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La Reine du flamenco et autres poèmes de Joaquín Alcaide de Zafra

Le poète espagnol Joaquín Alcaide de Zafra (1871-1946), d’origine sévillane, appartient au cercle moderniste autour de Francisco Villaespesa. Il fait partie de ces écrivains andalous militants (c’est une façon de parler : il s’agit d’un militantisme poétique) qui se réunissaient au café madrilène La Colonia Patricia, parmi lesquels figurent Villaespesa, Juan Ramón Jiménez, Salvador Rueda, Manuel Reina, au tournant du siècle.

Les deux recueils dont sont tirées les présentes traductions datent de 1896 et 1899. Le premier, Chants de la Giralda, a, comme son titre le laisse prévoir, un côté « costumbriste » assumé. Le second, Trèfle, est la publication qui introduit définitivement Alcaide dans le mouvement moderniste (introduit en Espagne, on le sait, par le Nicaraguayen Rubén Darío).

Portrait de Joaquín Alcaide de Zafra
par Julio Romero de Torres, 1915

*

Chants de la Giralda : Notes sévillanes
(Cantos de la Giralda: Notas sevillanas, 1896)

.

Hispalis

Ndt. Hispalis est l’ancien nom de Séville ; il s’agit du nom wisigothique Spali latinisé.

À l’excellent Don Rafael Conde y Luque

– « Séville pour le plaisir,
Madrid pour la noblesse,
pour les soldats Barcelone,
pour les jardins Valence. » –

Seul celui qui n’a jamais vu Séville
peut comparer la perle
d’Al-Motamid avec des villes
qui, si elles font honneur à l’Ibérie,

jamais ne pourront l’égaler,
car elle les dépasse toutes,
étant non seulement du Bétis1
mais aussi de l’Espagne la Reine.

Car il n’a jamais existé et n’existe pas
de noblesse comparable à la sienne,
de soldats comme ses fils
ni de vergers comme ceux de sa vallée.

Car la ville dont les murs
sont reflétés par le Guadalquivir
résume tout ce qui est grand,
résume tout ce qui est beau.

Hercule, de ses fondations
pose la première pierre,
et Jules César ceint
ses murailles de tours.

L’Arabe tombe en extase
en voyant sa beauté
et la convertit en jardin délicieux
comme jamais n’en rêva le Prophète.

Un Roi Saint la reconquiert
seulement pour y mourir,
car le destin la lui avait refusée
pour son berceau.

Celui qui a vu Séville,
si une âme respire en lui,
c’est seulement mort qu’il la quitte,
car elle est le ciel sur terre !

Ville de Juste et de Rufine2,
ville de ces potières
qui brillent dans ton ciel
comme deux claires étoiles,

de Herménégilde, de Léandre
et d’Isidore, luminaire
du christianisme, orgueilleuse,
tu arbores leur gloire sur ton front.

Car Dieu souhaita voir assis
à la droite de son trône
tes fils, pour récompenser
tes vertus excellentes.

Mère d’artistes, de caudillos,
de rois, de saints et de poètes,
l’Immortalité a ton nom
écrit dans son livre.

Car si tu leur donnas la vie,
eux, par leurs œuvres
à la renommée impérissable,
t’offrirent honneur et prestige éternels.

Hever, par Allah inspiré,
t’embellit de l’élancée
Giralda, que le monde admire
comme sa tour la plus belle.

La gente arabique te donna
des palais de filigranes
dont les palmiers éventent
les murs de leurs palmes.

Pour elle tu fus toujours
l’odalisque favorite,
la sultane du sérail
dont ils firent l’Espagne.

D’Al-Motamid et d’Ibn Ammar
les cantiques résonnent encore
dans les patios de l’Alcazar,
disant leurs bonheurs et leurs peines,

car ils ont chanté à ta louange
les élégies les plus sensibles
au son harmonieux
de leurs guzlas3 mauresques.

Sur ton blason un Roi Sage
mit l’emblème le plus respectable
car tu devais bien cet honneur
à l’auteur des Querelles4.

De Don Pedro de Castille
les amours et les sévères
justices t’ont adorné
d’un manteau de légendes.

Et la foi d’un Grand Chapitre
éleva sur les pierres
de ta mosquée islamique
l’église la plus artistique,

temple que les hommes
doivent vénérer, ne fût-ce
que parce qu’en son sein,
les deux genoux en terre,

adorèrent le Dieu éternel
le peintre des Puretés,
Velásquez, Roldán, Pacheco,
Montañés, Lope de Rueda,

Hita, Baltasar de Alcázar,
Mañara, Vásquez de Leca,
Jauregui, Cetina, Arguijo,
Rioja, Daoiz, Herrera

et Bécquer, le rêveur
Bécquer, ton poète génial,
qui aspirant dans l’autre vie
à goûter la gloire éternelle

demandait qu’on l’enterrât
sur la rive du Bétis ;
car en toi, ville aimée,
se trouve le ciel sur terre !

1 Bétis : Nom latin du fleuve Guadalquivir, qui traverse Séville.

2 Juste et Rufine : Deux martyres chrétiennes originaires de Séville et particulièrement vénérées dans cette ville. Suivent dans le poème une kyrielle de noms célèbres de Séville, dont nous laissons au lecteur le soin de rechercher l’identité si cela peut éclairer sa compréhension.

3 guzla : Il est temps de fournir quelques explications sur ce terme qu’on trouve déjà dans nos précédentes traductions de Francisco Villaespesa (« au triste son de la guzla / l’aveugle maure chantait ») (x) comme de son « disciple » et ami Federico de Mendizábal (« Les échos de mystérieuses qasidas / dans les guzlas, prophétiques, tremblaient ») (x) et peut-être d’autres poètes espagnols « alhambristes » en plus d’Alcaide de Zafra dans le présent poème. La guzla est un instrument de musique des Balkans et non de l’Andalousie mauresque. L’origine de cet emploi curieux par les poètes espagnols semble être le recueil poétique de Mérimée La guzla, de 1827, que l’écrivain français fit passer pour un recueil de chants illyriques et balkaniques traditionnels alors qu’ils étaient de sa plume. On connaît l’intérêt de Mérimée pour l’Espagne (Théâtre de Clara Gazul et surtout Carmen), un intérêt qui, malgré ce que nous écrivons plus loin de la « muraille » des Pyrénées (cf. note du traducteur au poème « La Reine du flamenco »), n’a pas laissé les Espagnols complètement indifférents. Son recueil La guzla semble avoir suffisamment marqué certains poètes ibériques pour qu’ils retinssent le mot et l’appliquassent à l’Andalousie arabo-musulmane par licence poétique.

4 l’auteur des Querelles : Le livre des querelles (El libro de las querellas) est une œuvre en vers longtemps attribuée au roi Alphonse X « le Sage », aujourd’hui considérée comme apocryphe. Alphonse X passe pour avoir conçu les armoiries de la ville de Séville, qui représentent le roi Ferdinand III entouré de saint Isidore et saint Léandre.

*

La Giralda

En la terre bénie
que baigne le père Bétis,
dans la ville d’Espagne
qui fut toujours florissante,
entre cent mille beautés
s’élève vaporeuse
la tour la plus belle
que l’homme ait imaginée.

L’Arabe Hever
la conçut et réalisa ;
il imagina cette splendeur
en un rêve céleste ;
il vit Allah qui lui dit :
« Bâtis une tour si précieuse,
si belle et si gracieuse
qu’elle soit sans rivale. »

Il en resta confondu
car il ne savait
quelle formait aurait
un minaret si magique ;
mais Allah fit tomber un voile
et lui montra dans l’instant
la tour la plus colossale
qu’Il put imaginer.

Et l’habile mathématicien
en suivant le modèle
qu’Allah lui avait montré
édifia cette tour ;
c’est ainsi que depuis lors
la mauresque Séville
a la cinquième merveille
que possède le monde.

Lorsque la foi chrétienne,
dans un élan gigantesque,
construit l’altière,
la belle Cathédrale,
elle couronne de cloches
le haut minaret
afin qu’elles chantent fièrement
Dieu avec des langues de métal.

Et sur le corps maure
trois autres cloches furent placées
s’élevant vers les cieux ;
et ce fut l’orgueil de Séville
que cette tour
élancée, élégante,
triomphalement couronnée
par la statue de la Foi.

Comme toi, tour splendide,
les Sévillanes sont
à la base musulmanes
et chrétiennes au sommet :
leurs corps sont de femme arabe
mais sur leur beau front
règne victorieuse
la religion chrétienne.

Quand je regarde extasié
tes lignes enchanteresses,
mon imagination voit
deux filles de Triana5,
les belles patronnes
de cette cité divine,
sainte Juste et sainte Rufine,
qui sont tes soutiens.

Quand loin de mon Espagne,
loin de Séville,
cette grande merveille
où je suis né,
peinte ou sculptée
je vois la Giralda,
il me semble voir
le drapeau rouge et or.

Car elle me rappelle
la patrie bien aimée,
le ciel de saphir
de ma chère cité ;
les bosquets d’orangers
qui poussent dans ses jardins,
les bateaux qui se bercent
sur le Guadalquivir.

Ses places et ses parcs,
ses églises séculaires,
ses beffrois et ses minarets,
son alcazar oriental,
ses patios qu’ornent
le nard et les roses,
aux murmurantes fontaines
de limpide cristal.

Ses rues sinueuses
qui font venir à la mémoire
l’histoire antique,
des légendes d’un autre âge,
souvenirs de jours passés
heureux ou fatals
que renferment les annales
de ma ville si belle.

Pour cette tour magnifique
je t’admire et te vénère,
et je meurs de chagrin
quand je suis loin de toi ;
aussi, tout Sévillan
t’appelle son trésor,
et c’est pourquoi je t’adore
avec folle passion.

5 Triana : Un quartier historique de Séville.

*

La Reine du flamenco (La Reina del Tango)

Ndt. La juxtaposition du titre original et de notre traduction appelle forcément une explication. En espagnol, le tango est certes le genre musical et la danse l’accompagnant, d’origine argentine, qui sont bien connus sous ce nom en France et dans le monde entier, mais c’est aussi une variété traditionnelle (un palo) du flamenco andalou. Le Dictionnaire de l’Académie espagnole le décrit ainsi : « Palo flamenco con copla de tres o cuatro versos octosílabos que tiene diversas modalidades. » (Palo du flamenco composé de couplets de trois ou quatre vers octosyllabiques et ayant diverses modalités). Le tango flamenco est originaire de Cadix mais s’est développé à Séville sous une forme propre appelée « tango de Séville », la forme la plus représentative du flamenco dans cette ville. En toute rigueur, notre traduction devrait donc être, pour le titre, « La Reine du flamenco sévillan » (pour éviter de toute façon l’emploi du terme « tango » beaucoup moins connu du public francophone sous cette acception bien qu’elle soit la plus ancienne, ce qui est, du reste, un exemple de plus de l’hermétisme de cette muraille que sont les Pyrénées).

À Séville, dans le quartier typique
de la Macarena,
d’une auberge d’apparence classique
rappelant Bécquer,
dans le patio que couvre une vigne
pleine de fruits,
se réunit une foule animée
de joyeux toréros et belles Andalouses.

De la Cava sont venues des gitanes
aux crinières ombreuses ;
la Alameda a envoyé
des danseuses aux traits arabes ;
des guitaristes tirant des trilles
des cordes de leur instrument
sont venus du quartier jouxtant
la Pyrotechnie
pour voir si, comme ils disent, est bien réelle
la Reine du flamenco sévillan, Salud la Brune.

Car c’est la plus belle fille
que virent naître ces rives
qui inspirèrent à Lista et Arguijo
leurs vers les plus beaux.
Car ses deux yeux paraissent
des diamants noirs, brûlant
plus que le soleil et ses rayons
quand il passe en été près de la terre.

On entend la plaisante harmonie
d’un luth mauresque,
chacun tourne les yeux vers la belle
Salud la brune
quand elle se lance avec un grand sourire
au milieu du cercle en tendant les bras,
comme se lance sur la mer la nef
tendant ses voiles, sereine et gracieuse.

À la cadence que produit la percussion
de ses castagnettes
ornées de nœuds rouges et or,
comme si le drapeau national
avait été réduit en mille lanières,
elle se dresse, les bras en forme d’arche,
et sa taille ondoie
comme balancent les palmes d’Idumée
quand la brise les caresse,
puis elle s’incline et saisit sa robe,
l’élève contre elle, la fait ondoyer puis voler.

Ses pieds au contour menu
sur le sable du patio
par leurs chocs continus ont laissé
des empreintes confuses,
on dirait deux marteaux de fer
qui frappent la terre,
marquant le rythme de la danse
que leur impriment ses larges hanches.

Comme deux branches
dont le vent s’empare,
en suivant les courbes de son corps
ses bras font mille tours ;
mais dès que s’annoncent
les ultimes notes du chant,
leurs circonvolutions s’arrêtent, ils s’élèvent,
vibrent et puis retombent, poings sur les hanches.

L’air résonne de cris de joie,
des « olés ! » du public,
tous sacrent reine cette fille
de la Macarena,
tous ceux qui sont venus de quartiers lointains
seulement pour la voir,
et avec les lumières du jour
la fête se dissipe…

À travers les rues animées s’éloignent
en chantant les toréros et leurs amies,
tandis que l’ombre enveloppe
l’auberge typique qui rappelle Bécquer.

*

Les dimanches de Torrijos (Los domingos de Torrijos)

Ndt. Le pèlerinage de Torrijos est un événement religieux majeur de la province de Séville. C’est une fête aussi bien religieuse que « folklorique », mettant en valeur le patrimoine andalou. C’est pourquoi le présent poème entre dans un certain luxe de termes propres au flamenco, notamment, qu’il n’est guère possible de traduire. On trouvera le sens de ces termes sur les sites francophones spécialisés.

Dans le présent poème, les « pèlerins » s’arrêtent en fait à la Pañoleta, qui n’est guère éloignée que de quatre kilomètres de Séville. Là ils se livrent à des réjouissances où le flamenco joue le rôle principal. C’est ce que le poète appelle leur pèlerinage à « la déesse Zambra », la zambra étant une variété du flamenco, la plus marquée par l’héritage mauresque.

À Salvador Rueda

Les dimanches d’octobre,
en ce mois où les flammes du soleil,
bien qu’elles éclairent encore beaucoup
n’embrasent plus que peu de choses,

vers la rue Castilla
par le pont de Triana,
juchés sur des chariots
que couvrent des toiles blanches,

sur des ânes étiques,
des poulains de race pure,
des mulets éreintés,
des canassons tout en pattes,

dans des chars disloqués,
des cabriolets, des tartanes
et des breaks où ils se pressent
comme des sardines dans un panier,

se dirige ce qu’a de plus de déluré
la gente de Séville,
avec beaucoup de rire aux lèvres
et beaucoup d’amour dans le cœur.

Voir le Christ qui dans le petite sanctuaire
de Torrijos les attend,
c’est le but qui fait sortir
tous ces gens de chez eux.

Mais comme le chemin est long
et qu’il y a des côtes très rudes
que beaucoup auront du mal à gravir,
si la descente en est facile,

pour rendre moins pénibles
les fatigues de la marche,
et pour que les heures passent
dans la bonne humeur qui convient,

ils emportent des tambourins,
des castagnettes et des guitares,
une outre pour le vin
et le cruchon pour l’eau.

Le long de la route étroite
qui quittera la Vega de Triana
coupée en deux,
avec ses peupliers,

enveloppés dans les tourbillons
de poussière qui se lèvent
au passage des chars,
au contact des pieds,

les pèlerins approchent,
gravissant une côte, de Castilleja,
en pensant qu’aller à Torrijos
voir l’Image sacrée

sera quelque chose que Dieu
récompensera tôt ou tard,
mais qui ne les compense pas
d’un tel périple ;

si bien que tous se mettent d’accord
pour rester où ils sont…
à la Pañoleta
plantée d’arbres.

Sous les verts oliviers
près des haies de roseaux,
devant les auberges
au pied des acacias,

en groupes tourbillonne
la fleur des Sévillanes,
si joyeuses et souriantes,
qui dansent à la musique qu’on leur joue6.

Ce n’est que rires et tohu-bohu
sur la petite esplanade
où l’on voue un culte
à la seule déesse Zambra.

Au son des baguettes de flamenco
répond celui des guitares,
et à la percussion des tambourins
le choc des verres.

Ici l’on chante des peteneras,
là des malagueñas,
et quand l’une danse un olé,
une autre danse la palanca.

Tout le monde est joyeux,
rit et s’écrie, dans ce tohu-bohu,
car l’on voue ici un culte
à la seule déesse Zambra…

Mais quand le ciel
de bleu qu’il était devient mauve,
quand le soleil en se cachant
de ses regards l’illumine,

et qu’au loin retentit
le chant de la Giralda,
entonnant le triste Angélus
avec ses cloches de bronze,

les pèlerins qui pensaient
se rendre à l’église de Torrijos
dans leurs chars, sur leurs poulains
remontent pour retourner chez eux.

Et comme la route est sombre,
ils ont allumé des flambeaux
à la lumière desquels on dirait
une légion de fantômes

qui, la nuit bien avancée,
traverse les rues de Triana
en se dirigeant vers le pont
sous lequel moutonne le Bétis,

dans les ondes duquel le feu
des torches se reflète,
faisant paraître le fleuve
un serpent de flammes.

6 qui dansent à la musique qu’on leur joue : Jeu de mots sur l’expression « bailar al son que le toquen », qui signifie de manière figurée : dépendre des décisions prises par autrui. Les femmes du convoi ne peuvent imposer que celui-ci poursuive sa route, mais, que ce soit ici à la Pañoleta ou là-bas à Torrijos, leur principal divertissement est de danser.

*

Le Rosaire de l’aurore (El Rosario de la aurora)

Ndt. Le rite dont il s’agit se perpétue de nos jours. La « sainte église métropolitaine » est la cathédrale de Séville, plus grande cathédrale gothique au monde. Ce que nous avons traduit par « gradins », dans le premier quatrain, ce sont les gradas de la cathédrale, des escaliers monumentaux qui l’entouraient sur plusieurs côtés et dont la littérature ancienne témoigne comme d’un site fréquenté et animé. Il s’y trouvait de petites chapelles, vraisemblablement des niches fermées par des grilles. Ces gradas ont été démantelées au 18e siècle, il ne reste que des escaliers résiduels. Cependant, Alcaide parle manifestement de choses dont il a été témoin.

D’une petite chapelle
se trouvant sur les gradins
de la sainte église
métropolitaine,

depuis des siècles sort
entre chien et loup
le saint Rosaire
que l’on occulte à l’aube.

Par le passé
il était rare
que cela ne se terminât point
en bataille rangée,

au cours de laquelle les dévots
avec leurs lanternes de fer-blanc
s’escrimaient comme si ce fussent
des masses ferrées,

afin de se défendre
avec une sainte bravoure
de la lie impie
qui, dans une fureur sauvage,

le fer au vent
les assaillait,
moquant le Rosaire
de manière éhontée.

À présent c’est seulement à certains jours
marqués par l’Église
comme particulièrement solennels
que sort de sa maison

l’antique toile
où la dénommée
Vierge de l’Antique
montre son visage sacré.

La queue brillante
d’une fusée d’artifices déchire
le ciel obscur
de sa flamme rouge,

quatre instruments
désaccordés lancent
devant la chapelle
leurs notes dissonantes

en même temps qu’un vieillard
à la luisante calvitie
annonce à la foule
d’une voix chevrotante

que le Rosaire va
se mettre en branle,
et qu’on s’empare donc
sans tarder des lanternes.

Plusieurs gamins
aux yeux marqués de cernes,
huit ou dix mendiants
aux manteaux élimés,

ainsi qu’un groupe informe
où des vieillardes édentées
se confondent
avec une joyeuse

marmaille, forment
à l’Immaculée,
autour de la bannière,
un étrange cortège.

Quatre petites lanternes
au bout de longues perches,
que les dévots appellent
les guides,

vont très en avant
des autres,
dissipant les ombres
de leurs flammes ténues,

indiquant ainsi le chemin
à travers les rues solitaires
au Rosaire
qui avance en silence.

Tenant une lampe
à sa fenêtre,
une vieille femme montre
son profil de pie,

évoquant le souvenir
de celle qui par une nuit
silencieuse fut témoin
de l’héroïsme de Don Pedro.

Faisant des zig-zags
un ivrogne passe,
tandis qu’un chien pousse
un faible gémissement ;

il s’est réveillé
sur son lit de pierre
et par les lumières ébloui
se met à aboyer.

Devant une pauvre maison
d’une petite place,
où un frère
du Rosaire attend

derrière les carreaux
la Sainte Vierge
pour qu’elle lui octroie
la santé précieuse,

le cortège s’arrête
et chante un Salve,
qui au triste malade
arrache des larmes.

Il se remet en route
et traverse des places
et des ruelles,
dont il déchire l’obscurité ;

jusqu’à ce que l’église,
but de son périple,
le reçoive anxieuse
dans ses larges nefs.

Des cierges allumés
illuminent l’autel ;
un torrent de notes
jaillit des trompes

argentées de l’orgue
sonore, avec pompe :
on élève du tabernacle
le riche ostensoir,

et tandis que tous chantent
l’adoration du sacrement,
dans la lunule paraît
l’hostie consacrée.

On dit une messe ;
et à la lumière rosée
de l’aube commençante
émaillant la nuée,

parcourant des rues
et traversant des places,
le Rosaire s’en retourne
à sa sainte maison…

Très en avant
les guides marchent,
mais leurs flammes roses
n’éclairent plus

comme lors de la sortie,
car les clartés
qui descendent du ciel
estompent leur lumière.

Les passants de l’aube
qui croisent le Rosaire
font une génuflexion
à son passage.

On entend le grand bruit
que font les servantes
en ouvrant balcons,
portes et fenêtres,

et quand l’aurore
dans son char avance,
baignant toutes choses
de sa lumière d’argent,

dans la petite chapelle
qui se trouve sur les gradins
de la sainte église
métropolitaine,

le Rosaire rentre,
qu’on occulte à l’aube…
Et le carillon retentit
depuis la Giralda.

*

La rue des Serpents (La calle de las Sierpes)

Entre la place de San Francisco
et le carrefour de la Campana
se trouve l’étroite ruelle des Serpents,
la plus jolie de Séville.

D’après ce que racontent les anciens livres,
elle reçut son nom, mes semble-t-il comprendre,
du fait qu’y résidait naguère
le gentilhomme Gilles des Serpents.

Mais la voix populaire affirme
que c’est parce que naguère
s’y trouvait des ossements de grands reptiles
au-dessus de la porte d’une hôtellerie.

Quoi qu’il en soit de ces histoires,
il est certain que c’est une très belle rue,
très fréquentée, très attrayante,
très coquette, très sévillane.

*

Parmi des édifices de port antique,
façades blanches et portes ferrées,
des maisons modernes aux murs altiers
montrent joyeuses leurs balcons.

Le rez-de-chaussée est occupé par des boutiques
de beaux objets de fantaisie,
de toiles splendides, des commerces plantureux
et des vitrines de bijouterie,

des cafés brillants de marbre blanc
dont les murs couverts d’azulejos
reproduisent les lunes claires
dans leurs grands miroirs brillants,

des cercles privés dont les rideaux
laissent entrevoir les lustres suspendus,
leurs somptueux fauteuils en velours,
leurs voûtes et leurs tableaux.

Et embaumant toute la rue
du délice de leurs odeurs,
dans les porches et aux carrefours
se trouvent plaisants des stands de fleurs.

*

Au moment de la Semaine Sainte,
les processions la traversent,
et terrasses et balcons
se remplissent de beaux visages.

Devant les maisons, sur les trottoirs
on place des chaises en ligne droite,
sur lesquelles s’assoient les Sévillanes,
parées de leurs mantilles.

Car ici passent, plus solennelles
que par aucune autre rue, les Confréries
avec leurs soldats et leurs geôliers,
leurs Rédempteurs et leurs Maries,

leurs Senatus et leurs clairons,
leurs voiles de la croix et banderoles,
leurs Centurions aux splendides uniformes
et leurs Nazaréens à longues queues,

qui marchent lentement dans la rue
au milieu des psaumes,
du bruit des fanfares
et du ra des tambours.

*

Quand la Fête par sa grande renommée
inonde Séville d’étrangers,
ses cafés fourmillent de marchands,
d’agents de change et de toréros.

Et mille femmes passent
avec leurs châles de riche toile,
et aux éloges qu’on leur lance
si l’une rit, l’autre prend la mouche.

Si bien que s’échangent des répliques rapides,
où l’on fait assaut d’esprit…
tandis que les vendeurs à la criée
cherchent à placer des billets de corrida.

*

La nuit avant le Corpus Christi,
de tentures riches et variées
on tend la rue, qui semble flamboyer
sous sa cascade de lampions,

et le matin on la couvre entièrement
d’une toile cachant le ciel
tandis que des herbes odoriférantes
tapissent le sol,

car c’est là que passe en son cortège
aux accords d’une psalmodie,
avec ses pampres et ses épis,
la grande custode de Juan de Arfe.

*

L’été, on dirait un patio,
avec les fauteuils et les guéridons
que l’on sort des clubs,
et les stands de fleurs.

La cigarière trotte-menu
s’y promène, si gracieuse,
taquinant avec désinvolture
les Don Juans au petit pied.

On y voit passer les étudiants
qui vont avec leurs gros livres à l’athénée,
et avec leurs lettres d’amour
les demoiselles qui vont au bureau de poste.

Quand la messe aux armées est terminée,
les bataillons s’en reviennent,
laissant sur leur passage
les cœurs des jeunes filles transpercés.

Tous les gens, toutes les choses
de quelque réputation ou prix passent par elle,
par cette rue qui, bien qu’étroite,
vieille et sinueuse, n’en est pas moins belle.

………..

Parce que la rue la plus fréquentée,
la plus coquète, la plus sévillane
est celle qui va de la place de San Francisco
au carrefour de la Campana.

*

L’auberge d’Eritaña (La Venta de Eritaña)

Ndt. Nous avons aussi traduit un sonnet consacré par Francisco Villaespesa à ce lieu fameux de Séville (billet « Tambourins sévillans » ici).

Au milieu des bosquets d’orangers,
l’auberge la plus fameuse d’Andalousie
s’élève comme un temple de la joie
baisé par les roses de mille rosiers.

Dans son jardin de plantes méridionales,
nid des amours et de la poésie,
les pampres se tendent en galerie
et les jasmins forment des arcs de triomphe.

Couronnées de fleurs de citronnier,
entre les feuillages sont les guinguettes,
sanctuaires où vit la déesse Frairie.

C’est là que lui rendent un culte les Sévillans
et qu’en son honneur ils entonnent des chansons gitanes
au choc des verres, orchestre sacré.

*

Chansons (Cantares) [Choix]

Ndt. Un mot de ces « chansons ». Il s’agit, ici (et dans le recueil suivant : vide infra) comme chez Francisco Villaespesa (voyez les « Chants » à la fin du billet « La halte des bohémiens » x), de quatrains sur le thème de l’amour. Nous devrions chercher un même terme dans les deux billets, et c’est « chanson » qui nous paraît à présent le plus indiqué. Le terme cantar connaît en espagnol, selon le Dictionnaire de l’Académie espagnole, deux acceptions spécifiques que ne rendent à vrai dire ni le terme « chanson » ni le terme « chant ». Dans les poèmes de Villaespesa et d’Alcaide que nous avons traduits, ces quatrains suivent un genre de poésie populaire andalouse mise en musique.

I

Ce sont, mes pauvres chants,
des étoiles filantes
qui traversent le ciel de l’amour
pour mourir dans le vide.

II

Vois un peu comme brillent
tes grands yeux noirs,
car c’est printemps quand tu les ouvres
et c’est l’hiver quand tu les fermes.

VIII

Les heures que compte le jour,
je les ai réparties ainsi :
neuf heures rêvant de toi,
quinze heures à toi pensant.

X

Vois, ô vois donc,
vois comme elle était belle,
tellement que quand elle s’en fut aux cieux
même son miroir pleura.

XV

Demande à Dieu de t’épargner
d’aimer celle qui ne t’aimera pas,
car il est bien triste de semer
sans récolter ensuite.

XVII

On dit que l’amour est aveugle,
et plût au ciel qu’il le fût !
je n’aurais pas vu ta perfidie
aussi clairement que je la vis.

XXI

Depuis le jour où tu assassinas
la tendresse en mon cœur,
il porte cet écriteau :
« Fermé pour cause de mort. »

XXVII

J’offre l’amour à pleines mains
mais elles n’en veulent pas ;
combien pourtant
meurent par manque d’amour !

XXVIII

Vois si mon amour est grand :
il a résisté à l’absence,
aux intrigues, à l’orgueil,
à la jalousie et à la pauvreté.

XXIX

Ne crains pas que je t’oublie
parce qu’on ne me laisse pas te voir ;
sans le voir on adore Dieu,
et tu es Dieu pour moi.

.

Trèfle
(Trébol, 1899)

.

L’épée du poète (La espada del poeta)

Envieux, ingrats et traîtres,
femmes sans pudeur et sans tendresse,
héros de l’infamie et de la bassesse,
âmes mortes à toutes les amours !

excitent les clameurs du poète
qui dans ses strophes olympiennes
en les chantant châtie leur vilenie,
avec les honneurs de l’immortalité.

Ô épée bienfaisante et sacrosainte
qui portes ton coup bénéfique
contre la maudite écume humaine !

Ton fer n’est point inhumain ni criminel,
car il est semblable à celui du chirurgien
qui blessant ne donne point la mort mais la vie !

*

La créole (Criolla)

Carmen

Tu es née dans la perle des Antilles
et de ces lieux tu apportes en Espagne
le va-et-vient des palmes dans ta démarche,
le feu des roses sur tes joues.

Des champs de canne de Las Villas
tu as pris la douceur, et les bananiers
t’ont donné leur indolence, les mers vertes
le sel avec lequel tu séduis, tes enchantements.

Voix de sirène qui attire et subjugue
est la douce modulation de ta gorge,
magique à la manière d’arpèges de lyre grecque,

suave comme des gammes de harpe d’or,
car ton accent grave et sonore
possède le rythme mélodieux des guajiras7 !

7 guajiras : Écrit guagiras, forme non reconnue (ou coquille). Un guajiro, à Cuba, est un paysan. Le terme au féminin donne le nom d’une danse cubaine, dont s’inspire un palo (à nouveau !) du flamenco, introduit en Espagne dès le 16e siècle.

*

À l’horloge du Temps (Al reloj del Tiempo)

Quand l’ardente
jeunesse embrase
nos cœurs
de sa flamme vive,
nous voyons de la vie
l’escalier en colimaçon,
pleins d’illusions,
fous d’espérance,
désireux seulement
de gravir ses degrés,
de monter là-haut
voir où il s’arrête ;
car nous pensons
trouver dans cet escalier
des lauriers pour l’intelligence,
la constance récompensée,
les plaisirs de l’amour,
le clairon de la renommée,
le miroir de la vérité,
les pompes de l’honneur,
les liens de l’amitié,
les palmes de la vertu.
Pleins d’impatience,
de désirs fébriles,
à l’horloge du Temps
nous disons : Va !
que passent les heures,
que fuient les semaines,
que s’écoulent les mois,
les années l’une après l’autre,
des lustres entiers,
Temps, en avant, en avant !
presse ta marche,
va, va, va !
……………………….
Quand on a monté
l’escalier en colimaçon
sans trouver en chemin
ni la vertu ornée de palmes,
ni l’amour avec ses plaisirs,
ni l’honneur sans tache,
ni l’amitié sincère,
ni la vérité, ni rien,
mais qu’on voit en revanche
que la vie se termine !
à l’horloge du Temps
nous disons : Ça suffit !
laisse-moi un instant
racheter mon âme,
laisse ma prière
monter au ciel,
car cette vie est courte
mais l’autre est longue !
Temps, arrête, arrête,
arrête-toi, arrête-toi !

*

Rimes (Rimas) [1/3]

Nos têtes l’une contre l’autre,
les yeux au ciel,
nous regardions passer entre les nuages
l’immense disque
de la lune blanche.

Comme elle semblait joyeuse,
bien qu’elle eût à traverser les noires nuées !
en illuminant notre bonheur
de ses pâles rayons.

L’amour nous unissait
dans une intime étreinte ;
et tu m’interrogeais du regard,
et je te répondais par un baiser.

Puis l’absence nous sépara,
loin de moi tu t’en fus…
me laissant seul avec ma peine
et mes pensées.

Et maintenant, voyant la lune
éclatante briller dans l’azur du ciel,
elle me paraît tellement triste… !
comme si elle éclairait un cimetière !

*

Lyre andalouse : Chansons (Lira andaluza: Cantares) [Choix] (Voyez la note du traducteur aux « Chansons » supra)

Le temps a passé mais non
l’amour que j’ai pour toi ;
car un véritable amour…
ne finit qu’avec la vie !

*

Je ne sais comment je vis,
si même on peut appeler vivre
cette errance dans le monde
traînant les lambeaux de mon âme.

*

À la lumière d’une illusion
j’ai longtemps vécu ;
le désabusement l’a éteinte…
et je meurs dans la brume !

*

Qu’on me jette à la mer
quand je serai mort… !
Je ne veux pas que se mêle
la poussière de nos os !

*

Le chemin de l’amour
est plein d’épines,
nul ne s’y engage
sans en sortir écorché.

*

Comme je t’aimais pour de vrai,
pour de vrai je t’abhorre
et n’aurai de repos avant
de t’avoir vue en route pour le cimetière.

*

Je voulus être ton rédempteur,
te voyant si déchue !
mais tu cloues mon amour
sur la croix de ta perfidie.

Les œillets du Généralife : Le poète Federico de Mendizábal

Tú, como yo, rimaste la vida que vivías
sangrando desde el fondo del alma poesías
como rosas que cubren la lepra de lo humano…

(Francisco Villaespesa, Perlas del alba: Al gran poeta Federico de Mendizábal)

Comme moi, tu rimas la vie que tu vivais
en saignant du fond de l’âme des poèmes
comme autant de roses couvrant la lèpre de l’humain…

(Villaespesa, Perles de l’aube : Au grand poète F. de Mendizábal)

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Dans le cercle de l’immense Francisco Villaespesa (1877-1936) (qui fait l’objet de six billets de traductions poétiques sur ce blog, dont le dernier ici), on compte parmi les plus fidèles le poète Federico de Mendizábal (1901-1988). C’est Mendizábal, en particulier, qui dirigea l’édition posthume des œuvres poétiques complètes de Villaespesa en 1954, chez Aguilar Editorial, réunissant pour la première fois la volumineuse production inédite du poète et rédigeant un long prologue en guise de présentation de la vie et de l’œuvre de son maître et ami. En outre, les deux écrivirent ensemble une pièce de théâtre en vers, le drame historique Agustina de Aragón, sur Augustine d’Aragon, sorte de Jeanne d’Arc espagnole de la guerre d’indépendance contre Napoléon Bonaparte.

Villaespesa a transmis à Mendizábal son goût pour l’Andalousie arabo-musulmane, qui sert de toile de fond à plusieurs recueils de ce dernier, à l’instar de deux d’entre ceux dont nous nous sommes servi pour les présentes traductions, Les alfanges d’argent (1962) et L’or du Darro (1968). Les deux poètes étaient originaires d’Andalousie, Villaespesa d’Almeria, Mendizábal de Jaén (une autre partie de sa famille était de Cantabrie), laquelle ville de Jaén possède un hymne officiel dont les paroles sont, sur une musique d’Emilio Cebrián, de Mendizábal.

Mendizábal a étendu cette veine d’exaltation du passé et des traditions à d’autres régions d’Espagne et présente cette particularité d’avoir, dans une œuvre abondante, composé nombre de recueils en y rassemblant selon la géographie les poèmes publiés de manière éparse en revue : un troisième recueil dont nous nous sommes servi, La coupe du soleil (1955), réunit ainsi des poèmes ayant pour toile de fond les Canaries.

Le quatrième et dernier recueil ici utilisé, Album patrial : Littoral hispanique (1970), comprend des poèmes sur les provinces littorales espagnoles, des côtes basque et cantabrique à celle, à nouveau, de l’Andalousie, en passant par la Catalogne. Il y est même question de l’Estrémadure – ce dont témoigne sa Rhapsodie estrémadurienne dont nous avons traduit le second chant – alors que cette province enclavée n’a pas de littoral ; le sous-titre évoquant le « littoral » espagnol est donc moins exact que le titre plus général parlant de « patrie », cependant le chant que nous présentons se consacre à ce que l’Espagne doit à l’Estrémadure dans ses conquêtes ultramarines, plusieurs conquistadores prééminents, Cortès, Pizarro, Balboa…, étant originaires de cette région.

Sa poésie est de forme classique, à une époque où, en France, cela devenait excessivement rare, même chez ceux qui l’avaient pratiquée. L’inspiration en est parnassienne, de ce parnassisme renouvelé par le symbolisme.

Nos traductions figurent dans l’ordre chronologique de la publication des recueils mais, comme il ressort des quelques éléments ci-dessus, certains poèmes parus dans les recueils sont plus anciens que les recueils eux-mêmes.

Pour ce qui est de l’histoire et des toponymes andalous, nous renvoyons le lecteur aux notes figurant dans nos traductions de poésie de Villaespesa (voyez la table des matières) plutôt que de surcharger ici les commentaires.

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Photo autographe de Federico de Mendizábal jeune. La source en est le journal local La Contra de Jaén (qui ne manque pas de le faire savoir). Les documents en ligne relatifs au poète sont peu nombreux.

*

La coupe du soleil
(La copa del sol, 1955)

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Panorama (Panorama)

Tel que des restes de l’Atlantide lointaine et fabuleuse,
fleurit un archipel d’émeraudes… (Là
où les brises du désert frisent les écumes
dans la phosphorescence prophétique de la mer…)

La Paix leur a tissé son auréole de rêves
et a même éteint de son souffle le volcan du Teide…
Et quand le jour culmine derrière son sommet,
son cratère devient la coupe du soleil !

On dirait que les Îles, dans leur immobilité, naviguent…
Des bandes de colombes sillonnent leurs ciels bleus…
Un glissement de bateaux peuple leurs distances…

Et sous les constellations du tropique austral
– Annonciation d’Amérique – paraissent les bananeraies,
le bronze de leur Race et un Port d’or et de lumière !

*

À l’ombre du dragonnier (A la sombra del drago)

Ndt. Le dragonnier des Canaries est l’arbre emblématique de ces îles.

Au grand poète et ami fidèle Ignacio Quintana.

Entre des sommets de basalte et de lave
dressant la menace de leurs cônes mutilés
comme autant de bouches rongées par le feu
de leurs cancers intérieurs dans leurs ventres millénaires ;

devant des cieux impassibles comme des autels de saphir
où roulent les offrandes de leurs soleils de topaze
et qui semblent des flamboiements, dans la nuit des siècles,
d’un bûcher primitif aux holocaustes perpétuels ;

dominant le système de montagnes des Îles
qui dessine, en vertèbres d’abîmes, une mégalithique épine dorsale ;
sur les douces langueurs de palmeraies africaines
éventant comme des esclaves, de leurs blancs panaches,
le repos silencieux des sommets,
comme un vieux dieu antique se dresse le Dragonnier…

Farouche, mystérieux, d’une sauvagerie sylvestre,
on dirait la vivante image du fantôme échevelé
de quelque vieillard que sur les plages de ces Îles,
un jour des temps immémoriaux, un naufrage laissa ;
et qui, fatigué de vaguer dans les bois sans paroles,
entre le bruit des vagues et les cris des oiseaux,

perdit son pouls et oublia même la vie
d’ambitions et de sottises de la misérable humanité ;
et d’un geste immobile, muet,
son cadavre à la terre en un rite s’est cloué
par d’énormes tentacules, comme des veines de géant,
et défie depuis lors les siècles et les âges…

Le Dragonnier a vu passer
des hommes… des nuages… des ombres – vieil A Kempis – ;
le temps voler en lune et soleil dans l’espace ;
des tombeaux s’ouvrir dans la nuit des Races ;
dans les vallées former des monts de basalte
les débris vomis par les volcans…
a vu la mer étranglée par les trombes violentes…
et puis, dans le repos de l’inertie barbare,
à nouveau le ciel bleu, l’immuable vie, la Mort qui va,
selon tant d’hommes « détruisant »,
selon les sages « façonnant »…

Le Dragonnier rêve sous l’arc-en-ciel de l’azur tropical…
Les Hespérides le regardent dans la nuit, millénaire,
et lui demandent le secret de ses heures infinies…

Sous le faisceau des étoiles, impassible le Dragonnier se tait.

Les écumes de la mer se défont avec le bruit
du déchirement d’antiques tuniques de satin
de Menceys fabuleux, anciens rois de ces Îles,
dont le crâne aujourd’hui pèle dans des grottes, parmi les pierres…

Et cet arbre qui, muet et maussade, paraît
la silhouette du fantôme d’un prophète
à la barbe hirsute, agreste,
et dont l’âge effaça la vision humaine,
est un symbole de force, de la vie,
des temps qu’il espère encore, ensevelis.

Et il regarde, parmi des tremblements de volcans ;
devant le rite d’or du soleil, dans les crépuscules ;
devant le rêve bleu de la mer dans les aurores
et les espérances d’émeraudes dans les champs !…

Il m’a révélé son secret :

– Tout est vie, tout est vie ;
et la vie est mer et soleil et ciel bleu. Île d’enchantements,
où l’homme près de Dieu sera poète ;
où il y a toujours un philosophe dans l’arbre !…

Et je rêvai… heureux, je rêvai de ces Îles.
Devant ce bleu de ciel et de mer dans les rayons du soleil, je forgeai mon chant
et je ne sais si j’étais poète ou mencey ou bien un dieu antique
à l’ombre fabuleuse des Dragonniers !…

Néstor Martín Fernández de la Torre (1887-1938), Visiones de Gran Canaria: Risco de San Nicolás

*

Les alfanges d’argent : Al-Andalus
(Alfanges de plata: Al-Andalus, 1962)

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À Villaespesa chantre de Grenade (A Villaespesa como cantor de Granada)

Ndt. Les noms arabes sont ceux de personnages du théâtre de Francisco Villaespesa, pour la plupart tirés de figures historiques, à l’instar d’Alhamar, roi bâtisseur de l’Alhambra, et Boabdil, dernier roi maure de Grenade. Nous avons conservé la graphie originale espagnole. « Le Maître » n’est autre que Villaespesa, dont l’œuvre et la mémoire sont évoquées à l’occasion de sa mort, dans ce poème de 1936.

Sous l’arche de marbre, vide,
du clair belvédère de Lindaraja,
la lune avec son blanc frisson
brode en lumière l’effroi d’un linceul !
Les graciles colonnades semblent,
sous la pâleur glacée de l’astre,
des feux de bengale phosphorant dans la nuit
pour l’illumination d’un sépulcre d’albâtre…

Pas une guzla, pas un baiser, pas un battement de cœur !
Dans les parfums du jardin endormi
expire le rossignol des amours
et dans le silence immobile, un moment,
au fugace soupir du vent
on entend larmoyer le jet d’eau des fontaines…

Que se passe-t-il ? Quel souffle d’agonie
passe comme une bourrasque ?
Sobeya pleure désespérée. Sous l’arcade,
présence fantomatique, Aben Humeya veille.
La zambra1 retentit comme une marche funèbre ;
sous la nuit pâle et sereine,
dans les patios de myrtes de l’Alhambra
se trouvait un rossignol, mort de chagrin !
Appuyés sur leurs boucliers,
les janissaires zénètes2 restent si muets
que ce grand silence exprime la douleur…
Et les fontaines se sont changées en pleurs,
car une flèche d’étoiles a transpercé
le cœur de lumière de Villaespesa !

Grenade !… ton Alhamar, le nouvel Azhuna,
qui rêvas tes alcazars de lune !

Elles rêvaient de clartés de printemps immortels
en la pompe orientale de tes jardins
parmi les fleurs et les palmiers,
les chimères éternelles
du Poète, dans tes chambres dorées…
Mais un jour, cachée, dolente
sous la solitude des étoiles
la musique de tes fontaines a pleuré
comme le cœur de cent vierges !

Azhuna est mort, Alhamar le Nasride,
et les échos de la fête sont dissipés,
à Cordoue le Mihrab de la Mosquée
a psalmodié des oraisons aux morts pour son Alhambra.
Les échos de mystérieuses qasidas
dans les guzlas, prophétiques, tremblaient ;
et les fontaines emportaient « des cadavres de roses
dans des cercueils d’écume »…

Mais, soudain, des cris festifs
remplirent les bois,
chantant le renouveau de certain trésor ;
la zambra retentit à nouveau
et le rossignol d’or aussi chanta
le miracle d’or de l’Alhambra…

– Tu ne mourras point, Alhambra ! – disait ce chant
irisé de rires et de larmes,
et l’Alcazar lui-même, frémissant,
vibra de telle façon, fut si ému
qu’il traduisit les battements de son cœur en un poème.

Il n’a pas vu les ruines du Temps et de l’Histoire !
En triomphes lyriques il cessa de les craindre…
Et là-bas dans les salons de la gloire
il édifia son « Alcazar de perles » !
Et depuis lors tu étais le trésor
dans la vie de son chant ! Il fut, ton architecte
dont la plume coufique en vers dorés
forma son cœur, Généralife
de l’Immortalité ! Ta merveille
par tous les poètes fut chantée !

Ta légende, Grenade,
est laurier sur le front de Zorrilla !
Mais le fils sublime, ton Aladin
qui avec l’argent des étoiles broda
les plus belles qasidas,
les plus tendres chants du chemin,
les soupirs de toutes les vierges
et les Sourates et fatwas du Destin ;
qui sut dans sa poésie sublime
enfermer l’Astrologie de l’Islam
et lire dans ses rêves délirants
la prophétie magique de l’Orient,
avec des strophes rayonnantes
qui contiennent dans leurs riches pierreries
d’ensorcelées pupilles de diamants
et le jour concrété en rubis de soleil ;
qui put ceindre les turbans héraldiques
autour de son imagination neuve
et dénuder en extases parfumées
la captive de son Harem, l’Andalousie,
c’est lui ; lui seul. Ton nouvel Azhuna
qui dans ses vers tissés de lune
sut bâtir un autre Alcazar islamique
pour les Houris, si plein de splendeurs
qu’il paraît avoir été façonné par les fleurs
dans la pompe d’un rêve nasride.
Lui seul fut ton Génie messager,
qui en dénudant la lame de son alfange
assiégea l’Abu Isaac guerrier,
son lit au soleil, sur la Colline rouge3 !
D’Almotadid à Abderraman trois ;
par le geste Émir ; par le cœur Calife,
vie et lumière il répandit sur le monde entier
depuis le rêve immortel de son tapis !
Et dans le galop des coursiers arabes
à travers les déserts aux mirages d’étoiles
comptant pour vassaux de l’Art
quiconque but ses cabalismes,
il coucha, déchirant leurs voiles,
dénudées pour les intimes voluptés,
entre damas et rouges velours
la sensuelle mollesse de ses femmes !
De baisers et de fleurs il fit des chants
et en accents mystérieux
fit trembler avec lui les fontaines
comme des strophes de larmes au vent !

C’est lui, Aben Humeya ;
le lion d’une race qui, vaincue,
se réveille avec Zahara et Sobeya
et leur donne vie en fragments d’âme ;
et par sa puissance, plus que Poète
des Abderramans andalous,
Francisco Villaespesa est le Prophète
qui tisse à la lumière du crépuscule
le nouveau Paradis
du Darro et du Genil4 ; ainsi, Grenade,
comme son Génie lyrique le voulut,
est la Mecque triomphale de son passage vers l’au-delà !

Grenade, oui !… Ton nom, comme un enchantement
de Houris je l’ai entendu prononcer
par les lèvres du Maître… Et si grande était
sa ferveur à le dire en frémissant
qu’il éclatait, fanatique, en sanglots !
Je le regardai pleurer comme un roi maure
dans sa tente nomade du désert,
qui, voyant un mirage incertain
créer de la lumière, des alcazars dorés,
une cité lointaine et vénérée,
possédé d’un profond frisson
et tendant les mains dans le vide,
en larmes disait : – Ma Grenade !
Et je sais que ce Maître
est le tien autant que le nôtre !
Sur le Muley Hazen5 il se lève aujourd’hui
et son fantôme te chante son amour !

Mais le Roi des poètes de l’Histoire,
non un impuissant Boabdil, t’envoie ses adieux !
Il est plus Roi que l’autre ! Lui t’a donné sa Poésie,
qui est l’hymne immense de ta gloire !

1 zambra : Le mot est connu en français des amateurs de flamenco, comme une variété, ou palo, de ce genre musical ; il s’agit d’un palo particulièrement associé aux communautés gitanes, à l’instar de celles du Sacromonte, le quartier gitan de Grenade. À l’origine, le terme, issu de l’arabe, désigne une fête mauresque.

2 zénètes : Les Zénètes sont une tribu berbère d’Afrique du Nord. La récurrence de ce mot dans la poésie de Villaespesa, Mendizábal et d’autres indique la présence notable de cette tribu en Al-Andalus.

3 Colline rouge : La Colline rouge ou Colline de la Sabika, sur laquelle fut édifiée l’Alhambra de Grenade.

4 Darro et Genil : Deux cours d’eau, l’un affluent du Guadalquivir, l’autre sous-affluent.

5 Muley Hazen : Du nom de l’avant-dernier roi nasride de Grenade, également Mulhacén, montagne d’Andalousie et le plus haut mont de la péninsule ibérique.

*

Inscription tumulaire (Lápida)

Salut à toi, Mohammed Ben Alhamar !
Ami doré du Saint Roi !
Fleur de la dynastie des Nasrides !
Au nom de Dieu, je chante ta gloire !

Dans les tours vermeilles de Grenade
et sous le soleil de la Colline rouge,
je suis le dernier rossignol de la ramée
sur la dernière fleur qui s’effeuille !

Prince fabuleux de l’Orient !
Je sais qu’en voyant penchés nos fronts
devant ton délire d’Art, tu nous souris…

Nos trois âmes sont tes prisonnières,
Zorrilla, Villaespesa et moi,
dans le baiser de lune des Houris…

*

Blanche évocation (Evocación blanca)

Ton âme noble, aux rêves véridiques,
pleine de mansuétude et de beauté,
sous le blanc turban enveloppant ton chef
entendit la voix des Génies messagers…

Laissant au repos les épées,
la gloire de ton auguste royauté
protégea de sa grandeur héraldique
philosophes, poètes, jardiniers…

Car ton âme aimait avec ferveur
les maximes, les vers et les fleurs.
La plus sublime vérité de la vie !

C’est pourquoi pleurent leur fortune lyrique,
invoquant transis ton amour,
les minarets pâles de lune !

*

Le rêve de la sultane (El sueño de la sultana)

C’est une ardente nuit de mai.
En sa pâmoison, la brise ploie
et penche les fleurs d’un doux murmure.
Caché, mystérieux, un oiseau chante…
Les étoiles répandent leur lumière argentée…
Les fontaines disent des contes de harem…
et toutes choses invitent par leurs belles formes
à rêver d’Alcazars et d’amours !
Telles des palmiers blancs comme neige,
argentés par le clair de lune,
à la voix enchantée d’un architecte maure
se dressent les colonnes enchantées
dans le Généralife…
s’unissant aux dentelles coufiques
que tissent, comme un dôme, des nuages
de rêves, de couleurs…

Des tapis sur le marbre et le jaspe du sol ;
repos pour Émirs et Califes,
parmi le miracle d’air des longs voiles
présageant des transparences nues…
Là-bas parmi les cyprès et avec les fleurs
– dont on boit le souffle dans leurs essences –
parlent les rossignols dans les ramures…

Peut-être le Généralife rêve-t-il
de la lointaine Bagdad
et sa légende fabuleuse…

La Sultane Zob6 – Aurore – se repose,
sous la demi-lune musulmane
qui parvenant silencieuse à sa couche
baise de lumière blanche et bleue son teint de rose,
transformant les salles enchantées
en grotte mystérieuse
formée d’arcs-en-ciel par les fées…

Entre voiles et gazes Zob enveloppée,
sa chevelure tombant sur son dos
et ses deux bras entrelacés sous la nuque
au milieu de ses boucles… tendres liens
pleins de sortilèges
avec lesquels elle attache à ses seins
l’amour de martyr
et le délire jaloux
de son amant zénète !

Dans la cassolette brûlent l’encens et la myrrhe…
La fontaine susurre en clairs frémissements ;
et par les fenêtres à moucharabieh qui sur la plaine
s’ouvrent, cherchant son sommeil de fleurs,
la fraîcheur du Darro et du Genil entre
au son trémulant d’un lyrisme de rossignols…

…dénouant ses cheveux… ;
son front blanc… ; seins étoilés… ;
son cou d’albâtre…
ses yeux à demi fermés, deux émeraudes
au crépuscule bleu des cernes,
comme deux soleils éteints
dans une ardente oasis de palmiers…
et sa bouche entr’ouverte
est un corail nu, moite, éclatant,
qui tremble quand le touche
dans son rêve un baiser fugace…

C’est une chaude nuit de mai…
En sa pâmoison, la brise ploie
et penche les fleurs d’un doux murmure.
Caché, mystérieux, un oiseau chante…
Les étoiles répandent leur lumière argentée…
Les fontaines disent des contes de harem…
et toutes choses invitent par leurs belles formes
à rêver d’Alcazars et d’amours !

6 Zob, l’Aurore : Il existe un prénom féminin arabe Sabah, qui signifie « le matin » et dont c’est peut-être là, telle quelle dans l’original, une transcription un peu lointaine.

*

Amour qui en vibration… (Amor que en vibración…)

Amour qui en vibration incandescente et longue
s’échappe de ma bouche, tremble et remplit
son corps comme une amphore brune
d’hermétiques mystères de l’Orient…

Baisers où se pressent l’immobile
chaîne d’une beauté captive
et dans lesquels ment l’âme être sereine
et le battement intime du cœur se tait ou ment…

Mes baisers sur sa peau sont les « sourates »
qui rayonnent en tendresses cachées
et que ses lèvres rendent plus rouges d’amour…

Son cœur est soleil des Houris
que répand avec des rubis passionnés
la transparente Alhambra de ses yeux !

*

Sourates devant le tombeau du Maître (Suras ante la tumba del Maestro) (II/II)

Sourate I

Récité par l’auteur à l’inhumation de Villaespesa, au cimetière San Justo de Madrid, le matin du 11 avril 1936.

Architecte surnaturel à la baguette d’argent,
qui édifias un Alcazar de perles à ta destinée
et dans les « Chants du chemin » rêvas ton immortelle sérénade
sous des palmiers auxquels la lune donnait la couleur de la neige…

Une irroration de pallides fontaines d’étoiles,
telle est l’harmonie de ton rythme sonore,
tissé avec les soupirs de vierges captives
qui parlaient d’amour en portées musicales dorées…

Viendront avec de lointaines espérances, infinies,
de Bagdad et Damas les cours nasrides
un jour à ton sépulcre, poète de l’Islam…

Ô Prince mozarabe – peut-être Aben Humeya –,
depuis qu’épris tu rêvas de Sobeya,
tu gardes dans tes vers les clefs du Coran !

Sourate II

Pour le vingt-cinquième anniversaire du passage à l’Immortalité. 1961.

À toi seul, souverain Calife de la gloire,
je rends, heureux, mon alfange ! Et ce sont cent dix forteresses
prises d’assaut7 que j’offre à ta mémoire,
avec les têtes des ennemis vaincus !

Mon alfange ne repose pas : elle a ta lettre de noblesse.
Mon harnois possède l’ensemble de ses pièces.
Le nom de ma mère m’a servi d’étoile : « Victoria » (Victoire),
partant à la conquête de toutes les beautés !

Entre cent étendards gagnés pour paiement de ma dette,
je peux m’approcher, digne de baiser ton trône
avec l’Amour qui triomphe du temps et de l’oubli…

Adieu !… De l’ennemi s’approchent les phalanges…
Si je reviens, c’est que cent autres citadelles se seront rendues
en moisson de drapeaux au fil de mon alfange !…

7 cent dix forteresses prises d’assaut : Ainsi que l’indique l’introduction au recueil, l’œuvre de Mendizábal était à la date du poème récompensée de cent dix prix littéraires. Cette manière d’en rendre hommage au poète mort est noble et touchante.

*

L’or du Darro
(Oro del Darro, 1968)

.

Le Muley Hazen chante (Canta el Muley Hazen)

En burnous de neige, je me lève
et quand j’ouvre les yeux le soleil apparaît…
Dans la plaine, là-bas, du Darro et du Genil,
Voici Grenade, comme en un rite d’enchantement !

De tant de splendeur, de tant d’orgueil
sa beauté de lumière aveugle mes yeux.
La ville au crépuscule se livre
dans un lit d’argent et d’amarante…

Je suis le Muley Hazen de neige et d’or.
Le maître fabuleux du trésor
d’une Houri ensorcelée par les Génies.

Je suis le roi de son Alhambra nasride ;
le Calife immortel de sa Mosquée
et l’éternel Sultan de ma Grenade !

*

Les œillets du Généralife (Claveles del Generalife) (cinq sonnets traduits dans une série de douze)

II

Grenade ressurgira de l’Histoire…
Le Darro verra plus d’or des Gomèles8
et comme aux caresses de cette gloire,
des cœurs s’ouvriront dans les œillets !

Elle reviendra entourée d’étoiles, la demi-lune
pareille à une élégie d’argent, immobile
au milieu de la nuit… et une par une
seront récitées les fatwas de son Prophète…

Les tapis reviendront couvrir les marbres…
Ils reviendront, les fantômes des Califes
avec janissaires, triomphes, joyaux et fleurs…

Le Généralife aura des rythmes de zambra…
et dans les nuits de mystères et de rossignols
les étoiles rebâtiront leur Alhambra !

8 Gomèles : Traduction, empruntée à des œuvres anciennes, de gomeles, les Ghomaras, autre tribu berbère. Le vers, comme le titre du recueil, évoque un trésor caché dans le Darro.

IV

Ils ont, tes yeux noirs à l’occulte magie,
la splendeur de l’impénétrable…
chaque éclat présage un mystère d’amour
avec le feu où tremble l’inoubliable !

Ils sont le parfum clair d’essences
de voûtes célestes, d’arches sacrées,
sont le pouvoir auguste des sentences
gardant l’arcane des Mosquées !

Ce sont des pleurs de sourires, des sourires de pleurs,
et dans l’aube mauresque de tes enchantements
elles sont, les belles lumières de tes yeux noirs,

des rites nécromantiques, de rouges étincelles
qui sur la route de ma vie rayonnent
comme les ardentes étoiles de mon destin !

VII

Tu es pareille à Grenade ! Toute murmures
d’un paradis créé d’or et d’azur…
Jardins d’émeraude avec ton gazouillis…
Cœur de rubis, sanguinolent…

Topazes des soleils dans tes regards…
Grenats sur tes lèvres comme au ponant…
Saphirs dans le ciel, avec les perles
enchantées de tes sourires, roses d’Orient…

Un délire divin provoqué par la pluie d’étoiles
qui se réveillent en lumière, la nuit,
avec la réfulgence des arcs-en-ciel et de tes yeux…

C’est toi ma Grenade, ô ma Sultane,
laissant sur mes lèvres couler le sang de tes lèvres rouges,
comme Grenade, en longs baisers, de sang vide le jour !

X

Je veux te rendre heureuse. Si contente, ma vie,
comme tu le mérites et je le souhaite.
Nous serons comblés !… Déjà, émue,
tremblant dans mes bras, je te vois heureuse !

Les caresses, mon amour, effacent le chagrin ;
les étreintes resserrent les liens,
et par les baisers on brise toutes les chaînes,
car prisonnier entre des bras on est libre.

Serre-moi, ma beauté, contre ton sein…
Que me remplissent tes lèvres de leurs arômes…
De tes caresses donne-moi la suave hermine…

Et le cœur plein de bonheur bat
dans le nid qu’offrent tes deux colombes
et dans le chant de baisers de ta tendresse !

XII

Toi ! Grenade ! Mon Alhambra de sensations
et l’arc-en-ciel de son ardent Généralife !…
Et être votre poète !… Et dans mes chansons
vous bâtir par le rêve d’un architecte maure !

Là donner les parfums des cassolettes
pour la fragrance de tes lèvres ouvertes…
Et faire garder ta beauté par cent Zénètes
dans le cartouche magique de cette chambre,

où le sol est un délire de marbre blanc,
les colonnes sont de jaspe, et les moucharabiehs
font voir par transparence un jardin dormant !

Et où en holocauste pour toi je m’arrache,
tandis que tu pâlis blanche de lune,
le cœur – mon cœur vaincu par les baisers !

*

Album patrial : Littoral hispanique
(Album patrio: Litoral hispánico, 1970)

.

Biscaye (Vizcaya)

Là-bas se dresse la tour blanche du rural sanctuaire,
dominant un modeste groupe de maisons
qui dorment aux chants mélodieux du fleuve
et se réveillent au badonguement du clocher.

Ferventes oraisons à la sonnerie du rosaire…
Des contes d’églogue vaguent en mystique liberté
vers un ciel nébuleux – dais triste et sombre –
couvrant les hameaux comme un brun scapulaire…

Crépuscules qui meurent dans les soirs paisibles
parmi des rires d’enfants et des rumeurs de carillon…
Le brâme d’un roulement de tonnerre sur un pic escarpé…

Une pluie fine arrosant les forêts…
Un pâle rayon illuminant les crêtes
et l’écho lointain de quelque zortziko !

*

Vieux domaine de mes ancêtres I (Viejo solar de mis mayores I) (I/II)

Sans épée ni bouclier, sans drapeau, sans cuirasse,
avec le cœur ouvert, en marche de pèlerin,
j’ai foulé de ma race les recoins familiaux,
de ses biens déshérité par le destin cruel.

Devant moi ont paru leurs grandeurs, leur honneur ;
les blasons héraldiques de ma terre
comme des fleurs arrachées à l’étendard de ma conquête,
entre des larmes sincères de visions centenaires !

Ces montagnes cantabriques aux arêtes cendreuses,
où roulent comme un cri du passé les tempêtes ;
cette ibérique noblesse ciselée sur ses écus

et cette magnifique pureté de ses vallées et de ses ciels,
avec des ferveurs de sang, de profonds battements de cœur, muets,
me mettent à genoux sur le tombeau séculaire de mes aïeux…

*

Rhapsodie estrémadurienne (Rapsodia extremeña) [En trois chants dont nous traduisons le second]

Hommage au grand poète et à l’ami cher Luis Chamizo.

La voix de la patrie (La voz de la patria)

Courageuse caste de mâles espagnols
des généreuses mamelles estrémaduriennes,
où les fécondes entrailles de leurs femelles
ouvrirent les routes du monde,
à la mer et au soleil donnant des Conquistadores
qui surent rendre éternelle notre race
et agrandir de l’Atlantique au Pacifique
les indomptables gloires de l’Estrémadure
en criant : « Pour l’Espagne ! Pour l’Espagne
la terre où je plante mes drapeaux ! »
ainsi que parla Hernán Cortés à Moctezuma,
en abattant à ses pieds le soleil aztèque !

L’immortelle, la glorieuse et noble terre
qu’Auguste pour Rome se fit à Mérida,
par les muscles de leurs bras fut la serre d’oiseau
qui à la Patrie donna heureuse l’Amérique ;
et de Medellín9 jusqu’aux Andes
les hommes de cette terre surent être
les croisés du soleil qui, l’emprisonnant,
en firent un flambeau, seulement à nous !

Dieu te bénisse, triomphale Estrémadure
de l’Espagne et de son pouvoir, « extrême » et « dure »,
car dans les limites héroïques de deux mondes
ton épée victorieuse fut frontière ;
car le passage de tes hommes
tu l’inscrivis avec du feu dans les étoiles,
avec le fer de tes grands noms, dans l’Histoire,
avec un geste universel, dans la légende,
avec des débauches de fatigue, dans l’or,
avec héraldique impétuosité, dans l’épopée,
avec la croix rédemptrice, sur les autels,
avec ton dur travail, sur la poignée de la charrue,
avec ton sang versé, sur les routes,
avec ton grand cœur, dans les poètes,
avec tes hymnes triomphaux, dans les brises,
et avec des baisers figés, sur les femmes
dont tu sus faire les mères d’une race
fondue avec leurs vierges brunes
par ton amour, avec ton amour ! car elles sont espagnoles
et en même temps qu’espagnoles estrémaduriennes,
ces Guadalupe mexicaines
semblables à des roses de lumière ouvertes au ciel !
Vierge de Guadalupe, de nouvelles filles,
et Toi, pour tes Castúos10, toujours Reine !

Tels sont, Luis Chamizo, les géants
que tu chantes sur les cordes de ta cithare
et qui ont dans le sang de tes vers
et de ceux de Carolina11 et d’Espronceda
des tendresses maternelles et amoureuses
mêlées à l’hymne de ta force,
étant baignée de gloire immarcescible
la moelle de l’Histoire ainsi créée
par ces enfants du peuple, potiers
et bergers ibériques ou celtes
qui naquirent dans les champs et dont le sang
ardait d’activité comme de l’amadou,
et qui, honorables, pieux, invincibles,
terminèrent leurs vies estrémaduriennes
en durs capitaines, par leur épée,
ou en vice-rois d’or et de légende !

Tels sont, Luis Chamizo, les Castúos,
les titanesques mâles de ta terre,
et tu brûles avec eux quand tu allumes
dans tes vers de soleil un bûcher divin !

9 Medellín : Medellín en Estrémadure était le berceau du conquistador Hernán Cortés.

10 Castúos : Ce terme est synonyme d’Estrémadurien. Dans un sens plus étroit, il désigne des hommes prééminents dans la paysannerie libre de cette province. Le poète estrémadurien Luis Chamizo, à qui le poème est dédié, a contribué à répandre ce vocable dans la langue castillane. Puisque Mendizábal le reprend dans ce péan aux conquistadores, nous sommes tentés de formuler l’hypothèse que lesdits conquistadores, présentés comme des hobereaux pauvres, pourraient en fait venir de cette classe.

11 Carolina et Espronceda : Carolina Coronado (1820-1911) et José de Espronceda (1808-1842) sont deux poètes romantiques espagnols originaires d’Estrémadure, nés tous deux à Almendralejo.

*

Cadix (Cádiz)

À l’insigne José María Pemán, avec mon affection.

Ndt. Sur Pemán, voyez notre billet de traductions ici. Quand Pemán dirigeait l’Académie royale ibéroaméricaine des sciences, des arts et des lettres à Cadix, institution qui promeut les relations culturelles entre l’Espagne et l’Amérique hispanophone, il en fit nommer Mendizábal membre d’honneur.

Elle fut de la Phénicie une lointaine villa
ainsi qu’un temple pour l’Hercule sacré
qui tendit sur la mer son vénérable
bras viril en fidèle hégémonie.

Elle est celle qui avec tragique élégance
a comme écu héraldique du passé
près d’elle Tarifa ; à son côté, Guadalete,
et prostrée à ses pieds, la France altière.

Elle est un rêve étincelant de la nuit…
Elle est d’ombre et de lune, une broche ténue
qui naît parmi des baisers de lumière et splendit…

Et Cadix, dans sa blanche harmonie,
est une perle couleur de neige
sur le manteau de soleil de l’Andalousie !…

*

Almeria (Almería)

Fleur du ciel hispanique qui en astrales lettres de noblesse
donne le bleu unique, magique de ses divins pétales,
et aux chaudes caresses de laquelle se met en branle la mémoire
d’une terre qui s’éveille en remembrant sa destinée…

C’est la terre où Goths et Sillings12, dans leur gloire
brandissaient leurs drapeaux sur l’étendue des routes…
Le miroir des mers, sous l’arc-en-ciel de l’Histoire…
En d’autres temps, Puerto Magno des Césars latins…

Aujourd’hui nous dit la beauté de visions passées
un quartier mauresque aux blanches maisons ;
son Alcazaba qui se dresse en tours hautaines…

Et enfilée avec des grains d’or, la turquoise lumineuse
de sa mer frisant les écumes, écoutant, lorsque
naît la mystérieuse demi-lune, l’oraison des palmiers !

12 Sillings : Un rameau du peuple germanique des Vandales, originaire de Silésie.

*

Alicante

Là-bas, sur la côte du Levant,
rêve un soleil d’immuables printemps
la cité lumineuse d’Alicante
à l’ombre orientale de ses palmiers.

Sur cette marche hispanique vinrent
les trirèmes des Césars latins
pour reposer leur impériale fatigue
sous la verte palmeraie de ses chemins…

Dans les jardins sourient les grenades,
comme des bouches saignées par les baisers,
et dans ses chants une mer d’un bleu éternel

la baise toujours belle entre les belles,
tandis que ses nuits rompent leurs colliers
qui tombent dans ce ciel faits étoiles !

*

Valence (Valencia)

Ville de mer et de soleil, lumineuse et dorée
qui rêve amoureuse sous des tulles diaphanes,
où la rose est une âme et la femme une rose,
et où les baisers et les vagues sont bleus !…

La Vénus des plages de Mare Nostrum, claires
parmi des coquillages de neige et des ciels sans brume
où l’Amour fit les visages avec des pétales de ses fleurs
et l’eau frisèle trémulante ses caprices d’écume…

Ville de mer et de soleil, où les palmiers
en ouvrant leurs panaches tropicaux
caressent l’air transparent, fleuri…

Saphir du Levant, où les Printemps
sur le ciel et les âmes et le verger s’allument
à une flèche d’or du soleil, entre deux battements de cœur…

*

Majoliques baléares (Mayolicas baleares) [deux sonnets tirés de cette série]

Prisme (Prisma)

Mayorque est enchantée. Sa divine
fulguration astrale, son Paradis,
est le coffret de gemmes que Dieu voulut
pour lui, pour sa gloire… Il s’illumine

d’améthyste ou de rubis, d’aigue-marine,
de topaze… et en cercle indécis
sur l’Île dorée j’irise mon âme
avec les arcs-en-ciel de l’Art byzantin…

Turquoises et béryls…, tulle violet,
vert brewster et puis bleu-poète…,
cadmium, pourpre et or…, splendeurs

de Vierges et Saintes auréolées…
et même les vagues de sa mer sont un prisme,
dans ce « port aux mille couleurs » !

*

Artá

Ses entrailles sont blanches. Une dentelle
brodée dans la roche par un gnome passionné.
La fée de la lumière touche à peine
ses contours. La mer avec sa houle

lui offre son biseau dans le paysage
d’amanderaie… La grotte est une bouche
de nacre immense en folle passion
entr’ouverte aux baisers des nuages.

Grotte d’Artá… La valve de la vie,
illuminée, mythique, fleurie…
Stalactites ? pétales ? ces merveilles,

que sont-elles ?… Ah, les rêvées
tresses de lune vierge des fées,
qui se bouclent d’amour par concrétion d’étoiles !