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XXIV Le voile intégral des femmes dans l’histoire de l’Occident
Le voile intégral pour les femmes est une tradition occidentale qui remonte à la plus haute antiquité et a continué d’exister jusqu’au vingtième siècle. C’est une donnée de l’Occident que la femme de condition, ou femme de qualité, ne montre pas son visage en public. Les raisons d’une telle pratique sont apparemment diverses.
Les Grecs et les Romains voilaient leurs femmes. Ce voile portait le nom de caliptra ou calyptra, et le Dictionnaire des antiquités romaines et grecques d’A. Rich le décrit ainsi : « Voile porté en public par les jeunes femmes de la Grèce et de l’Italie, et destiné à dérober leurs traits aux regards des étrangers. Il était tout à fait semblable à celui dont se servent les femmes turques. On le plaçait sur le haut de la tête et on s’en entourait la figure de manière à la cacher entièrement, excepté la partie supérieure du nez et des yeux. »
Au moyen âge, les coiffures féminines, hennins et autres, étaient confectionnées de façon à comporter ou à pouvoir recevoir un voile, lequel était abaissé ou relevé selon les circonstances, à savoir qu’il était abaissé en public. La littérature médiévale en porte maints témoignages. Par exemple : « Une demoiselle descendit devant le palais, accompagnée d’un chevalier tout vieux et tout chenu. En entrant dans la salle, elle laissa tomber son voile, et l’on vit une pucelle d’une grande beauté » (Galehaut, sire des îles lointaines, Les Romans de la Table Ronde par Jacques Boulenger, 1923, p. 172). Boulenger n’écrit pas « le voile qu’elle portait » mais « son voile », car c’était un élément imprescriptible de la toilette des femmes de condition. Ces voiles permettaient à celles qui les portaient de voir au travers sans que leurs traits puissent être distingués.
Au cours des siècles, cet accessoire a évolué. En plusieurs pays, il fut remplacé par le loup, ce masque qui couvre la partie supérieure du visage et qui permet de voir à travers deux ouvertures ménagées au niveau des yeux. Le loup n’est plus aujourd’hui qu’un accessoire de carnaval. Les dames le portaient sur le visage ou en face-à-main.
Le dix-neuvième siècle a consacré l’usage de la voilette, étymologiquement « petit voile », qui se fixait au chapeau. Jusqu’à la Première Guerre mondiale et encore au-delà, une femme de condition ne sortait pas sans voilette. Si le Dictionnaire Robert définit celle-ci comme un « petit voile transparent », il ajoute une citation de Maupassant qui montre que ce petit voile n’était nullement transparent dans les deux sens : « Elle avait relevé sa voilette et Morin, ravi, murmura : Bigre, la belle personne ! » Morin ne pouvait distinguer clairement les traits de cette femme avant qu’elle eût relevé sa voilette.
La variété lexicale concernant cet accessoire et ses différentes formes, dans toutes les langues européennes, est grande. Par ailleurs, on le rencontre si fréquemment dans les pages de la littérature européenne que j’ai commencé de composer un florilège (voyez ci-dessous).
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Mais d’abord ajoutons et commentons un extrait de l’article « Voile » du Grand Larousse du XIXe siècle.
« Les femmes grecques, lorsqu’elles sortaient, se voilaient le visage au moyen d’un coin de leur peplum ou de la draperie appelée credemnon, calyptra, etc., usage encore soigneusement conservé par les femmes d’Orient. (…) Les plus anciens auteurs grecs parlent de voiles. Hésiode en a paré Pandore. Pénélope paraît voilée devant ses prétendants. Phèdre, dans ses ardeurs, supporte impatiemment son voile. Les femmes thébaines avaient un voile d’une sorte particulière ; elles se l’appliquaient exactement sur la figure comme un masque et le perçaient de deux trous pour les yeux. Chez les Spartiates, les jeunes filles paraissaient en public découvertes ; les femmes mariées seules se voilaient. Toutefois, dans l’antiquité, les femmes obtinrent parfois quelque extension à leur droit de coquetterie, et l’on voit par des médailles et des pierres gravées qu’elles s’entouraient la tête d’un voile, sans toujours s’en couvrir le visage ; femmes et jeunes filles devaient pourtant être voilées quand elles sortaient. Leurs voiles étaient d’ordinaire teints en rouge ou en pourpre. L’usage du voile existait aussi chez les Celtibériens, chez les peuples de l’Asie Mineure, les Mèdes, les Perses, les Arabes, etc. (…)
« Le voile fut adopté et conservé par les femmes chez les premiers chrétiens. Elles avaient la tête voilée, non-seulement quand elles sortaient, mais pour prier et prophétiser. Mais le voile, flammeum virginale, fut surtout l’insigne des vierges. Les évêques consacraient les vierges par l’imposition du voile. Il était simple, court, sans ornements, en laine pourpre. Quelques-unes cependant en portaient de flottants, de couleur violette. Le voile et la prise de voile jouent encore aujourd’hui le même rôle dans les congrégations de femmes qu’aux premiers siècles du christianisme.
« Les femmes au moyen âge firent souvent usage du voile comme principal ornement de coiffure, notamment aux IXe siècle, où il enveloppait les épaules et descendait presque à terre ; au XIe siècle où elles s’en paraient surtout le dimanche pour aller à l’église. Le voile s’appelait alors le dominical, et les statuts synodaux enjoignaient de l’avoir sur la tête quand on allait communier. Au XIIIe siècle, les chaperons, les chapels rivalisèrent avec les voiles dans le costume des femmes. A partir de cette époque, l’importance des voiles diminua, et ils commencèrent à devenir ce qu’ils sont actuellement. Les voiles modernes, en étoffe transparente, gaze, tulle, dentelle, servent à préserver le visage du froid ou de la poussière. (…)
« Toutefois, en Espagne et dans tous les pays d’Amérique conquis par les Espagnols, le voile est resté la coiffure nationale. Dans tous les pays mahométans, les femmes sont toujours strictement voilées lorsqu’elles sortent. »
Observations : L’article n’est pas toujours des plus clairs quant à la distinction entre le voile intégral et le voile foulard. Il crée plutôt une certaine confusion à cet égard.
Larousse oppose, au premier paragraphe, le voile à la coquetterie des femmes antiques, alors qu’il présente le voile comme un accessoire de la coquetterie féminine quand il en décrit l’usage au moyen âge.
Par ailleurs, les voiles modernes ne serviraient selon lui qu’à protéger du froid ou de la poussière, mais le loup, qui ne couvre en général qu’imparfaitement le visage, ne peut remplir cet usage, et Larousse ne parle pas ici de cet élément vestimentaire*, alors que c’est, historiquement, un précurseur de la voilette moderne. *(Au mot « loup », il écrit ceci: « Sorte de masque de velours ou de satin noir que mettaient autrefois les dames lorsqu’elles sortaient. »)
Je ne mets pas en doute cette nouvelle fonction du voile – la protection de la peau – au moins à partir du dix-neuvième siècle. Je m’étonne seulement qu’ayant une si bonne raison de porter le voile, les femmes occidentales y aient renoncé. Surtout avec la pollution des villes aujourd’hui ! Le voile ne leur permettrait-il pas d’économiser bien de l’argent (comme si cela n’avait aucune importance) au lieu de le dépenser dans toujours plus de crèmes, onguents et autres « soins » aux vertus douteuses ? La question est d’autant plus pertinente que les très catholiques rois d’Espagne avaient déjà cherché à interdire le voile dans leurs royaumes, bien après la chute des principautés mauresques de la péninsule. La pragmatique de Philippe II en 1590, celle de Philippe III en 1600, celle de Philippe IV en 1639, celles de Charles II par la suite, avaient toutes le même objet. Cette succession de lois témoigne suffisamment de leur inefficacité.
Enfin, si l’on me demande mon avis, je souhaiterais beaucoup, personnellement, pouvoir sortir voilé ou masqué. Car je n’aime pas être dévisagé. De même, mon ami B. (les lecteurs de ce blog le connaissent) me dit qu’il est fatigué que des gens au physique ingrat ne se gênent plus pour exprimer leur mécontentement en croisant dans la rue ce gentleman aux traits si réguliers et attirants – lui-même –, et qu’il lui serait agréable de ne plus être importuné de la sorte, en sortant masqué. Il peut comprendre, ajoute-t-il, qu’un certain nombre de belles femmes éprouvent le même genre de désagréments, rancune et mécontentement, importunités et brutalités. Il comprend également que les intellectuels et intellectuelles n’ont qu’une très vague idée de ce phénomène : je voudrais pouvoir le contredire, mais je ne suis pas certain de pouvoir parler pour personne d’autre que moi.
Février 2015
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Citations
Molière, Dom Juan ou Le Festin de pierre
« Sganarelle : Monsieur, voici une dame voilée qui veut vous parler.
Dom Juan : Qui pourrait-ce être ?
Sganarelle : Il faut voir. »
Parce qu’elle est voilée, Sganarelle n’a pas reconnu Done Elvire.
Le Sage, Le Diable boiteux
« Je me souviens qu’un jour, pendant que j’entendais la messe, ma mante s’ouvrit un instant, et que vous me vîtes. »
« Il était à deux lieues de la ville de Valence, lorsqu’à l’entrée d’un bois il rencontra une dame qui descendait d’un carrosse avec précipitation. Aucun voile ne couvrait son visage, qui était d’une éclatante beauté ; et cette charmante paraissait si troublée etc. » (Sa précipitation extrême – elle cherche à prévenir un duel – fait déroger cette belle à l’usage de sortir avec son voile.)
Scarron, Jodelet ou Le maître valet
« Mais une dame vient qui ne se veut montrer ; / Je voudrais bien savoir qui l’aura fait entrer (…) Madame, sans vous voir, et sans vous demander / Le nom que vous avez, vous pouvez commander. »
Dans ce passage de l’Acte II, scène 3, Dom Fernand ne peut voir Lucrèce car elle est venue chez lui voilée : elle n’ôtera son voile qu’à la scène suivante, pour montrer ses larmes. Un voile intégral est encore un élément de l’intrigue dans l’Acte III, scène 10 de la même pièce : Lucrèce à nouveau sous son voile est prise pour Isabelle par Dom Louis qui, s’équivoquant sur l’identité de la femme voilée, dit son amour pour Isabelle et son indifférence pour Lucrèce : celle-ci lève alors son voile (« ouvrant son voile »), en disant : « Ha ! je t’en veux apprendre, infâme, la voici, / Celle qui n’eut jamais que des appas vulgaires etc. » (car Dom Louis venait de dire que Lucrèce avait des appas vulgaires).
Saint-Évremond
« en Espagne, où les femmes ne se laissent presque jamais voir »
Alfred de Musset, Premières Poésies
« Comme il marchait pourtant, un visage de femme
Qui passa tout à coup sous un grand voile noir,
Le jeta dans un trouble horrible à concevoir.
Qu’avait-il ? Qu’était donc cette beauté voilée ?
Peut-être sa Rosine ! – Au détour de l’allée,
Avait-il reconnu, sous les plis du schall blanc,
Sa démarche à l’anglaise, et son pas nonchalant ? » (Mardoche)
(Comme elle porte un « schall blanc », ce n’est pas une veuve.)
« Ou si jamais, pareil à l’étoile du soir,
Put sous un voile épais scintiller un oeil noir » (Ibid.)
« Ô bois silencieux ! ô lacs ! – Ô murs gardés !
Balcons quittés si tard ! si vite escaladés !
Masques, qui ne laissez entrevoir d’une femme
Que deux trous sous le front, qui lui vont jusqu’à l’âme ! » (Ibid.)
Alfred de Musset, Poésies nouvelles
Fille de la douleur, harmonie ! harmonie ! (…)
Douce langue du cœur, la seule où la pensée,
Cette vierge craintive et d’une ombre offensée,
Passe en gardant son voile et sans craindre les yeux ! (Lucie)
Alfred de Musset, Lorenzaccio
Les mères pauvres soulèvent honteusement le voile de leurs filles quand je m’arrête au seuil de leurs portes ; elles me laissent voir leur beauté avec un sourire plus vil que le baiser de Judas
Émile Nelligan
Hier j’ai vu passer, comme une ombre qu’on plaint,
En un grand parc obscur, une femme voilée ;
Funèbre et singulière, elle s’en est allée,
Recélant sa fierté sous son masque opalin. (La Passante) (Le verbe « recéler » indique bien la relative opacité du masque, plus que ne le fait l’adjectif « opalin ».)
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
Femme du rendez-vous, s’enveloppant d’un voile ! (Litanie du sommeil)
Théophile Gautier, Le capitaine Fracasse
L’aspect du lieu, autant qu’on pouvait le démêler à la lueur livide d’une lune à moitié masquée et portant pour touret de nez [voyez le lexique infra] un nuage de velours noir, était particulièrement désolé et lugubre.
Quelques-unes de ces dames, ne voulant pas sans doute être connues, avaient gardé leur touret de nez, ce qui n’empêchait pas les plaisantins du parterre de les nommer et de raconter leurs aventures plus ou moins scandaleuses. Pourtant, toute seule dans une loge avec une femme qui paraissait sa suivante, une dame masquée plus soigneusement que les autres, et se tenant un peu en arrière pour que la lumière ne tombât point sur elle déjouait la sagacité des curieux.
(La scène de cette dernière citation se passe dans un théâtre de province. Les « plaisantins du parterre » se font fort de reconnaître les dames dans les loges malgré leur touret de nez, soit qu’ils y parviennent, et ce ne peut être alors que par d’autres indices que le visage, soit qu’ils croient y parvenir et parlent en réalité sans savoir.)
Honoré de Balzac, La cousine Bette
La baronne baissa son voile et s’assit. Un pas pesant ébranla le petit escalier de bois, et Adeline ne put retenir un cri perçant en voyant son mari, le baron Hulot, en veste grise tricotée, en pantalon de vieux molleton gris et en pantoufles. / – Que voulez-vous, madame ? dit Hulot galamment.
(Parce qu’elle porte son voile baissé, le baron Hulot ne reconnaît pas sa femme. On relèvera au passage l’incongruité de poser une question « galamment » en s’adressant à la personne que l’on vient d’entendre pousser « un cri perçant ».)
Balzac, Les Chouans
Il essaya d’examiner la voyageuse et fut singulièrement désappointé, car un voile jaloux lui en cachait les traits
Ne fallait-il pas qu’elle débarrassât mademoiselle de Verneuil de son manteau, de la double chaussure que la boue et le fumier de la rue l’avaient obligée à mettre, quoiqu’on l’eût fait sabler, et du voile de gaze sous lequel elle cachait sa tête aux regards des Chouans que la curiosité attirait autour de la maison où la fête avait lieu.
Raymond Abellio, Heureux les pacifiques
Elle arriva [dans le hall de l’hôtel] dix minutes après moi : débarrassée de ses voiles de deuil, dans son manteau d’astrakan, elle avait retrouvé sa fière allure. (La scène se passe à Paris en 1936)
Sören Kierkegaard, Le journal du séducteur
« Ou peut-être ne s’agit-il pas d’une voilette mais seulement d’une large dentelle ? Les ténèbres ne me permettent pas d’être fixé là-dessus. Mais quoi que ce soit, cela cache la partie supérieure de la figure. (…) Si on penche un peu la tête de côté il serait bien possible de s’insinuer sous cette voilette ou cette dentelle. Prends garde, un tel regard d’en bas est plus dangereux qu’un regard gerade aus. » (Le seul moyen d’avoir une idée exacte du visage de la femme qui porte cette voilette ou dentelle qui « cache la partie supérieure de la figure » serait de se résoudre à une contorsion qui pourrait bien passer pour ou grotesque ou malséante quoi qu’en paraisse penser le narrateur dans ces lignes.)
« Prenez garde ; là-bas vient quelqu’un, baissez la voilette, ne permettez pas à son regard de vous souiller ; vous n’en avez aucune idée, pendant longtemps il vous serait impossible d’oublier l’angoisse abominable avec laquelle cela vous atteindrait – vous ne le remarquez pas, mais moi je vois qu’il a embrassé la situation. »
François Mauriac, Le mystère Frontenac, 1933
Blanche apparut, la figure cachée par une voilette épaisse. [On vient d’annoncer à Blanche un deuil. Plusieurs romans de Mauriac, celui cité ici mais encore Le nœud de vipères, rappellent que le voile intégral était un élément de l’habit de deuil que les femmes devaient porter, et ce deuil pouvait durer plusieurs mois, voire d’un à deux ans.]
François Mauriac, Le désert de l’amour, 1925
Or, ce soir-là, il vit en face de lui cette femme, cette dame. Entre deux hommes aux vêtements souillés de cambouis, elle était assise, vêtue de noir, la face découverte. [« La face découverte » nous parle du voile et signifie que cette femme – la scène se passe dans un tramway – n’en porte pas, comme le narrateur aurait pu s’y attendre soit parce qu’elle porte des vêtements noirs et que le voile est un élément ici manquant d’un deuil supposé, soit parce que ses vêtements indiquent une condition supérieure aux ouvriers qu’elle côtoie dans ce tramway et que dans ce cas il était indiqué, en ce temps-là, pour une femme de condition de se voiler.]
Pierre Daninos, Les carnets du major Thompson, 1954
Dès que l’employé eut refermé la porte du compartiment, la dame au chien dit dans un sifflement derrière sa voilette (etc.) [La scène se passe dans un train au départ de la gare d’Austerlitz à Paris et en direction du sud-ouest de la France, à une date contemporaine de la publication du livre.]
Gyp, Le mariage de Chiffon, 1894
Mme de Clairville d’abord… qui m’embrasse toujours au travers de son voile mouillé…
Robert Brasillach, La conquérante, 1943
Sur ses cheveux bruns, Brigitte avait posé un chapeau assez petit, d’où tombait une courte voilette. Cela ne se faisait guère, lui avait-on dit à Limoges, pour une jeune fille bien élevée. Mais elle n’était pas à Limoges, et dans ce pays de femmes voilées, elle n’aimait pas sortir le visage nu.
(La scène se passe en 1912 au Maroc. L’héroïne, élevée chez les sœurs à Limoges, se remémore qu’on lui disait au couvent que cela ne se faisait pas, pour une jeune fille bien élevée, de porter une voilette. Faut-il comprendre que, dans les années où le voile tombait en désuétude en Europe, il perdait en même temps de sa respectabilité, était de plus en plus perçu, à tout le moins chez les bonnes sœurs, comme remplissant des fonctions équivoques ? Ou bien cela signifie-t-il plutôt que porter une voilette indiquait une certaine qualité qui fait défaut aux jeunes filles, l’accent devant porter dans cette remarque sur « jeune fille » plutôt que sur « bien élevée », et qu’une jeune fille n’était pas bien élevée si elle portait une voilette parce qu’elle cherchait ainsi par exemple à se faire passer pour une femme mariée ou une femme plus mûre ? Nos autres citations de la même époque et après plaident pour cette seconde hypothèse.)
Gaston Leroux, Le parfum de la Dame en noir
Oh ! elle n’avait pas assisté à la distribution, mais je savais qu’elle viendrait le soir… un soir plein d’étoiles et si clair que j’ai espéré un instant distinguer son visage. Cependant, elle s’est couverte de son voile en poussant un soupir. Et puis elle est partie.
Dans La Captive aux yeux clairs (1952), d’Howard Hawks, qui se passe au Missouri en 1832, le personnage Dickins raconte un voyage en diligence avec une femme voilée. Il ne peut voir son visage que lorsque la diligence se renverse.
Oscar Wilde, The Sphinx Without a Secret
She took those rooms for the pleasure of going there with her veil down, and imagining she was a heroine. She had a passion for secrecy, but she herself was merely a sphinx without a secret.
Anthony Trollope, The Way We Live Now, 1875
Though it was midsummer Hetta entered the room with her veil down. She adjusted it as she followed Ruby up the stairs, moved by a sudden fear of her rival’s scrutiny.
May I not ask you to lay aside your veil, so that we may look at each other fairly? (Ibid.)
The Veiled Lodger, in The Case-Book of Sherlock Holmes (1927) by A. Conan Doyle: The lodger keeps her veil down at all times to spare people the sight of her scars.
Wilkie Collins, The Moonstone, 1868
I was detected (though I kept my veil down) in the draper’s shop at Frizinghall … I saw one of the shopmen point at my shoulder. (Rosanna a l’épaule déformée : c’est ce qui permet de la reconnaître quand elle porte son voile. L’histoire se passe en 1848.)
Thomas Hardy, The Return of the Native, 1878
The reddleman told the tale thoughtfully, for there lingered upon his vision the changing colour of Wildeve, when Eustacia lifted the thick veil which had concealed her from recognition and looked calmly into his face.
James Barrie, Quality Street, 1901
Before they can see her she quickly pulls the strings of her bonnet, which is like Miss Henrietta’s, and it obscures her face.
Jack London, Martin Eden, 1909
I’ll take you home. We can go out by the servants’ entrance. No one will see us. Pull down that veil and everything will be all right.
Francisco Villaespesa, Glosas de amor y de celos en Andalucía, 1910
Donde haya una calle blanca
y una reja florecida,
allí me veréis, hablando
con la morena más linda
de cuantas muestran sus ojos
a través de une mantenilla.
Marinetti, Boccioni, Carrà, Russolo, Contro Venezia passatista, 1910
Perché dunque ostinarti Venezia, a offrirci donne velate ad ogni svolto crepuscolare dei tuoi canali?
Amalia Guglielminetti, poema La guarigione in I serpenti di Medusa, 1934
Tacqui, ponendo a schermo del mio volto l’ombra del velo, / con le dita di gelo sollevate in gesto malfermo.
Mattia Limoncelli, Variazioni mondane in Fiamma chiusa, 1907
Ed io guardavo il velo / delicato di seta che vi copriva il viso / e spandea sulla pelle morbidissima un risino / birichino d’azzurro. (…) Ed io vi strinsi al petto / e mi chinai sul velo che attenüava il terso / fuoco degli occhi e il minio delle labbra.
Dans cet extrait du poète Limoncelli, le voile (sans aucun doute une voilette) est décrit comme transparent et de nature surtout à modifier les nuances de coloris et de clarté du visage, des yeux, des lèvres. Le lecteur doit cependant garder à l’esprit que la scène décrite est un rapport de proximité physique entre le narrateur et la femme voilée et que, si la voilette était en effet largement transparente, son port suffisait certainement à rendre méconnaissable le visage de celle qui la portait au-delà d’une certaine distance que l’on peut juger relativement courte.
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Lexique du voile intégral en Occident
(complétant la liste dressée dans le corps de l’essai)
Glossaire de la langue romane (vieux français) par Jean-Baptiste Roquefort (M DCCC VIII, 1808)
Cachenez : Petit masque de velours ou d’étoffe fine, que les dames portaient pour conserver leur teint.
Gimple, guimple : Guimpe, partie de l’habillement d’une femme, espèce de voile qui cachait le visage.
Peploum, peplum : Voile, coiffure de femme en usage au XIIe siècle ; elle enveloppait la tête et le menton, et remontait jusqu’au nez.
Touret : Masque que les dames portaient, et qui ne cachait que le nez ; de là on le nommait touret de nez ; on l’agrandit depuis, et alors on l’appela loup.
[Note. Le « loup » ne saurait être qualifié de voile intégral au sens strict, car il laisse d’importantes parties du visage non couvertes. Cependant, il est le type même d’accessoire qui empêche d’identifier la personne qui le porte et est donc prohibé par la loi française interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. Le « touret de nez », en recouvrant la partie centrale du visage, devait lui-même rendre difficilement identifiable la femme qui le portait.]
Wiart, wite : Voile dont les femmes se couvrent le visage.
Autres sources
France
Barbe : Frange qui occupe le bas d’un masque. La barbe d’un loup, d’un masque de femme. (Cnrtl)
Beau masque : Formule d’adresse pour interpeller une personne masquée. Je vous/te connais, beau masque : S’emploie pour signifier à une personne masquée qu’on la reconnaît et, au fig., pour signifier qu’on connaît les intentions de quelqu’un. (Cnrtl)
Italie
Moretta : À Venise, masque de velours noir porté par les femmes. Celles qui le portaient mordaient un petit bouton qui permettait au masque de tenir (et les empêchaient sans le moindre doute de parler).
Bauta, Bautta : À Venise, masque en papier mâché traditionnellement de couleur blanche et de forme typique. Ce terme a été transposé en français sous la forme « baute » (n. f.), défini par le Cnrtl comme un « mantelet de femme », car le port de la bauta à Venise était traditionnellement l’un des éléments d’un costume comportant en outre un mantelet, et la personne portant ce costume s’appelait un domino.
Espagne
Che, Ce : « Interjección y pronombre. «-¡Che, oye! — Dame, che. — No puedo, che», etc. No es especial de los pueblos del Plata, como leo en algunos escritores ríoplatenses, pues se usa también y con igual o mayor frecuencia en Bolivia; tanto, que los chilenos llaman despectivamente los ¡ches! a argentinos y bolivianos. (…) [T]engo para mí que el che ríoplatense y boliviano no es más que el antiguo ce castellano con que se llamaba o se pedía atención a una persona, tan usado por las tapadas y embozados de las comedias de capa y espada; voz anticuada ya y que se usa todavía en el reino de Valencia en la forma y frecuencia que en estas provincias de Sudamérica. » (Ciro Bayo, Vocabulario criollo-español sud-americano, Madrid, 1910)
Traduction : « Interjection et pronom : ‘– Che, écoute ! – Donne-moi ça, che. – Je ne peux pas, che’, etc. Le terme n’est pas spécifique aux populations du Rio de la Plata, comme je le lis chez certains auteurs de la région, puisqu’il s’emploie également et plus fréquemment encore en Bolivie ; si bien que les Chiliens appellent péjorativement che les Argentins et les Boliviens. (…) Je pense pour ma part que le che argentin et bolivien n’est autre que le ce castillan par lequel on interpelait ou appelait l’attention de quelqu’un, si souvent employé par [pour ?] les tapadas et embozados [voir ci-dessous] des comédies de cape et d’épée ; un mot ancien qui continue de s’employer dans la région de Valence de la même manière et aussi couramment que dans ces provinces d’Amérique du Sud. »
Outre l’intérêt de cette note lexicale pour le patronyme du Che Guevara, il s’agit d’une allusion à la pratique espagnole de se couvrir le visage. Cependant, nous ne saisissons pas bien pourquoi les personnes couvertes d’un voile emploieraient, elles, un terme spécifique, à savoir « ce », pour interpeller quelqu’un qui ne serait pas voilé ; il semblerait plutôt que ce fût pour appeler une personne voilée qu’un terme spécifique était nécessaire, car le voile empêche de déterminer non seulement l’identité propre mais aussi, peut-être, le statut social de ladite personne. L’expression de la notice « tan usado por las tapadas » ne paraît néanmoins guère pouvoir être interprétée dans ce sens, qui nécessiterait plutôt « tan usado para », encore que por soit parfois utilisé avec le sens de para. Si por n’a pas ici le sens de para, l’allusion aux personnes au visage couvert est gratuite et ne sert qu’à situer le lexique dans une époque, celle des comédies de cape et d’épée, où chacun, alors, pouvait employer « ce » aussi bien que « madame » ou « mon brave » pour interpeler qui que ce soit, comme l’usage du « che » contemporain. Mais s’il existe un lien défini entre l’emploi de « ce » et les personnes au visage couvert, cela ne peut être selon nous que ce que nous venons de dire, à savoir qu’il fallait un terme propre pour interpeller dans la rue des personnes intégralement voilées, dont le voile ne permet pas d’être sûr qu’une autre forme d’appellation serait socialement correcte : on ne pouvait appeler « madame » une femme dont on n’eût pas été certain qu’elle fût une femme de qualité. Tout cela reste spéculatif ; voyez toutefois l’entrée « beau masque » supra.
Embozo : 1 Parte de la capa, banda u otra cosa con que se cubre el rostro. 2 Prenda de vestir, o parte de ella, con que se cubre el rostro. (DRAE) (1 Partie de la cape, du foulard ou d’autre chose avec laquelle on se couvre le visage. 2 Tout vêtement ou partie de celui-ci avec laquelle on se couvre le visage.)
Rebociño : Diminutif de rebozo (ci-dessous). Mantilla o toca corta usada por las mujeres para rebozarse. (DRAE) (Mantille ou coiffe courte portée par les femmes pour se couvrir le visage.)
Rebozo : Modo de llevar la capa o manto cuando con él se cubre casi todo el rostro. (DRAE) (Manière de porter la cape ou le manteau pour s’en couvrir le visage.) Du verbe Rebozar : Cubrir casi todo el rostro con la capa o manto. (Se couvrir la quasi-totalité du visage avec la cape ou le manteau). Ce terme, pas plus qu’embozo, ne correspond à un objet propre aux seules femmes, contrairement à rebociño ; les hommes pouvaient aussi se couvrir le visage, pour toutes sortes de raisons, comme les Touaregs du Sahara.
Tapada et Tapada de medio ojo : Ces termes désignent les femmes portant le voile intégral, selon deux modalités différentes. La tapada porte le voile intégral montrant les deux yeux, la tapada de medio ojo porte un voile ne montrant qu’un seul œil, le plus souvent en gardant la main sur le voile de façon à en couvrir (rebozar : voir ce mot) tout le visage sauf un œil.
Portugal
Bioco : (Portugal) Mantilha usada por algumas mulheres para afectar austeridade, et que lhes cobria a cabeça e parte do rosto. (J. Almeida Costa e A. Sampaio e Melo, 1975) (Mantille portée par certaines femmes affectant l’austérité, et qui leur couvrait la tête et une partie du visage)
