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La Reine du flamenco et autres poèmes de Joaquín Alcaide de Zafra
Le poète espagnol Joaquín Alcaide de Zafra (1871-1946), d’origine sévillane, appartient au cercle moderniste autour de Francisco Villaespesa. Il fait partie de ces écrivains andalous militants (c’est une façon de parler : il s’agit d’un militantisme poétique) qui se réunissaient au café madrilène La Colonia Patricia, parmi lesquels figurent Villaespesa, Juan Ramón Jiménez, Salvador Rueda, Manuel Reina, au tournant du siècle.
Les deux recueils dont sont tirées les présentes traductions datent de 1896 et 1899. Le premier, Chants de la Giralda, a, comme son titre le laisse prévoir, un côté « costumbriste » assumé. Le second, Trèfle, est la publication qui introduit définitivement Alcaide dans le mouvement moderniste (introduit en Espagne, on le sait, par le Nicaraguayen Rubén Darío).
*
Chants de la Giralda : Notes sévillanes
(Cantos de la Giralda: Notas sevillanas, 1896)
.
Hispalis
Ndt. Hispalis est l’ancien nom de Séville ; il s’agit du nom wisigothique Spali latinisé.
À l’excellent Don Rafael Conde y Luque
– « Séville pour le plaisir,
Madrid pour la noblesse,
pour les soldats Barcelone,
pour les jardins Valence. » –
Seul celui qui n’a jamais vu Séville
peut comparer la perle
d’Al-Motamid avec des villes
qui, si elles font honneur à l’Ibérie,
jamais ne pourront l’égaler,
car elle les dépasse toutes,
étant non seulement du Bétis1
mais aussi de l’Espagne la Reine.
Car il n’a jamais existé et n’existe pas
de noblesse comparable à la sienne,
de soldats comme ses fils
ni de vergers comme ceux de sa vallée.
Car la ville dont les murs
sont reflétés par le Guadalquivir
résume tout ce qui est grand,
résume tout ce qui est beau.
Hercule, de ses fondations
pose la première pierre,
et Jules César ceint
ses murailles de tours.
L’Arabe tombe en extase
en voyant sa beauté
et la convertit en jardin délicieux
comme jamais n’en rêva le Prophète.
Un Roi Saint la reconquiert
seulement pour y mourir,
car le destin la lui avait refusée
pour son berceau.
Celui qui a vu Séville,
si une âme respire en lui,
c’est seulement mort qu’il la quitte,
car elle est le ciel sur terre !
Ville de Juste et de Rufine2,
ville de ces potières
qui brillent dans ton ciel
comme deux claires étoiles,
de Herménégilde, de Léandre
et d’Isidore, luminaire
du christianisme, orgueilleuse,
tu arbores leur gloire sur ton front.
Car Dieu souhaita voir assis
à la droite de son trône
tes fils, pour récompenser
tes vertus excellentes.
Mère d’artistes, de caudillos,
de rois, de saints et de poètes,
l’Immortalité a ton nom
écrit dans son livre.
Car si tu leur donnas la vie,
eux, par leurs œuvres
à la renommée impérissable,
t’offrirent honneur et prestige éternels.
Hever, par Allah inspiré,
t’embellit de l’élancée
Giralda, que le monde admire
comme sa tour la plus belle.
La gente arabique te donna
des palais de filigranes
dont les palmiers éventent
les murs de leurs palmes.
Pour elle tu fus toujours
l’odalisque favorite,
la sultane du sérail
dont ils firent l’Espagne.
D’Al-Motamid et d’Ibn Ammar
les cantiques résonnent encore
dans les patios de l’Alcazar,
disant leurs bonheurs et leurs peines,
car ils ont chanté à ta louange
les élégies les plus sensibles
au son harmonieux
de leurs guzlas3 mauresques.
Sur ton blason un Roi Sage
mit l’emblème le plus respectable
car tu devais bien cet honneur
à l’auteur des Querelles4.
De Don Pedro de Castille
les amours et les sévères
justices t’ont adorné
d’un manteau de légendes.
Et la foi d’un Grand Chapitre
éleva sur les pierres
de ta mosquée islamique
l’église la plus artistique,
temple que les hommes
doivent vénérer, ne fût-ce
que parce qu’en son sein,
les deux genoux en terre,
adorèrent le Dieu éternel
le peintre des Puretés,
Velásquez, Roldán, Pacheco,
Montañés, Lope de Rueda,
Hita, Baltasar de Alcázar,
Mañara, Vásquez de Leca,
Jauregui, Cetina, Arguijo,
Rioja, Daoiz, Herrera
et Bécquer, le rêveur
Bécquer, ton poète génial,
qui aspirant dans l’autre vie
à goûter la gloire éternelle
demandait qu’on l’enterrât
sur la rive du Bétis ;
car en toi, ville aimée,
se trouve le ciel sur terre !
1 Bétis : Nom latin du fleuve Guadalquivir, qui traverse Séville.
2 Juste et Rufine : Deux martyres chrétiennes originaires de Séville et particulièrement vénérées dans cette ville. Suivent dans le poème une kyrielle de noms célèbres de Séville, dont nous laissons au lecteur le soin de rechercher l’identité si cela peut éclairer sa compréhension.
3 guzla : Il est temps de fournir quelques explications sur ce terme qu’on trouve déjà dans nos précédentes traductions de Francisco Villaespesa (« au triste son de la guzla / l’aveugle maure chantait ») (x) comme de son « disciple » et ami Federico de Mendizábal (« Les échos de mystérieuses qasidas / dans les guzlas, prophétiques, tremblaient ») (x) et peut-être d’autres poètes espagnols « alhambristes » en plus d’Alcaide de Zafra dans le présent poème. La guzla est un instrument de musique des Balkans et non de l’Andalousie mauresque. L’origine de cet emploi curieux par les poètes espagnols semble être le recueil poétique de Mérimée La guzla, de 1827, que l’écrivain français fit passer pour un recueil de chants illyriques et balkaniques traditionnels alors qu’ils étaient de sa plume. On connaît l’intérêt de Mérimée pour l’Espagne (Théâtre de Clara Gazul et surtout Carmen), un intérêt qui, malgré ce que nous écrivons plus loin de la « muraille » des Pyrénées (cf. note du traducteur au poème « La Reine du flamenco »), n’a pas laissé les Espagnols complètement indifférents. Son recueil La guzla semble avoir suffisamment marqué certains poètes ibériques pour qu’ils retinssent le mot et l’appliquassent à l’Andalousie arabo-musulmane par licence poétique.
4 l’auteur des Querelles : Le livre des querelles (El libro de las querellas) est une œuvre en vers longtemps attribuée au roi Alphonse X « le Sage », aujourd’hui considérée comme apocryphe. Alphonse X passe pour avoir conçu les armoiries de la ville de Séville, qui représentent le roi Ferdinand III entouré de saint Isidore et saint Léandre.
*
La Giralda
En la terre bénie
que baigne le père Bétis,
dans la ville d’Espagne
qui fut toujours florissante,
entre cent mille beautés
s’élève vaporeuse
la tour la plus belle
que l’homme ait imaginée.
L’Arabe Hever
la conçut et réalisa ;
il imagina cette splendeur
en un rêve céleste ;
il vit Allah qui lui dit :
« Bâtis une tour si précieuse,
si belle et si gracieuse
qu’elle soit sans rivale. »
Il en resta confondu
car il ne savait
quelle formait aurait
un minaret si magique ;
mais Allah fit tomber un voile
et lui montra dans l’instant
la tour la plus colossale
qu’Il put imaginer.
Et l’habile mathématicien
en suivant le modèle
qu’Allah lui avait montré
édifia cette tour ;
c’est ainsi que depuis lors
la mauresque Séville
a la cinquième merveille
que possède le monde.
Lorsque la foi chrétienne,
dans un élan gigantesque,
construit l’altière,
la belle Cathédrale,
elle couronne de cloches
le haut minaret
afin qu’elles chantent fièrement
Dieu avec des langues de métal.
Et sur le corps maure
trois autres cloches furent placées
s’élevant vers les cieux ;
et ce fut l’orgueil de Séville
que cette tour
élancée, élégante,
triomphalement couronnée
par la statue de la Foi.
Comme toi, tour splendide,
les Sévillanes sont
à la base musulmanes
et chrétiennes au sommet :
leurs corps sont de femme arabe
mais sur leur beau front
règne victorieuse
la religion chrétienne.
Quand je regarde extasié
tes lignes enchanteresses,
mon imagination voit
deux filles de Triana5,
les belles patronnes
de cette cité divine,
sainte Juste et sainte Rufine,
qui sont tes soutiens.
Quand loin de mon Espagne,
loin de Séville,
cette grande merveille
où je suis né,
peinte ou sculptée
je vois la Giralda,
il me semble voir
le drapeau rouge et or.
Car elle me rappelle
la patrie bien aimée,
le ciel de saphir
de ma chère cité ;
les bosquets d’orangers
qui poussent dans ses jardins,
les bateaux qui se bercent
sur le Guadalquivir.
Ses places et ses parcs,
ses églises séculaires,
ses beffrois et ses minarets,
son alcazar oriental,
ses patios qu’ornent
le nard et les roses,
aux murmurantes fontaines
de limpide cristal.
Ses rues sinueuses
qui font venir à la mémoire
l’histoire antique,
des légendes d’un autre âge,
souvenirs de jours passés
heureux ou fatals
que renferment les annales
de ma ville si belle.
Pour cette tour magnifique
je t’admire et te vénère,
et je meurs de chagrin
quand je suis loin de toi ;
aussi, tout Sévillan
t’appelle son trésor,
et c’est pourquoi je t’adore
avec folle passion.
5 Triana : Un quartier historique de Séville.
*
La Reine du flamenco (La Reina del Tango)
Ndt. La juxtaposition du titre original et de notre traduction appelle forcément une explication. En espagnol, le tango est certes le genre musical et la danse l’accompagnant, d’origine argentine, qui sont bien connus sous ce nom en France et dans le monde entier, mais c’est aussi une variété traditionnelle (un palo) du flamenco andalou. Le Dictionnaire de l’Académie espagnole le décrit ainsi : « Palo flamenco con copla de tres o cuatro versos octosílabos que tiene diversas modalidades. » (Palo du flamenco composé de couplets de trois ou quatre vers octosyllabiques et ayant diverses modalités). Le tango flamenco est originaire de Cadix mais s’est développé à Séville sous une forme propre appelée « tango de Séville », la forme la plus représentative du flamenco dans cette ville. En toute rigueur, notre traduction devrait donc être, pour le titre, « La Reine du flamenco sévillan » (pour éviter de toute façon l’emploi du terme « tango » beaucoup moins connu du public francophone sous cette acception bien qu’elle soit la plus ancienne, ce qui est, du reste, un exemple de plus de l’hermétisme de cette muraille que sont les Pyrénées).
À Séville, dans le quartier typique
de la Macarena,
d’une auberge d’apparence classique
rappelant Bécquer,
dans le patio que couvre une vigne
pleine de fruits,
se réunit une foule animée
de joyeux toréros et belles Andalouses.
De la Cava sont venues des gitanes
aux crinières ombreuses ;
la Alameda a envoyé
des danseuses aux traits arabes ;
des guitaristes tirant des trilles
des cordes de leur instrument
sont venus du quartier jouxtant
la Pyrotechnie
pour voir si, comme ils disent, est bien réelle
la Reine du flamenco sévillan, Salud la Brune.
Car c’est la plus belle fille
que virent naître ces rives
qui inspirèrent à Lista et Arguijo
leurs vers les plus beaux.
Car ses deux yeux paraissent
des diamants noirs, brûlant
plus que le soleil et ses rayons
quand il passe en été près de la terre.
On entend la plaisante harmonie
d’un luth mauresque,
chacun tourne les yeux vers la belle
Salud la brune
quand elle se lance avec un grand sourire
au milieu du cercle en tendant les bras,
comme se lance sur la mer la nef
tendant ses voiles, sereine et gracieuse.
À la cadence que produit la percussion
de ses castagnettes
ornées de nœuds rouges et or,
comme si le drapeau national
avait été réduit en mille lanières,
elle se dresse, les bras en forme d’arche,
et sa taille ondoie
comme balancent les palmes d’Idumée
quand la brise les caresse,
puis elle s’incline et saisit sa robe,
l’élève contre elle, la fait ondoyer puis voler.
Ses pieds au contour menu
sur le sable du patio
par leurs chocs continus ont laissé
des empreintes confuses,
on dirait deux marteaux de fer
qui frappent la terre,
marquant le rythme de la danse
que leur impriment ses larges hanches.
Comme deux branches
dont le vent s’empare,
en suivant les courbes de son corps
ses bras font mille tours ;
mais dès que s’annoncent
les ultimes notes du chant,
leurs circonvolutions s’arrêtent, ils s’élèvent,
vibrent et puis retombent, poings sur les hanches.
L’air résonne de cris de joie,
des « olés ! » du public,
tous sacrent reine cette fille
de la Macarena,
tous ceux qui sont venus de quartiers lointains
seulement pour la voir,
et avec les lumières du jour
la fête se dissipe…
À travers les rues animées s’éloignent
en chantant les toréros et leurs amies,
tandis que l’ombre enveloppe
l’auberge typique qui rappelle Bécquer.
*
Les dimanches de Torrijos (Los domingos de Torrijos)
Ndt. Le pèlerinage de Torrijos est un événement religieux majeur de la province de Séville. C’est une fête aussi bien religieuse que « folklorique », mettant en valeur le patrimoine andalou. C’est pourquoi le présent poème entre dans un certain luxe de termes propres au flamenco, notamment, qu’il n’est guère possible de traduire. On trouvera le sens de ces termes sur les sites francophones spécialisés.
Dans le présent poème, les « pèlerins » s’arrêtent en fait à la Pañoleta, qui n’est guère éloignée que de quatre kilomètres de Séville. Là ils se livrent à des réjouissances où le flamenco joue le rôle principal. C’est ce que le poète appelle leur pèlerinage à « la déesse Zambra », la zambra étant une variété du flamenco, la plus marquée par l’héritage mauresque.
À Salvador Rueda
Les dimanches d’octobre,
en ce mois où les flammes du soleil,
bien qu’elles éclairent encore beaucoup
n’embrasent plus que peu de choses,
vers la rue Castilla
par le pont de Triana,
juchés sur des chariots
que couvrent des toiles blanches,
sur des ânes étiques,
des poulains de race pure,
des mulets éreintés,
des canassons tout en pattes,
dans des chars disloqués,
des cabriolets, des tartanes
et des breaks où ils se pressent
comme des sardines dans un panier,
se dirige ce qu’a de plus de déluré
la gente de Séville,
avec beaucoup de rire aux lèvres
et beaucoup d’amour dans le cœur.
Voir le Christ qui dans le petite sanctuaire
de Torrijos les attend,
c’est le but qui fait sortir
tous ces gens de chez eux.
Mais comme le chemin est long
et qu’il y a des côtes très rudes
que beaucoup auront du mal à gravir,
si la descente en est facile,
pour rendre moins pénibles
les fatigues de la marche,
et pour que les heures passent
dans la bonne humeur qui convient,
ils emportent des tambourins,
des castagnettes et des guitares,
une outre pour le vin
et le cruchon pour l’eau.
Le long de la route étroite
qui quittera la Vega de Triana
coupée en deux,
avec ses peupliers,
enveloppés dans les tourbillons
de poussière qui se lèvent
au passage des chars,
au contact des pieds,
les pèlerins approchent,
gravissant une côte, de Castilleja,
en pensant qu’aller à Torrijos
voir l’Image sacrée
sera quelque chose que Dieu
récompensera tôt ou tard,
mais qui ne les compense pas
d’un tel périple ;
si bien que tous se mettent d’accord
pour rester où ils sont…
à la Pañoleta
plantée d’arbres.
Sous les verts oliviers
près des haies de roseaux,
devant les auberges
au pied des acacias,
en groupes tourbillonne
la fleur des Sévillanes,
si joyeuses et souriantes,
qui dansent à la musique qu’on leur joue6.
Ce n’est que rires et tohu-bohu
sur la petite esplanade
où l’on voue un culte
à la seule déesse Zambra.
Au son des baguettes de flamenco
répond celui des guitares,
et à la percussion des tambourins
le choc des verres.
Ici l’on chante des peteneras,
là des malagueñas,
et quand l’une danse un olé,
une autre danse la palanca.
Tout le monde est joyeux,
rit et s’écrie, dans ce tohu-bohu,
car l’on voue ici un culte
à la seule déesse Zambra…
Mais quand le ciel
de bleu qu’il était devient mauve,
quand le soleil en se cachant
de ses regards l’illumine,
et qu’au loin retentit
le chant de la Giralda,
entonnant le triste Angélus
avec ses cloches de bronze,
les pèlerins qui pensaient
se rendre à l’église de Torrijos
dans leurs chars, sur leurs poulains
remontent pour retourner chez eux.
Et comme la route est sombre,
ils ont allumé des flambeaux
à la lumière desquels on dirait
une légion de fantômes
qui, la nuit bien avancée,
traverse les rues de Triana
en se dirigeant vers le pont
sous lequel moutonne le Bétis,
dans les ondes duquel le feu
des torches se reflète,
faisant paraître le fleuve
un serpent de flammes.
6 qui dansent à la musique qu’on leur joue : Jeu de mots sur l’expression « bailar al son que le toquen », qui signifie de manière figurée : dépendre des décisions prises par autrui. Les femmes du convoi ne peuvent imposer que celui-ci poursuive sa route, mais, que ce soit ici à la Pañoleta ou là-bas à Torrijos, leur principal divertissement est de danser.
*
Le Rosaire de l’aurore (El Rosario de la aurora)
Ndt. Le rite dont il s’agit se perpétue de nos jours. La « sainte église métropolitaine » est la cathédrale de Séville, plus grande cathédrale gothique au monde. Ce que nous avons traduit par « gradins », dans le premier quatrain, ce sont les gradas de la cathédrale, des escaliers monumentaux qui l’entouraient sur plusieurs côtés et dont la littérature ancienne témoigne comme d’un site fréquenté et animé. Il s’y trouvait de petites chapelles, vraisemblablement des niches fermées par des grilles. Ces gradas ont été démantelées au 18e siècle, il ne reste que des escaliers résiduels. Cependant, Alcaide parle manifestement de choses dont il a été témoin.
D’une petite chapelle
se trouvant sur les gradins
de la sainte église
métropolitaine,
depuis des siècles sort
entre chien et loup
le saint Rosaire
que l’on occulte à l’aube.
Par le passé
il était rare
que cela ne se terminât point
en bataille rangée,
au cours de laquelle les dévots
avec leurs lanternes de fer-blanc
s’escrimaient comme si ce fussent
des masses ferrées,
afin de se défendre
avec une sainte bravoure
de la lie impie
qui, dans une fureur sauvage,
le fer au vent
les assaillait,
moquant le Rosaire
de manière éhontée.
À présent c’est seulement à certains jours
marqués par l’Église
comme particulièrement solennels
que sort de sa maison
l’antique toile
où la dénommée
Vierge de l’Antique
montre son visage sacré.
La queue brillante
d’une fusée d’artifices déchire
le ciel obscur
de sa flamme rouge,
quatre instruments
désaccordés lancent
devant la chapelle
leurs notes dissonantes
en même temps qu’un vieillard
à la luisante calvitie
annonce à la foule
d’une voix chevrotante
que le Rosaire va
se mettre en branle,
et qu’on s’empare donc
sans tarder des lanternes.
Plusieurs gamins
aux yeux marqués de cernes,
huit ou dix mendiants
aux manteaux élimés,
ainsi qu’un groupe informe
où des vieillardes édentées
se confondent
avec une joyeuse
marmaille, forment
à l’Immaculée,
autour de la bannière,
un étrange cortège.
Quatre petites lanternes
au bout de longues perches,
que les dévots appellent
les guides,
vont très en avant
des autres,
dissipant les ombres
de leurs flammes ténues,
indiquant ainsi le chemin
à travers les rues solitaires
au Rosaire
qui avance en silence.
Tenant une lampe
à sa fenêtre,
une vieille femme montre
son profil de pie,
évoquant le souvenir
de celle qui par une nuit
silencieuse fut témoin
de l’héroïsme de Don Pedro.
Faisant des zig-zags
un ivrogne passe,
tandis qu’un chien pousse
un faible gémissement ;
il s’est réveillé
sur son lit de pierre
et par les lumières ébloui
se met à aboyer.
Devant une pauvre maison
d’une petite place,
où un frère
du Rosaire attend
derrière les carreaux
la Sainte Vierge
pour qu’elle lui octroie
la santé précieuse,
le cortège s’arrête
et chante un Salve,
qui au triste malade
arrache des larmes.
Il se remet en route
et traverse des places
et des ruelles,
dont il déchire l’obscurité ;
jusqu’à ce que l’église,
but de son périple,
le reçoive anxieuse
dans ses larges nefs.
Des cierges allumés
illuminent l’autel ;
un torrent de notes
jaillit des trompes
argentées de l’orgue
sonore, avec pompe :
on élève du tabernacle
le riche ostensoir,
et tandis que tous chantent
l’adoration du sacrement,
dans la lunule paraît
l’hostie consacrée.
On dit une messe ;
et à la lumière rosée
de l’aube commençante
émaillant la nuée,
parcourant des rues
et traversant des places,
le Rosaire s’en retourne
à sa sainte maison…
Très en avant
les guides marchent,
mais leurs flammes roses
n’éclairent plus
comme lors de la sortie,
car les clartés
qui descendent du ciel
estompent leur lumière.
Les passants de l’aube
qui croisent le Rosaire
font une génuflexion
à son passage.
On entend le grand bruit
que font les servantes
en ouvrant balcons,
portes et fenêtres,
et quand l’aurore
dans son char avance,
baignant toutes choses
de sa lumière d’argent,
dans la petite chapelle
qui se trouve sur les gradins
de la sainte église
métropolitaine,
le Rosaire rentre,
qu’on occulte à l’aube…
Et le carillon retentit
depuis la Giralda.
*
La rue des Serpents (La calle de las Sierpes)
Entre la place de San Francisco
et le carrefour de la Campana
se trouve l’étroite ruelle des Serpents,
la plus jolie de Séville.
D’après ce que racontent les anciens livres,
elle reçut son nom, mes semble-t-il comprendre,
du fait qu’y résidait naguère
le gentilhomme Gilles des Serpents.
Mais la voix populaire affirme
que c’est parce que naguère
s’y trouvait des ossements de grands reptiles
au-dessus de la porte d’une hôtellerie.
Quoi qu’il en soit de ces histoires,
il est certain que c’est une très belle rue,
très fréquentée, très attrayante,
très coquette, très sévillane.
*
Parmi des édifices de port antique,
façades blanches et portes ferrées,
des maisons modernes aux murs altiers
montrent joyeuses leurs balcons.
Le rez-de-chaussée est occupé par des boutiques
de beaux objets de fantaisie,
de toiles splendides, des commerces plantureux
et des vitrines de bijouterie,
des cafés brillants de marbre blanc
dont les murs couverts d’azulejos
reproduisent les lunes claires
dans leurs grands miroirs brillants,
des cercles privés dont les rideaux
laissent entrevoir les lustres suspendus,
leurs somptueux fauteuils en velours,
leurs voûtes et leurs tableaux.
Et embaumant toute la rue
du délice de leurs odeurs,
dans les porches et aux carrefours
se trouvent plaisants des stands de fleurs.
*
Au moment de la Semaine Sainte,
les processions la traversent,
et terrasses et balcons
se remplissent de beaux visages.
Devant les maisons, sur les trottoirs
on place des chaises en ligne droite,
sur lesquelles s’assoient les Sévillanes,
parées de leurs mantilles.
Car ici passent, plus solennelles
que par aucune autre rue, les Confréries
avec leurs soldats et leurs geôliers,
leurs Rédempteurs et leurs Maries,
leurs Senatus et leurs clairons,
leurs voiles de la croix et banderoles,
leurs Centurions aux splendides uniformes
et leurs Nazaréens à longues queues,
qui marchent lentement dans la rue
au milieu des psaumes,
du bruit des fanfares
et du ra des tambours.
*
Quand la Fête par sa grande renommée
inonde Séville d’étrangers,
ses cafés fourmillent de marchands,
d’agents de change et de toréros.
Et mille femmes passent
avec leurs châles de riche toile,
et aux éloges qu’on leur lance
si l’une rit, l’autre prend la mouche.
Si bien que s’échangent des répliques rapides,
où l’on fait assaut d’esprit…
tandis que les vendeurs à la criée
cherchent à placer des billets de corrida.
*
La nuit avant le Corpus Christi,
de tentures riches et variées
on tend la rue, qui semble flamboyer
sous sa cascade de lampions,
et le matin on la couvre entièrement
d’une toile cachant le ciel
tandis que des herbes odoriférantes
tapissent le sol,
car c’est là que passe en son cortège
aux accords d’une psalmodie,
avec ses pampres et ses épis,
la grande custode de Juan de Arfe.
*
L’été, on dirait un patio,
avec les fauteuils et les guéridons
que l’on sort des clubs,
et les stands de fleurs.
La cigarière trotte-menu
s’y promène, si gracieuse,
taquinant avec désinvolture
les Don Juans au petit pied.
On y voit passer les étudiants
qui vont avec leurs gros livres à l’athénée,
et avec leurs lettres d’amour
les demoiselles qui vont au bureau de poste.
Quand la messe aux armées est terminée,
les bataillons s’en reviennent,
laissant sur leur passage
les cœurs des jeunes filles transpercés.
Tous les gens, toutes les choses
de quelque réputation ou prix passent par elle,
par cette rue qui, bien qu’étroite,
vieille et sinueuse, n’en est pas moins belle.
………..
Parce que la rue la plus fréquentée,
la plus coquète, la plus sévillane
est celle qui va de la place de San Francisco
au carrefour de la Campana.
*
L’auberge d’Eritaña (La Venta de Eritaña)
Ndt. Nous avons aussi traduit un sonnet consacré par Francisco Villaespesa à ce lieu fameux de Séville (billet « Tambourins sévillans » ici).
Au milieu des bosquets d’orangers,
l’auberge la plus fameuse d’Andalousie
s’élève comme un temple de la joie
baisé par les roses de mille rosiers.
Dans son jardin de plantes méridionales,
nid des amours et de la poésie,
les pampres se tendent en galerie
et les jasmins forment des arcs de triomphe.
Couronnées de fleurs de citronnier,
entre les feuillages sont les guinguettes,
sanctuaires où vit la déesse Frairie.
C’est là que lui rendent un culte les Sévillans
et qu’en son honneur ils entonnent des chansons gitanes
au choc des verres, orchestre sacré.
*
Chansons (Cantares) [Choix]
Ndt. Un mot de ces « chansons ». Il s’agit, ici (et dans le recueil suivant : vide infra) comme chez Francisco Villaespesa (voyez les « Chants » à la fin du billet « La halte des bohémiens » x), de quatrains sur le thème de l’amour. Nous devrions chercher un même terme dans les deux billets, et c’est « chanson » qui nous paraît à présent le plus indiqué. Le terme cantar connaît en espagnol, selon le Dictionnaire de l’Académie espagnole, deux acceptions spécifiques que ne rendent à vrai dire ni le terme « chanson » ni le terme « chant ». Dans les poèmes de Villaespesa et d’Alcaide que nous avons traduits, ces quatrains suivent un genre de poésie populaire andalouse mise en musique.
I
Ce sont, mes pauvres chants,
des étoiles filantes
qui traversent le ciel de l’amour
pour mourir dans le vide.
II
Vois un peu comme brillent
tes grands yeux noirs,
car c’est printemps quand tu les ouvres
et c’est l’hiver quand tu les fermes.
VIII
Les heures que compte le jour,
je les ai réparties ainsi :
neuf heures rêvant de toi,
quinze heures à toi pensant.
X
Vois, ô vois donc,
vois comme elle était belle,
tellement que quand elle s’en fut aux cieux
même son miroir pleura.
XV
Demande à Dieu de t’épargner
d’aimer celle qui ne t’aimera pas,
car il est bien triste de semer
sans récolter ensuite.
XVII
On dit que l’amour est aveugle,
et plût au ciel qu’il le fût !
je n’aurais pas vu ta perfidie
aussi clairement que je la vis.
XXI
Depuis le jour où tu assassinas
la tendresse en mon cœur,
il porte cet écriteau :
« Fermé pour cause de mort. »
XXVII
J’offre l’amour à pleines mains
mais elles n’en veulent pas ;
combien pourtant
meurent par manque d’amour !
XXVIII
Vois si mon amour est grand :
il a résisté à l’absence,
aux intrigues, à l’orgueil,
à la jalousie et à la pauvreté.
XXIX
Ne crains pas que je t’oublie
parce qu’on ne me laisse pas te voir ;
sans le voir on adore Dieu,
et tu es Dieu pour moi.
.
Trèfle
(Trébol, 1899)
.
L’épée du poète (La espada del poeta)
Envieux, ingrats et traîtres,
femmes sans pudeur et sans tendresse,
héros de l’infamie et de la bassesse,
âmes mortes à toutes les amours !
excitent les clameurs du poète
qui dans ses strophes olympiennes
en les chantant châtie leur vilenie,
avec les honneurs de l’immortalité.
Ô épée bienfaisante et sacrosainte
qui portes ton coup bénéfique
contre la maudite écume humaine !
Ton fer n’est point inhumain ni criminel,
car il est semblable à celui du chirurgien
qui blessant ne donne point la mort mais la vie !
*
La créole (Criolla)
Carmen
Tu es née dans la perle des Antilles
et de ces lieux tu apportes en Espagne
le va-et-vient des palmes dans ta démarche,
le feu des roses sur tes joues.
Des champs de canne de Las Villas
tu as pris la douceur, et les bananiers
t’ont donné leur indolence, les mers vertes
le sel avec lequel tu séduis, tes enchantements.
Voix de sirène qui attire et subjugue
est la douce modulation de ta gorge,
magique à la manière d’arpèges de lyre grecque,
suave comme des gammes de harpe d’or,
car ton accent grave et sonore
possède le rythme mélodieux des guajiras7 !
7 guajiras : Écrit guagiras, forme non reconnue (ou coquille). Un guajiro, à Cuba, est un paysan. Le terme au féminin donne le nom d’une danse cubaine, dont s’inspire un palo (à nouveau !) du flamenco, introduit en Espagne dès le 16e siècle.
*
À l’horloge du Temps (Al reloj del Tiempo)
Quand l’ardente
jeunesse embrase
nos cœurs
de sa flamme vive,
nous voyons de la vie
l’escalier en colimaçon,
pleins d’illusions,
fous d’espérance,
désireux seulement
de gravir ses degrés,
de monter là-haut
voir où il s’arrête ;
car nous pensons
trouver dans cet escalier
des lauriers pour l’intelligence,
la constance récompensée,
les plaisirs de l’amour,
le clairon de la renommée,
le miroir de la vérité,
les pompes de l’honneur,
les liens de l’amitié,
les palmes de la vertu.
Pleins d’impatience,
de désirs fébriles,
à l’horloge du Temps
nous disons : Va !
que passent les heures,
que fuient les semaines,
que s’écoulent les mois,
les années l’une après l’autre,
des lustres entiers,
Temps, en avant, en avant !
presse ta marche,
va, va, va !
……………………….
Quand on a monté
l’escalier en colimaçon
sans trouver en chemin
ni la vertu ornée de palmes,
ni l’amour avec ses plaisirs,
ni l’honneur sans tache,
ni l’amitié sincère,
ni la vérité, ni rien,
mais qu’on voit en revanche
que la vie se termine !
à l’horloge du Temps
nous disons : Ça suffit !
laisse-moi un instant
racheter mon âme,
laisse ma prière
monter au ciel,
car cette vie est courte
mais l’autre est longue !
Temps, arrête, arrête,
arrête-toi, arrête-toi !
*
Rimes (Rimas) [1/3]
Nos têtes l’une contre l’autre,
les yeux au ciel,
nous regardions passer entre les nuages
l’immense disque
de la lune blanche.
Comme elle semblait joyeuse,
bien qu’elle eût à traverser les noires nuées !
en illuminant notre bonheur
de ses pâles rayons.
L’amour nous unissait
dans une intime étreinte ;
et tu m’interrogeais du regard,
et je te répondais par un baiser.
Puis l’absence nous sépara,
loin de moi tu t’en fus…
me laissant seul avec ma peine
et mes pensées.
Et maintenant, voyant la lune
éclatante briller dans l’azur du ciel,
elle me paraît tellement triste… !
comme si elle éclairait un cimetière !
*
Lyre andalouse : Chansons (Lira andaluza: Cantares) [Choix] (Voyez la note du traducteur aux « Chansons » supra)
Le temps a passé mais non
l’amour que j’ai pour toi ;
car un véritable amour…
ne finit qu’avec la vie !
*
Je ne sais comment je vis,
si même on peut appeler vivre
cette errance dans le monde
traînant les lambeaux de mon âme.
*
À la lumière d’une illusion
j’ai longtemps vécu ;
le désabusement l’a éteinte…
et je meurs dans la brume !
*
Qu’on me jette à la mer
quand je serai mort… !
Je ne veux pas que se mêle
la poussière de nos os !
*
Le chemin de l’amour
est plein d’épines,
nul ne s’y engage
sans en sortir écorché.
*
Comme je t’aimais pour de vrai,
pour de vrai je t’abhorre
et n’aurai de repos avant
de t’avoir vue en route pour le cimetière.
*
Je voulus être ton rédempteur,
te voyant si déchue !
mais tu cloues mon amour
sur la croix de ta perfidie.

