Tagged: Alhambra
Les œillets du Généralife : Le poète Federico de Mendizábal
Tú, como yo, rimaste la vida que vivías
sangrando desde el fondo del alma poesías
como rosas que cubren la lepra de lo humano…
(Francisco Villaespesa, Perlas del alba: Al gran poeta Federico de Mendizábal)
Comme moi, tu rimas la vie que tu vivais
en saignant du fond de l’âme des poèmes
comme autant de roses couvrant la lèpre de l’humain…
(Villaespesa, Perles de l’aube : Au grand poète F. de Mendizábal)
.
Dans le cercle de l’immense Francisco Villaespesa (1877-1936) (qui fait l’objet de six billets de traductions poétiques sur ce blog, dont le dernier ici), on compte parmi les plus fidèles le poète Federico de Mendizábal (1901-1988). C’est Mendizábal, en particulier, qui dirigea l’édition posthume des œuvres poétiques complètes de Villaespesa en 1954, chez Aguilar Editorial, réunissant pour la première fois la volumineuse production inédite du poète et rédigeant un long prologue en guise de présentation de la vie et de l’œuvre de son maître et ami. En outre, les deux écrivirent ensemble une pièce de théâtre en vers, le drame historique Agustina de Aragón, sur Augustine d’Aragon, sorte de Jeanne d’Arc espagnole de la guerre d’indépendance contre Napoléon Bonaparte.
Villaespesa a transmis à Mendizábal son goût pour l’Andalousie arabo-musulmane, qui sert de toile de fond à plusieurs recueils de ce dernier, à l’instar de deux d’entre ceux dont nous nous sommes servi pour les présentes traductions, Les alfanges d’argent (1962) et L’or du Darro (1968). Les deux poètes étaient originaires d’Andalousie, Villaespesa d’Almeria, Mendizábal de Jaén (une autre partie de sa famille était de Cantabrie), laquelle ville de Jaén possède un hymne officiel dont les paroles sont, sur une musique d’Emilio Cebrián, de Mendizábal.
Mendizábal a étendu cette veine d’exaltation du passé et des traditions à d’autres régions d’Espagne et présente cette particularité d’avoir, dans une œuvre abondante, composé nombre de recueils en y rassemblant selon la géographie les poèmes publiés de manière éparse en revue : un troisième recueil dont nous nous sommes servi, La coupe du soleil (1955), réunit ainsi des poèmes ayant pour toile de fond les Canaries.
Le quatrième et dernier recueil ici utilisé, Album patrial : Littoral hispanique (1970), comprend des poèmes sur les provinces littorales espagnoles, des côtes basque et cantabrique à celle, à nouveau, de l’Andalousie, en passant par la Catalogne. Il y est même question de l’Estrémadure – ce dont témoigne sa Rhapsodie estrémadurienne dont nous avons traduit le second chant – alors que cette province enclavée n’a pas de littoral ; le sous-titre évoquant le « littoral » espagnol est donc moins exact que le titre plus général parlant de « patrie », cependant le chant que nous présentons se consacre à ce que l’Espagne doit à l’Estrémadure dans ses conquêtes ultramarines, plusieurs conquistadores prééminents, Cortès, Pizarro, Balboa…, étant originaires de cette région.
Sa poésie est de forme classique, à une époque où, en France, cela devenait excessivement rare, même chez ceux qui l’avaient pratiquée. L’inspiration en est parnassienne, de ce parnassisme renouvelé par le symbolisme.
Nos traductions figurent dans l’ordre chronologique de la publication des recueils mais, comme il ressort des quelques éléments ci-dessus, certains poèmes parus dans les recueils sont plus anciens que les recueils eux-mêmes.
Pour ce qui est de l’histoire et des toponymes andalous, nous renvoyons le lecteur aux notes figurant dans nos traductions de poésie de Villaespesa (voyez la table des matières) plutôt que de surcharger ici les commentaires.
.
Photo autographe de Federico de Mendizábal jeune. La source en est le journal local La Contra de Jaén (qui ne manque pas de le faire savoir). Les documents en ligne relatifs au poète sont peu nombreux.
*
La coupe du soleil
(La copa del sol, 1955)
.
Panorama (Panorama)
Tel que des restes de l’Atlantide lointaine et fabuleuse,
fleurit un archipel d’émeraudes… (Là
où les brises du désert frisent les écumes
dans la phosphorescence prophétique de la mer…)
La Paix leur a tissé son auréole de rêves
et a même éteint de son souffle le volcan du Teide…
Et quand le jour culmine derrière son sommet,
son cratère devient la coupe du soleil !
On dirait que les Îles, dans leur immobilité, naviguent…
Des bandes de colombes sillonnent leurs ciels bleus…
Un glissement de bateaux peuple leurs distances…
Et sous les constellations du tropique austral
– Annonciation d’Amérique – paraissent les bananeraies,
le bronze de leur Race et un Port d’or et de lumière !
*
À l’ombre du dragonnier (A la sombra del drago)
Ndt. Le dragonnier des Canaries est l’arbre emblématique de ces îles.
Au grand poète et ami fidèle Ignacio Quintana.
Entre des sommets de basalte et de lave
dressant la menace de leurs cônes mutilés
comme autant de bouches rongées par le feu
de leurs cancers intérieurs dans leurs ventres millénaires ;
devant des cieux impassibles comme des autels de saphir
où roulent les offrandes de leurs soleils de topaze
et qui semblent des flamboiements, dans la nuit des siècles,
d’un bûcher primitif aux holocaustes perpétuels ;
dominant le système de montagnes des Îles
qui dessine, en vertèbres d’abîmes, une mégalithique épine dorsale ;
sur les douces langueurs de palmeraies africaines
éventant comme des esclaves, de leurs blancs panaches,
le repos silencieux des sommets,
comme un vieux dieu antique se dresse le Dragonnier…
Farouche, mystérieux, d’une sauvagerie sylvestre,
on dirait la vivante image du fantôme échevelé
de quelque vieillard que sur les plages de ces Îles,
un jour des temps immémoriaux, un naufrage laissa ;
et qui, fatigué de vaguer dans les bois sans paroles,
entre le bruit des vagues et les cris des oiseaux,
perdit son pouls et oublia même la vie
d’ambitions et de sottises de la misérable humanité ;
et d’un geste immobile, muet,
son cadavre à la terre en un rite s’est cloué
par d’énormes tentacules, comme des veines de géant,
et défie depuis lors les siècles et les âges…
Le Dragonnier a vu passer
des hommes… des nuages… des ombres – vieil A Kempis – ;
le temps voler en lune et soleil dans l’espace ;
des tombeaux s’ouvrir dans la nuit des Races ;
dans les vallées former des monts de basalte
les débris vomis par les volcans…
a vu la mer étranglée par les trombes violentes…
et puis, dans le repos de l’inertie barbare,
à nouveau le ciel bleu, l’immuable vie, la Mort qui va,
selon tant d’hommes « détruisant »,
selon les sages « façonnant »…
Le Dragonnier rêve sous l’arc-en-ciel de l’azur tropical…
Les Hespérides le regardent dans la nuit, millénaire,
et lui demandent le secret de ses heures infinies…
Sous le faisceau des étoiles, impassible le Dragonnier se tait.
Les écumes de la mer se défont avec le bruit
du déchirement d’antiques tuniques de satin
de Menceys fabuleux, anciens rois de ces Îles,
dont le crâne aujourd’hui pèle dans des grottes, parmi les pierres…
Et cet arbre qui, muet et maussade, paraît
la silhouette du fantôme d’un prophète
à la barbe hirsute, agreste,
et dont l’âge effaça la vision humaine,
est un symbole de force, de la vie,
des temps qu’il espère encore, ensevelis.
Et il regarde, parmi des tremblements de volcans ;
devant le rite d’or du soleil, dans les crépuscules ;
devant le rêve bleu de la mer dans les aurores
et les espérances d’émeraudes dans les champs !…
Il m’a révélé son secret :
– Tout est vie, tout est vie ;
et la vie est mer et soleil et ciel bleu. Île d’enchantements,
où l’homme près de Dieu sera poète ;
où il y a toujours un philosophe dans l’arbre !…
Et je rêvai… heureux, je rêvai de ces Îles.
Devant ce bleu de ciel et de mer dans les rayons du soleil, je forgeai mon chant
et je ne sais si j’étais poète ou mencey ou bien un dieu antique
à l’ombre fabuleuse des Dragonniers !…
*
Les alfanges d’argent : Al-Andalus
(Alfanges de plata: Al-Andalus, 1962)
.
À Villaespesa chantre de Grenade (A Villaespesa como cantor de Granada)
Ndt. Les noms arabes sont ceux de personnages du théâtre de Francisco Villaespesa, pour la plupart tirés de figures historiques, à l’instar d’Alhamar, roi bâtisseur de l’Alhambra, et Boabdil, dernier roi maure de Grenade. Nous avons conservé la graphie originale espagnole. « Le Maître » n’est autre que Villaespesa, dont l’œuvre et la mémoire sont évoquées à l’occasion de sa mort, dans ce poème de 1936.
Sous l’arche de marbre, vide,
du clair belvédère de Lindaraja,
la lune avec son blanc frisson
brode en lumière l’effroi d’un linceul !
Les graciles colonnades semblent,
sous la pâleur glacée de l’astre,
des feux de bengale phosphorant dans la nuit
pour l’illumination d’un sépulcre d’albâtre…
Pas une guzla, pas un baiser, pas un battement de cœur !
Dans les parfums du jardin endormi
expire le rossignol des amours
et dans le silence immobile, un moment,
au fugace soupir du vent
on entend larmoyer le jet d’eau des fontaines…
Que se passe-t-il ? Quel souffle d’agonie
passe comme une bourrasque ?
Sobeya pleure désespérée. Sous l’arcade,
présence fantomatique, Aben Humeya veille.
La zambra1 retentit comme une marche funèbre ;
sous la nuit pâle et sereine,
dans les patios de myrtes de l’Alhambra
se trouvait un rossignol, mort de chagrin !
Appuyés sur leurs boucliers,
les janissaires zénètes2 restent si muets
que ce grand silence exprime la douleur…
Et les fontaines se sont changées en pleurs,
car une flèche d’étoiles a transpercé
le cœur de lumière de Villaespesa !
Grenade !… ton Alhamar, le nouvel Azhuna,
qui rêvas tes alcazars de lune !
Elles rêvaient de clartés de printemps immortels
en la pompe orientale de tes jardins
parmi les fleurs et les palmiers,
les chimères éternelles
du Poète, dans tes chambres dorées…
Mais un jour, cachée, dolente
sous la solitude des étoiles
la musique de tes fontaines a pleuré
comme le cœur de cent vierges !
Azhuna est mort, Alhamar le Nasride,
et les échos de la fête sont dissipés,
à Cordoue le Mihrab de la Mosquée
a psalmodié des oraisons aux morts pour son Alhambra.
Les échos de mystérieuses qasidas
dans les guzlas, prophétiques, tremblaient ;
et les fontaines emportaient « des cadavres de roses
dans des cercueils d’écume »…
Mais, soudain, des cris festifs
remplirent les bois,
chantant le renouveau de certain trésor ;
la zambra retentit à nouveau
et le rossignol d’or aussi chanta
le miracle d’or de l’Alhambra…
– Tu ne mourras point, Alhambra ! – disait ce chant
irisé de rires et de larmes,
et l’Alcazar lui-même, frémissant,
vibra de telle façon, fut si ému
qu’il traduisit les battements de son cœur en un poème.
Il n’a pas vu les ruines du Temps et de l’Histoire !
En triomphes lyriques il cessa de les craindre…
Et là-bas dans les salons de la gloire
il édifia son « Alcazar de perles » !
Et depuis lors tu étais le trésor
dans la vie de son chant ! Il fut, ton architecte
dont la plume coufique en vers dorés
forma son cœur, Généralife
de l’Immortalité ! Ta merveille
par tous les poètes fut chantée !
Ta légende, Grenade,
est laurier sur le front de Zorrilla !
Mais le fils sublime, ton Aladin
qui avec l’argent des étoiles broda
les plus belles qasidas,
les plus tendres chants du chemin,
les soupirs de toutes les vierges
et les Sourates et fatwas du Destin ;
qui sut dans sa poésie sublime
enfermer l’Astrologie de l’Islam
et lire dans ses rêves délirants
la prophétie magique de l’Orient,
avec des strophes rayonnantes
qui contiennent dans leurs riches pierreries
d’ensorcelées pupilles de diamants
et le jour concrété en rubis de soleil ;
qui put ceindre les turbans héraldiques
autour de son imagination neuve
et dénuder en extases parfumées
la captive de son Harem, l’Andalousie,
c’est lui ; lui seul. Ton nouvel Azhuna
qui dans ses vers tissés de lune
sut bâtir un autre Alcazar islamique
pour les Houris, si plein de splendeurs
qu’il paraît avoir été façonné par les fleurs
dans la pompe d’un rêve nasride.
Lui seul fut ton Génie messager,
qui en dénudant la lame de son alfange
assiégea l’Abu Isaac guerrier,
son lit au soleil, sur la Colline rouge3 !
D’Almotadid à Abderraman trois ;
par le geste Émir ; par le cœur Calife,
vie et lumière il répandit sur le monde entier
depuis le rêve immortel de son tapis !
Et dans le galop des coursiers arabes
à travers les déserts aux mirages d’étoiles
comptant pour vassaux de l’Art
quiconque but ses cabalismes,
il coucha, déchirant leurs voiles,
dénudées pour les intimes voluptés,
entre damas et rouges velours
la sensuelle mollesse de ses femmes !
De baisers et de fleurs il fit des chants
et en accents mystérieux
fit trembler avec lui les fontaines
comme des strophes de larmes au vent !
C’est lui, Aben Humeya ;
le lion d’une race qui, vaincue,
se réveille avec Zahara et Sobeya
et leur donne vie en fragments d’âme ;
et par sa puissance, plus que Poète
des Abderramans andalous,
Francisco Villaespesa est le Prophète
qui tisse à la lumière du crépuscule
le nouveau Paradis
du Darro et du Genil4 ; ainsi, Grenade,
comme son Génie lyrique le voulut,
est la Mecque triomphale de son passage vers l’au-delà !
Grenade, oui !… Ton nom, comme un enchantement
de Houris je l’ai entendu prononcer
par les lèvres du Maître… Et si grande était
sa ferveur à le dire en frémissant
qu’il éclatait, fanatique, en sanglots !
Je le regardai pleurer comme un roi maure
dans sa tente nomade du désert,
qui, voyant un mirage incertain
créer de la lumière, des alcazars dorés,
une cité lointaine et vénérée,
possédé d’un profond frisson
et tendant les mains dans le vide,
en larmes disait : – Ma Grenade !
Et je sais que ce Maître
est le tien autant que le nôtre !
Sur le Muley Hazen5 il se lève aujourd’hui
et son fantôme te chante son amour !
Mais le Roi des poètes de l’Histoire,
non un impuissant Boabdil, t’envoie ses adieux !
Il est plus Roi que l’autre ! Lui t’a donné sa Poésie,
qui est l’hymne immense de ta gloire !
1 zambra : Le mot est connu en français des amateurs de flamenco, comme une variété, ou palo, de ce genre musical ; il s’agit d’un palo particulièrement associé aux communautés gitanes, à l’instar de celles du Sacromonte, le quartier gitan de Grenade. À l’origine, le terme, issu de l’arabe, désigne une fête mauresque.
2 zénètes : Les Zénètes sont une tribu berbère d’Afrique du Nord. La récurrence de ce mot dans la poésie de Villaespesa, Mendizábal et d’autres indique la présence notable de cette tribu en Al-Andalus.
3 Colline rouge : La Colline rouge ou Colline de la Sabika, sur laquelle fut édifiée l’Alhambra de Grenade.
4 Darro et Genil : Deux cours d’eau, l’un affluent du Guadalquivir, l’autre sous-affluent.
5 Muley Hazen : Du nom de l’avant-dernier roi nasride de Grenade, également Mulhacén, montagne d’Andalousie et le plus haut mont de la péninsule ibérique.
*
Inscription tumulaire (Lápida)
Salut à toi, Mohammed Ben Alhamar !
Ami doré du Saint Roi !
Fleur de la dynastie des Nasrides !
Au nom de Dieu, je chante ta gloire !
Dans les tours vermeilles de Grenade
et sous le soleil de la Colline rouge,
je suis le dernier rossignol de la ramée
sur la dernière fleur qui s’effeuille !
Prince fabuleux de l’Orient !
Je sais qu’en voyant penchés nos fronts
devant ton délire d’Art, tu nous souris…
Nos trois âmes sont tes prisonnières,
Zorrilla, Villaespesa et moi,
dans le baiser de lune des Houris…
*
Blanche évocation (Evocación blanca)
Ton âme noble, aux rêves véridiques,
pleine de mansuétude et de beauté,
sous le blanc turban enveloppant ton chef
entendit la voix des Génies messagers…
Laissant au repos les épées,
la gloire de ton auguste royauté
protégea de sa grandeur héraldique
philosophes, poètes, jardiniers…
Car ton âme aimait avec ferveur
les maximes, les vers et les fleurs.
La plus sublime vérité de la vie !
C’est pourquoi pleurent leur fortune lyrique,
invoquant transis ton amour,
les minarets pâles de lune !
*
Le rêve de la sultane (El sueño de la sultana)
C’est une ardente nuit de mai.
En sa pâmoison, la brise ploie
et penche les fleurs d’un doux murmure.
Caché, mystérieux, un oiseau chante…
Les étoiles répandent leur lumière argentée…
Les fontaines disent des contes de harem…
et toutes choses invitent par leurs belles formes
à rêver d’Alcazars et d’amours !
Telles des palmiers blancs comme neige,
argentés par le clair de lune,
à la voix enchantée d’un architecte maure
se dressent les colonnes enchantées
dans le Généralife…
s’unissant aux dentelles coufiques
que tissent, comme un dôme, des nuages
de rêves, de couleurs…
Des tapis sur le marbre et le jaspe du sol ;
repos pour Émirs et Califes,
parmi le miracle d’air des longs voiles
présageant des transparences nues…
Là-bas parmi les cyprès et avec les fleurs
– dont on boit le souffle dans leurs essences –
parlent les rossignols dans les ramures…
Peut-être le Généralife rêve-t-il
de la lointaine Bagdad
et sa légende fabuleuse…
La Sultane Zob6 – Aurore – se repose,
sous la demi-lune musulmane
qui parvenant silencieuse à sa couche
baise de lumière blanche et bleue son teint de rose,
transformant les salles enchantées
en grotte mystérieuse
formée d’arcs-en-ciel par les fées…
Entre voiles et gazes Zob enveloppée,
sa chevelure tombant sur son dos
et ses deux bras entrelacés sous la nuque
au milieu de ses boucles… tendres liens
pleins de sortilèges
avec lesquels elle attache à ses seins
l’amour de martyr
et le délire jaloux
de son amant zénète !
Dans la cassolette brûlent l’encens et la myrrhe…
La fontaine susurre en clairs frémissements ;
et par les fenêtres à moucharabieh qui sur la plaine
s’ouvrent, cherchant son sommeil de fleurs,
la fraîcheur du Darro et du Genil entre
au son trémulant d’un lyrisme de rossignols…
…dénouant ses cheveux… ;
son front blanc… ; seins étoilés… ;
son cou d’albâtre…
ses yeux à demi fermés, deux émeraudes
au crépuscule bleu des cernes,
comme deux soleils éteints
dans une ardente oasis de palmiers…
et sa bouche entr’ouverte
est un corail nu, moite, éclatant,
qui tremble quand le touche
dans son rêve un baiser fugace…
C’est une chaude nuit de mai…
En sa pâmoison, la brise ploie
et penche les fleurs d’un doux murmure.
Caché, mystérieux, un oiseau chante…
Les étoiles répandent leur lumière argentée…
Les fontaines disent des contes de harem…
et toutes choses invitent par leurs belles formes
à rêver d’Alcazars et d’amours !
6 Zob, l’Aurore : Il existe un prénom féminin arabe Sabah, qui signifie « le matin » et dont c’est peut-être là, telle quelle dans l’original, une transcription un peu lointaine.
*
Amour qui en vibration… (Amor que en vibración…)
Amour qui en vibration incandescente et longue
s’échappe de ma bouche, tremble et remplit
son corps comme une amphore brune
d’hermétiques mystères de l’Orient…
Baisers où se pressent l’immobile
chaîne d’une beauté captive
et dans lesquels ment l’âme être sereine
et le battement intime du cœur se tait ou ment…
Mes baisers sur sa peau sont les « sourates »
qui rayonnent en tendresses cachées
et que ses lèvres rendent plus rouges d’amour…
Son cœur est soleil des Houris
que répand avec des rubis passionnés
la transparente Alhambra de ses yeux !
*
Sourates devant le tombeau du Maître (Suras ante la tumba del Maestro) (II/II)
Sourate I
Récité par l’auteur à l’inhumation de Villaespesa, au cimetière San Justo de Madrid, le matin du 11 avril 1936.
Architecte surnaturel à la baguette d’argent,
qui édifias un Alcazar de perles à ta destinée
et dans les « Chants du chemin » rêvas ton immortelle sérénade
sous des palmiers auxquels la lune donnait la couleur de la neige…
Une irroration de pallides fontaines d’étoiles,
telle est l’harmonie de ton rythme sonore,
tissé avec les soupirs de vierges captives
qui parlaient d’amour en portées musicales dorées…
Viendront avec de lointaines espérances, infinies,
de Bagdad et Damas les cours nasrides
un jour à ton sépulcre, poète de l’Islam…
Ô Prince mozarabe – peut-être Aben Humeya –,
depuis qu’épris tu rêvas de Sobeya,
tu gardes dans tes vers les clefs du Coran !
Sourate II
Pour le vingt-cinquième anniversaire du passage à l’Immortalité. 1961.
À toi seul, souverain Calife de la gloire,
je rends, heureux, mon alfange ! Et ce sont cent dix forteresses
prises d’assaut7 que j’offre à ta mémoire,
avec les têtes des ennemis vaincus !
Mon alfange ne repose pas : elle a ta lettre de noblesse.
Mon harnois possède l’ensemble de ses pièces.
Le nom de ma mère m’a servi d’étoile : « Victoria » (Victoire),
partant à la conquête de toutes les beautés !
Entre cent étendards gagnés pour paiement de ma dette,
je peux m’approcher, digne de baiser ton trône
avec l’Amour qui triomphe du temps et de l’oubli…
Adieu !… De l’ennemi s’approchent les phalanges…
Si je reviens, c’est que cent autres citadelles se seront rendues
en moisson de drapeaux au fil de mon alfange !…
7 cent dix forteresses prises d’assaut : Ainsi que l’indique l’introduction au recueil, l’œuvre de Mendizábal était à la date du poème récompensée de cent dix prix littéraires. Cette manière d’en rendre hommage au poète mort est noble et touchante.
*
L’or du Darro
(Oro del Darro, 1968)
.
Le Muley Hazen chante (Canta el Muley Hazen)
En burnous de neige, je me lève
et quand j’ouvre les yeux le soleil apparaît…
Dans la plaine, là-bas, du Darro et du Genil,
Voici Grenade, comme en un rite d’enchantement !
De tant de splendeur, de tant d’orgueil
sa beauté de lumière aveugle mes yeux.
La ville au crépuscule se livre
dans un lit d’argent et d’amarante…
Je suis le Muley Hazen de neige et d’or.
Le maître fabuleux du trésor
d’une Houri ensorcelée par les Génies.
Je suis le roi de son Alhambra nasride ;
le Calife immortel de sa Mosquée
et l’éternel Sultan de ma Grenade !
*
Les œillets du Généralife (Claveles del Generalife) (cinq sonnets traduits dans une série de douze)
II
Grenade ressurgira de l’Histoire…
Le Darro verra plus d’or des Gomèles8…
et comme aux caresses de cette gloire,
des cœurs s’ouvriront dans les œillets !
Elle reviendra entourée d’étoiles, la demi-lune
pareille à une élégie d’argent, immobile
au milieu de la nuit… et une par une
seront récitées les fatwas de son Prophète…
Les tapis reviendront couvrir les marbres…
Ils reviendront, les fantômes des Califes
avec janissaires, triomphes, joyaux et fleurs…
Le Généralife aura des rythmes de zambra…
et dans les nuits de mystères et de rossignols
les étoiles rebâtiront leur Alhambra !
8 Gomèles : Traduction, empruntée à des œuvres anciennes, de gomeles, les Ghomaras, autre tribu berbère. Le vers, comme le titre du recueil, évoque un trésor caché dans le Darro.
IV
Ils ont, tes yeux noirs à l’occulte magie,
la splendeur de l’impénétrable…
chaque éclat présage un mystère d’amour
avec le feu où tremble l’inoubliable !
Ils sont le parfum clair d’essences
de voûtes célestes, d’arches sacrées,
sont le pouvoir auguste des sentences
gardant l’arcane des Mosquées !
Ce sont des pleurs de sourires, des sourires de pleurs,
et dans l’aube mauresque de tes enchantements
elles sont, les belles lumières de tes yeux noirs,
des rites nécromantiques, de rouges étincelles
qui sur la route de ma vie rayonnent
comme les ardentes étoiles de mon destin !
VII
Tu es pareille à Grenade ! Toute murmures
d’un paradis créé d’or et d’azur…
Jardins d’émeraude avec ton gazouillis…
Cœur de rubis, sanguinolent…
Topazes des soleils dans tes regards…
Grenats sur tes lèvres comme au ponant…
Saphirs dans le ciel, avec les perles
enchantées de tes sourires, roses d’Orient…
Un délire divin provoqué par la pluie d’étoiles
qui se réveillent en lumière, la nuit,
avec la réfulgence des arcs-en-ciel et de tes yeux…
C’est toi ma Grenade, ô ma Sultane,
laissant sur mes lèvres couler le sang de tes lèvres rouges,
comme Grenade, en longs baisers, de sang vide le jour !
X
Je veux te rendre heureuse. Si contente, ma vie,
comme tu le mérites et je le souhaite.
Nous serons comblés !… Déjà, émue,
tremblant dans mes bras, je te vois heureuse !
Les caresses, mon amour, effacent le chagrin ;
les étreintes resserrent les liens,
et par les baisers on brise toutes les chaînes,
car prisonnier entre des bras on est libre.
Serre-moi, ma beauté, contre ton sein…
Que me remplissent tes lèvres de leurs arômes…
De tes caresses donne-moi la suave hermine…
Et le cœur plein de bonheur bat
dans le nid qu’offrent tes deux colombes
et dans le chant de baisers de ta tendresse !
XII
Toi ! Grenade ! Mon Alhambra de sensations
et l’arc-en-ciel de son ardent Généralife !…
Et être votre poète !… Et dans mes chansons
vous bâtir par le rêve d’un architecte maure !
Là donner les parfums des cassolettes
pour la fragrance de tes lèvres ouvertes…
Et faire garder ta beauté par cent Zénètes
dans le cartouche magique de cette chambre,
où le sol est un délire de marbre blanc,
les colonnes sont de jaspe, et les moucharabiehs
font voir par transparence un jardin dormant !
Et où en holocauste pour toi je m’arrache,
tandis que tu pâlis blanche de lune,
le cœur – mon cœur vaincu par les baisers !
*
Album patrial : Littoral hispanique
(Album patrio: Litoral hispánico, 1970)
.
Biscaye (Vizcaya)
Là-bas se dresse la tour blanche du rural sanctuaire,
dominant un modeste groupe de maisons
qui dorment aux chants mélodieux du fleuve
et se réveillent au badonguement du clocher.
Ferventes oraisons à la sonnerie du rosaire…
Des contes d’églogue vaguent en mystique liberté
vers un ciel nébuleux – dais triste et sombre –
couvrant les hameaux comme un brun scapulaire…
Crépuscules qui meurent dans les soirs paisibles
parmi des rires d’enfants et des rumeurs de carillon…
Le brâme d’un roulement de tonnerre sur un pic escarpé…
Une pluie fine arrosant les forêts…
Un pâle rayon illuminant les crêtes
et l’écho lointain de quelque zortziko !
*
Vieux domaine de mes ancêtres I (Viejo solar de mis mayores I) (I/II)
Sans épée ni bouclier, sans drapeau, sans cuirasse,
avec le cœur ouvert, en marche de pèlerin,
j’ai foulé de ma race les recoins familiaux,
de ses biens déshérité par le destin cruel.
Devant moi ont paru leurs grandeurs, leur honneur ;
les blasons héraldiques de ma terre
comme des fleurs arrachées à l’étendard de ma conquête,
entre des larmes sincères de visions centenaires !
Ces montagnes cantabriques aux arêtes cendreuses,
où roulent comme un cri du passé les tempêtes ;
cette ibérique noblesse ciselée sur ses écus
et cette magnifique pureté de ses vallées et de ses ciels,
avec des ferveurs de sang, de profonds battements de cœur, muets,
me mettent à genoux sur le tombeau séculaire de mes aïeux…
*
Rhapsodie estrémadurienne (Rapsodia extremeña) [En trois chants dont nous traduisons le second]
Hommage au grand poète et à l’ami cher Luis Chamizo.
La voix de la patrie (La voz de la patria)
Courageuse caste de mâles espagnols
des généreuses mamelles estrémaduriennes,
où les fécondes entrailles de leurs femelles
ouvrirent les routes du monde,
à la mer et au soleil donnant des Conquistadores
qui surent rendre éternelle notre race
et agrandir de l’Atlantique au Pacifique
les indomptables gloires de l’Estrémadure
en criant : « Pour l’Espagne ! Pour l’Espagne
la terre où je plante mes drapeaux ! »
ainsi que parla Hernán Cortés à Moctezuma,
en abattant à ses pieds le soleil aztèque !
L’immortelle, la glorieuse et noble terre
qu’Auguste pour Rome se fit à Mérida,
par les muscles de leurs bras fut la serre d’oiseau
qui à la Patrie donna heureuse l’Amérique ;
et de Medellín9 jusqu’aux Andes
les hommes de cette terre surent être
les croisés du soleil qui, l’emprisonnant,
en firent un flambeau, seulement à nous !
Dieu te bénisse, triomphale Estrémadure
de l’Espagne et de son pouvoir, « extrême » et « dure »,
car dans les limites héroïques de deux mondes
ton épée victorieuse fut frontière ;
car le passage de tes hommes
tu l’inscrivis avec du feu dans les étoiles,
avec le fer de tes grands noms, dans l’Histoire,
avec un geste universel, dans la légende,
avec des débauches de fatigue, dans l’or,
avec héraldique impétuosité, dans l’épopée,
avec la croix rédemptrice, sur les autels,
avec ton dur travail, sur la poignée de la charrue,
avec ton sang versé, sur les routes,
avec ton grand cœur, dans les poètes,
avec tes hymnes triomphaux, dans les brises,
et avec des baisers figés, sur les femmes
dont tu sus faire les mères d’une race
fondue avec leurs vierges brunes
par ton amour, avec ton amour ! car elles sont espagnoles
et en même temps qu’espagnoles estrémaduriennes,
ces Guadalupe mexicaines
semblables à des roses de lumière ouvertes au ciel !
Vierge de Guadalupe, de nouvelles filles,
et Toi, pour tes Castúos10, toujours Reine !
Tels sont, Luis Chamizo, les géants
que tu chantes sur les cordes de ta cithare
et qui ont dans le sang de tes vers
et de ceux de Carolina11 et d’Espronceda
des tendresses maternelles et amoureuses
mêlées à l’hymne de ta force,
étant baignée de gloire immarcescible
la moelle de l’Histoire ainsi créée
par ces enfants du peuple, potiers
et bergers ibériques ou celtes
qui naquirent dans les champs et dont le sang
ardait d’activité comme de l’amadou,
et qui, honorables, pieux, invincibles,
terminèrent leurs vies estrémaduriennes
en durs capitaines, par leur épée,
ou en vice-rois d’or et de légende !
Tels sont, Luis Chamizo, les Castúos,
les titanesques mâles de ta terre,
et tu brûles avec eux quand tu allumes
dans tes vers de soleil un bûcher divin !
9 Medellín : Medellín en Estrémadure était le berceau du conquistador Hernán Cortés.
10 Castúos : Ce terme est synonyme d’Estrémadurien. Dans un sens plus étroit, il désigne des hommes prééminents dans la paysannerie libre de cette province. Le poète estrémadurien Luis Chamizo, à qui le poème est dédié, a contribué à répandre ce vocable dans la langue castillane. Puisque Mendizábal le reprend dans ce péan aux conquistadores, nous sommes tentés de formuler l’hypothèse que lesdits conquistadores, présentés comme des hobereaux pauvres, pourraient en fait venir de cette classe.
11 Carolina et Espronceda : Carolina Coronado (1820-1911) et José de Espronceda (1808-1842) sont deux poètes romantiques espagnols originaires d’Estrémadure, nés tous deux à Almendralejo.
*
Cadix (Cádiz)
À l’insigne José María Pemán, avec mon affection.
Ndt. Sur Pemán, voyez notre billet de traductions ici. Quand Pemán dirigeait l’Académie royale ibéroaméricaine des sciences, des arts et des lettres à Cadix, institution qui promeut les relations culturelles entre l’Espagne et l’Amérique hispanophone, il en fit nommer Mendizábal membre d’honneur.
Elle fut de la Phénicie une lointaine villa
ainsi qu’un temple pour l’Hercule sacré
qui tendit sur la mer son vénérable
bras viril en fidèle hégémonie.
Elle est celle qui avec tragique élégance
a comme écu héraldique du passé
près d’elle Tarifa ; à son côté, Guadalete,
et prostrée à ses pieds, la France altière.
Elle est un rêve étincelant de la nuit…
Elle est d’ombre et de lune, une broche ténue
qui naît parmi des baisers de lumière et splendit…
Et Cadix, dans sa blanche harmonie,
est une perle couleur de neige
sur le manteau de soleil de l’Andalousie !…
*
Almeria (Almería)
Fleur du ciel hispanique qui en astrales lettres de noblesse
donne le bleu unique, magique de ses divins pétales,
et aux chaudes caresses de laquelle se met en branle la mémoire
d’une terre qui s’éveille en remembrant sa destinée…
C’est la terre où Goths et Sillings12, dans leur gloire
brandissaient leurs drapeaux sur l’étendue des routes…
Le miroir des mers, sous l’arc-en-ciel de l’Histoire…
En d’autres temps, Puerto Magno des Césars latins…
Aujourd’hui nous dit la beauté de visions passées
un quartier mauresque aux blanches maisons ;
son Alcazaba qui se dresse en tours hautaines…
Et enfilée avec des grains d’or, la turquoise lumineuse
de sa mer frisant les écumes, écoutant, lorsque
naît la mystérieuse demi-lune, l’oraison des palmiers !
12 Sillings : Un rameau du peuple germanique des Vandales, originaire de Silésie.
*
Alicante
Là-bas, sur la côte du Levant,
rêve un soleil d’immuables printemps
la cité lumineuse d’Alicante
à l’ombre orientale de ses palmiers.
Sur cette marche hispanique vinrent
les trirèmes des Césars latins
pour reposer leur impériale fatigue
sous la verte palmeraie de ses chemins…
Dans les jardins sourient les grenades,
comme des bouches saignées par les baisers,
et dans ses chants une mer d’un bleu éternel
la baise toujours belle entre les belles,
tandis que ses nuits rompent leurs colliers
qui tombent dans ce ciel faits étoiles !
*
Valence (Valencia)
Ville de mer et de soleil, lumineuse et dorée
qui rêve amoureuse sous des tulles diaphanes,
où la rose est une âme et la femme une rose,
et où les baisers et les vagues sont bleus !…
La Vénus des plages de Mare Nostrum, claires
parmi des coquillages de neige et des ciels sans brume
où l’Amour fit les visages avec des pétales de ses fleurs
et l’eau frisèle trémulante ses caprices d’écume…
Ville de mer et de soleil, où les palmiers
en ouvrant leurs panaches tropicaux
caressent l’air transparent, fleuri…
Saphir du Levant, où les Printemps
sur le ciel et les âmes et le verger s’allument
à une flèche d’or du soleil, entre deux battements de cœur…
*
Majoliques baléares (Mayolicas baleares) [deux sonnets tirés de cette série]
Prisme (Prisma)
Mayorque est enchantée. Sa divine
fulguration astrale, son Paradis,
est le coffret de gemmes que Dieu voulut
pour lui, pour sa gloire… Il s’illumine
d’améthyste ou de rubis, d’aigue-marine,
de topaze… et en cercle indécis
sur l’Île dorée j’irise mon âme
avec les arcs-en-ciel de l’Art byzantin…
Turquoises et béryls…, tulle violet,
vert brewster et puis bleu-poète…,
cadmium, pourpre et or…, splendeurs
de Vierges et Saintes auréolées…
et même les vagues de sa mer sont un prisme,
dans ce « port aux mille couleurs » !
*
Artá
Ses entrailles sont blanches. Une dentelle
brodée dans la roche par un gnome passionné.
La fée de la lumière touche à peine
ses contours. La mer avec sa houle
lui offre son biseau dans le paysage
d’amanderaie… La grotte est une bouche
de nacre immense en folle passion
entr’ouverte aux baisers des nuages.
Grotte d’Artá… La valve de la vie,
illuminée, mythique, fleurie…
Stalactites ? pétales ? ces merveilles,
que sont-elles ?… Ah, les rêvées
tresses de lune vierge des fées,
qui se bouclent d’amour par concrétion d’étoiles !
La halte des bohémiens : Poésie de Francisco Villaespesa VI
Nouvelles traductions d’œuvres du poète Francisco Villaespesa, avec des textes tirés à présent de trois recueils : La halte des bohémiens (1900), Le belvédère de Lindaraxa (1908), dont le titre est fourni par un toponyme de l’Alhambra de Grenade, et Andalousie (1910).
Pour la précédente entrée de cette série de traductions, voyez « Tambourins sévillans » ici.
*
La halte des bohémiens
(El alto de los bohemios, 1900)
.
Prélude intérieur (Preludio interior)
Je vivais dans un éden de chimériques amours
quand, par son langage éloquent et tentateur,
enroulé sur l’arbre, le serpent m’incita
à mordre dans la pomme de la connaissance.
Je fus esclave de la terre. Son harmonie légère
offrit une source impure à mes chants lascifs,
et dans les sillons stériles je gaspillai les semences
de ce qui fleurissait en moi.
Je fuirai seul au désert. Je vivrai dans ma caverne,
aux pieds de mon âme, l’éternelle tourmentée ;
tandis qu’elle, docile, oubliera ma noire histoire,
en un livre j’enfermerai les souvenirs dispersés,
et plutôt que d’accorder ma vie au rythme de mes vers,
j’ajusterai mes vers au rythme de ma vie.
*
La halte des bohémiens (El alto de los bohemios)
La lampe répand son éclat ténu ;
agile et nerveuse, ta main pâle
éveille sur les touches du vieux piano
une chanson de lointaines amours.
Un hymne d’hirondelles salue l’aurore,
et les préludes s’élèvent de la sérénade ;
des feuilles mortes s’envolent, une fontaine verse,
monotone et vacillante, des larmes d’argent.
Les clochettes tintinnabulent, les lévriers aboient ;
à la fête joyeuse convie la cloche ;
parmi grelots et tambours de basque
s’approchent les musiques d’une caravane…
Bohémiens farouches, rois en haillons
qui traversez du monde les vastes confins,
toujours pensifs et tristes, les yeux cernés,
sanglotant des amours sur vos vieux violons…
Arrêtez-vous un instant sous ma fenêtre
et par vos chants apaisez mon amertume,
car je veux te montrer ma main, ô gitane,
pour que tu me dises la bonne aventure !
Adieu pour toujours, visages émaciés,
barbes hirsutes, yeux assassins !…
Votre dernier chant, le vent l’emporte
avec les feuilles mortes sur les chemins !
Pâle bohémienne, errante devineresse,
qui en ce jour gémis des amours sous ma fenêtre…
Dis-moi, écho léger, fugace tourterelle :
sous quels balcons gémiras-tu demain ?…
Où vas-tu, inquiète et habile joueuse
d’une harpe qui vibre dolente derrière ma grille ?…
Quelque chose en mon âme soupire et pleure
et s’éloigne avec l’écho de ta voix !
Cheveux d’or, visage vacillant,
lèvres maladives, grands yeux clairs
que mon espoir un instant contempla,
le long de quels chemins vous verrai-je à nouveau ?…
La musique errante s’en va lentement
comme la rumeur d’une sérénade,
et l’on n’entend plus que la voix de la fontaine
mourant en un fil de scintillant argent.
*
L’ombre des mains (La sombra de las manos)
Ô maladives mains ducales,
odorantes mains blanches…
Quelle peine me donne vous regarder,
immobiles et croisées,
entre les jasmins fanés
couvrant le noir cercueil !
Main de marbre antique,
main de rêve et nostalgie,
faite de rayons de lune
et de pâleurs de nacre !
Reviens soupirer d’amour
sur le clavier oublié !
Ô charitable main mystique !
Tu fus un baume sur les plaies
des lépreux ; tu peignis
les cheveux emmêlés
des pâles poètes ;
tu caressas la barbe
fleurie des apôtres
et des vieux patriarches ;
et dans les fêtes de la chair,
comme un lys, diaphane,
tu fus entre les bras par un baiser
exténuée de plaisir…
Ô mains repenties !…
Ô mains tourmentées !…
En vous ont flambé
les charbons de la Grâce.
Sur vos doigts de neige
l’émeraude rêva d’amour,
les diamants fulgurèrent
comme des larmes étincelantes
et les rubis entrouvrirent
leurs pupilles écarlates.
Près de la couche nuptiale, fleurie,
dans une nuit d’épithalame,
en tremblant vous dénouâtes
les sandales d’une vierge.
Vous allumâtes dans le temple
les encensoirs d’argent ;
et au pied de l’autel, immobiles,
vous vous élevâtes, croisées,
comme une poignée de lys
adressant une prière.
Ô main exsangue, endormie
parmi les fleurs funèbres !…
Les splendides robes de soie,
attendant ta venue,
vieillissent parmi les ombres
de l’alcôve solitaire…
Au rouet d’argent où
tu filais des songes dorés,
à présent, mélancoliques, tissent
leurs tristesses les araignées.
Ouvert, le piano t’attend ;
et ses touches poussiéreuses
gardent encore la marque blême
de tes doigts pâles.
Dans le jardin, les colombes
sont tristes et silencieuses
et gardent la tête cachée
sous leurs ailes blanches…
Sur le tombeau le poète
incline son front pâli ;
et ses pupilles vitreuses
restent ouvertes au fond du cercueil,
espérant ta venue…
Blanches ombres, blanches ombres
de ces mains si blanches
qui sur les chemins fleuris
de ma jeunesse luxuriante
effeuillèrent l’impollue
marguerite de mon âme !…
Pourquoi pressez-vous dans la nuit
ma gorge ainsi qu’un garrot ?
Blanches mains !… Lys
par mes mains effeuillés…
Pourquoi vos ongles fins
s’enfoncent-ils dans mon cœur ?
Ô maladives mains ducales,
odorantes mains blanches !…
Quelle peine me donne vous regarder,
immobiles et croisées,
entre les jasmins fanés
couvrant le noir cercueil !
*
Le jardin des baisers (El jardín de los besos)
Nous ne marchons plus dans le jardin sombre
le long de l’étroite allée solitaire…
Le cruel vampire de l’automne s’abreuve
du sang des roses effeuillées ;
au fond du parc, cascadant
comme une caresse d’ailes subtiles,
l’écho mourant de tes baisers
chante nos impossibles amours.
Et si dolente est la chanson, que l’air
tremble, craintif, entre les branches fanées ;
les chouettes, ces yeux de la nuit,
cachent leur tête sous leur aile,
et la lune, jaune et tremblante,
glisse dans l’azur comme une larme.
Ô tes joyeux baisers !… Ils ont ri
dans la solitaire alcôve nuptiale,
sous les augustes voûtes du temple
et sur les sanglants champs de bataille.
Ô tes charitables baisers !… Ils se sont posés
sur le sein de tous les malheurs,
sur les lèvres de toutes les blessures
et sur le front de toutes les nostalgies.
Ô la divine musique harmonieuse
de tes baisers !… Elle roucoule entre les branches
des citronniers en fleur ; dans la fontaine elle jette
son panache de fraîches euphories ;
comme un essaim de rires elle bat des ailes
sur le rosier égayant ta fenêtre ;
elle dort dans l’archet du violon ; elle soupire
dans l’errante et nocturne sérénade,
et sur les blancs rideaux de mon lit
elle glisse, paresseuse et lente,
comme une rumeur de dentelles qui s’éloigne
et se dissipe sur les tapis du salon…
La lune meurt dans l’azur… La brise
s’endort trémulante parmi les branches ;
seuls troublent le silence funèbre
de l’obscure avenue solitaire
les tremblements de la mousse, où palpite
le cœur mystérieux de l’eau.
*
Tarentelle (Tarantela)
Aux timides caresses
d’une main fine et pâle,
d’une main moribonde, paraissant celle du Christ
détachée de la croix,
sur les touches de l’harmonium se sont réveillées, sanglotantes,
les cadences oubliées de la vieille tarentelle.
Alors, au rythme de l’ancienne mélodie,
de leurs lugubres toiles sont descendues les araignées,
et dans les hauts clochers, au crépuscule ont psalmodié
de leurs bronzes sépulcraux les cloches fatidiques.
Les araignées sont amies des ruines. La fatigue
se reflète dans le regard de leurs yeux languides ;
et de leur pas indolent, tristement elles reproduisent
la marche de l’errante caravane
qui rêvant aux fraîches citernes
traverse lente et fatiguée les étendues solitaires.
Ô poètes, tisserands silencieux,
mélancoliques araignées,
que dans les filets de vos vers se mêlent prisonniers
tous les rêves traversant l’azur de vos âmes !
Chantez le mobile, l’errant,
ce qui passe fugacement !…
Les joues qui rougirent
quand se croisèrent les regards,
les yeux qu’en passant nous vîmes
briller derrière une fenêtre !…
Vibrations fugitives, mélodies passagères
de chants et de baisers, de musiques lointaines,
qui au détour d’un chemin se perdirent à jamais
parmi l’écho des fontaines et le murmure des branches…
Où sont allées vos notes ? Sous quel balcon fleuri
entonnez-vous à présent, bohémiens, votre vagabonde sérénade ?
Triste chanson qui par une nuit
de lune, gémissant placidement,
retint mon pas erratique
devant une grille entrouverte…
Reviens troubler le repos
des rues solitaires !
Rouges violons des tziganes,
qui évoquiez mes nostalgies
en ce soir joyeux
de souvenirs et d’espérances…
Revenez gémir des amours
sous ma fenêtre !
Ô voix miséricordieuse, voix clignotante,
voix de cristal et de larmes !…
Pourquoi tes rires n’égayent-ils point
le silence de mon âme ?
La blanche main du Christ disparaît dans l’ombre ;
l’harmonium gémit et se tait ;
et parmi l’or du crépuscule une pâle bohémienne
en chantant et dansant passe sous mon balcon
et se perd, en même temps que le sanglot lyrique des violons,
le long du chemin que parfument les acacias !
Il y a dans l’air une sonore efflorescence de colombes ;
et, au battement argentin des cloches,
sur les blancs rideaux de mon lit solitaire
– doux nid que défit la fureur de la bourrasque –
dans leurs filets d’or tissent, tremblantes, les araignées
un poème de caresses et d’éphémères amours.
*
Le belvédère de Lindaraxa
(El mirador de Lindaraxa, 1908)
.
Le belvédère de Lindaraxa se trouve à l’Alhambra de Grenade. Le recueil fait donc fond, en partie, sur l’inspiration arabo-andalouse chère à Villaespesa, que nos traductions ont soulignée. Le document ci-joint, tiré de la préface aux œuvres poétiques complètes du poète par Federico Mendizábal aux éditions Aguilar (1954), est intéressant de ce point de vue. La légende de la photographie indique : « Francisco Villaespesa aux côtés du ‘calife’ (jalifa) Muley Hassan lors de la cérémonie d’inauguration d’une stèle à la mémoire d’Alhamar, fondateur de l’Alhambra, stèle sur laquelle l’inspiration de l’illustre poète a inscrit l’une de ses plus belles pages. » (Le jalifa était un haut responsable du protectorat espagnol du Maroc, exerçant son autorité par délégation du Sultan et avec le haut-commissaire espagnol.)
.
Kassidahs (Kasidas)
I
Je suis comme un rêve qui vient d’Orient
sur un dromadaire chargé d’aromates et de perles d’Oman.
Le soleil d’Arabie a bruni mon front large
et je chemine ébloui de magnificence et de lumière.
Ô vierge brune ! sous le lin fragile
de la tente nomade, je t’ai vue mourir de passion entre mes bras !…
Les grelots tintinnabulants d’une caravane passaient,
les astres scintillaient, et l’on entendait au loin le lion rugir.
Mon chant ressemble à la chanson dolente
qu’entonnent les Bédouins à dos de chameau,
cherchant une source parmi les sables :
elle est toute sensualité, sang, amour et jalousie, et fatalité.
Les chacals ont vu mon ombre sous la lune,
lance à la main et mon blanc burnous flottant au vent,
voler au combat à travers les dunes,
mon noir coursier au galop, la crinière ébouriffée.
Tandis que sous la lune s’ouvre le nard et chante la fraîche fontaine,
sultane, je viens, sourd d’harmonies, aveugle de lumière,
rythmer avec toi mes rêves d’Orient
sur les jets d’eau et les myrtes d’un patio andalou.
J’apporte sur les bosses de mes dromadaires
des joyaux fabuleux : tous les trésors du ciel et de la mer.
Mes vers dorés sont comme des encensoirs
qui brûlent leur myrrhe, leur encens et leur ambre au pied de ton autel.
Je suis de cette tribu de nobles guerriers
dont les alfanges sèment la terreur dans la bataille acharnée
mais qui, s’ils se voient prisonniers d’une paire d’yeux,
pâles et tristes meurent d’amour.
II
La fortune ? Que d’autres érigent sur le sable
des palais que le vent ou le temps emportera !
J’ai répandu prodigue l’or à pleines mains.
Mon affection donne tout, sans savoir ce qu’elle donne.
C’est un palmier dressé sur les chemins arides,
offrant l’ombre de sa fécondité ;
son fruit assouvit la faim du voyageur,
son tronc est un refuge contre la tempête.
La rumeur des nids fait vibrer sa frondaison,
sous son ombre les chameaux font la sieste ;
et quand la foudre le touche, ses gémissements tragiques
rythment les formidables strophes d’un chant.
Un soir, l’ont vu, grinçant, échevelé,
les lentes caravanes qui vont jusqu’à Damas
lutter dans un nuage de sable calciné,
jusqu’à étouffer entre ses bras la voix de la tempête.
Parfois, dans la brise il aspire les effluves
d’un autre palmier dressé dans une autre solitude,
alors l’amour bourdonne sur sa chevelure blonde
et frémit de volupté !
*
La tristesse du soleil (La tristeza del sol)
II
L’ardeur d’un rouge soleil d’été
dessèche mes jardins d’Orient.
Le jet d’eau des fontaines reste muet, de soif,
et les rosiers, de soif, perdent leurs feuilles.
Même le rossignol dont les chansons
parfumaient de rêve mes veilles,
hier je l’ai trouvé mort, couvert de fourmis,
entre les herbes noires et calcinées.
Pas un seul écho errant de voix n’égaye
la torpeur infinie du paysage…
Tout meurt et, en même temps, tout s’oublie…
Seule l’ombre d’une araignée noire
file parmi le squelette des ramures
l’ennui fatigant de la vie.
XI
Sous le soleil boitant éteinte,
un œil bandé, l’oreille languide,
autour de la noria qui geint
tourne lentement la vieille jument.
Les ferrures disjointes grincent,
ses sombres naseaux fument,
et sur les sanglantes blessures du harnais
bourdonne un essaim de mouches voraces.
Parfois elle renifle, dans l’air immobile,
une lointaine odeur d’avoine
fraîchement coupée… Elle s’arrête un instant.
Son ventre squalide frissonne dans les sangles,
elle agite sa queue flasque, hennit,
et se remet à tourner lentement.
*
Les jardins tragiques (Los jardines trágicos)
I
Vieux jardin, ton atmosphère est attristée par un mystère
inexorable comme la tristesse de la vie.
Tu ressembles, dans le crépuscule, à un vieux cimetière
où résonne encore un ultime adieu.
La lumière de ta beauté fatale nous domine…
Tout, en toi, est oubli… Et le cœur se sent
feuille morte sur l’arbre, rosier le long du mur
et goutte d’eau de ta mauresque fontaine.
Tu es, dans l’enchantement de la lumière d’or et de rose,
comme une vieille musique odorante et chaude
à laquelle chacun donne ses propres paroles.
Et quand s’avance l’énigme noire de la nuit,
celui qui pénètre tes solitudes taciturnes
s’abandonne sur le seuil, tout espoir perdu.
IV
Lente comme le soir, je sens en cette heure
perdre son sang ma vie dans le jardin obscur.
Une lointaine douleur pleure dans ma pupille
et quelque chose fait pâlir mon corps de froid.
Je ne sais quel souvenir me revient à la mémoire.
Pour baiser un songe ma lèvre s’ouvre,
tandis que le pied vagabond tout à coup s’arrête
et l’âme s’envole, errante, ainsi qu’une feuille morte.
Ce fut ici. À cette heure, sous la verte ramure,
nous avions rendez-vous. Je devais être son captif ou son page ;
elle, une sultane du vieil alcazar maure.
Nous nous embrassâmes… Alors mes cheveux se dressent sur ma tête,
comme si je sentais soudain contre mon cou
le coup aigu et froid d’une alfange d’or.
V
Dans le jardin endormi flotte quelque chose d’indéfinissable
et un cri d’agonie en déchire le silence,
comme l’éternel adieu d’un amour impossible…
Une âme pleure d’amour avec la mienne.
Où es-tu, mon âme sœur ? Peut-être qu’à présent
la destinée t’enserre dans l’une de ces formes ailées
qui passent fugaces, sans laisser sur la terre
que l’ombre triste de leurs noirs regards.
Un frisson parcourt ma chair mortelle…
Cœur, dis-moi : qu’espères-tu ? Il me semble entendre
un cœur battre à l’intérieur du mien…
Je me perds dans les labyrinthes du passé,
avec la somnolence de ceux qui aimèrent beaucoup
et ne peuvent plus aimer qu’en souvenir.
XI
Vieux jardin obscur, si triste est ta beauté,
il pèse sur toi une sentence tellement inexorable
qu’elle paraît nous dire : « N’espère pas, car il n’existe
aucun remède à tes maux : ta blessure est incurable.
Tout est inutile. Souffre la loi de ton destin,
La consolation est un mythe et ton espoir est vain…
Aveugle, pourquoi donc t’arrêter en chemin
si bien plus qu’aujourd’hui tu dois demain souffrir ?
Sois inconscient comme une feuille qu’emporte le vent.
Ton pire ennemi est ta propre pensée.
Étouffe tes sentiments de ta propre main
de crainte qu’ils ne viennent dans leurs griffes t’étrangler,
et pense à cela, qu’en toi tu portes, vivants, les vers
qui demain dans la tombe doivent te dévorer. »
*
Les élégies de Grenade (Elegías de Granada)
I
Humaine grandeur :
orgueil, beauté,
pouvoir, sentiments,
tout, tout est du vent,
de la fumée qui passe…
Sur les vieux murs,
en traits sûrs,
un jour ancien
le grava une main
aujourd’hui poussière…
Le savent les fleurs
ainsi que les rossignols ;
le cyprès le sent
et la fontaine le dit :
« Il n’y a de Dieu qu’Allah ! »
C’est en vain que voulut planter
le chrétien sa croix
sur tes tours… Rien…
Grenade est Grenade…
Et le sera toujours !
Le savent les fleurs
ainsi que les rossignols ;
le cyprès le sent
et la fontaine le dit :
« Il n’y a de Dieu qu’Allah ! »
*
Andalousie
(Andalucía, 1910)
.
Gloses d’amour et de jalousie (Glosas de amor y de celos)
III
La pureté est comme la neige ;
si la moindre tache y tombe,
personne ne peut l’enlever
car cela ne se lave point.
Et ta pureté est plus pure
que la pureté d’un ange !
Je voudrais être un rayon de soleil
pour entrer par ta fenêtre
te donner un baiser sur le front
sans te briser ni salir !
IV
Ni bonne ni mauvaise… Tu es
la fille des circonstances ;
une girouette de clocher,
prétentieuse et hautaine,
qui tant que dure le vent
tourne, tourne sans s’arrêter !
Aujourd’hui tu tournes comme ça… Dieu sait
comment tu tourneras demain !
Plume qu’on a jetée au vent
et que le vent emporte dans son vol
sans savoir sur quel chemin
il la laissera oubliée…
Aujourd’hui ici, là demain…
C’est ainsi que tu passes ta vie,
passant de main en main
comme de la fausse monnaie !
V
Un pauvre aveugle, un pauvre aveugle
appuyé contre le mur
ou demandant de porte en porte,
c’est ce que je suis à présent, à cause de toi…
Mais bien que je meure de faim
et que la soif me tue,
ne viens pas m’apporter
les miettes que d’autres ont laissées…
Pourquoi voudrais-je de tes champs
si d’autres en ont fauché les blés ?
VI
Goutte après goutte, petit à petit,
l’eau casse les pierres.
Mais moi, j’ai beau le vouloir,
je ne parviens pas à te rendre bonne…
car le poison naît mauvais
et c’est sans le vouloir qu’il empoisonne.
Parmi mes moissons tu as poussé
comme une mauvaise herbe,
et tout ce qui naît près de toi
se dessèche à ton ombre.
VII
Tu rends amer le pain que je mange,
saumâtre l’eau que je bois,
et jusqu’à l’air que je respire,
tu l’empoisonnes de ton souffle.
Tu envenimes ma joie ;
quand je suis content
et veux porter à mes lèvres un verre
de vin mousseux,
comme une mouche, y tombe
au fond ton souvenir,
alors j’écarte le verre de ma lèvre…
et répands le vin au sol !
XI
« Mon âme ! Mon âme ! »
Je ne connais de parole
plus douce ni qui soit
si profanée.
« Mon âme, mon âme ! »,
nous dit toujours l’infamie
quand elle nous tend les bras
pour nous frapper dans le dos.
Ne m’appelle pas ton âme…
Pourquoi me donnes-tu ce nom
puisque tu sais que je te connais
et que je sais que tu n’as point d’âme ?
Si, moi, j’étais ton âme,
de ton corps je m’échapperais,
parce que je ne pourrais habiter
une maison si mal famée.
Ton corps est beau, très beau…
N’est-ce pas pitié
qu’une si jolie maison
ne puisse être habitée !
« Mon âme, mon âme ! »
Je ne connais de parole
plus douce ni qui soit
si profanée.
XIX
Chevelure noire, comme
les ailes de Lucifer,
qui dans l’obscurité brilles
d’être si noire,
et rends son visage plus pâle
et plus brun son teint,
donne-moi une poignée d’ombres
car je veux me faire une corde
pour l’attacher à mon cou
et me pendre avec…
Chevelure noire comme
les ailes de Lucifer !
*
Dits et sentences (Sentencias y decires)
V
N’envie point celui
que le sort élève ;
plus haute est la tour,
plus vite elle doit tomber.
Celui qui possède quelque chose à garder
a des nuits sans sommeil ;
quand il s’endort,
le moindre bruit l’éveille.
Tandis que celui qui n’a rien,
comme il ne se méfie de rien,
il dort la nuit en paix, même quand
sa porte est grande ouverte.
*
Nouveaux chants (Nuevos cantares)
XII
Tu me parles si peu
mais même ce peu de paroles,
je ne peux t’en être reconnaissant
car tes paroles sont fausses !
XVI
Où sont tombées tes larmes
un rosier a poussé,
et celui qui en respire les roses
pleure sans savoir pourquoi.
XXXVI
Sur cent qui traînent une chaîne au bagne,
quatre-vingt-dix-neuf au moins
la traînent sans être coupable
mais à cause d’une femme !
*




