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La récolte des pommes et autres poèmes d’Eberhard Wolfgang Möller
L’écrivain allemand Eberhard Wolfgang Möller (1906-1972) est l’auteur d’un des thingspiels qui furent joués devant le plus grand nombre de spectateurs : il s’agissait de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Berlin en 1936.
Le thingspiel est une forme de théâtre monumentale de plein air qui se développa au début du vingtième siècle dans le monde germanique. La pièce de Möller représentée aux Jeux de 1936, Das Frankenburger Würfelspiel (Le jeu de dés de Frankenburg), est tirée d’un autre thingspiel, de l’Autrichien Karl Itzinger. Il s’agit d’un drame historique relatant un événement de la guerre de Trente Ans : en 1625, les meneurs des insurgés réformés de Frankenburg en Haute-Autriche furent condamnés à mort mais le stathouder les informa que la moitié d’entre eux seraient graciés suivant le résultat de lancers de dés, deux par deux. Cette macabre parodie de justice conduisit à un soulèvement général connu sous le nom de guerre des paysans de Haute-Autriche (Oberösterreichischer Bauernkrieg).
Si le genre du thingspiel a quasiment disparu, le texte d’Itzinger continue cependant d’être joué de nos jours, tous les deux ans, par pas moins de cinq cents acteurs, à Pfaffing en Haute-Autriche (sur les lieux de l’événement), « sur la plus grande scène naturelle d’Europe » selon les organisateurs. Le texte de Möller pour l’ouverture des Jeux olympiques fut quant à lui représenté sur la scène monumentale de la Dietrich-Eckart-Bühne, étrennée pour l’occasion et qui accueillit plus de 20.000 spectateurs, le maximum de la capacité de cette « Thingplatz ».
Comme le laisse entrevoir le titre du présent billet, les poèmes qui suivent ne se rattachent pas à la veine épique ou historique de ce théâtre monumental. Il s’agit d’une poésie intimiste, terrienne, parfois religieuse, et, dans la seconde partie ici, marquée par les drames humains de la guerre. Elle est de forme classique. Les textes suivants sont tirés de deux recueils, l’un de 1934, l’autre de 1941.
*
La première moisson
(Die erste Ernte, 1934)
.
Chanson d’automne (Herbstlied)
Il fait doux, l’automne
flamboie. Chante haut, mon cœur.
Le soleil est sur le satin bleu
comme une petite bougie pâle.
Ô chante, mon cœur, ta dernière chanson
de l’année. Les choses deviennent plus sérieuses.
De la montagne le berger descend
avec son troupeau rassasié.
De la montagne descend le ruisseau
grossi par les orages,
emportant dans ses tourbillons
tant de feuilles mortes, rouges.
Les nuages n’ont point de repos
et les oiseaux sont partis loin.
Les forêts écoutent la brise,
les champs sont couverts de fils de la Vierge.
Seul reste assis dans le pré,
comme si c’était encore l’été,
un couple d’amoureux,
ayant dans son amour oublié le temps qui passe.
*
Retour en hiver (Heimkehr im Winter)
Quand je partis, c’était le printemps ;
à mon retour, les toits étaient blancs,
le ciel plein de neige,
et les étangs
couverts de glace.
La rue sommeillait
et devant chaque porte se trouvait
du bois à brûler, les lampes
brillaient aux fenêtres
depuis le début de l’après-midi.
Des enfants chantaient, tout respirait
l’Avent et la Saint-Nicolas,
deux vieilles femmes
promenaient leurs petits chiens
gris dehors.
En silence elles regardèrent
l’homme inconnu ;
seuls les petits chiens
s’approchèrent, et de froid
ils se mirent à aboyer.
*
La préparation des gâteaux (Kuchenbacken)
L’aire a été balayée,
les premiers semis effectués,
les feuilles sont tombées,
le gris vent du nord
frappe aux carreaux et dans la cheminée.
Alors nous préparons le pain
pour saint Nicolas,
avec de la farine blanche
et des amandes, de la muscade,
de la cannelle, des œufs, du citronnat,
la brioche aux fruits et
le läckerli de Bâle,
les petites cornes de sucre,
les bretzels et les étoiles à la cannelle,
les quatre-quarts aux noix
et les fougasses aux raisins secs,
les spéculoos
et, avec leur glaçage au sucre,
les gros stollens de Noël
qui doivent longtemps attendre
jusqu’à ce que le saint Christ
soit arrivé
et que les enfants pieux et bons
aient le droit d’entrer.
Pour le moment ils doivent rester à l’écart
et cherchent à deviner
ce que l’on met dans les fours,
ce que mélangent en tintant les cuillères,
et avec leurs petits nez
ils reniflent les odeurs de cuisine.
Mais ceux qui
ont été sages pourront
sur les plaques de four
rompre les croûtes brunes
et sur le bord des saladiers
lécher la pâte sucrée,
et dire si les gâteaux de Noël
sont réussis.
*
Le réveil (Das Aufstehen)
Nous joignons les mains.
Le soleil est à l’est.
Sur les champs encore
le gel du matin.
La table est déjà propre,
la cuisine balayée.
La mère allume le feu
de bois dans l’âtre.
Les enfants, mal réveillés,
engourdis et muets, remuent
le lait dans leurs bols
avec leurs cuillères.
Le père se passe
le dos de la main sur le menton
et ses yeux vont soucieux
de l’un à l’autre.
Il bourre sa courte pipe
de tabac noir, puis
enfile sa veste raide
en cuir
et sort. Les moineaux
pépient sous le toit.
Quant aux poules, elles grattent le sol :
nous sommes depuis longtemps debout.
*
Le tonneau au bord du chemin de fer (Die Tonne am Bahndamm)
Ndt. Dans le passé, le beurre et la margarine se conservaient et vendaient en tonneaux ou tonnelets.
Le tonnelet dans la nouvelle platebande
a été frotté d’ammoniac,
cependant sous ce badigeon, décolorés mais encore lisibles,
on voit les mots « Attention, margarine ».
Il porte cette inscription comme un insigne
du côté regardant le remblai de la voie
et à quiconque passe en train
il se plaint de ce qu’on a fait de sa dignité.
Parfois quelqu’un de retour chez lui
du marché, mangeant son petit déjeuner,
jette par la fenêtre le papier d’emballage de sa tartine,
qui tombe sur la platebande de radis
bien ratissée. On le ramasse alors pour le mettre
dans le tonneau, qui frissonne mélancoliquement.
*
À la clôture (Am Zaun)
Une conversation à la clôture
séparant les deux jardins,
quand le voisin fait brûler
ses vieilles broussailles,
et parler de beaucoup de choses,
quand la main fait tourner le râteau
et que la fumée de mauvaises herbes
monte, haute et mince.
Dans les platebandes,
l’aneth et la marjolaine mouillent les pieds,
et du remblai vient le continuel
bourdonnement d’un chemin de fer.
Et puis le soir tombe, silencieux,
et le monde est bon et vaste.
Dans les buissons le grillon
chante l’infini argenté.
Loin dans le ciel reste
un petit point noir, un ballon dirigeable,
comme si Dieu nous regardait
depuis sa tonnelle.
*
La récolte des pommes (Die Apfelernte)
Le garçon tient l’échelle
sur laquelle est monté son père.
Les platebandes non retournées
sont fumantes de fumier frais.
Le pommier élancé
est tranquille comme un agneau.
Le soir d’automne descend, frais, pâle,
derrière le remblai du chemin de fer.
Le père lève lentement
sa main vers la branche.
La pomme de reinette
tombe dans le sable.
Le père invective son garçon.
Celui-ci a couru
vers la maison
et se moque du vieux.
Dans la pomme est le ver.
La mère la nettoie
et la range dans un tiroir
de son buffet à la cuisine.
*
La besse (Die Birke)
Ndt. Une « besse » est en patois un bouleau ou une bouleraie (plantation de bouleaux). Nous avions besoin d’un nom féminin car Birke est féminin et le poète se sert du genre grammatical allemand pour sa métaphore du bouleau, de la besse comme mariée.
Un cœur tendre doit t’aimer,
petite besse du jardin.
De toutes les fleurs de l’été,
toi seule es restée blanche et jeune.
La terre est moissonnée, affermée.
Seule la sarriette se dessèche, oubliée.
Mais toi tu es comme une belle mariée
et tu attends impatiemment que la nuit tombe
et que des brumes montant du sol
sortent les étoiles et la lune douce,
et que le hérisson qui vit dans le bois mort
s’installe confortablement sous tes branches.
La lanterne solitaire à ta droite
bientôt allumée regarde ta danse,
et avec les derniers amis tu célèbres
tes noces dans les dernières nuits chaudes.
*
Le repas du soir (Das Abendessen)
Apportez les paniers dans la maison,
appelez les enfants et la mère,
apportez le pain, allez chercher le beurre
dans les abris frais du cellier.
Les chèvres ont été traites,
le lait fume dans les tasses.
Ne laissez non plus aucune pomme
d’automne, humide, dans le jardin.
Coupez-les en fines rondelles
ou bien en dés, et là-dedans
râpez soigneusement
les radis frais cueillis,
avant de mélanger le tout en salade
avec de la crème bien épaisse.
Sur le dessus, de la tomate garnit
le plat en parts égales.
Alors asseyez-vous et plutôt que de prier
laissez la porte ouverte.
Si Dieu passe par là,
il entrera chez vous.
*
Promesse (Verheißung)
Ndt. Ce poème et les deux suivants font partie d’une série de « Sonnets de Pâques » (Österliche Sonette).
Avant que la nuit prenne fin
et que le brouillard se lève,
je te le dis, mon cher, tu seras
entré dans la vie éternelle,
et tes blessures comme des roses
rouges écloront,
mais ta tête lasse reposera
sur les vastes genoux de Dieu.
Ce que dans cette vie
tu n’as guère osé penser,
à travers l’espace infini
lancer des racines, des branches
à la manière d’un arbre verdoyant,
le ciel te le donnera.
*
Les anges apparaissent aux apôtres (Die Engel erscheinen den Jüngern)
Ils montèrent à travers les bois
jusqu’en un lieu où se tenaient deux hommes ;
ils secouèrent la poussière de leurs pieds
car le chemin était très sablonneux.
L’un de ces hommes était grand et merveilleux,
comme un arbre sur des jambes humaines ;
il dépassait de beaucoup la taille de l’autre,
un nimbe clair entourait ses cheveux.
Quand ces deux-là demandèrent du feu
pour allumer une pipe de tabac,
ils les regardèrent émerveillés.
Et quand tous furent enveloppés de fumée,
ils dirent que le Seigneur était ressuscité
et que les apôtres devaient l’annoncer au monde.
*
L’incrédule (Der Ungläubige)
Il fit entrer le Seigneur dans sa maison
et lui servit du pain et de la charcuterie,
et, le regardant, il but dans une jatte
pleine de yaourt, y laissant un trou.
Il dit à voix haute ce qu’il voulait garder pour soi :
« Ce n’est pas lui, il ne mange pas comme avant. »
Et il chercha sous la table son orteil
pour voir s’il criait quand on le pique.
Le Seigneur, remarquant tout cela,
alors se leva et se retira sans un mot.
Le sceptique l’appela : « Tu oublies ton chapeau ! »
Et voulut le saisir. Sa main se referma
sur un lacis d’épines qui le piquèrent.
Il vit son sang et resta pétrifié de peur.
.
L’année fraternelle
(Das brüderliche Jahr, 1941)
.
Confession (Bekenntnis)
Je fus comme vous un homme plein de doutes,
l’à-peu-près m’angoissait.
Je n’ai rien vu mûrir, vu beaucoup de choses se rider,
mais mon âme aspirait à autre chose.
J’ai vu que les enfants étaient comme des vieillards ;
j’ai vu que les vieillards étaient éternellement enfants ;
j’ai vu l’étranger s’unir à l’étranger
et l’apparenté se détacher.
Je devinais ce qui transformait ce monde
mais ne voyais pas le monde qu’il deviendrait.
Tant agissent mal qui agissent comme il faut,
et tant sont heureux qui font erreur !
Tant vivent sans être jamais nés !
Tant de ce qui naquit est mort !
Rien ne reste inchangé, nous seuls demeurons stupides
et louons ce qui nous a dégradés.
Nous seuls restons dans les flots de l’incertain
et ne voulons rien avoir à faire avec l’absolu,
et, de nous-mêmes arrachés, nous ne devenons
jamais nous-même et jamais un autre.
*
Ce qui dure (Das Beständige)
Les siècles doivent passer et les peuples disparaissent,
là où étaient des rois se trouvent les broussailles et la mousse.
Ah, qu’est-ce qui tempête dans l’orage, et tombe avec la neige,
qu’est-ce qui chez les plus grands était grand, immortel ?
Est-ce, ô forêts qui sans rien sentir et muettes
avez poussé sur les monts, est-ce la pure Nature
qui, se libérant dans la pluie, se découplant dans l’éclair,
passait continuellement à travers ce qui s’en va ?
Est-ce le ruisseau argenté qui se hâte sans se fatiguer,
ou le jardin bourgeonnant, le rameau du sureau ?
Combien ne vous ont pas demandé, jours du printemps : « Restez ! »
sans que rien ne pût retenir votre impatience.
Nous allons de l’avant sans relâche, un mystère nous entraîne :
ô force de septembre qui pousses aussi les grues cendrées,
doux nuages de la nostalgie qui vous écoulez toujours,
tandis que vous, forêts du pays natal, souriez et restez.
Quand je serai couché sans volonté, ruisseaux, jardins, collines,
accueillez-moi, volatils, dans vos royaumes immuables !
Si vous ne le voulez pas, prêtez-moi des ailes, seulement des ailes,
que je vole au-dessus de vous comme les grues cendrées qui partent.
*
Dédicace (Widmung)
Vous viendrez, mes amis, et repartirez
le cœur joyeux, j’espère. En attendant,
la forêt continue de murmurer. Les chansons les plus tendres
se chantent au printemps, quand les cressons fleurissent
et les mauves dans les jardins. Ils saluent encore,
les lointains sommets aimés où nous allâmes
pour sur les vallées amicales à nos pieds
jeter un regard réjoui, dans les années heureuses.
Ah, elles ne sont point taries pour vous, les sources célestes,
et les années heureuses n’ont point passé en vain,
même s’il ne vous en reste que les images, dans une rapide
succession. Les présents de la vie ne sont pas autrement.
Car ce qui dure reste dans la pensée
et même les dieux, que l’on n’oublie pas,
viennent dans l’habit des souvenirs
là où nous sommes souvent allés, sur notre route.
*
La nuit est claire (Die Nacht ist hell)
La nuit est claire et brille comme un lac,
et de blancs nuages y nagent comme des cygnes.
Sèche, ô sèche tes larmes, mon amour ;
car le trèfle embaume les prés.
C’est à nouveau l’été, près de la source
habite le ver luisant sur la mousse irrorée,
et, pâle, belle comme un nénuphar,
la lune aimée de nous éclôt haut dans le ciel.
Sur toi aussi se répand sa douce lumière,
sur toi aussi s’étale une mer d’étoiles,
et quelle que soit la distance entre nous
le même été nous couvre tous les deux.
Notre amour n’est-il pas assez grand
pour traverser la distance
sur les ailes de rossignol de la nostalgie
et nous ramener l’un à l’autre ?
Ne rend-il pas cet été plus beau que jamais,
le vœu qui s’est réalisé dans les étoiles ?
Apprends, mon amour, apprends à espérer :
car le trèfle embaume les prés.
*
Bill
Le voilà qui court dans ces hautes, belles prairies
du ciel où d’autres comme lui batifolent,
il gronde contre les grandes étoiles dorées
qui telles des chiens inconnus souhaitent le renifler.
Il peut gambader à sa guise
sur ces montagnes que nous appelons des nuages,
sans se fatiguer faire la course
avec les oiseaux et les bourdons.
Il peut attendre impatiemment le soir,
quand les cerfs viennent au bord des forêts,
que Dieu sorte de sa pommeraie
et l’appelle pour la promenade.
Alors il prend sa balle et sa laisse
et conduit le Seigneur à la limite des nuages,
d’où l’on peut voir en bas, et il jappe
vers nous, pauvres humains qui pensons à lui.
*
Le mourant (Der Sterbende)
Il était couché sur une carriole,
je voyais sa bouche ;
il tremblait doucement sans se plaindre,
comme une femme en train d’accoucher.
Son corps était sanglant, ouvert,
c’est de la mort qu’il accouchait ;
une trace de sueur perlait
au milieu de ses cheveux en bataille.
Ses yeux tournaient en silence,
comme s’ils se reprochaient sa souffrance.
Un camarade pleurait doucement à ses côtés
et toutes choses pleuraient avec lui.
*
Complainte de jeune fille (Mädchenklage)
Je vais toujours, vais en silence,
comme si je te cherchais,
mais je ne te trouve pas.
Tu es dans le noir,
et le monde est trop grand, trop vaste
pour les fatigués et les aveugles.
Tu es comme une pensée
que l’on rêve et qu’on oublie bientôt
et qu’on veut retrouver.
Ah je pensais à toi
cette nuit funeste
où ils t’ont enterré.
J’allai vers ton cœur
quand il se brisa cette nuit-là,
je voulais te rejoindre.
J’ai couru, couru sans m’arrêter,
j’aurais tellement voulu
te prendre par la main.
À présent je ne cesse d’aller, muette,
en cercle autour de moi,
car je t’entends gémir.
Mais ce n’est peut-être que le vent,
car les yeux de ma fenêtre
sont couverts de larmes.
*
Bienheureuse Certitude (Selige Gewissheit)
Qu’est-ce que la patrie ? Un lopin de terre ?
Une forêt, une route, une pensée amicale
pour un domaine aux vrilles de mûres,
aux jeux d’enfant près de l’âtre maternel ?
Est-elle dans le geste plein de flamme de la jeunesse,
dans le souvenir nu, dépouillé des ancêtres morts,
conservé pour nous d’une longue querelle
pour qu’il soit à nous ?
Ô bien plus que cela ! Ceux qui durent mourir
pour sa gloire, ont su ce qu’elle est.
Ils gisent sous sa bonne garde
et sont sûrs et bienheureux. Car ils ont su
que, si le valet meurt en vain, nous autres
avons un peuple qui n’oublie pas ses enfants.
*
Les morts (Die Abgeschiedenen)
Nous vous saluons depuis ce silence profond,
comme une mare couvert de nénuphars.
Muets sont le rossignol, la grenouille et le grillon,
et celui qui n’a pas de corps n’est qu’un flottement.
Et ce n’est qu’un glissement de lumières blanches
quand nous volons dans la brume à travers la nuit.
Alors nous vous voyons avec des visages de verre
couchés dans vos lits comme les morts.
Et nous vous saluons. À la vie oubliée
le jour vous rappelle, le jour nouveau, identique.
Mais nous ne sommes plus, nous, et nous pouvons flotter
sans mémoire et sans regret.
*
À mon frère tombé au champ d’honneur (An meinen gefallenen Bruder)
Es-tu poirier ou bien un hêtre,
un bois de bouleaux, une petite feuille de lierre ?
Je te cherche, mon frère, je cherche
la chose en quoi Dieu t’a changé.
Ton âme est-elle attachée à une image,
est-elle quelque chose de vivant, un objet ?
Je veux l’aimer telle que je la trouverai,
et même si c’est une pierre elle m’est proche.
Est-ce un brin d’herbe, une grappe de lilas ?
Je veux demander au soleil de te dorer
de tous ses feux en chaque être
qui ressemble à ton être.
Je veux m’apitoyer sur le petit scarabée
qui s’extrait tant bien que mal de ta sépulture,
la croix de bois, le sable, je veux les embrasser,
bénir l’oiseau qui chante au-dessus de la tombe.
Oh tu es une pensée qui, quand nous la pensons,
nous conduit au-delà des limites terrestres,
alors je voudrais m’absorber en elle si profondément
que je te retrouverais dans la pensée de Dieu.
*
La visite (Der Besuch)
Le dimanche, quand glissent les nuages blancs,
je suis parmi vous. Vous ne me voyez pas.
Je suis l’ombre sur vos fenêtres,
dans laquelle votre vie se réfléchit.
Je m’assois invisible sur vos chaises.
Quand le jardin rougeoie et devient silencieux,
je suis la brise qui rafraîchit vos fronts
et l’abeille qui bourdonne autour de vous.
Je suis dans le grand arbre les feuilles des branches,
le crépuscule vert de vos heures vespérales,
les paroles du père, le sourire de vos invités
et la sévère politesse de ma mère.
Je suis l’appel du soir qui remplit les cœurs
d’impatience et d’une douce inquiétude.
Et puis je m’envole dans le clignotement de vos chandelles,
dans le pas léger des amants,
dans la chanson des merles aussi, depuis leurs nids,
et quand la tendre, la nuit vient,
je suis sur la gorge de ma sœur
un collier qui la rend plus belle.
*
Les transfigurés (Die Verklärten)
Mais un jour nous deviendrons légers
et le vent nous emportera,
nous monterons aux domaines de lumière
où les étoiles louent le Créateur.
Et où il y a un tintement éternel
de météores rapides ;
nous serons libérés des ténèbres
et renaîtrons plus heureux.
Nous n’aurons plus de corps, sans poids
comme des nuages, et nous passerons
sans fin devant les astres
en argentines mélodies.
*
Ceux qui ne connaissent que le quotidien (Die nur das Tägliche kennen)
Ceux qui ne connaissent que le quotidien
ne connaissent pas l’éternel ;
leurs âmes brûlent
mais ne brillent pas.
Ceux qui ne veulent que le quotidien
n’ont jamais connu Dieu ;
ce qu’ils bâtissent avec des pierres,
ils l’élèvent sur du sable.
Ceux qui ne servent que le quotidien
n’ont ni but ni étoile ;
pour eux la fatigue est proche,
mais l’accomplissement est loin.

