.

Et Bécquer, emmitouflé et mélancolique
dans son plaid écossais,
en voyant les hirondelles du télégraphe
imagina sa rime la plus parfaite.

Dans une gravure de L’Illustration
tu apparais couvert de drapeaux
à ton inauguration, avec un évêque
et des ingénieurs barbus en haut-de-forme.

Tu continueras d’aller ton chemin,
sans voyageurs ou presque, à travers la steppe gelée,
le long d’auberges où l’on sert l’eau du puits
et où meuglent les génisses attachées.

J’ai beaucoup voyagé depuis : des sleepings
aux locomotives électriques
ont transporté mon ennui ou ma joie
à travers les grandes villes de l’étranger.

Mais c’est vers toi, humble train de Soria,
que vole mon cœur ; car tu étais
la joie initiale de mes étés
au bagage ingénu de cerfs-volants.

*

Les hommes sont venus : Mers d’Australie, 1800 (Han venido los hombres: Mares de Australia, 1800)

I

Les hommes sont venus…
Les hommes sont venus avec leur foie assoiffé,
avec des bouches, des mains et des veines ardentes.
Et la tribu contemple le frêle brigantin
flottant sur l’azur clair des ondes.
C’est un voilier ; il a une charpente lente
qui endort les îles et se gonfle de cannelle.
Œil et nerf, la boussole, avec l’aiguille vers le pôle
de neige magnétique ; le gouvernail tremblant ;
langue qui lèche des éponges, le cordage tombé.

II

Les hommes sont venus à l’innocence pure
des îles nues ; aux nobles cascades
où nagent les jeunes filles en poussant des cris joyeux
dans leur langue sauvage, libre encore d’alphabet.
Les hommes sont venus aux mers les plus libres.
Requins et perles, odeurs de nageoire,
lunes sans télescope qui courrouce les poissons
et bananeraies humides pour suspendre des hamacs.

III

Les hommes sont venus ; ils sont blancs et barbus ;
ils violeront les vierges les plus douces de la tribu
et tueront le sorcier vêtu de kangourou
qui danse les nuits de pleine lune devant le feu.
Ils sont ambitieux ; ils bâtiront leurs usines ;
une locomotive avec sa haute cheminée
déshonorera la forêt ; ils compteront les fruits
et mettront le poisson dans des boîtes pleines d’huile.

IV

Ils ont des yeux d’acier ; apportent l’alcool et la luxure ;
l’anglais de leurs chèques se substituera aux hymnes
au soleil dans la langue que comprennent les mouettes.
Les hommes débarquent ; la tribu les contemple,
nus au milieu de la plage ;
avec des fusils à silex et une vieille Bible,
les hommes blancs achètent le vieux Paradis.

*

Ce navire au nom d’île : Sur le torpillage du Baleares (Aquel barco con un nombre de isla: En el hundimiento del «Baleares»)

Ndt. Le Baleares, navire espagnol au service du camp nationaliste pendant la guerre civile, fut coulé à la bataille du cap Palos en 1938, emportant 741 victimes par le fond. En 1947 fut inauguré à Palma de Majorque un colossal monument aux morts du Baleares, qui a résisté à ce jour aux tentatives d’éradication de la part des autorités politiques de l’Espagne nouvelle, lesquelles ont dû jusqu’à présent se contenter d’effacer des inscriptions mais ne s’arrêteront sans doute pas là dans leur continuation de la guerre par d’autres moyens.

Et tu échangeas la rose contre les algues amères,
la femme terrestre contre la froide sirène.
Et tu traversas en volant le jardin des scaphandriers,
où le poisson à l’œil immobile voit naître la tempête.

Où vas-tu, dans la nuit dangereuse des grands fonds,
marin d’un bateau submergé et sans force ?
Quel « Arriba España ! » depuis la fin de l’abîme as-tu lancé,
qui s’envola en essaim de bulles sphériques ?

Belvédères de Cadix ou du Ferrol, les persiennes
entrouvertes et le piano qui sous sa housse ne joue pas.
La fiancée pleurant au bord de la mer et les phares
que les mouettes réveillent, cherchant ton corps.

« Mère, l’eau est froide, et je me souviens des oiseaux ;
bien que ce soit le mois de mai, j’ai les veines glacées.
Je sais qu’il m’est interdit d’arriver à ta plage ;
pour voir ta fenêtre, je viendrai avec les marées. »

Tu remonteras un jour du fond, évanoui,
avec tes yeux de noyé, pour voir les drapeaux.
À présent que les chevaux du champ de blé sont dans l’eau,
le soldat dans l’écume, et que Peñiscola est à nous.

Tu monteras, l’été, des troubles abîmes
pour voir les oranges, la noria, les vergers.
Toi, sans poids et sans ombre, fantôme exilé,
dont le corps ne peut dormir en terre.

Cherches-tu un tombeau, la racine des arbres,
le lieu qui ne change pas et la dalle sûre ?
Ton sépulcre est païen, le corail ne couvre pas,
et tu es triton, nostalgique du cyprès et de l’étoile.

Tu habitais un navire au nom d’île,
l’écume tourbillonnait dans ses hélices neuves,
et dans l’arc-en-ciel de fioul de son sillon sautaient
comme des obus les dauphins brillants.

Où es-tu, mon bateau, vivante parcelle d’Espagne,
hier forteresse navigante et joyeuse,
aujourd’hui épave inondée, manœuvrée par des morts,
immobile sur un méridien avec sa boussole immobile ?

Vous ne reviendrez jamais à l’amour des îles,
quand les amandes de Majorque sont le plus sucrées,
avec les bateaux captifs pleins de tanks russes,
et l’alphabet courtois de tes drapeaux ne parlera plus.

Par des terrasses qui descendent à la mer, où l’écume
fait bouillonner d’eau inquiète le marchepied de marbre,
les marines d’Espagne viendront avec des couronnes
et le jeune amiral apportera la rose nouvelle.

Alors ils te diront, levant le bras : « Marin
au coquillage de nacre au-dessus des flèches,
au lieu d’un rameau funèbre, pour toi nous effeuillerons
la Rose des vents sur ta tombe incertaine. »

*

La guerre castillane (La guerra castellana)

Il faut retrouver nos voix puissantes
et le geste sûr du javelot ou de l’épée.
Les lèvres et les roses ne doivent pas nous retenir
quand la Castille attend sa dure cavalcade.

Ô gués militaires des fleuves puissants !
Les cerfs au bord de l’eau et les sangliers dans les taillis.
Pour que notre épouse n’affaiblisse point notre vigueur,
qu’en son cloître la garde San Pedro de Cardeña.

Et sur l’arçon de nouveau, déjà pointent les blancheurs
de l’aube castillane, mon jeune chevalier.
En vers sans métaphores, les rudes troubadours
célébreront ton sang dilué dans le Duero.

Si te guette en terres ennemies le malheur
et si tu meurs un codex enluminé dans les mains,
une sépulture t’attend à Silos, auprès de l’abbé Fortunio.
Ton corps fermentera au son des chants grégoriens.

La frontière à nouveau est dans la chair vivante.
Des provinces enragées décrochent leurs cloches
et, faucons de ce siècle, planent au-dessus
les puissants trimoteurs déchirant le matin.

Moscou avance sa guerre, éternelle et hostile,
et sème dans nos sillons ses dures réalités.
Comme la grêle de glace humiliant l’épi,
sa guerre est un cavalier qui rase les villes.

Mais, phalange vigilante, oppose le joug et les flèches
à la faucille qui tranche, au marteau qui écrase ;
pour le combat, frère, tu vêtiras ton habit de fête,
faisant honneur au lignage pur de ta caste.

Et tu retrouveras les voix puissantes
et le geste sûr du javelot ou de l’épée.
Déjà brillent de l’Empire les tours fabuleuses
et sa lune sanglante épouvante les chevaux !

*

Poème de l’antiquité de l’Espagne : Un tank russe en Castille (Poema de la antigüedad de España: Un tanque ruso en Castilla)

Les tanks russes, neiges de Sibérie
sur ces nobles champs espagnols.
Que peut le coquelicot contre leurs huiles froides ?
Qu’oppose le peuplier à leur furie ?

Nous étions encore avec des bœufs et des charrues de bois ;
la Castille n’est pas scientifique ; dans ses terroirs ne pousse pas
l’usine ; sa glèbe produit, comme Athènes,
des théogonies et des oliviers, des batailles, des rois, des dieux…

Pour conquérir l’Espagne, il faut dire, comme le Christ :
« Mon royaume n’est pas de ce monde », et non brandir les faucilles
ni promettre au corps des paradis terrestres,
car en Espagne des voix sortent des tombeaux.
Et il s’y trouve clairement une destinée, rattachée au ciel,
car il s’y trouve généalogie, descendance et oraisons ;
car l’enfant qui naît a deux mille ans
et les bergers commandent avec un geste de rois.

Venez, chars de Russie, mécanisme compliqué,
animaux dépourvus de sang, de femelles et de sueur,
avec un peu de feu comme de qui brûle un arbre,
sur les droits sillons vous serez immobilisés.

Et vous couvriront la terre, la pluie, les insectes,
l’alouette du ciel, les fleurs campagnardes.
Et tandis que votre rouille redeviendra paysage,
la Castille continuera de remplir de Saints son horizon.

*

Catacombes de Saint-Calixte (Catacumbas de San Calixto)

Ceux ici qui communièrent dans le Christ
sous l’épi et ses racines,
humble semence, quand
le poisson et la colombe étaient encore symbole.
Les obscurs frères mystérieux
qui sapèrent les portiques de marbre
et, pour briser les trônes de l’Olympe,
vaillamment s’enterrèrent.
Suave humidité d’ossements et de reliques,
fragile peinture et lampe à huile !
Qui dira à ces graines qu’un jour
la terre éclatera
en efflorescences de hautes coupoles,
décorées de fresques et de cloches !
Là, Cécile, cou tranché,
allume un nimbe sur ses cheveux ;
et les doigts qui caressèrent la lyre
confessent rigides la Trinité de Dieu.
La sécheresse des racines a
ce frais Jourdain, peint en bleu.
Oh, rêver dans la fosse aux morts
le joyeux jardin du Paradis,
plier les ailes d’or des anges
dans la fourmilière sale de la terre !
Dans le tunnel de la taupe, la baleine
mouillée de Jonas ; et dans un ferment
de blés, enterrés, les nappes,
le pain et le vin de l’Eucharistie.
Le crâne de la vierge avec la griffe
du lion et la clameur du Colysée.
Et le diacre, en blanc, avec sa palme.
Et dehors le grand soleil des païens,
la vive lumière des Césars équestres,
les coquelicots des catacombes
sur les os blancs des Papes.

*

La ville sans chevaux (La ciudad sin caballos)

Pour expulser la roue et le cheval
et le bruit, ô Venise,
avec ton fol hippocampe marin,
petit cheval de mer, avec son squelette
de cavalier de jeu d’échecs ; et ces jardins
minimes aux racines
que n’effleurent point les taupes
mais les poissons froids ;
et ces escaliers
de marbre, avec les confettis
d’un carnaval – ton Corpus – vénitien.
Ô terrible république
tenue en l’air,
qui souffles le cristal avec tes poumons
de verre et de miroir ! Pieds d’écume
qui portez les fruits en bateau,
avec tes gondoles
(un cercueil au col de violons),
tes morts dans l’île,
Robinsons de l’os ; et ce masque
avec son poignard et ses délations.
Le Dux, avec son bouffon de jeu de cartes,
va sur son Bucentaure
épouser l’Adriatique ;
ta faune est d’un autre monde,
ton lion a des ailes ;
jamais tu n’as vu les bœufs,
si doux, si attachés à la terre.
Tes chevaux de bronze
galopent dans un pré d’horloges,
de mosaïques et de cloches.
Tu es enluminée, d’or, byzantine,
fleurie de nimbes,
une initiale peinte
par un moine de Prinkipos
ou un missel sur les eaux.
Tes murs sont bateaux, voiles, vent ;
les rames, tes épées.
Tu es à la fois sanglante et délicate,
comme le fragile cristal,
qui toujours blesse.
Silence dans la verdeur de tes canaux ;
seul le grand poisson aux branchies rosacées
se promène dans tes rues la nuit.
Tes rosiers aquatiques
ignorent
le baiser du blanc papillon.
La lune dans les marées
tirera tes rues comme des rubans
(nobles rues sensibles à la lune),
fera gonfler tes places
comme un sein juvénile.
Héroïque sera l’oiseau
qui parvient à tes jardins !
Dis-moi, ville étrange,
le printemps t’arrive-t-il
embarqué ?

*

Ibérie romaine (Iberia romana)

Quand l’Ibérie n’était encore qu’un grand désert d’argent
avec une bordure de bêtes sauvages et des mers de crustacés,
tes légions vinrent, traçant des routes,
des jardins et des théâtres.

Nous étions hommes farouches de la guerre brûlante,
danseurs de la lune aux barbares feux de joie,
et le taureau celtibérique au poisson sur les cornes
mugissait sur les plateaux.

Numance affilait ses dagues de bronze ; dans les coupes
du banquet funèbre fermentait la cervoise,
et un dolmen couvrait le squelette du chef
au diadème d’airain.

Des bisons rougeâtres ornaient encore les grottes
terribles éclairées au moyen d’os de cheval,
et les jeunes filles ardentes, germinales dansaient
au solstice d’été.

Nous étions collés à la boue du Déluge ;
sous la terre brûlait le feu primitif,
et les animaux disparus traversaient encore
le rêve de nos durs anciens…

Rome nous apporta l’arbre fait colonne,
l’assujettissement des sombres instincts au Droit
et la soumission de l’eau sauvage à l’aqueduc,
celle du cri à l’alphabet.

Tu nous donnas la mesure, le nombre, la forme ;
le vers, qui est l’écume du hurlement pendant la chasse,
et tu nous dénudas Vénus, rose de pudeur,
parmi les âpres fourrures.

Tu apportas la comédie, la noble agriculture,
l’araire et la statue, l’éloquence et le vin ;
tu nous donnas des empereurs, et en germe apportas,
occulte, Jésus-Christ.

L’Ibérie, avec ses feux, son sang virginal,
les cavernes de ses songes, de noires mythologies,
antédiluvienne, de vif-argent et de serpents
se sentit secouée.

L’harmonieuse culture du vers et de l’olivier
se fit profonde et douloureuse, mortelle et supraterrestre,
et le Christ saigna davantage dans nos champs
que dans la ville des Césars.

Depuis des siècles nous gardons avec de vaillantes épées,
ô Rome, ta culture contre le danger d’Orient,
et sur trois caravelles les fils de Numance ouvrirent
ton court finistère.

L’Ibérie t’a bien repayé ton sacrifice, Rome,
en te donnant un continent parlant une langue fille
de ce beau latin qui fait que Dieu descend
sur un peu de farine.

*

12 octobre aux Antilles (Doce de octubre en las Antillas)

Ndt. Le 12 octobre 1492, Christophe Colomb posait le pied sur l’île de Guanahani.

Avec une planche et un chiffon3 réalisant des prouesses
et la nuit regardant l’étoile polaire,
l’Espagne entrait ici, déplumant des têtes
et baptisant avec de la nacre au bord de la mer.

Ce fut un beau négoce : pour un perroquet une épée,
et pour de l’or la verroterie qui brille au soleil ;
et l’Indienne nue s’enfuit à travers la forêt, effrayée,
en voyant son visage dans l’eau d’un miroir espagnol.

Ils donnèrent des noms aux choses, comme au premier jour du monde
quand Dieu dit rose, femme, ivoire ;
tout le calendrier chrétien baptisa la route des caravelles,
chaque Vierge d’Espagne eut son île d’indigo.

Ils virent des plages dorées aux palmeraies huileuses
avec des hamacs bleus et le fruit carmin,
et les marmites bouillonnant sur le feu
avec les crânes rongés du banquet sanglant.

Naviguer au hasard de l’aventure espagnole,
la boussole folle mais la foi fixe,
chaque coup de vent une patrie future
et un même langage la plage où ils posaient le pied.

Le sonnet dans la forêt vierge et parmi les serpents le Christ,
la Création aura depuis un « huitième jour »,
car l’Histoire naviguait sur une mer imprévue,
et vont au gré de trois voiles Fray Luis et Platon.

Ils verront le cocotier avec son perroquet irisé
et la hutte cannibale qu’orne un reptile,
et l’Amiral dira que ce climat tempéré
lui rappelle Séville entre avril et mai.

3 Avec une planche et un chiffon : Cette façon de décrire une caravelle, sa charpente et ses voiles, vise à souligner le prodigieux de la chose accomplie.

*

Louis XV (Luis XV)

Louis XV, poudré, essaie des cravates.
La loupe sur la carte, Choiseul lui rapporte
que les Anglais, perdant plusieurs frégates,
ont abandonné les côtes de Coromandel.

On parlera du Québec, et à chaque distinguo
le vieux ministre prisera son tabac ;
il y aura un perroquet de Saint-Domingue
et un page à la turque servant le café.

On ouvre les salons ; les gens conversent ;
la philosophie sourit, à Paris.
La mode est au chinois et au persan,
dans les vitrines triomphe le chien « Fo-hi ».

Voltaire, laid et cynique, se fait courtisan :
décolletés de nacre dans l’auditoire ;
l’as de trèfle dans sa main blanche,
quelque abbé dira qu’il n’y a pas de Purgatoire.

Banquet au Palais, après avoir entendu la comédie
de Rousseau… et bâillements de Sa Majesté.
Une favorite dans l’Encyclopédie
cherche le mot « électricité ».

Les loges se réunissent en secret.
Le tablier maçonnique s’allie aux favorites,
et entre les baisers et la venaison Louis signe le décret
expulsant de France les jésuites.

Le duc passe ses nuits à veiller
parlant de physique ou en transports d’amour.
C’est seulement quand il sentira venir la petite vérole
qu’il laissera sa bonne amie pour le confesseur.

La dauphine blonde attache à ses cheveux
une frégate bouclée avec des fleurs et des poissons.
Le diamant algide irisant son cou
annonce le grand froid de la guillotine.

Le Prince réussit ses caramboles
sur la bille rouge ; cruel crépuscule.
Le perroquet vert de Saint-Domingue
répète le mot « Coromandel ».

L’armoire aux squelettes : La poésie de Pío Baroja

Le célèbre écrivain espagnol Pío Baroja (1872-1956), auteur d’une monumentale œuvre romanesque, n’a publié qu’un seul recueil de poésie, à plus de soixante-dix ans, Canciones del suburbio (Chansons des faubourgs), sorti en 1944. Malgré son âge avancé et son inexpérience en matière de versification, Baroja a écrit là des vers classiques, pour lesquels il demande, en exergue, l’indulgence du lecteur mais qui sont remarquables par leur fraîcheur et leur spontanéité : preuve supplémentaire du grand talent de cet écrivain.

Le titre du recueil fait penser aux œuvres de Jean Richepin (La chanson des gueux), Jehan Rictus (Le cœur populaire), voire François Coppée (Les humbles, Le Noël des pauvres). Or, si l’on trouve dans le recueil de Baroja des poèmes de cette veine, y compris avec force argot, le livre est divisé en cinq parties dont la plus longue, la deuxième, Souvenirs de vagabond, se passe hors de la ville et des faubourgs, évoquant les campagnes du Pays basque et d’autres contrées ibériques. La première partie, Jeunesse, correspond le mieux au titre du recueil, avec divers tableaux urbains et faubouriens d’Espagne. Les trois dernières parties évoquent quant à elles le séjour parisien de Baroja à la veille de la Seconde Guerre mondiale, qu’il vit éclater alors qu’il se trouvait dans la capitale française. C’est donc aussi une évocation de la ville, mais avec le regard plus distancié d’un étranger ; ces derniers chapitres ont une coloration moins « costumbriste » qu’introspective et mélancolique. Les deux derniers poèmes du présent choix font revivre les débuts de la Seconde Guerre ; le dernier, en particulier, rapporte les sentiments de Baroja quand il vit des soldats français partir au front en chantant Auprès de ma blonde, un poème pressentant la débâcle imminente de l’armée française.

Poète espagnol ou poète basque de langue espagnole, nous ne saurions dire ; toujours est-il que la partie Souvenirs de vagabond s’intéresse particulièrement à la culture terrienne basque, ce dont notre choix rend assez bien compte. En revanche, les poèmes à la manière de Richepin ont moins retenu notre attention.

Comme nous l’avons dit, c’est le seul recueil de poésie de Pío Baroja, et il ne paraît pas avoir été traduit en français. Tous ses romans, du reste, ne sont pas non plus encore traduits, loin de là, dans notre langue.

Dans le présent choix, les poèmes figurent sous le titre des sections correspondantes du recueil.

*

Portrait de Pío Baroja
par Juan de Echevarría, ca. 1923

*

Jeunesse
(Juventud)

.

Café-concert (Café cantante)

Le guitariste monte
circonspect sur l’estrade
et s’assoit sur une chaise,
pas franchement décontracté ;
le chanteur, à côté de lui,
va se placer sur un banc,
et avec une courte baguette
qu’il tient dans la main droite,
à sa manière, sans doute,
marque le rythme.

Le guitariste est de teint cireux,
brun, velu, maigre.
Le chanteur est un gros homme
avec un air de gitan.

Les fioritures commencent,
les arpèges compliqués
sur la guitare, et bientôt
le gros se met à chanter.
Une plainte étrange s’élève,
ainsi qu’un oiseau,
puis retombe
comme une bécasse tirée en plein vol ;
elle remonte à nouveau,
encore plus haut,
et c’est alors une plainte
d’une excitation toute théologique,
qui parvient presque à avoir
l’émotion de quelque chose de sacré,
comme peut le paraître une plaisanterie
ou un commentaire particulièrement fruste.

Les lamentations s’arrêtent,
on voit le gros suffoqué,
enflé, rouge
comme une lanterne vénitienne.
Les deux canailles se lèvent,
reçoivent acclamations, applaudissements,
puis sont remplacées par un bougre
spécialiste de tango.

Il chante avec une petite voix
un répertoire de jadis :
chansons de tauromachie,
de guerres et de soldats,
des saillies sur les politiciens
et sur les us et coutumes
propres à Madrid
ou aux gens de Cadix.

Ensuite viennent danser des séguedilles,
sévillanes et fandangos
quelques femmes brunes
aux grands yeux peints
dans des robes à falbalas
qui leur tombent jusqu’aux pieds.
Certaine étoile de l’art
se démène comme un diable
et danse avec tant de force
un rigaudon si barbare,
avec un tel fracas,
que toute l’estrade tremble.

*

Opéra italien (Ópera italiana)

Fioritures, roulades,
grands duos, grands arias,
saccharines violentes
de l’opéra italien.
La Favorite, Lucia,
Rigoletto et La Traviata,
vous nous avez donné le virus
d’une maladie romantique
dont ne pourra nous guérir
aucune thériaque.

Nous sommes embourbés
jusqu’au cou
dans les morceaux de bravoure,
les romances clinquantes,
les ritournelles classiques,
les cavatines compliquées
où la diva déploie sa voix
brillante dans la salle.

Aucun Haendel ne pourrait nous sauver
ni aucun Bach refermer la blessure,
car il nous plaît, à nous autres,
quand ça se présente, de l’élargir.
Nous laisserons les gens
de la tribu wagnérienne
se consacrer à ce travail
d’hygiène ou de gymnastique
et attendrons que, demain,
des mélomanes ils fassent
une foule savante
appliquant à la musique
les formules mathématiques.

*

Le mitron du boulanger (El pinche del panadero)

Pauvre garçon de l’orphelinat,
dont la vie fut si misérable !
Le boulanger de la rue,
Monsieur Blas, l’adopta.
Personne ne connaissait son nom ;
quand il fallait l’appeler,
on disait seulement : « Mitron ! »
et lui répondait : « J’arrive ! »
Il travaillait de longues heures,
vivait sans repos,
dormant sur quelques sacs
au fond du vestibule.

La boulangère, une grosse femme
mauvaise, basse et soupçonneuse,
tenait le mitron pour malhonnête,
hypocrite et déloyal,
lui attribuant toutes sortes
de friponneries et méchancetés.
Lui ne savait que faire
pour se disculper ;
il parlait à tort et à travers,
n’étant guère sagace.
Parfois il s’embrouillait
dans les comptes.
Chaque année, le mitron
attrapait une maladie,
dont il guérissait par hasard,
ou restait sans guérir.

Un jour, au cours d’un hiver bien froid,
ce pauvre travailleur
eut la mauvaise idée
de sortir avec d’autres
et se saoula si bien
qu’il retourna chez lui mal en point
après avoir titubé par les rues
dans le froid et l’humidité.

Le lendemain,
il pouvait à peine respirer
à cause de douleurs suraiguës,
une inflammation des bronches.
Une semaine plus tard,
on le portait en terre
dans une pauvre petite voiture
tirée par un cheval spectral,
un soir triste et noir
du jour de Noël.

*

Souvenirs de vagabond
(Recuerdos de vagabundo)

.

Veilles de sabbat (Vísperas de aquelarre)

Juana, Chiqui, Petra Motza,
la Gerona, l’Asunciόn,
la Churriqui, la Roshari,
la servante du recteur
et quatre ou cinq autres vieilles,
les unes veuves, les autres non,
les unes grêles, squelettiques,
une autre comme un dragon,
sont réunies un dimanche
– un soir de canicule –
à l’ombre des arbres
qui les protègent du soleil,
pour faire quelques parties
de mus et truquiflor1.

Pendant qu’elles battent les cartes
et jouent avec passion,
elles vident une bouteille
qui n’est pas du sirop d’orgeat.
Le liquide transparent
enflamme leur furie,
et entre rires et quolibets
et quelque plaisanterie féroce,
elles deviennent frénétiques
et parlent avec véhémence
des vieux, des jeunes,
de la vie, de l’amour,
des maléfices qu’il y a
dans la laine d’un matelas,
dans les flaques et sur les chemins,
et de tout le reste.

On tremble de voir un sabbat
en train de se former,
les balais apparaître
par quelque art déloyal,
et les vieilles monter dessus
en sauvage équipée
au cri de : « Hue, sorginas! »
et après avoir dit : « Adieu ! »
voler comme des flèches
à la recherche du Tentateur
en un proche Zugarramurdi3
ou quelque autre coin
où leur apparaîtra Jaun Gorri4
avec son air de grand seigneur
ou bien un bélier noir
à la barbichette atroce.

1 mus et truquiflor : Jeux de cartes. Le mus est d’origine basque. Le truquiflor est une variante du truque ou truco joué dans tout le monde hispanophone.

2 sorgina : Mot basque désignant une sorcière. Baroja l’hispanise en sorguiña, mais ni l’une ni l’autre forme n’est reconnue par le Dictionnaire de l’Académie royale espagnole. Le terme employé pour « sabbat », aquelarre, est en revanche d’usage ancien en castillan et lui-même emprunté à la langue basque (akelarre).

3 Zugarramurdi : Voyez le poème suivant. Il s’agit d’une localité du Pays basque espagnol.

4 Jaun Gorri : ou Jaunagorri, le « seigneur rouge », figure des légendes basques ; identifié ici au diable du sabbat.

*

La grotte de Zugarramurdi (La cueva de Zugarramurdi)

Grotte de Zugarramurdi,
fameuse en sorcellerie !
Tu es pleine de secrets,
comme une caverne antique
dédiée aux mystères
de Cérès, Dionysos ou Mithra.
Ton sol est traversé
le long de la vaste galerie
par l’eau claire d’un ru
qui s’écoule, furtive.
Le ruisseau de l’Enfer,
c’est ainsi qu’on nomme l’onde
limpide qui parcourt
l’antre des sorcières
et raconte dans l’obscurité
qui règne en ce lieu
les illusions qui furent
les vérités et les mensonges
d’époques aussi reculées
que le Paléolithique.

Cet antre des lamies,
ainsi qu’un autre un peu plus loin
où se trouve un pupitre de pierre
et qui s’appelle Berroberria,
furent les étranges anthologies
de cultes anciens.
Là se maria la nuit
avec la clarté du jour,
là se réunit le grand bouc
avec les cruelles Érinyes,
et c’est là qu’il poussa une queue
aux aimables ondines.
Là se rassemblaient
sibylles et prophétesses
pour célébrer leurs mystères
de magie et d’incantations ;
là concocta ses philtres
quelque vieille Canidie,
et là, au son du tambourin,
quelque bénédictine dansa
une danse frénétique
au milieu de la calegira5.

Aujourd’hui, après tant de siècles,
dans ton sein rigide ne nichent plus
que le silence et l’obscurité,
la solitude et la mélancolie.

5 calegira : Néologisme castillan formé à partir du basque kalegira, désignant une troupe de musiciens ambulants.

*

Les forges (Las ferrerías)

Dans les provinces du nord,
près de ruisseaux aux ondes claires,
j’ai vu qu’il y avait encore
des forges dans les campagnes.
Elles ont un aspect de ruines,
et leurs murs pleins de lichen
et de pierres leurs toits
servent de refuge aux lézards.
Posées au-dessus de l’eau,
elle sont si couvertes d’herbes folles
que l’on dirait des rochers
plutôt qu’une œuvre humaine.

À l’intérieur elles sont toutes noires,
et quand quelque chose est fondu,
la forge allumée,
les vieux forgerons basques
s’agitent comme des diables
au fond des flammes.

Les étincelles brillantes sautent
en l’air jusqu’au plafond
et les marteaux résonnent
avec un tintement acharné.

Le tableau, dans cette caverne,
a quelque chose de magique,
évoquant des images passées
de ces travaux fantastiques
dans une époque déjà lointaine,
plus noble et plus belle.

*

Confusion ethnographique (Confusiόn etnográfica)

Magie, tabous, amulettes,
rhombes, fétichisme,
cultes d’arbres et de plantes,
de rochers et de rivières.
Carnavals et déguisements,
masques et totémisme,
jugements de Dieu, matriarcat,
les Pygmées, les Négritos,
les Aruntas, les Bechuanas,
les Papous, les Dravidiens,
représentants d’un monde
mystérieux et primitif ;
le culte des serpents
et des vieux crocodiles
chez les peuples africains,
qui conservent encore leurs mythes ;
exogamie et endogamie,
couvade, cannibalisme,
anthropophagie sacrée,
confusion et labyrinthe,
vengeance contre les choses,
contre les animaux, châtiments,
danses au milieu des forêts,
liberté des instincts.

Zarathoustra en chemise de nuit,
exaltant le corps ;
crécelles et castagnettes,
tam-tam, grosses caisses et cymbales,
magiciens et prêtres
tatoués jusqu’au nombril,
agitant des clochettes,
couverts de plumes et d’anneaux,
dansant avec autant d’art
que la belle Chichito6 ;
peintures et clubs rupestres,
étude de l’agriculture,
des huttes, des céramiques,
des tenailles et des marteaux ;
tout un monde extravagant
qui s’agite en délire
entre les rives du Niger
et les bords du Nil.

Ce feuilleton de l’humanité,
de sa vie et de son destin,
est le plus extraordinaire,
singulier et suggestif
qui se puisse trouver dans les pages
d’un livre sérieux,
et en comparaison est tellement pauvre
ce monde maniéré,
bien pompeux et bien ridicule,
mi-romain mi-sémitique,
que les professeurs nous présentent
comme quelque chose de définitif
et qui n’est ni très ancien
ni même intéressant.

6 La Chichito : En note, le commentateur Manuel García indique qu’il s’agit d’une danseuse espagnole de flamenco de la fin du dix-neuvième siècle.

*

Le Lac noir (La Laguna negra)

Au sommet de cette montagne,
dans une gorge étendue
couverte toute l’année
par le triste linceul
qu’y laissent les neiges
des grandes avalanches,
au milieu de la blancheur
et tout au fond du ravin,
comme une goutte d’encre
un cercle se dessine.

Ce cercle noirâtre, cette tache,
c’est le lac que les gens d’ici
appellent le Lac noir,
et dont ils disent que par temps d’orage
il exhale d’épais nuages
et rugit, s’agite
et brame comme un démon.

On croit que cet abîme obscur,
en dépit de son grand calme,
est peuplé dans ses eaux mystérieuses
d’habitants monstrueux
qui dévorent tout ce qui tombe dedans,
les gens et les vaches,
les agneaux et les chevaux,
les brebis et les chèvres,
et ne laissent que les poumons
flottant à la surface,
matière indigeste
de peu de substance.

Ces pauvres imaginations,
ces inventions diverses,
il y en a qui veulent les combattre
comme de futiles mensonges,
et ces bons pédagogues
pour mettre la farce en évidence
entrent dans le lac,
y plongent, se baignent.
Mais bien qu’ils démontrent ainsi
que rien ne leur arrive
d’une manière décisive
ayant presque force axiomatique,
ils ne parviennent à convaincre
la malice des paysans.

*

Le défilé de Pancorbo (El desfiladero de Pancorbo)

En arrivant depuis la France
à Pancorbo,
on a l’impression d’entrer
dans un lieu de légende
qui pourrait être l’entrée
de quelque enfer d’Orcus.
Le défilé se fait
par endroits plus étroit
et prend un air sombre,
désolé, majestueux.
Un ruisseau, l’Oroncillo,
court entre les pierres, au fond,
et le terrain devient
de plus en plus impraticable.

Le soleil brille haut dans le ciel
avec de grands traits d’or.
Sur les falaises sauvages
aux durs contours,
on voit quelques ruines
d’ermitages et de petites auberges,
et il y a des formations de rochers
à l’apparence mystérieuse
qui ressemblent aux antres
de toutes sortes de monstres,
Pégases aux pieds ailés,
Polyphèmes n’ayant qu’un seul œil,
comprachicos ceints de poignards
et contrebandiers féroces.

Quand on parvient au sommet,
au bout du chemin scabreux,
l’imagination se calme
et l’on se sent un peu ridicule
d’avoir eu peur
d’un danger illusoire.

*

Le rhabdomancien de Trebejo (El zahorí de Trebejo)

À Puerto del Caballo
comme au château d’Almenara,
à San Martín de Trebejo
et parmi les cailloux du Jálama,
sur la colline du Berraco,
et du Duero au Guadiana,
il existe une légende très répandue,
dans la plaine comme dans la montagne,
selon laquelle des trésors sont cachés
dans des pots et des amphores
pleins d’or en poudre
ou bien en grands lingots.

Dans une caverne resplendissante
comme le soleil du matin,
la nymphe Lutidès habite
parmi les fleurs et le faste,
et dans un superbe palais
de marbres et de statues,
où vivait le consul Lentulus,
il y a des bijoux ciselés d’or.
On raconte dans ces pays
qu’il y a des mosquées sous les eaux,
où priaient des émirs,
des sages mauresques et des sultanes.

Moi, qui suis bon rhabomancien
par tradition et par hérédité,
avec de grandes connaissances
d’une science vaste et profonde,
je n’ai jamais trouvé d’or
ni d’argent ;
mais je vis de ma science,
laquelle est chose noble,
et mène ma barque avec art
dans cette dure vie,
sans nuire à personne
ni déranger une souris.

Il se peut que d’aucuns affirment
que je suis un inepte
trafiquant de supercheries
et marchand d’impostures,
mais ceux qui disent cela,
s’ils ne sont insensés,
savent bien que je ne suis pas le seul
à jouer cette carte.

*

Impressions de Paris
(Impresiones de París)

.

Mélancolie d’hôtel (Melancolía de hotel)

La chambre vieille et défraîchie
n’est pas sans un certain air aristocratique,
avec ses bouquets de roses
sur le papier peint à moitié flétri ;
il y a un canapé-lit,
un miroir et un lavabo,
une cheminée centenaire,
une table et une armoire.

Par la fenêtre on peut voir
au fond de la cour,
entre les murs noirs,
le sol plein de flaques.
Là-haut se montre le ciel
entre les gouttières et les toits,
morceau d’espace gris
qui parfois devient bleu.

Dans cette petite chambre,
en hiver comme au printemps,
je passe presque tout mon temps
à lire un peu et à rêver.
Le jour je peux tolérer
les bruits du voisinage,
mais la nuit il n’y a pas moyen
de les éviter ni de les supporter.

Ce sont des agitations absurdes,
des tapages et des chahuts,
qui montent par l’escalier
jusqu’au couloir devant ma chambre.
Ce sont des ramdams constants
de bottes et de chaussures,
de pattes de plantigrade
qui doivent être de quelque barbare,
et les pas de quelque nymphe,
souples comme ceux d’un chat ;
c’est la voix rauque et brutale
d’hommes grossiers et lourds,
et des bavardages de femmes,
long vacarme d’oiseaux.

Puis ce sont, pendant un moment interminable,
les robinets, les lavabos, les canalisations,
et des heures durant
les bruits des salles de bain.
Cette existence de la ville
me donne un tel dégoût
qu’il me vient l’illusion
de vivre à la campagne
et d’avoir pour tout meuble
un banc calé contre un arbre ;
mais la campagne est morte,
elle se trouve elle aussi livrée
à la vengeance, à la colère,
à la passion et au saccage ;
aussi le seul espoir qui me reste
est-il d’en finir avec cette comédie
et son détestable tohu-bohu
sous une couche de terre
de deux ou trois empans.

*

Les tristes rues de Paris (Las calles tristes de París)

Il y a ici des lieux noirs et tristes
entre les grands monuments,
des rues silencieuses, mortes,
d’une tristesse hostile.
Il y en a d’autres majestueuses,
avec des murs de jardin
et des façades baroques,
comme sur l’île Saint-Louis.
Il y a des ruelles étroites
d’une misère sénile,
avec un commerce miteux
et une couleur entre noire et grise ;
il y a des rues avec hôpital,
où je me sens malheureux,
mélancolique, écrasé,
sans autre volonté que de sortir de là ;
il y a aussi des rues sinistres
vers le canal Saint-Martin,
et celles qui débouchent
sur les cimetières d’Auteuil et de Bercy,
de Montmartre et des Batignolles,
de Montrouge et de Gentilly,
ou encore celle du triste cimetière
près de Vitry,
où l’on emmène les condamnés
exécutés à Paris.

*

L’armoire aux squelettes (El armario de los esqueletos)

Dans l’atelier compliqué
de l’anatomiste expert
en dissections savantes
et conservation de fœtus,
à l’intérieur d’un cagibi profond
avec une étroite fenêtre,
se trouve une vieille garde-robe
de trois à quatre mètres carrés,
entièrement occupée
par des squelettes
de femmes et d’hommes,
de jeunes et de vieux.

Ces carcasses de blancs ossements
pendent à quelques crochets enfoncés
dans le bois du plafond ;
les uns semblent rire
avec une grimace espiègle ;
d’autres ont un emballage
de spectres fatidiques ;
il y a celui qui a l’air sévère
et celui qui a l’air grotesque,
spécimen de danse macabre
comme en peignait le moyen âge.

Quand la rue tremble
au passage tonitruant
d’un de ces énormes camions
qui portent des charges colossales,
la garde-robe occulte
se met à trembler tout entière,
ébranlant l’assemblée
de cette armoire sinistre.

Il y a un squelette qui bouge
les phalanges de ses doigts
et dont le crâne grince
avec un accent lamentable.
Un autre semble jovial,
un autre paraît en verve,
un autre encore se balance
en un mouvement obscène.

On croirait distinguer,
même sans peau ni cheveux,
l’idiot et le sage,
le vaurien et l’imbécile ;
et sans chair ni graisse,
sans les bourrelets et sans les fesses,
ces restes d’Homo sapiens
font rire et en même temps font peur.

*

Promenades (Paseos)

Je sors tous les matins
sans autre dessein majeur
que d’attendre que soit terminé
le ménage dans ma chambre.
Je traverse des rues et des places
et j’entends la rumeur confuse
des camions et des voitures
qui, comme l’éclair,
passent avec des hurlements rauques,
une vitesse atroce.

Et puis la multitude
bout comme dans un creuset,
hommes, femmes et vieillards
vont à leur lutte féroce
pour le pain de chaque jour
avec une persévérance infatigable,
sous la pluie ou dans le brouillard,
qu’il neige ou que se montre le soleil,
transis de froid
ou asphyxiés de chaleur.

Les esclaves du travail
sont légion.
Personne ne fait attention à son prochain,
tous vont à leur labeur,
entraînés par une seule volonté,
la faim ou la passion ;
l’employé à son bureau,
le boutiquier à sa boutique,
la modiste à son atelier,
chacun à ses obligations.

Du fond du métro surgit
la fourmilière envahisseuse
qui se répand dans les rues,
tandis que continue la chanson
des voitures et des camions
qui dans leur marche précipitée
font un bruit de ruche,
ronflent comme une toupie.

Je m’approche à pas lents du fleuve,
qui a l’air menaçant,
emportant dans son courant tranquille
une alluvion printanière.
J’aspire la fraîcheur et l’odeur
de l’eau trouble
et me prépare à rentrer
m’assoir dans mon fauteuil.

Quand je suis dans la chambre,
je pense, pris d’une certaine stupeur,
qu’il est sot de vivre
sans qu’aucune illusion ne nous anime.
Et qu’il n’est pas non plus très sage,
voire peut-être que c’est pire,
de passer sa vie entière
confiné dans un coin.

*

Noirs dimanches (Domingos negros)

Bien souvent j’ai pensé
que la vie n’a pas de sens
et que nous allons et venons
sur une planète galvaudeuse.
Le travail me distrait
comme un charme magique ;
le divertissement, au contraire,
me paraît ennuyeux,
je le crois une invention stupide,
la trouvaille de quelque andouille,
l’idée d’un imbécile
ou d’un pédant.

Il n’est pas trop de dire
que dans cette question des jeux
subsiste encore l’influence
des esthètes hellènes.
Mais qu’elle soit de ces derniers ou du diable,
dans cette sotte supercherie
ne se trouvent que les pensées
d’un parfait crétin.

On comprend bien que dans un village
il y ait peu de choses
pour le loisir et pour l’oubli ;
mais dans une ville magnifique
comme Paris, il est étrange
de ne rien trouver de décent
qui puisse satisfaire
les enfants comme les vieux,
les messieurs et les dames,
les malins comme les niais.

Quels ennuyeux dimanches !
Quelles avenues, quelles promenades !
Quels visages stupides et tristes !
Quelle hostilité, quels gestes !
Et c’est là ce qu’il y a de meilleur au monde,
la crème de l’univers.
Qu’en sera-t-il du reste
quand tout est si fruste ici !

Je me rappelle avec horreur
ces longs dimanches noirs
que j’ai passés en marchant
sans trouver le moindre attrait
capable de me faire
un peu tuer le temps.

*

Mélancolies grotesques
(Melancolías grotescas)

.

Le pêcheur de la Seine (El pescador del Sena)

Ce pêcheur à la ligne
au bord de la Seine
me cause un tel étonnement,
comme s’il pêchait dans la terre.
Je l’ai vu cent fois
avec sa canne à pêche et son panier
sans jamais observer
qu’il tirât le moindre poisson.
Le temps passé en vain
ne le préoccupe ni ne le chagrine.
C’est un cas d’optimisme
qui me paraît tellement étrange.
Leibniz et le docteur Panglosse
sont des enfants à la mamelle, à côté de lui.

Il est si persuadé
qu’il n’y a pas de fleuve sans poissons
qu’il apprête toujours son hameçon
avec une parfaite assurance,
un espoir admirable,
une illusion de poète,
sans jamais penser qu’il tirera
des eaux troubles,
au lieu d’un beau poisson,
d’une truite ou d’une tanche,
quelque guenille de caleçon
ou la semelle d’une chaussure.

En ces jours de danger
où menace la guerre
avec ses terribles désastres
et ses visions sinistres,
où les gens s’entassent
dans les gares pleines
et les autos filent à toute vitesse,
dévorant la route,
ce pêcheur reste impavide
dans son aimable indifférence,
contemplant le large fleuve
et ses rives désertes.

Les terreurs de la foule angoissée
ne le troublent guère,
pas plus que ne l’agitent
les bombardements et les alertes ;
il garde l’espoir
de voir pris à sa ligne
un magnifique saumon
tout brillant et frétillant.

Pauvre pêcheur à la ligne
des bords de Seine !
Nous ne te demanderons jamais
la démonstration de ton habileté ;
mais tu pourrais nous prêter
un peu de ta confiance éternelle,
une petite dose d’optimisme,
de cette espérance si sereine
qu’elle serait comme un trésor
d’une splendide récolte
pour des gens morts de faim,
consumés dans le malheur.

*

Épilogues de l’époque
(Epílogos de la época)

.

La chanson des soldats (La canciόn de los soldados)

Les soldats, en traversant
les rues de Paris,
chantent une vieille chanson,
au moment de partir
pour la guerre, une chanson
avec ce refrain :
« Auprès de ma blonde,
qu’il fait bon dormir ! »

Aucun enthousiasme féroce,
aucune frénésie maniaque,
pas d’inquiétude, ni la crainte
d’une fin malheureuse,
seulement un stoïcisme triste,
décadence sénile.
« Auprès de ma blonde,
qu’il fait bon dormir ! »

Pourquoi La Marseillaise
ne parvient-elle à resurgir,
ou Le Chant du départ,
avec une juvénile ardeur ?
C’est l’âme d’un peuple
qui se sent décliner.
« Auprès de ma blonde,
qu’il fait bon dormir ! »

Nostalgie paysanne
de vie pastorale :
plutôt le dégoût de tuer
que la peur de mourir.
Sérénité, amertume,
résignation et spleen.
« Auprès de ma blonde,
qu’il fait bon dormir ! »

La victoire n’est pas pour ceux
qui veulent vivre
sans tragédies brutales,
sans travail fébrile ;
ni pour ceux qui entonnent, pacifiques,
avec un accent puéril :
« Auprès de ma blonde,
qu’il fait bon dormir ! »