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Le baptême dans la prison : La poésie de Pilar Millán Astray
Pilar Millán Astray (1879-1949) est une femme de lettres espagnole principalement connue pour son théâtre. Elle est l’auteur de nombreuses « saynètes », courtes comédies, dont certaines restent réputées. D’aucuns affirment qu’elle fut l’un des auteurs de comédie les plus populaires de son temps. Sa pièce de 1925 La tonta del bote connut dans tous les cas un très grand succès, restant à l’affiche 310 jours consécutifs, et fit l’objet de plusieurs adaptations cinématographiques, en 1939, 1956 et 1970. Pilar Millán Astray dirigea pendant la Seconde République le théâtre Muñoz Seca, à Madrid.
Les sources en ligne sont peu disertes sur sa poésie. Nous ne trouvons trace que d’un seul recueil, celui dont nous nous servons pour les présentes traductions. Si c’est son unique recueil, il se peut néanmoins qu’elle ait également publié de la poésie en revue.
C’était la sœur du général de brigade José Millán-Astray (le trait d’union est dans le nom original, Millán-Atray y Terreros, Millán Astray sans trait d’union est donc un nom d’auteur), fondateur de la Légion espagnole en 1920 (sur le modèle de la Légion étrangère française) et l’un des officiers du camp nationaliste pendant la guerre civile. Il fut notamment le premier dirigeant du département de la presse et de la propagande. Il est connu dans la petite histoire littéraire pour avoir pris à partie Miguel de Unamuno, qui pouvait jusque-là plus ou moins passer pour favorable au soulèvement, lors de la conférence de ce dernier pendant le « Jour de la Race » (aujourd’hui Jour de l’Hispanité) à l’Université de Salamanque en octobre 1936. À ce sujet, les travaux récents de l’historien Severiano Delgado, à savoir sa publication Arqueología de un mito (« Archéologie d’un mythe », cf. un article du 2018/05/09 de El Independiente), dénoncent comme un mythe la phrase « Mort à l’intelligence ! » (Muera la inteligencia) que le général aurait prononcé lors de cette altercation. En réalité, au cours de l’algarade aurait fusé dans la foule de ses partisans le cri de « Mort aux intellectuels ! », ce qui est foncièrement différent. Le cri de « Mort à l’intelligence ! » serait, de fait, une autodépréciation comme esprit non intelligent, et la fabrication d’une telle phrase par le professeur Luis Portillo exilé en Angleterre, à partir de « Mort aux intellectuels », était, sans parler du fait que ceci n’aurait pas été crié par le général lui-même mais par un de ses partisans dans le public, une malhonnêteté, au cas où la bonne foi dût être écartée. Car un cri contre « les intellectuels » n’est pas du tout la même chose qu’un cri contre « l’intelligence », en particulier dans le contexte où les nationalistes dénonçaient un accaparement, favorisé ou programmé par les autorités républicaines, des postes académiques et autres, à savoir des occupations spécifiquement intellectuelles, par un certain profil idéologique déterminé à l’exclusion des tendances idéologiques qu’eux-mêmes représentaient. La page Wikipédia espagnole perpétue néanmoins le mythe, allant jusqu’à faire de l’absurde et autodépréciatoire « Mort à l’intelligence » un slogan ou une devise (« lema ») du mouvement nationaliste… Les seuls slogans avérés forgés par Millán-Astray sont un anodin « À moi la Légion ! » et « Vive la mort ! » qui lui valut, si l’on en croit encore l’historiographie, des reproches de la part d’Unamuno affirmant que c’était la même chose que « Meure la vie ! ». Or un tel cri est purement et simplement l’expression de l’esprit de sacrifice ultime, désirable selon Millán-Astray chez les militaires, et en cela le général ne se distingue sans doute guère des autres chefs de guerre, de quelque idéologie qu’ils soient, si ce n’est pour avoir donné à ce sens commun militaire une forme concise et marquante.
La page Wikipédia en français prétend quant à elle que le fameux cri aurait été « À mort l’intellectualité traîtresse ! », ce que nous sommes d’accord pour considérer pouvoir devenir un slogan, puisqu’il s’agirait alors de dénoncer une certaine catégorie sociale jugée ne pas être à la hauteur de ses fonctions ou de ses devoirs, sans faire insulte à l’intelligence, ce dont il n’est pas d’exemple, dans aucun mouvement politique, que cela pût passer pour un programme. C’est en réalité prétendre que « Mort à l’intelligence » pût servir de programme à quelque mouvement que ce soit qui est une insulte à l’intelligence, car, encore une fois, une telle devise consisterait à affirmer être du côté du contraire de l’intelligence, c’est-à-dire de l’imbécillité, et même les imbéciles commettent rarement cette erreur ; cela peut se produire dans le cas d’un individu, occasionnellement, mais ce n’est guère pensable (avec le moindre discernement) comme mot d’ordre adopté par un mouvement structuré.
Quoi qu’il en soit de ces points, Pilar Millán Astray prit au moment de la guerre civile le même parti que son frère et fut pour cette raison emprisonnée pendant trente-deux mois (deux ans et huit mois) dans les prisons républicaines, jusqu’à la victoire du camp nationaliste. Le recueil poétique Cautivas: 32 meses en las carceles rojas (Captives : 32 mois dans les prisons rouges), en vers classiques, est le récit de cette captivité. Il est divisé en trois parties, suivant les lieux de détention, à savoir : « Alicante », « Alacuás 1937-1938 » et « Cehegín 1938-1939 ».
*
ALICANTE
« Une question » (“Una pregunta”)
Une de mes petites-filles
me demande en m’embrassant :
Dis, belle mamie,
pourquoi es-tu en prison ?
– Parce que je suis espagnole
et que je prie le ciel.
– Mais ce n’est pas un péché, ça !
Donne-moi un autre baiser !
Et la jolie petite enfant
de crier, en colère :
– Mort à la Russie, grand-mère !
Et vive l’Espagne !
*
Au peuple ! (¡Al pueblo!)
Ils me séparent un jour de mes enfants,
sans que je sache pourquoi.
Ne pleurez pas, leur dis-je, sereine,
je reviendrai bientôt.
C’est le peuple qui commande,
et comment craindrais-je de l’ingratitude de sa part ?
Pendant vingt ans je l’ai encensé de ma plume
devant le public.
Je l’ai toujours dépeint dans mes pièces
avec un cœur noble et généreux.
Pourquoi les humbles voudraient-ils
m’enfermer dans une prison lugubre ?
Les meilleurs poètes de Madrid
m’appelaient la chanteuse du peuple.
Soyez tranquilles, mes enfants,
le peuple ne me fera rien.
Après ces quelques mots, l’auto m’emporta
loin de mes trois amours,
et je passai cette horrible nuit
sur les carreaux d’une cellule.
J’entends la rumeur de mon cher peuple
venant me chercher !
Mais une voix me crie : « Camarade,
ils veulent te tuer ! »
Le bruit à la fin se dissipe,
me laissant le cœur glacé.
Je conserve la vie, mais
ils ont tué mes illusions !
Les tristes mois passent lentement
et je reste prisonnière.
Pour avoir été ingrats envers votre philomèle,
je ne vous chanterai plus jamais.
*
ALACUÁS 1937-1938
Le jour de la Vierge du Carmel (El día de la Virgen del Carmen)
Vierge du Carmel, que j’aime tant,
qui es nid d’amour, fontaine de calme,
foyer de paix et baume des larmes,
Mère adorable dont le saint nom
est porté par l’une des filles de mon âme1,
prends les plaies de ma vie en fleurs,
et dans ce triste naufrage quotidien
du vaisseau perdu de mes amours,
que me servent de cordes salvatrices
les rubans de ton saint scapulaire.
1 le nom porté par l’une de mes filles : C’est-à-dire Carmen. Ce nom célèbre en France depuis la nouvelle de Mérimée et l’opéra qu’en a tiré Bizet est celui du Mont Carmel ou Carmel.
*
Le devoir (El deber)
Ils m’ont fait subir une nouvelle honte,
m’ont infligé cette suprême humiliation,
les petits chefs du gouvernement « rouge »,
de tenter de suborner ma plume.
« Vous serez libre, vous vivrez comme vous l’entendez.
Choisissez entre cette prison qui vous accable
et votre bonheur. »
– « Mon choix est fait
et c’est de rester au-dessus comme l’écume !
Je choisis l’oubliette et les chaînes !
Je choisis cette douleur qui est l’auréole
de l’honneur coulant dans mes veines !
Celle qui sent une douleur ne la sacrifie jamais !
Je veux rester ici ! Je suis avec les bons !
Je suis toute cœur ! Je suis espagnole ! »
*
À mon frère le général Millán Astray (A mi hermano el general Millán Astray)
Frère de mon cœur, je demande à Dieu
de t’épargner ce par quoi je passe.
Je sais que je te reverrai mais ne sais quand,
et je sens mon cœur transi.
Quand j’aspire à serrer ton corps mutilé2,
le licol de ma peine s’adoucit ;
et rappelant les gloires de ton commandement,
je commande à mon cœur de souffrir davantage.
Tous deux gardiens de l’honneur de l’Espagne,
l’espérance tous deux nous accompagne.
Il est certain que je souffre l’angoisse, la faim et le froid,
mais il me faut rester hors de la terreur,
car mon frère et ma foi étant avec moi
je sais que Dieu et la gloire le sont aussi !
2 ton corps mutilé : Le général de brigade Millán-Astray fut plusieurs fois blessé lors de la guerre du Rif, perdant un bras et un œil.
*
Les latrines (La letrina)
Elles ne me rebutent pas, ces misérables latrines,
la flaque immonde où trempent mes mains.
La douce main divine de Jésus aussi
lavait la boue des pieds.
Ce que Dieu a fait en sa grâce pérégrine,
je peux bien le faire aussi, moi qui suis son esclave.
Quand il me destine à des tâches si humbles,
au lieu de protester, mon âme le loue.
Il fut torturé, pieds et mains cloués,
et près de la sienne ma torture
est faveur singulière, appréciée à sa valeur.
Peut-être vais-je dans mon existence obscure
parvenir à me racheter du péché,
trouver mon salut et ma félicité !
*
Sœur Pilar (Sor Pilar)
Comme une plume apportée par le vent,
sœur Pilar se retrouva dans notre prison.
Ils la prirent un jour à son couvent,
sans de cet ange avoir compassion.
Ils lui retirèrent le nom qui lui avait été donné
pour qu’elle fût douce épouse de Jésus.
Ses parents l’avaient appelée Visitación
et porter de nouveau ce nom fut sa croix.
Notre pauvre nonne pâtit
comme une fleur abattue par l’orage.
Voilà qu’elle entre à l’infirmerie,
son mal l’a séparée de nous !
En un blanc suaire enlinceulée
son enveloppe charnelle,
les nonnes l’emportèrent avec des prières…
Humbles funérailles.
Ne pleurez pas, prisonnières, car l’épouse
est enfin avec son Jésus !
Elle ne gémit pas contre son sein, elle repose !
Elle a posé sa croix !
*
À Pepita Hernández (A Pepita Hernández)
Tu es, Pepita Hernández, simple et bonne ;
et malgré tout ce que tu souffres ici,
il semble, à voir ton beau visage mat,
que Romero de Torres3 te connaissait.
Dans tes nuits de prison, tes yeux veillent ;
pensant à ton pauvre mari prisonnier,
à travers les fers qui t’entravent
ton cœur aimant lui envoie un baiser.
Tu montres dans tes paroles une parfaite clarté ;
tu supportes avec courage tes amertumes ;
et tu adores la musique, ce qui n’est pas étonnant
puisque ton âme est toute harmonie.
Quand ce cauchemar prendra fin, s’il prend fin,
en remerciement pour tes consolations et tes bontés,
je t’assure de mon cœur, qui est la maison
où je reçois mes amitiés !
3 Romero de Torres : Julio Romero de Torres, le peintre auteur du portrait de Pilar en exergue des présentes traductions.
*
La jota
Ndt. La jota est une forme aragonaise traditionnelle de chant et de danse.
À Pilar Dauden
Tu es la lionne courageuse
au cœur vaillant ;
et tu es la meilleure couronne
de l’empire d’Aragon.
Tu es, quand tu fais vibrer
l’âme avec audace,
le plus beau chant
de ma patrie.
Aussi, les prisonnières
quand elles entendent les airs de la jota,
si elles aiment vraiment l’Espagne,
sentent leurs chaînes tomber.
J’oublie, moi, mes souffrances
et me sens moins prisonnière
quand me parvient l’accent
de la jota aragonaise.
*
Une bacchanale (Una bacanal)
Nuit d’horrible agonie,
de chants et rires démentiels,
de blasphèmes éructés
pour égayer l’orgie.
Depuis nos cellules verrouillées,
nous entendions le bocard :
« Nous avons pris Teruel !
Vive la Russie, camarades ! »
Ils buvaient des vins volés4
avec des gestes honteux
et proféraient mille injures
contre Franco et ses soldats.
Moi, l’âme glacée
mais dans un élan farouche,
je dis, redressant la tête :
« Nous vengerons cette blessure ! »
Depuis ce bouge odieux,
nous demandions ardemment
à voir dans Teruel le Drapeau
pour nous si glorieux.
……………………
Nos mains s’étreignant,
se disaient nos yeux :
« Les rouges paieront bientôt
la trahison de quelques fourbes ! »
Et en effet elle entendit mes prières,
la Vierge que j’aime tant,
et ils nous payèrent bien cher
ce revers temporaire.
Eux célèbrent leurs folles orgies
avec des chansons,
nous célébrons avec des oraisons
et le silence sur nos bouches.
Ainsi, mes lèvres dirent
à ma Vierge bien aimée :
« Tu nous a soigné la plaie
qu’ils firent à nos soldats ! »
4 des vins volés : D’autres poèmes du recueil parlent de vivres apportés aux prisonnières par la famille et les amis, qui ne parviennent jamais à leurs destinataires, servant à l’usage des gardiennes et gardiens. C’est certainement le sens de ce passage.
*
Une novice des sœurs réparatrices (Una novicia reparadora)
Divine rose,
lys blanc
plein de grâce
aux yeux de lumière,
ton regard
montre clairement
que tu es éprise
de ton Jésus.
Ils t’arrachèrent
tes toques blanches
et firent voir au soleil
tes cheveux.
Est-ce l’éclat
du ciel si beau
ou bien une chevelure
de femme ?
Et, jointes tes mains
de neige et de rose,
tu t’exclames,
si amoureuse :
« Donne-moi plus de peines,
car je me réjouis
d’être ton épouse,
doux Jésus ! »
*
À ma sœur María (A mi hermana María)
Décembre 1937
Tu étais dans une prison
de Madrid,
et tu vas en confiance
dans la zone de Franco.
Si tu vois nos héros,
dis-leur mon affection ;
et si tu vois le Caudillo,
baise son épée.
Sachant que tu quittes
cet enfer, heureuse,
la plaie de mes douleurs
se change en rose.
Quel chagrin, ma sœur,
d’être derrière ces barreaux !
Mais quel bonheur de te savoir
libre et comblée !
*
CEHEGÍN 1938-1939
Cehegín ! (¡Cehegín!)
Maison des franciscains
où régnait l’oraison,
c’est aujourd’hui l’horrible prison
que nos tyrans nous donnent.
Et nous passons nos vies
dans les salles blanchies
où vivent entassées
les saintes et les femmes perdues.
À côté d’une abbesse
coiffée d’onction divine5,
dort la meurtrière
qui la hait mortellement.
Sur la même paillasse qu’une dame
à la devise « Dieu, Patrie et Roi »
se trouve une femme sans loi
qui n’acclame que Lénine.
On entend de grossières paroles
entre les chants « rouges »,
et le murmure d’oraison
des nobles prisonnières.
Une triste cloche retentit
dans une accalmie qui est épouvante,
et après avoir tant souffert aujourd’hui
nous prions pour le lendemain.
Dans l’ancien couvent
fondé par le saint immortel,
règne un silence claustral
invitant au recueillement.
Les unes dorment insouciantes
tandis que nous autres veillons,
et nous entendons dans le cloître
le pas des moines.
Ils vont au chœur, disons-nous,
avec la foi qui accompagne l’âme.
Ils vont intercéder pour l’Espagne,
nous allons l’entendre !
L’orgue retentit ! Écoutons !
Qui es-tu, toi qui me ravis ?
Je suis François, qui vous dis,
prisonnières : Nous vaincrons !
5 coiffée d’onction divine : Parce que sa coiffe religieuse lui a été retirée par les autorités de la prison, elle n’a plus d’autre coiffe que « l’onction divine » (c’est-à-dire qu’elle est encore coiffée).
*
Deux ans ! (¡Dos años!)
Cela fait aujourd’hui deux ans d’atroce captivité,
et derrière les grilles de ma prison lugubre
je dis, levant les yeux et regardant la croix :
« Seigneur de tout le créé, puisque tu m’as conduite ici
les mains attachées, car ainsi l’as-tu voulu,
illumine les miens, si je reste, moi, sans lumière ! »
Qu’ils conquièrent les villes foulées au pied par les rouges,
que chantent nos troupes des chants patriotiques
et que les soldats fassent ondoyer le drapeau haut sur les tours ;
tandis que des mains saintes élèvent le Pain qui donne la vie,
qu’ils ouvrent toutes les portes de mon Église aimée
et qu’un Hosanna de gloire monte vers l’immensité !
Qu’importe que je sois durement humiliée,
que je me couche avec la faim et la soif, exténuée,
si l’écho de leurs triomphes me prête courage !
Donne-moi, ô Dieu, plus longue captivité ! des chaînes plus lourdes,
augmente, si telle est ta volonté, mes larmes et mes douleurs,
si au prix de ma détresse nous crions victoire !
*
Le baptême dans la prison (El bautizo en la prisión)
Avec quelle horrible peine,
derrière les murailles épaisses
de ce camp odieux,
je contemple la naissance
des enfants des prisonnières.
Mais avec quel amour et tendresse,
depuis le fond de l’abîme
de cette forteresse obscure,
je prête à la frêle créature
le secours du Baptême !
Je pense au père si loin,
mort à la guerre ou prisonnier ;
et en son nom idolâtré
je donne au nouveau venu
un baiser sur les joues.
Pas un qui, ouvrant les yeux
aux soucis de ce monde,
ne reçoive
le prodigieux élixir
des eaux du Jourdain.
Car, pleurant de joie
en l’aspergeant doucement
de l’eau pieuse de la pluie,
sur le front innocent
mon âme dit ces paroles :
« Pour que devenant homme
tu reçoives les consolations
de la foi, qui est lumière et grâce,
je te baptise au nom
du Père, du Fils
et du Saint-Esprit. »
*
Ana María Rey
Même ici ton art ne faiblit pas,
et c’est ton seul aliment
quand dans ce camp
la faim nous anéantit.
Devant tes yeux passent
nombre de tes camarades
qui, prisonnières comme toi,
sont victimes du bourreau rouge.
Et l’Espagne un jour verra
tant de portraits de captivité
faits dans le monastère
par la belle Ana María.
*
De Tanger ! (¡De Tánger!)
Dilate-toi, mon cœur,
jouis de cette immense joie,
car il y a de l’autre côté de la mer
quelqu’un qui te salue.
Elle me dit par la Croix-Rouge,
dans une lettre sincère,
qu’elle souffre et pleure beaucoup
car je suis prisonnière.
Elle n’ignore pas avec quelle passion
j’aime l’Espagne outragée,
à qui j’offre le martyre
de ma vie dans les tourments.
.
Ndt. Le rôle du Maghreb dans la victoire du camp nationaliste pendant la guerre civile espagnole n’a pas échappé aux antifascistes de l’époque, si bien que l’on trouve chez eux, ici et là, du ressentiment à l’égard des populations de cette région. Ainsi Prévert, dans son recueil le plus connu, Paroles : « c’est le général Quiépo (sic) micro de Llano qui postillonne à la radio / Pour un nationaliste tué je tuerai dix marxistes (…) et cette atroce voix cariée / cette voix pouacre… cette voix nécrologique religieuse soldatesque vermineuse néo-mauresque / cette voix capitaliste / cette voix obscène / cette voix hidéaliste (sic) / cette voix parle pour la vermine du monde entier ». Le qualificatif « néo-mauresque » est significatif, en particulier juste après « vermineuse ». Impossible de ne pas voir un préjugé racial ou culturel dans cette description d’un chef nationaliste espagnol par Prévert (qui, du reste, dans le même recueil, s’il cherche volontiers à montrer qu’il a bon cœur, adopte quand il s’agit des prêtres espagnols massacrés une attitude qui consiste à, si j’ose dire, « s’en payer une bonne tranche »). On pourrait peut-être demander ce qu’ils pensent de ce « vermineux néo-mauresque » aux responsables des quelque quatre cents établissements d’enseignement baptisés en France du nom de Jacques Prévert.
La situation qui jetait Prévert dans ces transes pourrait être celle décrite par Malraux dans son roman L’espoir : « Mussolini veut ici [en Espagne] un gouvernement sur lequel il puisse agir. Pour cela, il a fait du Maroc une base d’agression. De là part une armée moderne, avec un armement moderne. Comme ils ne peuvent pas compter sur les soldats espagnols (ils l’ont vu à Madrid et à Barcelone), ils s’appuient sur des troupes peu nombreuses mais de valeur technique : Maures, Légion étrangère, etc… – Il n’y a que douze mille Maures au Maroc, Garcia, dit Vargas. – Je vous en annonce quarante mille. Personne ici n’a étudié tant soit peu le lien présent des autorités spirituelles de l’Islam avec Mussolini. Attendez un peu ! La France et l’Angleterre auront des surprises. » Et plus loin : « Il y a ici des Maures des possessions françaises en assez grand nombre. À l’heure actuelle, l’Islam en tant qu’Islam, que communauté spirituelle, est à peu près entre les mains de Mussolini. Les Français et les Anglais ont encore les cadres administratifs de l’Afrique du Nord, mais l’Italie en tient les cadres religieux. (…) Agitation au Maroc français. Libye, agitation en Palestine, Égypte, promesse de Franco de rendre à l’Islam la mosquée de Cordoue… »
Il semble certain que, lorsqu’il dirigea l’Espagne, Franco témoigna d’une dette envers le Maghreb. Dans la petite histoire littéraire, par exemple, le recueil du poète nationaliste Luys Santa Marina consacré aux expériences de l’auteur au cours de la guerre du Rif et exaltant la geste espagnole contre les Rifains, Tras el águila del César: Elegía del Tercio, fut purement et simplement retiré de la vente, comme un vulgaire pamphlet marxiste.
*
Un nouveau martyre (Un nuevo martirio)
Je meurs de faim !
Quelle soif brûlante !
Aussitôt paraît
la figure épouvantable !
Quand il entend de justes plaintes,
notre bourreau pervers
enferme les prisonnières
dans l’église saccagée.
Quelles nuits épouvantables
de visions et de rumeurs,
agonisant de peur,
les membres transis.
Il y a des sépultures ouvertes…
On voit le reste d’un suaire…
Les chouettes dans les tours !…
Les rats sur l’ossuaire !…
Et la malheureuse prisonnière
prie à genoux :
« Descend, ne me laisse pas seule,
Notre-Dame des Merveilles6 ! »
Certaines deviennent folles,
d’autres ne cessent de pleurer.
mais dans toutes les bouches
on entend : Arriba España !
6 Notre-Dame des Merveilles : La Virgen de las Maravillas est la patronne de Cehegín en Murcie, où les captives subissaient alors leur détention.
*
Faim et soif (Hambre y sed)
Seigneur, vois notre aspect !
Vois le supplice sans fin
que sont la faim et la soif
dans cette prison de Cehegín !
Donnez-moi de l’eau, je me meurs !
Bien qu’ayant cherché avec acharnement,
je n’ai pas trouvé dans les ordures
un seul trognon, mon Dieu !
Notre peine est si grande,
notre infortune telle
que certaines tombent en marchant,
d’autres ne peuvent s’arrêter de pleurer !
Mais, que se passe-t-il ? comment,
sans eau ni nourriture,
ai-je senti comme une pause,
une respiration dans mes souffrances ?
Quel est ce pain, Seigneur,
dont j’ai mangé sans manger ?
À quoi dois-je cette fraîcheur
d’une eau que je n’ai bue ?
Ah ! je vois,
je sais d’où m’est venu
ce secours imprévu.
Cette eau, ces mets sont le cœur de Jésus,
source de la Foi !
*
Poème mauresque (Poema moruno)
À Carmen Pérez Miralles
Quand les Maures étaient
maîtres de notre pays,
dans son palais vivait
le fameux Benijama.
Sous ce climat splendide
de lumière et de fleurs,
par ses assiduités il captiva
le cœur de Zulima.
Les mahométans sont partis
et le palais est aujourd’hui couvent,
où Carmen la chrétienne
de ses tourments se meurt.
Elle est prisonnière des rouges ;
mais sa douleur est héroïsme,
et son supplice est un drapeau,
et son cri est Arriba España !
*
Celles qui s’en vont (Las que se van)
Combien de prisonnières compte le cimetière
de cet horrible Cehegín !
Combien se sont présentées devant le grand mystère
de la vie éternelle !
Mais bien que tant d’Espagnoles, hélas,
tant de femmes excellentes soient mortes,
aucune sans sa bière et son enfeu,
pas une seule, n’est sortie de mes mains !
Le mérite ne m’en revient pas, c’est celui
des belles âmes à qui je m’adressais ;
car pour les mortes je demandais l’aumône
aux autres prisonnières.
Et toutes me donnaient leur obole,
grande ou petite, sans attendre.
C’est pourquoi je leur dédie ces vers,
pleine de gratitude !
*
Nos petites vieilles (Nuestras viejecitas)
Nous avons de petites vieilles
qui dans les coins
chuchotent effrayées
leurs oraisons.
Elles peignent des cheveux blancs
comme l’hermine,
et nous traitent toutes
avec beaucoup d’affection.
Pourquoi es-tu dans ce camp,
toi, grand-mère ?
– Parce que je faisais les commissions
du saint sacrement.
J’achetais aux religieuses
ce qu’elles demandaient
pour donner aux pauvres
ce qu’elles pouvaient.
Et vous, mère Anunciata,
pourquoi êtes-vous prisonnière ?
Parce que j’étais la mère abbesse
des Servantes.
Pendant cinquante ans
j’ai assisté
de nombreux indigents,
blancs comme rouges.
Qu’a fait doña Rosita ?
Rien du tout !
Je portais au cou
mon crucifix !
Regardez comme rit
doña Tomasa !
C’est parce qu’elle a caché
un fasciste chez elle !
Et cette aveugle octogénaire,
qu’est-ce qu’elle a fait ?
Elle a pris perpétuité
pour espionnage.
Et cette sourde-muette
qui sourit tout le temps ?
Elle a été condamnée
pour écouter la radio !
Ces pauvres vieilles
si percluses
ont des fiches marquées
« Très dangereuses » !
*
À sœur Consuelo Artigas, abbesse de Santa Clara (A Sor Consuelo Artigas, Abadesa de Santa Clara)
Dans cette prison qui est un abîme,
sans lumières, sans parfums et sans rires,
tes religieuses et toi, douces, soumises,
soufrez le fouet du communisme.
Votre héroïsme provoque mon admiration.
Dans ces salles affreuses où tu marches,
tu formes communauté avec tes clarisses
et c’est ici que tu élèves à Dieu ton mysticisme.
Ô abbesse inégalable de Santa Clara,
dans le culte saint de ta règle austère,
ici tu racontes au Ciel tes douleurs ;
ta meilleure consolation est ta foi dans le Christ
et tes prières sont comme des fleurs
qui répandent leur parfum dans le jardin des cieux !
*
Devant la Vierge du Pilier (Ante la Virgen del Pilar)
Ndt. La Vierge du Pilier, ainsi nommée depuis son apparition sur un pilier à Saragosse en l’an 39, est la sainte patronne de l’hispanité. Le prénom féminin Pilar en découle.
Nous venons, nous les prisonnières, ô Vierge adorée,
le corps défait et l’âme illuminée,
t’offrir l’ex-voto de notre gratitude.
Tu as ouvert les portes aux lourds verrous,
séchant les larmes de nos yeux,
brisant les fers de notre esclavage !
Vois les prisonnières prostrées à tes pieds
demandant avec ferveur, mains jointes,
devant les mille lumières éclairant ton autel,
que tu demeures reine de notre Espagne aimée,
pour que Franco voie son œuvre achevée
et de notre patrie fasse une patrie exemplaire !
Elles t’offrent amoureuses leurs êtres chers,
en se souvenant affligées des héros tombés
et des braves guerriers parvenus au triomphe.
Nous te demandons de rester notre Patronne
et d’étendre ton manteau, ton sceptre et ta couronne
sur la belle œuvre que nous allons commencer.

