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À un bouledogue et autres poèmes de John Collings Squire
Le poète anglais John Collings Squire (1884-1958) n’est guère connu en France – bien qu’il ait traduit plusieurs poèmes des Fleurs du Mal de Baudelaire – et sa renommée en Angleterre a de surcroît passablement pâli avec le temps. Directeur de la revue littéraire The London Mercury de 1919 à 1934, c’était un critique influent attaché à la défense du classicisme contre les tendances avant-gardistes qui se faisaient jour. Il fut ainsi la bête noire du Bloomsbury Group, qui forgea le terme « Squirearchy » (Squire-archie) pour dénoncer les tendances littéraires « conservatrices » réunies autour de sa personne, tendances auxquelles on donne autrement le nom de « poésie georgienne » (Georgian Poetry), du nom du roi George V, qui régna de 1910 à 1936.
Ses poèmes réunis en 1959 (Collected Poems by J. C. Squire, chez Macmillan) sont préfacés par John Betjeman, Poète lauréat de 1972 à sa mort en 1984. C’est de cette édition que sont tirés les textes suivants, traduits pour la première fois en français.
*
Crépuscule en hiver (Winter Nightfall)
Le vieux stuc jaune
du temps du Régent
s’écaille, s’effrite :
les rangées de fenêtres carrées
dans l’édifice jaune et rectiligne
sont vides, muettes ;
les sombres sempervirents grisâtres
gardant le portillon
se drapent d’humides toiles d’araignée,
et par-dessus cette pauvre confusion sauvage,
terne et morne,
domine le plateau de la colline.
On dit qu’un colonel
mort en ces lieux il y a longtemps
fut la dernière personne à y vivre :
un vieux colonel à la retraite,
un Fraser ou un Murphy,
je ne connais pas son nom ;
la mort vint le convoquer ici
et son enveloppe charnelle disparut
au-delà de toute spéculation ;
et le silence régna de nouveau,
le silence et le vide,
plus personne ne vint.
Était-ce humide quand il vivait,
les cieux étaient-ils gris et tourmentés,
la pluie à ce point irrésolue ?
Regardait-il la nuit tomber,
frissonnait-il au crépuscule,
avant sa mort ?
Le vent soufflait-il aussi lugubrement,
en bourrasques glacées
chargées de pluie froide ?
L’épaule levée de la colline
était-elle aussi redoutable et menaçante,
sombre et sinistre ?
Franchissant le vestibule,
entrait-il dans son bureau,
allumait-il des chandeliers ?
Fermant les volets,
remplissant de bûches la cheminée
pour combattre l’humidité ?
Et repensait-il à son enfance,
se demandant si l’Inde
fut jamais réelle ?
À la solitude opposait-il
des souvenirs de chasse exotique
et des collections de timbres ?
Peut-être. Mais il n’est plus, à présent,
lui et ses meubles
sont dispersés à jamais,
et jusqu’au dernier de ses trophées,
les bois de cerf et les photographies
sont Dieu sait où.
Et l’herbe pousse autour du portail,
pousse dans l’allée,
pousse au seuil de sa porte ;
le jardin est envahi,
la chaîne du puits brisée,
les fenêtres nues.
Et je le laisse derrière moi,
pour les lambeaux du jour
échevelés et sans couleur,
pour les collines et les murs de pierre
et une meule oubliée
de foin noirci :
la route pâle et trempée,
sillons de charrette et marques de clou†,
et des flaques frémissant sous le vent,
et le clapotis de mes pas
dans la boue cadavéreuse
de ce pays désolé.
† marques de clou : « nail-marks », il s’agit sans doute des clous de roues de charrette, si tant est que ces roues eussent des têtes de clou sur leur circonférence…
*
À un papillon blanc qui volait le long de New Bridge Street, Blackfriars (To a white butterfly seen flying up New Bridge Street, Blackfriars)
Ndt. Blackfriars est un quartier de Londres.
Un jour de grisaille uniforme,
opprimé par le ciel pesant, la foule compacte,
le vacarme des automobiles et des charrettes,
dense et confus parmi la disgrâce agitée
des immeubles laids, je suivais mon chemin vers le nord,
du fleuve à mon bureau. C’est alors que parut,
battant des ailes, triste et las,
s’élevant puis retombant dangereusement à deux doigts de la boue,
un papillon blanc perdu, dont le vol suivait péniblement ma marche,
hésitant à se percher au-dessus de chaque nouvel espace vide
puis se décidant à continuer vers le nord.
Les gens pressés le voyaient. D’aucuns se retournaient
avec des visages souriants ou flegmatiques ; chez certains on voyait brûler
le désir avide et réprimé d’étendre
une main fatale. Dans le Circus, il se posa
sur les annonces de crime d’un crieur de journaux, et ses ailes blanches, verdâtres
tremblaient à moitié ouvertes. Le garçon pointa du doigt, déridé ;
alors il repartit comme une feuille dans une brise tumultueuse,
avec une résolution lasse, à travers la rue
où se rencontrent les quatre voies.
Et je le regardai disparaître en pensant à la route qui lui restait à faire,
à son périple, à ses dangers avant qu’il puisse goûter
la rémission du bruit, la fin de la pierre, une heure
de sommeil sur une fleur,
les ailes en sécurité repliées.
Ah, Psyché ! entre les murs de ce monde errant
avec le souvenir de vertes prairies et d’un air plus pur
tu ne sais où !
*
Une nouvelle génération (A New Generation)
C’est une femme comme une graine,
c’est un homme en embryon,
dont l’esprit, le visage, le sexe même
sont inconnus de leurs propres mères.
Seul leur être est révélé.
Ils sont : tout le reste est dans le noir,
fixé par autorité mais scellé
profondément dans l’avenir et dans la matrice.
Cependant ils sont préordonnés à devenir
l’un une femme et l’autre un homme,
et ils verront la lumière
et téteront et mordront leurs poings et pleureront.
Et ils pousseront à travers l’enfance émerveillés encore
par toutes les beautés de la terre,
ils apprendront l’exercice de la volonté,
la pitié, la vérité, les larmes et la gaîté.
Saison de la jeunesse ! ils vivront dans la joie
à leur tour nos jours passés insoucieux,
mais laisseront derrière eux le petit garçon, la petite fille,
leurs secrets les plus chers toujours gardés.
Encore séparés, ils ne se connaîtront pas,
insatisfaits bien que la vie leur soit légère,
ne trouveront pas, sages ou doux,
les compagnons nés pour être leur groupe,
jusqu’à ce que la destinée, sous la forme du hasard,
fixe le moment avec une épingle d’argent,
décrète un dîner ou une danse,
une maison, un jardin, une auberge,
où ils seront seuls tous les deux un moment,
étrangers, et se parleront ; et elle le trouvera
semblable à elle, et lui trouvera que son visage
est le langage d’un esprit parfait.
Puis ils rejoindront les autres
ensemble, et se sépareront amis,
leur congénialité confessée,
chacun avec un trouble au cœur.
Encore un jour et ils connaîtront
une blessure définitive, frappés par l’amour :
le dieu enfin a tendu son arc
et décoché la flèche qui ne bougera plus.
Lui passera toute la nuit éveillé,
humilié, désemparé, cherchant ses mots,
par la violente douleur de son cœur désespérant
de demander une chose hors de portée.
Elle, toute tremblante dans son lit,
appellera son étrangeté, désirera et pleurera,
éprise, possédée par une virginale terreur,
et verra l’aube sans avoir trouvé le sommeil.
Pressés par le tonnerre ils se lèveront,
et quand quelques heures de plus auront passé
elle, par ses joues brûlantes et ses yeux languides,
lui dira que la guerre de l’homme est gagnée.
Ah, mais je connais leurs mois de bonheur,
leurs silences heureux, leurs heureux dialogues,
comment ils vagueront, s’arrêteront, s’embrasseront,
confesseront, découvriront, tout en marchant ;
comment ils seront debout près de la rivière et de l’étang
puis continueront de marcher, comme s’ils échangeaient leurs vues,
à travers des bois de jacinthes sauvages, des bosquets de primevères,
trouvant en chaque chose de nouvelles délices ;
et ils regarderont le coucher de soleil depuis un portillon,
verront le crépuscule s’effacer, et alors
ils apprendront tout d’un coup à haïr
le mal commis par les hommes…
Ainsi s’uniront-ils et ils auront
un merveilleux enfant, puis plusieurs autres,
la plus belle, forte et gaie ribambelle
que mère ait jamais portée,
et ils aimeront regarder leur nichée
grandir, bien qu’eux-mêmes vieillissent,
et riront de voir leurs premiers cheveux blancs,
car en rire est tout ce qu’on peut faire…
Chaque pensée que tu gardes, chacune de mes pulsations
s’éveilleront en eux mais ils ne devineront pas
que nous avons partagé naguère le vin immortel
de leurs bonheurs et de leurs détresses,
nous qui, sans contredit, étions aussi
les plus sages des êtres humains,
un couple simplement compréhensif,
unique, depuis les commencements du monde.
*
À un bouledogue (To a Bull-Dog)
(W. H. S., Capitaine [Commandant suppléant] de la Flotte royale auxiliaire ; tué le 12 avril 1917)
Mamie, nous ne reverrons plus Willy,
il ne viendra plus :
il est revenu une fois et bien d’autres encore
mais cela ne lui sera plus possible.
Nous regardions par la fenêtre, c’était son taxi,
comme l’éclair nous dévalions alors l’escalier,
et il disait « Bonjour, mauvais chien ! » et tu t’aplatissais au sol,
paralysé de l’entendre parler.
Et puis tu te jetais contre son visage et sa poitrine,
au point que je devais te retenir,
tandis qu’il retirait sa casquette, ses gants et son manteau,
posait son sac et son baudrier.
Nous montions à l’étage, au studio,
tous les trois, comme avant,
tu te couchais et je m’asseyais, et lui parlait
en allant et venant dans la pièce.
Dans cette pièce où, il y a des années,
avant que la vie d’autrefois prît fin,
il travaillait tout le jour pantoufles au pied, fumant sa pipe,
le voilà qui ramassait les bribes qu’il avait jetées,
caressant les dessins laissés derrière lui,
content de les retrouver tels quels,
ouvrant les tiroirs pour regarder ses affaires…
chaque fois qu’il revenait.
Mais à présent je sais ce qu’un chien ne sait pas,
quand bien même tu poses ta tête sur mes genoux
et tentes de me tirer de cette distraction
que tu trouves si ennuyeuse chez moi.
Et de toute ta vie tu ne sauras jamais
ce que je ne te dirais pas même si je le pouvais,
que la dernière fois que nous lui avons dit au revoir
Willy s’en est allé pour de bon.
Mais parfois quand, couché sur le tapis,
tu dors à la chaleur du poêle,
même à travers ton vieux cerveau confus de chien
des formes du passé reviennent.
Tu ne te souviens guère, même en rêve,
qu’un jour nous avons ramené à la maison un chiot follet
avec une petite tête carrée et de petites jambes tortes
qui pouvaient à peine le porter,
mais ta queue remue au souvenir
d’un homme dont tu étais l’ami,
qui était toujours gentil bien qu’il t’appelât méchant chien
quand il te trouvait sur sa chaise ;
qui brandissait un doigt réprobateur
et te sermonnait solennellement
au point que tu baissais la tête, l’air contrit !
Et tu rêves à tes triomphes aussi.
Aux poursuites les soirs d’été dans le jardin,
quand tu nous esquivais avec un os dans la gueule :
nous étions trois garçons et tu étais le plus malin,
mais maintenant nous ne sommes plus que deux.
Quand l’été reviendra,
dans les longs couchers de soleil
nous jouerons encore à deux ce faible jeu
que nous jouons depuis la guerre.
Et bien que chaque fois tu coures plein d’espoir
vers les uniformes que nous croisons,
tu ne trouveras jamais Willy parmi les soldats,
même sur la route la plus longue.
Ni dans aucune foule ; pourtant – étrange, amère pensée –
encore aujourd’hui si les mots d’hier étaient redits,
si je te rejouais le même tour qu’autrefois, disant « Où est Willy ? »,
tu sentirais un frisson d’excitation et lèverais la tête,
et tes yeux bruns me demanderaient si je suis sérieux,
attendant un mot pour t’élancer.
Dors en paix : je ne le dirai plus,
pauvre chose innocente.
Je dois rester muet sur le sofa
tandis que tu dors par terre ;
car il a subi une chose auquel les chiens ne peuvent rêver
et ne reviendra jamais plus nous voir.
*
Mort d’un chien (A Dog’s Death)
La terre molle tombe sur la sépulture comme une calme respiration régulière ;
trop pareille, car je fus trompé un moment par ce bruit ;
elle a recouvert le tas de fougères que le jardinier avait posé sur lui ;
la pelle va et vient tranquillement : c’est ici qu’est à présent son tumulus.
Une motte de terre fraîche sur le sol de la chambre renouvelée des bois ;
tout autour, l’herbe et la mousse et les bourgeons vert foncé des jacinthes ;
et les chênes au-dessus de ma tête qui étaient déjà vieux quand son cinquantième ancêtre était un chiot ;
et loin dans le jardin j’entends les cris des enfants.
Leur joie est distante à la manière d’un rêve. Étrange comme nous acceptons notre peine
au contact des choses périssables, passivement, les yeux ouverts ;
comme nous donnons nos cœurs à des bêtes qui mourront dans quelques saisons
et ne nous troublons pas quand nous le faisons, ni ne voulons qu’il en aille autrement.
*
Sonnet à un ami (Sonnet To a Friend)
C’est un appréciateur, pas un critique.
(A Weekly Paper)
Il aurait pu être un critique et percer des trous
dans la gaze, défaire le lit de l’Aurore,
écraser des papillons et décolorer le rouge des roses,
voler leurs auréoles aux anges.
Il aurait pu être un critique jetant avec parcimonie,
la bouche pincée, des hommages aux morts,
s’il n’avait pas choisi de rester
un de ces vulgaires idiots ayant un cœur et une âme.
Il aurait pu parler d’esprit avec affectation,
faire du mont Parnasse une morgue
d’eunuchisme et de logique et de Laforgue,
et repousser avec un amer déplaisir toute grandeur,
criaillant : « Je crains de n’être pas convaincu. »
En fait, il aurait pu être un snob tout ce qu’il y a de moderne.
*
L’esprit de l’homme (The Mind of Man)
I
Sous mon crâne, mes cheveux,
couverte comme un puits méphitique
se trouve une contrée : si tu y regardais,
tu craindrais de dire ce que tu as vu.
Toi qui restes assise là en souriant,
tu sais que ce que je dis est vrai.
Ma tête est toute petite au toucher,
je la sens entièrement de mon front à ma nuque,
c’est une boule de faible masse avec des oreilles,
des yeux, des narines, un intérieur pulpeux :
comme elle est petite, si petite !
comment pourrait-il y avoir des pays à l’intérieur ?
Pourtant, quand je regarde, les paupières fermées,
parfois sombres, parfois clairs, luisent devant moi
la cité de Cis-Occiput,
le marécage et le lac frémissant,
le pays que chaque homme que je vois
connaît en lui mais non en moi.
II
Sur les bords de la forêt
(c’est là que je vais en premier quand je reviens),
parmi les arbres verts et les champs souriants
se trouve la ville, épargnée par le péché ;
de blanches pensées et des vœux purs
vont par les rues d’un pas discret.
Dans les clairs bosquets, les halls spacieux,
les habitants aux yeux calmes
organisent d’innocents festivals enjoués
et se mêlent en danses décentes ;
les choses qui détruisent, déforment, dégradent
n’entrent pas en ces lieux adorables.
Jamais le mal ne pourrait y entrer,
il ne pourrait vivre dans un air si doux,
ici l’ombre des maux ne peut que se faner,
être réduite à néant.
Tu dirais, regardant autour de toi,
qu’en ce pays tout est beauté.
…..
Mais passe les portes,
traverse les bois et la plaine,
franchis la frontière là-bas, et tout à coup
il n’y aura plus d’arbres, plus d’herbe
et tu pénétreras dans une steppe
de bois mort, une stérilité calcinée.
L’intérieur du pays est ainsi,
un désert bistre enfoncé dans les terres,
dénué de toute forme de vie,
hormis la nuit quelques vols de vampires
qui nichent dans les marais
où toutes choses, sauf les plus viles, doivent périr.
Dans ce marécage couvert de joncs,
aux vertes mares huileuses, grouillent de gras insectes,
des oiseaux de proie, des bêtes obscènes,
toutes choses qui font trembler le voyageur,
choses rusées qui rampent et volent
pour sucer le sang de l’homme jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Rarement de ce lieu quelque chose ne s’échappe
vers la lumière du monde extérieur,
mais de temps en temps une forme sombre
jaillit soudain en un vol de fusée ;
et les hommes restent pétrifiés ou consternés
devant cet acte, cette pensée ignoble.
Mais, ah ! au-delà du marais il est
une place purulente plus vile que toutes les autres,
un lac fétide trop immonde pour en pouvoir parler,
putride et noir d’anneaux rampants,
où se tordent avec des cris de rut stridents
des horreurs qui figent le cœur.
Là, sous un ciel malade se trouve
cet étang vivant de vers visqueux,
aux perverses et terrifiantes infamies,
et des meurtres et des formes répugnantes
qui n’ont point de nom mais glissent dans ces profondeurs,
tandis que moi qui les abrite je ne dis mot.
*
Guirlande de l’amitié (Friendship’s Garland)
I
Nous nous sommes revus l’autre soir,
avec des gens ; tu fus très courtois,
serras ma main et discutas un moment
de choses indifférentes avec un sourire prudent,
payant la dette due
à ceux qu’on a connus.
Mais quand nos regards se fixèrent, tu baissas les yeux
et soudain, avec résolution, t’arrêtas,
partis en lançant des syllabes précipitées
engager quelqu’un d’autre.
Je ne les entendis pas, elles devaient dire :
« Laisse les morts enterrer les morts,
les choses étaient alors différentes,
les enfants sont idiots et les hommes sont hommes. »
Plusieurs fois au cours de cette soirée
tu fis de ton mieux pour être poli ;
quand dans la conversation
tu entendais ma voix familière,
tu faisais montre de vouloir
entendre ce que j’avais à dire ;
tu cherchas, avec quelque succès,
à couvrir la nudité de l’abîme.
Mais sur tes yeux était une dure pellicule ;
nul intérêt feint, nulle affectation
ne pouvait voiler ton indifférence ;
et tandis que les pensées venaient rappeler des choses
lointaines, lointaines, de ces anciens printemps
quand sous la lune et le soleil
nos cœurs battaient comme un seul cœur,
tendres pensées vagabondes qui demandaient
à être reçues et qui trouvèrent la porte fermée,
tu les rejetas ; quand j’eus parlé selon le cœur,
avec un rire et signe de tête tu t’éloignas
pour lancer à tes amis une plaisanterie facile
qui me frappa durement.
Aussi sot et vain que cela puisse paraître,
je ne suis pas maître de cette peine,
et quand je te dis enfin bonne nuit
j’espérais ne plus jamais te voir
et me demandais comment l’âme que j’avais connue
avait pu changer à ce point ; ai-je moi aussi changé ?
II
Un homme que j’ai bien connu
avait choisi de vivre en enfer ;
il avait des raisons pour cela,
mais je ne les connais pas.
Il vivait dans une chambre en haut d’une tour
et restait assis là, buvant jour après jour,
buvant, buvant tout seul
devant des chandelles et un mur.
De temps en temps, il redevenait sobre
et passait une soirée en ville avec moi.
S’il me trouvait au milieu de gens,
il se rencognait et ne parlait pas.
Il s’asseyait dans un coin en silence
et les autres dans la compagnie
remarquaient son visage et ses yeux singuliers,
son visage aux tics nerveux, ses yeux farouches.
Quand ils voyaient les yeux qu’il avait,
il pensait qu’il était peut-être fou :
je savais qu’il avait l’esprit clair et sain
mais qu’une horreur le possédait.
Il avait de l’argent et un ami
mais but lugubrement jusqu’à la fin.
Pourquoi choisit-il de vivre cet enfer ?
Je ne le lui demandai pas, il ne me dit rien.
*
Un poète à sa Muse (A Poet To His Muse)
Muse, tu t’es ouverte comme une fleur…
Depuis longtemps je savais que ce tégument brun,
comme une écorce morte, en lui dormant avait la vie,
et j’attendis qu’un point blanc parût
qui se fît un passage, pâle épi nu, rigide,
et poussât.
Je savais que cela n’était pas tout ;
je ne disais rien quand tu verdissais et grandissais,
mais je rêvais solitaire au jour où ton bourgeon s’ouvrirait
et montrerait enfin ta couronne,
remplissant l’air de nuages de couleur et de parfum,
vagues radieuses, odeurs d’immortalité.
Dans un pot je t’arrosais, prenais soin de toi,
brisant les mottes, imbibant d’eau la terre
qui nourrissait tes racines et facilitait ton chemin vers la lumière.
Je te donnais le soleil et la pluie
mais te sauvais des brûlures et de la noyade ;
tu es à moi, je suis le seul qui te connaisses
ainsi que les voies de ta croissance et les jours.
Mais tu ne viens pas de moi.
Je ne suis qu’une plume pour une main,
un lit pour une rivière,
une fenêtre pour la lumière.
Et je m’incline avec respect devant ce pouvoir
qui t’a faite fleur.
*
La Muse absente (The Muse Absent)
La sœur jumelle de l’Amour, enfant de l’Indolence,
m’a depuis longtemps abandonné ;
Le devoir, la routine et le bon sens
m’ont battu, m’ont enlevé.
La nécessité, qui ne connaît point de loi,
m’opprime de sa férule d’airain ;
les anciennes fontaines de l’émerveillement sont scellées,
plus aucun vent lointain ne me caresse.
Mais quand cette route inflexible sera parcourue,
peut-être que les zéphyrs souffleront pour moi
avec leur vieille tendresse enfin
et me tresseront des lauriers d’automne :
les clairons d’une ultime aurore
me réveilleront, m’appelleront peut-être ;
quand tout ce qui hait, aime ou flatte,
oublieux, m’aura laissé.
*
Ballade de la vie poétique (Ballade of the Poetic Life)
Les gros hommes vont et viennent dans la rue,
les politiciens jouent à leurs jeux,
les cauteleux évêques sonnent la retraite,
trouvent que les martyrs sont à blâmer ;
Honneur, Amour sont vils et boitent,
la Cupidité, le Pouvoir sont déifiés,
les farouches sont domptés par les soumis ;
c’est pour cela que les poètes ont vécu et péri.
Shelley est le nom d’une marque de draps ;
haut dans le ciel, en lettres de feu
nous lisons : « Quel porridge prenait John Keats ?
Le porridge Brown ! Le même depuis cent ans ! »
Arcadie est une armature de parapluie,
Milton un dentifrice ; dans les ondes
a été draguée Sappho pour maquiller Madame –
c’est pour cela que les poètes ont vécu et péri.
Pourtant, c’était pour lancer des flottes idéales
à la conquête des régions perdues dans les étoiles,
pour faire front à toutes les ruines, toutes les défaites,
pour faire honte par leurs chants à un monde épuisé,
pour maintenir les buts brillants et impossibles
au fond du cœur ; pour fièrement mourir de faim
au service de la renommée et ne jamais la connaître –
c’est pour cela que les poètes ont vécu et péri.
Envoi
Princesse, inscrivez sous mon nom :
« Il ne mendia jamais, jamais ne soupira,
il prenait son remède où il le trouvait » –
c’est pour cela que les poètes ont vécu – et péri.

